I

Je travaille, depuis bientôt sept ans, dans un cabinet d’expertise judiciaire à la section des analyses graphologiques. Mon travail exige du soin et un œil acéré. Des piles et des piles : la journée de travail ne me suffit pas, je dois prendre des dossiers chez moi. Je m’occupe essentiellement de faux testaments, de chèques falsifiés, de toute une kyrielle de signatures imitées. Je m’empare du nom de quelqu’un : je mesure l’angle d’inclinaison, le rythme et l’arrondi des lettres, la pente du tracé, je calcule la moyenne, je compare la pression des plumes, la forme des paraphes, j’évalue et je traque le mensonge caché dans les points, les courbures et les pliures des lettres tracées à l’encre.

La plupart du temps, je dois me munir d’une loupe : gonflée par la lentille, la vérité se transforme presque toujours en simulacre. Le nom est faux : donc son porteur aussi est faux. L’homme n’est qu’une fiction : donc sa vie n’est que contrefaçon.

Des cortèges de points troubles flottent devant mes yeux, les contours des choses vacillent : c’est la fatigue. Oui, notre travail est difficile, pointilleux et, peut-être, superflu : faut-il mesurer les angles des lettres, faut-il comptabiliser les points alors qu’il est clair sans cela qu’il s’agit de figures fausses, de pensées mensongères, de semblants de paroles ? Imitation du vivant. « Que faites-vous en ce moment ? » Il faudrait plutôt demander : « Que contrefaites-vous en ce moment ? » : on falsifie bien l’amour, la pensée, les lettres, on falsifie même le travail, l’idéologie, sa propre personne : toutes les façons ne sont que des contrefaçons. Même l’affection n’est que fiction : il suffit de changer quelques lettres, de retrancher un petit brin de sens, de se faufiler derrière les faux-semblants pour y découvrir de ces choses…

Je n’aime pas ma chambre stupide tapissée de papier à lotus, ni mon corps étroit engoncé dans les vêtements, ni ma personne cachée à moi-même : si je me mettais à décortiquer mon « moi » point par point, comme je le fais avec ces dossiers dans mon cartable, je ne sais pas très bien à quoi j’aboutirais… mais passons.

Autrefois, je me laissais absorber par mon travail jusqu’à en avoir mal dans le crâne, jusqu’à voir trouble : tout plutôt que de penser. À présent, je n’y ai plus droit. Après un incident totalement subi et inattendu.

C’était dimanche. Je m’étais réveillé un peu plus tôt que d’habitude. Une matinée inondée de clarté. Des étoiles de givre sur les vitres. Sur le pas de la porte, parcourant les lattes marron, des scintillements jaunes. Sous la fenêtre, le grincement d’un orgue de barbarie. Tout était comme la veille, jusqu’au moindre reflet, la moindre petite tache et en même temps, tout semblait nouveau : les mêmes fentes parallèles entre les lattes ; le même cartable, les mêmes livres sur la table de travail, le même fauteuil usé, la même armoire, tout était exactement à sa place et pourtant, le MÊME, lui, ne se trouvait pas à sa place, le MÊME s’était perdu et, subissant l’assaut des sens nouveaux, toutes les choses étaient légèrement décalées, déplacées et étrangement différentes.

Mon temps était compté ; un bout de papier blanc pointait du cartable : un chèque m’attendait. En bas, la signature. La veille au soir, les lettres qui la composaient m’avaient donné du fil à retordre : en apparence – leurs coins, la pression de la plume, la queue du paraphe – tout était authentique ; mais à la vérité mon intuition me soufflait que tout était mensonge, falsification. Pendant la soirée, les lettres m’avaient nargué en défiant mon analyse. À présent, le matin, mon travail avançait mieux. Autour de la lettre finale, le papier avait perdu sa brillance : on l’avait gratté. Tiens ! Et encore : sur le paraphe en colimaçon, une minuscule tache terne. Voyons. Je pris la loupe et approchai l’œil de la ligne : juste en face de ma pupille, sous la cambrure de la lentille, se tenait un bonhomme minuscule, de la taille d’un grain de poussière (étant donné l’agrandissement) : il ne manifestait aucune peur, sa tête pas plus grande qu’un point était fièrement dressée vers la coupole transparente de la loupe, son bras à peine visible esquissait un aimable salut en direction de mon œil. J’eus l’impression que cet être petit comme un grain de poussière voulait me dire quelque chose : j’écartai le verre et, penchant ma tête vers la table, recouvris précautionneusement l’inconnu avec le pavillon de mon oreille. D’abord, mon ouïe saisit un vague bruissement, une agitation, quelque chose accrocha mes poils, puis ce chuintement se fit plus distinct.

J’entendis :

— Moi, roi des Moins-que-rien, vainqueur du pays des Pas grand-chose, etc., etc., je vous salue, votre Énormité, dans votre pays de papier aux lotus bleus, et je sollicite votre hospitalité pour moi et pour mon peuple des Moins-que-rien errant et persécuté. Veuillez nous octroyer en guise de territoire la surface de votre peau, de vos manuscrits, de vos livres ainsi que vos autres apanages. Et si…

Décollant mon oreille, je m’apprêtai à lui répondre, mais les premières poussées de ma voix emportèrent le roi des Moins-que-rien, si bien que je dus chercher longtemps Sa Majesté avec ma loupe sur la table : renversée sur le dos, elle venait de se relever avec dextérité sur ses petites jambes et lissait à présent son habit froissé. Alors, je rusai : recouvrant de nouveau mon interlocuteur de mon oreille, je murmurai en dirigeant ma voix de biais, veillant à ce que mon souffle n’emporte plus mon auguste hôte.

— Je vous salue, lui dis-je, Majesté Moins-que-rienesque. Les feuilles de mes manuscrits, les pliures, les tranches et les marges de mes livres ; les reliures, les marque-page, les fentes, les fleurs des papiers peints, la surface des tableaux et mon propre épiderme sont à votre entière disposition. En récompense, je ne demande qu’une chose : faites-moi sujet du royaume des Moins-que-rien.

Le bruissement reprit dans mon oreille :

— Ô, votre Incommensurabilité, nous connaissons vos mérites : vous et votre plume avez beaucoup œuvré au service de la grande cause des Pas-Grand-Chose et des idéaux élevés de la Moins-que-rienerie. Je vous nomme premier vassal du royaume immortel et noble des Moins-que-rien, je vous concède le titre de Premier Moins-que-rien, alliance et privilèges, et j’ordonne à mon peuple de vous servir comme il me sert moi tant que je serai en vie et jouirai de l’immunité ici, dans mon nouveau fief. Eh !

Les bruissements des Moins-que-Rien qui avaient accouru de partout remplirent aussitôt mon oreille en me chatouillant la peau : répondant à l’appel de leur souverain, ils se faufilaient en foule sous les bords de mon oreille.

— Prenez possession de votre fief, poursuivit le roi, inventoriez les tableaux touche par touche, les livres lettre par lettre, les manuscrits point par point. Répertoriez tous les grains de poussière petits et grands. Les Moins-que-rien éliront domicile sur les fleurs des papiers peints, selon leurs dèmes et leurs tribus, les anciens et le Sénat occuperont les fentes du poêle bien chaudes. Au travail. Comptez les cils sur les paupières de son Énormité : un Moins-que-rien sera placé en faction sur chaque cil. Deux détachements de Pas-Grand-Chose de haute naissance pour chaque oreille de Son Énormité. Quant à vous, mon vassal et frère, daignez accepter, pour célébrer ce jour de notre rencontre, que cette signature falsifiée sur laquelle je me tiens en ce moment devienne authentique et que le malheureux soit amnistié : eh, faiseurs de lettres, à moi ! Authentifiez-la !

Égratignant légèrement le lobe de mon oreille avec sa couronne, le roi entouré de ses courtisans et de son escorte suivit la ligne noire du paraphe comme un tapis qu’on aurait déroulé devant lui.

Étonné, je levai la tête, regardai les murs, le plancher, le plafond ; en apparence, rien n’avait changé et pourtant, tout était transfiguré, nouveau : les lotus morts stupidement bleus couraient légèrement leurs cernes marron se drapant dans un jeu de reflets et d’ombres vacillantes ; des ornements cristallins couraient sur la vitre gelée, des étoiles de givre chatoyaient d’étincelles bleues et blanches ; les peintures, touchées par d’invisibles pinceaux, montraient de nouvelles couleurs et lignes en soulevant la masse de verre qui les oppressait, les mots, plaqués verticalement au dos des livres, s’étaient légèrement décalés, d’une pensée à peine – pas grand-chose, moins que rien –, sur les axes de leur sens : les fissures s’ouvrant sur des mondes inintelligibles s’étaient agrandies.

Soudain, un point noir passa devant ma pupille gauche : sans doute un des Moins-que-rien de service était-il tombé de mon cil. C’était clair, ils avaient eu le temps de s’y installer, car à peine levai-je les yeux que tout disparaissait, redevenant comme hier : les lotus fleuris perdaient leur vie, n’étaient plus que des pâtés peinturlurés ; les objets retrouvaient leurs contours, on eût cru entendre le claquement de mille verrous au sein des choses visibles et audibles enfermées de nouveau dans l’absence et la mutité.

Il suffisait pourtant que je plisse les yeux pour que de nouveaux mondes réapparaissent, flottant entre mes cils. Je vérifiai la signature du chèque, d’abord à l’œil nu, puis à la lentille, je la comparai à la vraie : chaque trait était authentique. Je plongeai ma plume dans l’encrier et écrivis au bas de l’acte : « C’est pourquoi je certifie que la signature au bas du texte n° 1176 est authentique et véritable. »

Mon cœur faisait des bonds de joie dans ma poitrine. Je fis un clin d’œil à la signature pécheresse tout ébouriffée : de nouveau, un Moins-que-rien distrait tombé de mon cil passa devant mon œil.

— C’est un travail difficile, lui dis-je en riant.

Le soleil s’y mit aussi : il passa ses fils jaunes entre les rais et les étoiles collés à la vitre par le gel.

— L’amnistie pour tous, murmurai-je, heureux et libéré, l’amnistie pour tous les faux, contrefaçons, imitations, tromperies et simulacres. Pour les lettres, les mots, les pensées, les gens, les peuples, les planètes et les mondes. Amnistie générale !

Sous ma fenêtre, la manivelle de l’orgue de barbarie pivotait toujours sur ses vis usées, des grincements métalliques gravitaient autour de son axe ; mais déjà, les Moins-que-rien s’affairaient dans mon oreille : les grincements se métamorphosèrent en une douce mélodie, s’enrichirent d’échos et de demi-tons que ne pouvaient point entendre ceux qui n’étaient pas sujets du royaume des Moins-que-rien.

J’eus envie de sortir, d’aller là où les rues se croisent, les gens se rencontrent. D’un geste brusque, j’ouvris la porte et, glissant ma main sur la rampe, descendis rapidement l’escalier étroit. Il faisait sombre : en écarquillant les yeux, je ne remarquai rien de nouveau. Soudain, sur l’un des paliers, un rai de lumière : la porte s’ouvrit. Plissant involontairement mes paupières, je vis une femme qui s’arrêta, indécise, sur le seuil. Je me rappelai que nous nous étions déjà croisés plus d’une fois devant l’immeuble, près du portail et ici même, dans l’escalier. C’était une jeune fille laide avec des taches de rousseur et des mèches blondasses tirées derrière les oreilles, sans doute petite main ou dactylo, que sais-je. En me croisant, elle s’écartait toujours, se blottissait contre la rampe : peut-être, avait-elle honte de sa robe élimée et de son visage insignifiant. D’habitude, je ne daignais même pas lui jeter un regard, mais à présent, oh, à présent les Moins-que-rien en faction autour de mes yeux accomplissaient honnêtement leur travail : un laideron, bien sûr, aujourd’hui comme hier, mais pourquoi mon cœur battait-il la chamade ? Un laideron, mais pourquoi cet afflux de sang vers le cerveau ?

Elle se tenait debout, appuyant son soulier râpé contre le seuil ; quelque chose d’infiniment charmant apparaissait pour aussitôt s’effacer sur son visage inondé de soleil projetant des reflets blancs et des ombres ajourées sur l’ovale de ses joues et la fossette fragile à la naissance de son cou fin, délicat, dressé comme la tige d’une fleur. Quelques secondes s’écoulèrent, puis la porte se referma sur la lumière : je descendis les marches à tâtons. Plus loin, toujours plus loin, sur les pavés usés, à la rencontre d’une vie naissante, nouvelle : ce qui, hier, n’était que de la « neige », était devenu une myriade de cristaux de glace, à peine visibles mais tellement extraordinaires. Les fenêtres, nettoyées d’un coup de torchon, avaient le regard sensé de quelqu’un de bien réveillé ; des essaims d’insignifiances toujours dissimulées, qui n’accédaient pas à la conscience, se montrèrent et émergèrent à la surface des choses, la verticalité des corps en marche, le tournoiement des rayons dans les roues, le glissement et le crissement des traîneaux, les bribes de mots portées par le vent, les pieds et les mains cachés dans les fourrures ou les doublures, les gestes, le jeu des rides et des reflets, soudain libérés, s’offrirent à l’œil et à l’entendement. En moi, tout avait changé : des myriades de pensées à peine perceptibles se frottaient à mon os frontal, des embryons de pressentiments et de projets bourgeonnaient dans mon cœur. Des milliers de Moins-que-rien que le froid avait sans doute obligés à se réfugier dans les pores de ma peau, tiraient sur les ligaments et les capillaires, se débattaient dans les enchevêtrements de filaments nerveux, faisant éclore dans mon corps un corps nouveau, inattendu. Mes jambes chancelaient d’émotion. M’adossant aux lettres d’un panneau d’affichage, d’une coudée chacune, je murmurai des paroles qui me parurent étranges à moi-même. Seuls les Moins-que-rien qui entouraient mes lèvres purent les entendre.

— Je jure, marmonnai-je, oh je jure de mettre ma vie et mes œuvres au service de mon souverain, le roi du pays des Moins-que-rien, et de tout son peuple glorieux. Et si volontairement ou involontairement je manque à ma parole, que… que je meure…

Un chuchotement résonna dans mes oreilles : Amen.




2

— Juste une petite minute…

Le soulier usé, tordu au bout, hésita au seuil de ma chambre.

— D’accord. Je sais m’y prendre avec les minutes aussi.

Elle s’appuya sur ma table de travail, plissant les yeux à la vue des piles de paperasses accumulées un peu partout. Son regard, ses sourcils quelle avait soudain relevés montraient qu’elle avait remarqué : nous n’étions pas seuls. Cela l’intimida. Nous nous taisions. Oh, j’appris alors l’extraordinaire technique des Moins-que-rien spécialisés dans la mutité : ils maîtrisaient à la perfection le clavier du silence ; ils avaient assimilé en profondeur toute la gamme chromatique depuis l’indicible jusqu’au non-dit. Travaillant la musique du silence, ils arrivaient à en moduler habilement les tonalités : du mutisme à la taciturnité, de la taciturnité à l’inverbalité.

Les doigts de mon invitée attendaient, serrés contre ma table : je touchai d’abord ses ongles coupés court, puis m’emparai de sa main, puis ses coudes maigres tremblèrent dans mon étreinte, les épaules touchèrent les épaules et les lèvres s’ouvrant aux lèvres cherchèrent à échanger souffles, âmes, esprits.

Nos cœurs battaient l’un contre l’autre. Nos cils s’étaient emmêlés, faisant tomber des larmes. Encore un instant, et… soudain, j’aperçus tout près de mon œil une petite tache gris-fauve, puis une autre : des éphélides. Une peau blafarde, parsemée de points noirs, comme couverte d’une couche de graisse ; un bouton blanchâtre sur la pommette saillante. Des bulles collées à la lèvre tremblante, comme de l’écume.

Je reculai étonné, presque effrayé. Je regardai : un laideron, tout ce qu’il y a de plus ordinaire, oui, cette fille que je croisais souvent devant le portail, dans la rue, dans la cage d’escalier. Des clavicules semblables à des arêtes de poisson sous une peau flasque, deux fentes étrécies – des yeux, larmoyants ; un corps chétif aux longs bras dans l’étui d’une robe usée par des repassages fréquents.

— Chéri…

Mais je reculai d’un pas :

— Pardonnez-moi, pour l’amour de Dieu. C’est un malentendu…

Elle chancela comme secouée par une rafale : ses arêtes de poisson bougèrent dans le décolleté étroit de sa robe voulant, semblait-il, percer sa peau. Elle s’en alla, trébuchant à chacun de ses petits pas : on eût dît que cent seuils lui barraient le chemin jusqu’à la sortie.

La porte se referma. Je regardai ma chambre : de nouveau, les papiers peints étaient couverts de taches bleuâtres cadavériques aux cernes marron. Sur les vitres, des plaques de glace s’étalaient dans tous les sens. Sur ma table de travail, le cartable rempli de fausses signatures. À quoi donc pensaient les Moins-que-rien ? S’étaient-ils laissés aller à une douce nonchalance, s’étaient-ils endormis à leur poste ? Pas possible. J’attrapai ma loupe et me mis à chercher sur les feuilles de papier et la table : partout où je dirigeais ma lentille, de minuscules bonshommes pas plus grands qu’un grain de poussière s’affairaient. Je me réjouis, mais aussitôt, je remarquai que le petit peuple était étrangement soucieux et inquiet. En y regardant de plus près, je vis que tous – une foule formée de petits points réunis en grappes – se dirigeaient vers le même endroit : le bout de la table. J’approchai ma loupe : dans une tache d’humidité de deux à trois millimètres de diamètre, de toute évidence le reste d’une goutte absorbée par la laine de la nappe, un Moins-que-rien gisait, immobile. Je le regardai encore plus attentivement et la lentille trembla dans mes doigts : le roi des Moins-que-rien était étendu mort sur le duvet noir de la nappe. Je compris tout : par bonté et amour pour moi, le souverain des Moins-que-rien avait sans doute voulu organiser personnellement mon bonheur ; s’étant installé sur l’un de mes cils au moment décisif, il avait été emporté par une larme et s’était noyé dans l’eau salée.

Je repris ma loupe : de nouvelles foules se pressaient autour du minuscule cadavre bleu boursouflé. Les feuilles de papier ployaient et frémissaient sous les assauts des Moins-que-rien qui accouraient de toutes parts. Des bruissements sinistres, des chuintements menaçants montaient des essaims que formait à présent autour de moi le petit peuple bouleversé et agressif. Je saisis le presse-papiers et le brandis au-dessus de la table. Mais aussitôt, je compris l’inutilité de mon geste : les Moins-que-rien étaient partout, j’en avais plein les yeux, les oreilles, sans doute avaient-ils réussi à se glisser dans mon cerveau. Pour les exterminer jusqu’au dernier, il eût fallu que je me fracasse le crâne. Laissant tomber le presse-papiers, je me précipitai vers le seuil. Je poussai la porte. Oui, moi, un être stupidement grand, mesurable en mètres, je fuyais d’invisibles Moins-que-rien.

Je passai la nuit à errer dans les rues qui, peu à peu, se vidèrent. Je sentis également un vide se creuser en moi. L’aube réveilla la rue et me réveilla. Je me rappelai les paroles de mon serment : « Et si volontairement ou involontairement…» Les immeubles vacillèrent sous mon regard. Je me hâtai de rentrer.

Ma chambre est vide et silencieuse : oui, lorsque les Moins-que-rien veulent se venger, ils ne font qu’abandonner le condamné. Cela suffit : comment vivrait sans eux celui qui les a connus ne serait-ce que l’espace d’un instant ?

Car les lotus au cerne marron n’ont qu’une vie dessinée. Et les étoiles de givre sur la vitre finiront, un jour ou l’autre, par fondre au soleil.

J’ai écrit toute la journée. Je termine : mon récit sera rangé dans mon cartable. Moi aussi, dans un cartable noir, hermétique : lorsqu’il sera refermé, il n’y aura plus ni soleils, ni thèmes, ni douleurs, ni bonheurs, ni mensonges, ni vérités.


1922

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