I

Aujourd’hui, seuls les professeurs de littérature écrivent sur le mythe des Grées et encore, leur plume se prend dans les mots. Tandis qu’à cette époque révolue, morte depuis longtemps, chaque enfant pouvait raconter sans trébucher, et de la plus jolie manière, le début de l’histoire des Grées. Sa fin en revanche est cachée non seulement aux professeurs, mais même aux enfants : elle plonge dans les siècles pas encore nés où je vous invite à me suivre, vous les surdoués.

Trois vieilles appelées les Grées furent désignées par Zeus pour garder les sentiers rocheux du Parnasse. Ces sentiers descendaient à pic des sommets jusqu’aux vallées. Là-haut, au-delà des nuages, au-dessus du monde étalé dans la plaine, était caché Pégase, le cheval ailé qui n’avait jamais connu ni bride, ni fouet. Sous son sabot d’or, il n’y avait pas un seul brin d’herbe ; des lignes noires jamais écrites ni lues aux lettres enchevêtrées, sortaient de la terre poussant vers l’azur peignées par les vents des montagnes : la pitance du cheval ailé.

Zeus le rusé savait que celui qui s’emparerait de Pégase posséderait aussi les pâturages des pentes du Parnasse, hissés au-dessus des fumées de la plaine, faits de lignes et de lettres noires que lui, le démiurge, avait fait éclore.

C’est pour cette raison qu’il plaça les vieilles et méchantes Grées au plus haut tournant du sentier. Elles étaient trois, mais elles n’avaient qu’un œil en tout et pour tout. Les vieillardes ne se séparaient jamais. Pendant que l’une d’elles, s’emparant de l’œil, regardait en bas à travers les volées de nuages, les deux autres attendaient impatiemment leur tour : pour voir. Souvent, elles s’empoignaient à cause de l’œil, roulaient sur les pierres pointues, boule immonde à trois têtes et six bras, s’arrachant la vue qui passait de doigts en doigts. Pour peu que la sentinelle s’assoupît, une de ses sœurs glissait immédiatement ses doigts sous la paupière fripée de la dormeuse pour lui voler l’œil.

Un jour, elles entendirent un bruit à peine perceptible : quelqu’un montait la pente, faisant tomber de petits éboulis. Le bruit de pas se perdait, puis réapparaissait. La Grée voyante scruta l’espace d’en bas. Les deux autres, à l’affût, tournèrent leurs orbites vides vers le bruit.

— Que vois-tu ?

— Un tissu de brumes.

— Donne-nous l’œil.

— Non.

Le bruit se fit plus insistant : sous couvert d’obscurité, quelqu’un montait les aspérités rocheuses, s’arrêtant de temps à autre comme pour réfléchir, puis – de nouveau retentissaient les pierres glissant sous le pied.

— Avançons-nous.

Main dans la main, les Grées se mirent à descendre précautionneusement : un œil – six orbites. Celle qui y voyait marchait devant, les deux aveugles lui emboîtaient le pas en silence. Le danger leur fit oublier leurs querelles.

Elles entrèrent dans les nuages. Les aveugles trébuchèrent plusieurs fois sur le granit mouillé.

— Tu vois quelque chose ?

L’écheveau des ténèbres se déroulait lentement. En bas – les carrés des champs, les fines tiges des fumées poussant dans les cheminées, les taches fauve des tuiles. La première Grée tourna son œil à droite et à gauche et faillit dire « non » lorsqu’elle aperçut plus bas, à distance, au bord du rocher, un homme debout, séparé d’elles par une étroite crevasse. Il avait un long bâton terminé par un crochet en fer qu’il avait planté dans la saillie rocheuse ; il observait les Grées tranquillement, sans bouger.

Après avoir échangé quelques mots en chuchotant, les Grées avancèrent vers le blasphémateur. Devant elles, la fissure. Celle qui marchait en tête s’accroupit sur ses jambes flageolantes et sauta.

— Et nous, et nous ? firent les autres de leur bouche édentée en tendant les bras vers leur sœur. Aveugles, elles n’osaient pas sauter. La première sortit son œil de sous la paupière :

— Attrapez !

Les deux sœurs offrirent leurs mains. Mais le geste de la Grée manqua son but : miroitant d’un éclat blanc, l’œil, qui n’avait pas atteint le bord du précipice, tomba dans l’abîme. Les quatre mains recroquevillées se serraient et se desserraient, palpant du vide.

— C’est toi qui as l’œil ? demanda l’une.

— Non, c’est toi, susurra l’autre.

Arrachant son bâton à la roche, l’homme se mit à descendre vers la crevasse, avec précaution mais rapidement. Restée seule et aveugle, la Grée qui avait sauté fut prise de peur.

— Au secours ! cria-t-elle à celles qui se trouvaient de l’autre côté. À moi !

L’une des aveugles se décida alors. D’un bond, son corps léger s’élança à travers le précipice avec suffisamment de force, mais de biais et, sans atteindre la terre ferme, la vieille chuta dans le gouffre avec un hurlement. La troisième n’osa pas bouger. La Grée venue en éclaireuse n’avait plus le choix : derrière elle, l’abîme, devant, l’ennemi. Seule et aveugle, elle se prépara à accueillir la mort. Plantant ses doigts dans les fentes de la terre, cachant sa tête dans les angles aigus de ses coudes, elle attendit sa fin, résignée. Tout près de son oreille, des pierres chuintèrent, foulées par le pied. Le crochet pointu éventra l’air dans un sifflement et la Grée dégringola sans un gémissement, les mains en croix, à la suite de sa sœur et de l’œil.




2

L’homme qui avait vaincu les Grées pouvait poursuivre son ascension. L’orage lui jetait des éclairs. Les vents mugissaient. Les nuages le frappaient de leurs ailes grises. L’homme, lui, avançait toujours de pierre en pierre dans les méandres du sentier, sur les saillies rocheuses : vers les hauteurs du Parnasse. Les nuages, les éclairs, les vents restèrent en bas ; un soleil rond s’épanouissait au-dessus de sa tête dans un halo de rayons jaunes. Des lignes longues ou courtes gorgées de noir d’encre se balançaient à ses pieds, lettres nées de lettres saupoudrées de poussière de graphite. Entre les lettres, des pâtés d’encre informes effrangés, suspendus à des tiges frêles. Au milieu de lettres qui lui arrivaient aux genoux, se tenait Pégase blanc comme neige, les ailes derrière le dos, une brassée de lignes grignotées entre les dents : en mâchant, il faisait tomber tantôt un mot, tantôt une lettre, tantôt une syllabe.

L’homme intrépide entreprit de capturer Pégase, mais celui-ci déploya ses ailes puissantes dans un bruit de tempête. Le vainqueur cueillit alors quelques lignes sur le pré du Parnasse, de quoi faire deux volumes, et redescendit vers les lieux habités.

Lorsque dans la vallée on apprit que l’accès aux sommets du Parnasse était libre, des gens se mirent à grimper et à escalader les rochers et les sentes. Des foules entières. Mais le chemin à travers pics et précipices était difficile. Nombreux furent ceux qui abandonnèrent, rebroussant chemin avec force geignements et lamentations. À leur retour, ils se plaignirent aux anciens. Ces derniers ordonnèrent d’aplanir les saillies, d’arrondir les lignes brisées des sentiers, de les élargir et de construire des rambardes aux endroits dangereux. Lorsque tout fut accompli selon leur parole, les gens de la vallée s’aventurèrent de nouveau sur les hauteurs, certains seuls, d’autres accompagnés de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs serviteurs, mit Kind und Kegel(21).

Les neiges blanches piétinées et piquées avec des bâtons, devinrent grises, puis fondirent. En bas, sous les tuiles, des maisons d’édition s’ouvrirent qui payaient une pièce de cuivre pour chaque ligne cueillie sur le Parnasse. Ce fut la ruée. On arrachait les lignes et les strophes à la main, on les coupait avec des ciseaux de jardin, on les moissonnait avec des faux. Dans cette agitation, certains poèmes furent abîmés, cassés, leurs rythmes se confondirent. La rémunération à la ligne baissa alors de façon catastrophique(22). On créa une commission au réaménagement du Parnasse qui fit afficher sur tous les rochers et au tournant de tous les sentiers le règlement suivant :

« 1. À partir de ce jour, l’accès au sommet du Parnasse est formellement interdit à toute personne n’étant pas en possession d’une carte portant le cachet du Collège de la Grande Plume.

2. Le titre de poète est décerné aux personnes ayant été reçues aux épreuves du Collège de la Grande Plume, à savoir : course à dos de phrase sur une distance totale de 24 mètres avec passage par l’idéologie, examen d’emboutissage des rimes, etc.

3. Les personnes non enregistrées n’ont pas le droit de cueillir les lignes, de venir en compagnie de Muses. En cas d’infraction, les coupables répondront de chaque lettre arrachée devant le Tribunal de la critique lequel est chargé de faire observer ledit règlement(23). »

Jusqu’à cet oukase, les lettres et les lignes sortaient de la terre comme bon leur semblait : les omégas et les alphas étaient mélangés à des « iouss » et des « az(24) ». Près des « e » muets discrets et des omicrons ronds fleurissaient de luxuriants doubles vé et de minuscules triangles : des « ijitsa(25) ». Parmi les tiges sveltes des pentamètres iambiques aux accents de tragédie(26), dont les extrémités pointues pleuraient des gouttes de rosée, s’étaient faufilées des rimes bâtardes qui poussaient dans tous les sens et des ghazals aux rimes plates.

La commission décida d’y mettre bon ordre : les rimes du Parnasse furent triées par alphabets, par familles poétiques, par genres et sous-genres selon les classifications strophiques, rythmiques et métriques.

Quant à Pégase, il demeura longtemps insaisissable. De temps à autre, il se laissait approcher à une douzaine de lignes, et brusquement, déployant ses ailes, il se projetait, dans un éclat de sabots, vers une saillie éloignée. C’est alors que fut fondée la Société de la juste chasse pégasienne ; afin de le capturer, les hommes avançaient armés d’une multitude de plumes d’oie ou d’acier, de crayons noirs bien taillés : des nuées de plumes s’abattirent sur Pégase lui cachant le soleil, le frappant au cou, aux oreilles, aux ailes. Blessé de partout, il tenta de prendre son envol : impossible.

On lui entrava les jambes : « Nous le tenons ! » On lui tailla les ailes. On le mit dans une stalle(27). Désormais, moyennant un prix modique, chacun pouvait monter le cheval aux sabots d’or pour faire un tour de manège sur une piste de sable. Les personnes munies de cartes passaient en priorité.

Au début, Pégase captif craignait les foules : on lui mit des œillères. Baissant sa tête aux ovales noirs jusqu’à terre, la crinière d’or lamentablement affaissée, ce destrier jadis libre et ailé trottait mollement en rond sur le sentier du manège.

Tout autour de lui, des rictus :

— Nous le tenons.

— Il est à nous.




3

L’œil perdu par la Grée ne disparut pas : resté au fond du gouffre durant plusieurs siècles, il fut porté par les flux pluviaux jusqu’au bas de la vallée, à l’entrée d’un village peuplé d’hommes.

Là, il demeura tout un siècle, enfoui sous la terre, puis, au cent unième printemps, saisi par le gel, il se mit à pousser. D’abord, un pédoncule rampant, blanc et mou, une sorte de tige, apparut à la racine de l’œil, minuscule fibre nerveuse pas plus grosse qu’un poil. Ce filament s’étoffa légèrement et commença à se diviser en fibrilles flétries translucides qui s’étiraient vers la gauche et la droite formant des ramures de plus en plus complexes. Une pousse vitreuse et terne se propulsa hors de la pupille : se frayant un chemin à travers les couches de sable et l’argile qui collait à sa tige, elle s’enhardit à regarder le soleil. Une semaine plus tard, les petits cercles irisés qui ceignaient la tige éclatèrent en pétales bigarrés. L’œil reposait dans une cour abandonnée, presque toujours déserte, tout près de la palissade, dans les ronces et les hautes herbes poussiéreuses. La naissance de cet arbuste insolite passa inaperçue.

Se ramifiant peu à peu, la cime de plus en plus haute et large, l’arbuste s’allongeait, dépassant les têtes des herbes et des ronces. L’automne approchait : les pruniers étaient ornés d’ovales bleus, les pommiers de fruits d’or, quant à l’étrange arbuste, on y voyait s’épanouir, suspendus à des fibrilles blanches semblables à des tiges, de petits globes oculaires blanchâtres et vitreux à la pupille tournée vers le bas, qui s’arrondissaient, se gorgeaient de sucs nerveux.

Le premier à l’avoir aperçu fut Tek, un petit gueux de huit ans. Il servait de guide à un vieux mendiant aveugle nommé Caecus qu’il aidait à quêter. Ce jour-là, ils avaient erré dès l’aube parmi les maisons du bourg cachant la misérable aumône qu’ils avaient recueillie au fond de leur besace, dans une tasse en bois peint. Le soir, arrivés à la sortie du village, ils trouvèrent une cour qui leur sembla inhabitée et, froissant l’herbe, commencèrent à s’installer pour la nuit près de la palissade.

Aussi étrange que cela puisse paraître, le premier à découvrir l’emplacement de l’arbre des Grées fut le vieil aveugle. Les yeux de Tek ne quittaient pas le fond de la tasse en bois peint que le vieillard gardait toujours sur lui par méfiance de son guide, ils comptaient et recomptaient les pièces qui tintaient dedans. Avant de se poser à terre, le vieillard fouilla le terrain avec sa longue crosse noueuse : le bâton heurta la palissade, tâta la terre, chuinta dans l’herbe et toucha soudain quelque chose d’étrange. Le vieux se redressa, les genoux à moitié pliés.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en se tournant vers le garçonnet et en retirant aussitôt son bâton. Tek regarda : à trois pas, dans l’air gris du crépuscule, brillaient d’étranges fruits ronds et blancs qui recouvraient abondamment les branches d’un arbuste. Le gamin avança d’un pas. Il tendit la main : ses doigts touchèrent quelque chose de froid et de gluant. Il tira sur la tige blanche filiforme et approcha de ses yeux ce qu’il avait cueilli : dans le creux de sa main, un œil humain, la pupille – qui se dilatait et se rétractait – fixée sur lui. Tek poussa un cri et jeta l’œil.

— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce donc ? demanda Caecus, de plus en plus impatient.

Mais le gamin enfouit son visage dans les vêtements du vieillard et se mit à pleurer, incapable d’articuler un mot. Alors, l’aveugle s’approcha de l’arbuste et chercha à tâtons : comme ses doigts grimpaient le long des branches gluantes, palpant les globes oculaires aux grosses prunelles, qui frémissaient légèrement au contact de sa peau rêche, le visage du vieillard exprima une curiosité intense. Tek le supplia de partir, mais le vieux demeura immobile bredouillant de sa bouche édentée : « Non, non. » La nuit tombait. Tek sauta par-dessus la palissade et s’allongea de l’autre côté.

À travers les fentes de la palissade, il voyait la sombre silhouette voûtée de Caecus, qui lui cachait l’arbuste terrifiant. À présent, cette aventure lui paraissait comique. Il leva ses paupières encore une fois, en souriant : penché sur le prunellier, le vieillard ne bougeait pas. Les paupières de Tek se refermèrent.

La nuit. Pour Caecus, c’était toujours la nuit. Elle durait depuis une trentaine d’années et l’aube ne venait pas. Caecus n’était pas aveugle de naissance, un accident de mine l’avait privé d’yeux : l’un avait crevé, l’autre, sous la paupière droite, était mort. À présent, debout devant l’arbre couvert de fruits énigmatiques, l’aveugle rêvait. Chaque fois que Caecus restait seul, il faisait appel à sa mémoire, qui faiblissait de jour en jour, pour transformer le toucher en vue, pour faire briller de nouveau le soleil au milieu de la nuit éternelle : celui-ci se levait au sommet de la voûte basse et blafarde – vaguement jaunâtre, terne, le Soleil impuissant des aveugles –, tendait ses brefs rayons vers les montagnes aux formes nébuleuses, les silhouettes floues des hommes, le contour vacillant des maisons et des arbres. Une heure passa. Toujours accroupi, le vieillard se rapprocha de l’arbuste. Tout était silencieux. Tek dormait. Sa main effleura de nouveau un œil, un deuxième, un troisième. Appuyant le pouce de sa main gauche sur son sourcil gauche, Caecus tira précautionneusement la paupière morte collée à l’orbite vide et, surmontant une sourde douleur, enfonça dans la cavité l’œil élastique et gluant cueilli sur une branche. L’œil frotta douloureusement sa paupière faisant éclater de petits vaisseaux, frétilla soudain entre ses doigts et s’encastra dans l’orbite : au même instant, une douleur vive traversa son cerveau ; des étincelles bleues éclatèrent au fond de son œil et autour. Terrifié, Caecus perdit connaissance.

En revenant à lui, il pensa qu’il avait rêvé. En effet, tout autour, c’était la nuit noire, comme toujours. Caecus porta la main à son œil : qu’était-ce ? Un étrange contour à cinq branches venait à lui. Le vieillard demeura pétrifié, la main levée, et il lui fallut quelques secondes pour comprendre qu’il voyait ses doigts.

Durant la nuit, Caecus avait recouvré la vue. En se soulevant sur un coude, la paupière plissée à cause d’une intense douleur, il distingua au-dessus de lui, suspendue tout bas, une surface noire qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Une bande étroite incurvée se détachait sous ce dais noir. « La palissade », murmura le vieillard dans un petit ricanement. Il se mit à genoux, se redressa et aperçut en faisant un effort (tout près ou très loin, il ne le savait pas), suspendues à cette surface, des silhouettes sombres ajourées, larges en haut, étroites en bas.

— Des arbres, marmonna Caecus en portant sa main à son cœur qui battait la chamade.

Il est vrai que la forme étrange de ces arbres, qui retombaient en grappes comme des stalactites de la voûte noire d’une grotte, le laissa légèrement décontenancé, mais le flux d’impressions nouvelles ne lui accorda pas le temps de formuler un « pourquoi ». Il se rappela que les arbres se trouvaient à deux pas de la palissade, ce qui leur rendit aussitôt leur place dans l’espace.

Caecus était heureux. Jamais homme ne fut aussi enchanté par une éclatante après-midi du Sud artistement parée de couleurs bigarrées et de rais de soleil innombrables que Caecus ne le fut par cette nuit d’automne nébuleuse sans lune ni étoiles où vacillaient, ici et là, de pauvres lignes et contours. Le brumeux enchevêtrement des herbes, la palissade en bande étroite, le ciel qui s’éclairait, légèrement coloré d’un bleu matutinal (par le bas, étrangement) semblaient autant de paradis, de révélations de joies et de significations supérieures : lorsque parut le soleil (dont le disque semblait étrangement décliner), revêtant le monde de couleurs et de reflets, le vieux Caecus, épuisé par les émotions de la nuit, dormait profondément. Ses gencives édentées étaient ouvertes dans un sourire de bonheur.




4

La rumeur concernant l’arbuste miraculeux et la guérison de Caecus courut par tous les sentiers et chemins du pays, semant moult mots. Une foule suivait le vieillard en permanence. Dans sa tasse en bois, des pièces d’argent brillaient à côté de celles de cuivre. Les gens lui posaient des questions.

Mais le miraculé était étrangement distrait et peu sûr de sa vue : il marchait en chancelant, comme sur du vide, les yeux toujours levés au ciel, sans regarder où il mettait les pieds. Fuyant les visages, son œil scrutait les bouts des chaussures. Quand on lui demandait si ce miracle l’avait rendu heureux, ses lèvres gercées remuaient sans articuler un son. Depuis quelque temps, il aimait (Tek ne lui connaissait pas cette habitude) s’asseoir au bord d’un lac, ou simplement d’une mare, pour contempler les reflets sur l’eau, parfois des heures durant.

Un jour, en passant au milieu des étals d’un marché, Caecus ordonna à Tek d’acheter un miroir, mais après y avoir plongé son regard, il le jeta sur les pierres. Les gens riaient. Tek, lui, ne riait pas. Il ne lâchait pas le vieux Caecus d’une semelle, car il savait : ce dernier avait davantage besoin de son guide maintenant qu’il avait recouvré la vue que pendant ses années de cécité.

Les gens ne se posèrent pas de questions : ils protégèrent l’arbuste couvert de globes oculaires d’une clôture métallique, placèrent une sentinelle devant ; une commission spéciale composée de médecins et d’opticiens fut créée pour étudier le miracle. Tek, lui, essaya de comprendre ce qui s’était passé, mais son faible cerveau d’enfant n’était pas en mesure d’affronter la vérité.

Or, tout s’expliquait aisément. Le cristallin encastré dans l’œil humain est habité par le penchant facétieux à mettre le monde, qui pénètre en lui sur la pointe des rayons, la tête en bas. Mais le cerveau, qui reçoit une image renversée, a l’habitude, tout aussi facétieuse, de renverser ce monde renversé. C’est seulement grâce à cette double culbute qu’on obtient un monde à peu près sérieux où le haut est en haut et le bas en bas : les planchers, les fonds de casseroles, les racines sont en bas et les toits, les faîtes, les nuages en haut, etc. Mais l’œil et le cerveau antiques des vieilles Grées n’avaient plus la force de jouer à ce jeu (bien compliqué !) qui consistait à faire tomber le ciel étoilé par terre, à la seule fin (à en croire La Table d’émeraude de Trismégiste) de le hisser ensuite de nouveau vers les empyrées. Aussi, le sommet du rocher que Zeus leur avait confié était-il situé pour elles au-dessus du flot des nuages, et les vallées que l’on apercevait dans les trouées au-dessous, comme pour tout le monde. En revanche, lorsque des filaments nerveux relièrent l’œil impuissant des Grées au cerveau de l’homme, tout changea : l’œil offrait un monde sérieux – pas un seul reflet renversé –, tandis que le cerveau, lui, le prenait en dérision à son habitude : devant la pupille dilatée de Caecus, les montagnes se posèrent sur leur sommet, les arbres, tels des stalactites, pendirent le faîte vers le bas ; le ciel s’ouvrit sous ses pieds et les étoiles chutèrent dans l’abîme, les nuées fondirent sous ses semelles et seul un miracle durable – semblait-il à Caecus – empêchait son pied de passer à travers cette gelée de cumulus et de l’entraîner dans des profondeurs béantes. Juste au-dessus de sa tête, épaisseur noire écrasante, la terre pesait sur lui de toutes ses maisons renversées, les toits en bas, prête à sombrer dans le gouffre étoilé avec tous ses habitants.

Des oiseaux voltigeaient dans l’air, renversés sur le dos. Seul le corps de Caecus, que ses sensations tactiles, musculaires et somatiques avaient exclu de la représentation générale des choses renversées, se sentait solitaire, perdu et impuissant dans ce monde à l’envers absurde et incompréhensible(28). Le miraculé cachait ses yeux au monde en se penchant sur le miroir des lacs et des mares : renversant à son tour le monde retourné, leur surface offrait à Caecus, fût-ce en miniature, au fond d’une flaque, la copie trouble et vacillante du monde perdu et rêvé auquel il était habitué depuis son enfance et qu’il avait appelé de ses vœux durant les trente ans de son infirmité.

« Avant, songeait Caecus avec amertume, moi seul étais infirme. À présent, je suis guéri, mais le monde entier n’est-il pas lamentablement mutilé ? Les étoiles du bon Dieu sont foulées aux pieds, la terre pend au-dessus des têtes soutenue en guise de béquilles par les montagnes renversées dont les sommets piétinent comme des mauvaises herbes les jeunes pousses des clairs rayons du soleil…»

Pendant ce temps, une commission d’opticiens et d’ophtalmologistes se réunit. Puis se réunit encore. Quelques globes oculaires furent disséqués en long et en large, analysés de l’intérieur et de l’extérieur. On écrivit dans le procès-verbal : « Yeux normaux ». Le vieux Caecus fut placé en observation et subit des tests dans une clinique ophtalmologique. Il se plaignait de ce monde renversé, priait de retirer le plafond de sous ses pieds, appelait au secours. Un jour, en proie à une crise de désespoir, il demanda, sanglotant à âme fendre, qu’on lui rendît sa cécité. C’était la vengeance des Grées. Les médecins et les physiciens haussaient les épaules. On nomma une sous-commission. Celle-ci ordonna de cueillir trois autres yeux que l’on disséqua selon les axes latéraux et auxiliaires. On en sortit les cristallins, on analysa la rétine jusqu’à la dernière molécule. On écrivit dans le procès-verbal : « yeux normaux ».

Comme les yeux poussaient sur un arbre, on sollicita l’avis d’un éminent prunologue.

Ce dernier prit un œil entre ses mains, le tourna dans tous les sens, lui lécha la prunelle, puis le reposa en disant : cet œil n’est pas tout à fait mûr. Caecus a manqué de patience. S’il l’avait laissé mûrir…

Et tous d’opiner du bonnet, ravis : la cause était enfin trouvée !

Vers septembre, les drôles de prunes se mirent à tomber d’elles-mêmes dans des alvéoles aménagées à cet effet. Lors de sa tournée du matin, l’opticien de service trouvait toujours par terre deux ou trois yeux à la pupille écarquillée. À une réunion générale de la commission et des sous-commissions, il fut décidé de cueillir tous les globes jusqu’au dernier pour tenter une expérience d’implants oculaires à grande échelle.

On réunit les aveugles de tous les hôpitaux, hospices, asiles. Jusqu’alors, aucun ne s’était porté volontaire.

Il y eut des débats dans la presse : fallait-il accorder deux yeux ou un seul par tête de pipe ? Il y avait peu d’yeux et beaucoup d’infirmes. On procéda à des expériences. La plupart du temps, ceux qui recouvraient la vue présentaient les mêmes symptômes que Caecus : angoisse spécifique et dépression. On les isolait rapidement en les plaçant dans des sanatoriums spéciaux réservés aux personnes en rééducation, d’où ils sortaient au bout d’un moment apaisés et résignés, la démarche titubante et incertaine, les yeux levés au ciel, méfiants, pour courir les chemins du pays.

Peu à peu, des volontaires s’étant décidés pour l’opération, les demandes commencèrent à affluer. La réserve d’yeux s’épuisait. Or, à ce moment-là, une nouvelle cueillette apporta plusieurs centaines de globes oculaires.

Après trois ou quatre mois d’angoisse et de peur, les personnes guéries retrouvaient habituellement un certain calme et même une étrange gaîté un peu exaltée. Il est vrai que dans leurs opinions, leur mode de vie, leurs coutumes et leurs convictions religieuses, ceux qui avaient des yeux gréés se distinguaient nettement de tous les autres ; cependant, ils se mariaient comme tout le monde (le plus souvent entre eux) et procréaient.

La nouvelle génération ne présentait pas les signes d’angoisse et d’instabilité particuliers si caractéristiques à ceux qui étaient perdus entre l’univers enfoui dans leur souvenir et celui acquis par le biais d’une opération douloureuse. Les jeunes gens aux yeux gréés avançaient en toute confiance sur les nuages et les étoiles, les piétinant allègrement ; mais dès qu’ils parlaient de terre et de flaques, ils regardaient en haut.

Gardons-nous de conclusions hâtives quant à la viabilité des gréés : cette population est encore toute jeune. Elle est peu nombreuse. Et puis, la vérité est-elle dans la première ou la seconde proposition de l’antique sentence de Trismégiste : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » ? Il existe quatre réponses à cette question : « ici », « là-bas », « ici et là-bas », « ni ici ni là-bas ».

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