I

Le poète ne comprenait pas la « raison ». La « raison » rejetait le poète. Rejeté, il posa sa tête sur ses mains, ses coudes sur la table, la « raison » entre les coudes.

«… Je vous écris pour la dernière fois. Vous avez beau être poète, de toute manière vous n’y comprendrez rien, raison pour laquelle je vous rends votre bague et votre parole. Votre (“votre” est barré) M. »

À côté de la lettre, sur la table, lui piquant les yeux, le serpent jaune d’une bague. La « raison », tracée en lettres pointues bien serrées n’acceptait ni la bague, ni les rimes du poète. Quant au poète, il ne comprenait pas la « raison ».

Il ferma les yeux : plus rien. Il les rouvrit : de nouveau, ça. D’un geste douloureux, il poussa « la raison » dans l’enveloppe. La cacha sous un livre. Ouvrit la fenêtre en grand. Une nuit blanchâtre. Des fenêtres noires et jaunes juste en face de ses yeux. Les lumières rondes des réverbères s’alignaient telles des perles sur le fil d’un chapelet. La nuit était avare de sons : de temps en temps, un grincement de roues sur le pavé. Disparues. Un bruit de pas pressés. Éloignés.

Tout était silencieux, mais le poète dressait l’oreille, aux aguets. De partout, de plus loin que loin comme de plus près que près, un très léger bruissement lui parvenait. Au bout d’un moment, une oreille attentive discernait dans cette rumeur apparemment monotone quoique bien distincte, des grincements d’acier et le chuintement rêche de pointes frottant contre une surface glissante. Le poète savait : c’était le bruit de myriades de plumes et de millions de mines de crayons qui furetaient sur des feuilles de papier : sur toute la terre, du plus loin comme du plus près, derrière les vitres et les murs épais, dans la pénombre et devant des lampes jaunes ou des bougies, on écrivait, on écrivait, on écrivait. Le poète prêtait l’oreille aux ténèbres derrière la fenêtre craignant de chasser par la force de son souffle le frôlement des lignes sur le point d’éclore. Il savait qu’elles se faisaient entendre chaque fois juste avant que… Voilà. Ses doigts serrèrent convulsivement le porte-plume.

Gorgée d’encre, la plume planta furieusement son bec fendu dans le cahier. Sur le cahier, une dédicace : « Sonnets au printemps ».

Il apparut :

Le soleil dont les rais ont

La plume avançait convulsivement sur la ligne, suivie par l’œil qui sautillait de lettre en lettre sans arriver à la rattraper. La plume avait déjà sauté un alinéa tandis que l’œil, lui, était encore en train de mettre bout à bout : « les rais ont ». Le « rais » s’était collé au « ont » et s’était rapproché de « les » : « les raisons ».

La plume lui tomba de la main et, à la place de la rime pressentie, un pâté coula à la fin de la deuxième ligne.

Fadaises, marmonna le poète et il reprit sa plume. Mais il avait beau écouter la nuit, il n’entendait plus le mystérieux chuintement battre dans les rythmes et les rimes.

Un air froid et humide lui collait obstinément au visage. Le poète referma la fenêtre. Il se déshabilla. Fit claquer l’interrupteur.

Dormir.




2

La « raison » se trouvait dans la poche gauche de son manteau. Les yeux du poète étaient remplis jusqu’à l’iris de rayons – reflets – nimbes. Il ne pensait plus à la lettre.

Or, comme il avait collé sa poitrine au tronc d’un pin, les lettres pointues de la « raison », serrées au corps par l’écorce de l’arbre, égratignèrent soudain douloureusement sa peau en s’y imprimant à travers l’enveloppe et une double épaisseur de vêtements.

— Fadaises. C’est une illusion.

Le poète se trouvait dans une clairière. Autour de lui, les miroirs des flaques. Des souches moussues couvertes de taches d’humidité. Le poète avait un peu honte, il portait un manteau usé tout décoloré, des bottes élimées trouées. La forêt, elle, était parée de belles herbes lavées par la pluie, les branches de bourgeons, de boutons et d’épines d’un vert éclatant, fraîchement vernis.

Le poète tâcha de dissimuler ses pieds derrière une souche : il lui sembla que les arbres le montraient de leurs branches avec mépris, que les herbes et les ronces tiraient sur les bords effrangés de son pantalon : comment un gueux pareil avait-il pu pénétrer chez nous, à la fête du Printemps qui pend sa crémaillère ?

Soudain, quelque chose remua dans un tas de feuilles mortes jaunes restées là depuis l’automne. D’abord, apparut une petite patte palmée à trois doigts couverte de verrues vertes et de poils, puis une tête pas plus grosse qu’un poing, sans yeux mais bouchue. La fente de la bouche se desserra.

— Vous désirez ? – et elle se referma.

Le poète ôta poliment son chapeau.

— Je voudrais voir le Printemps, ne serait-ce que du coin de l’œil.

La tête pas plus grande qu’un poing remua :

— En mars, on ne demande pas à voir mai. Son Altesse dort encore. Pour cette raison…

Le poète fit une grimace de douleur.

— Dans ce cas, dit-il en fouillant convulsivement ses poches, pourriez-vous avoir l’amabilité… je n’ai pas l’honneur de connaître votre nom… (la bouche de la créature sans yeux ne bougea pas) de lui remettre ceci.

Le poète se baissa et posa sur les feuilles jaunes un petit in-octavo : Sonnets au printemps. Pendant une minute, les feuilles des sonnets reposèrent sur les feuilles mortes de la forêt. Le vent daigna feuilleter deux ou trois pages, puis il remua légèrement les herbes en poussant un soupir de mécène et s’en alla d’un pas léger. Les pins aux épines vertes, les chênes branchus penchèrent leurs faîtes grinçant sous l’effort vers les lignes, pour voir les minuscules signes noirs, mais la petite patte couverte de verrues tira sur le bout de la liasse et celle-ci disparut sous le tapis de feuilles pourries.

Le poète s’assit sur une souche. Le froid humide se faufila sous son manteau, ses vêtements, sa chemise, sa peau – pénétrant dans ses os. Le poète se releva. Dans une des flaques, il aperçut un visage déconcerté et attristé. Secouées par une branche, deux ou trois gouttes tombèrent sur sa joue : tout à fait comme… Il retira la bague de sa main gauche, réfléchit – et la flaque trouble semée de taches et de traînées irisées frémit légèrement, puis lissa ses plis au-dessus d’un petit reflet jaune englouti.

Le poète sortit rapidement de la forêt. Les herbes s’accrochaient à ses pieds. Les branches le mordaient à travers les trous de ses chaussures, quant à son cœur, égratigné par les six lettres du mot maudit, il battait la mesure en deux temps : pas ça – pas bien – pas elle – pas d’elle – pas là.

Il marchait sur des craquements de branches, sur les feuilles d’automne fanées et son cœur, lui, se cognait à la feuille de papier pliée en quatre contre sa poitrine, avançant lui aussi sur les sentiers des lignes pour fuir au plus vite les : pas-vrai, pas-bon, pas-juste, pas-ça, faut-pas. Le poète referma son manteau, comme par peur de perdre aussi son cœur, et il pressa le pas. Un mauvais pressentiment le suivait à la trace.

Un faubourg. En cherchant à débrouiller le dédale de ruelles étroites et tortueuses dont était enrubannée la route de campagne qui filait en ligne droite, le poète remarqua soudain, au croisement de deux voies formant une fourche tordue, un carré rouillé cloué au volet vert d’une maisonnette sans étage. Le poète se trouvait sur le trottoir d’en face. Traverser la rue dans la gadoue jaune n’était guère facile, mais les lettres rouges à moitié effacées par la pluie demandaient à être lues. Le poète s’approcha. Il lut et relut : « Réparation de cœurs. Qualité garantie, sans douleur. Dans la cour à droite. »

Une blague.

Il regarda les rues, étonné : pas âme qui vive. Trois ou quatre petites maisons. C’était tout. Pour qui était-ce écrit…

La nuit tombait. Il sentit une pince froide fouiller près de son cœur, le trouver, le prendre entre ses bouts pointus, se resserrer.

Pour moi, peut-être ?

Sans regarder autour de lui, pressé d’abandonner au plus vite le croisement et le carré avec l’étrange inscription dans le chaos des maisons, le poète s’éloigna rapidement.




3

Le silence l’attendait derrière le verrou fermé de sa chambre. Chaussé de pantoufles de feutre souples, le silence se tint derrière son fauteuil sans montrer son visage, lui prit la tête dans ses mains douces, tendres.

— Moi, j’attends toujours.

Des reliures luisaient au mur, sur une étagère. Avec un sourire rassuré, le poète s’approcha de ses amis, la lampe à la main, tâtonna au hasard. Qu’est-ce ? « Poe E. La Chute de la Maison…» Les caractères s’étaient collés les uns aux autres (Le M s’était arrondi et avait replié sa patte se faisant passer pour un R) et il vit briller : « Raison ». Aucun son ne se forma en lui. Le silence n’était plus là non plus. Ça battait dans ses tempes : La Chute de la Raison – raison…

Sa main trouva la lettre. Voici :

«… Je vous écris pour la dernière fois. Vous avez beau être poète, de toute manière vous n’y comprendrez rien, raison pour laquelle…»

Le poète s’éloigna de la lettre comme si ces lignes étaient porteuses d’un danger : sa main légèrement tremblante trouva la manche du manteau, il descendit rapidement l’escalier.

Le poète entra dans sa chambre presque au même moment que l’aube : lui par la porte, l’aube par la fenêtre. En se croisant, ils échangèrent un regard : tous deux étaient blêmes et maussades. L’aube devait se muer en aurore, l’aurore en jour, puis en midi. Le poète, lui, ne devait se muer en rien du tout : il se laissa choir sur le lit telle une chose inutile pour lui-même comme pour les autres. Mais, avant de se tourner face au mur, il jeta un coup d’œil au coin de la table : la lettre était toujours là, à un demi-mètre de l’oreiller.

— Mieux vaudrait la cacher.

Or, ses paupières se refermèrent, son bras retomba, inerte, le long du corps, la réalité s’en fut. Dans son sommeil, il sentit quelque chose de piquant, de pointu farfouiller sur sa poitrine, sous son mamelon gauche, essayant de mordre sa peau, vriller le tissu musculaire, se faufiler entre ses côtes, pénétrer en profondeur, plus près du cœur. Il rêva d’un chemin au milieu de pins qui bruissaient, semblables à des mâts de navire. Soudain : des souches à la place de pins. Au milieu, une mare visqueuse aux ornements irisés et, sous sa peau sale, quelque chose d’immense dans un essaim de lueurs et d’étincelles, en train de remuer, essayant désespérément de se relever sur ses rayons fins, fragiles.

— Qu’est-ce ?

— Le soleil tombé, dit quelqu’un au poète.

En regardant le ciel, il voit : en effet, là-haut, à la place du soleil, un trou noir rond. Il tente d’y voir mieux… Il tente d’ouvrir les yeux plus grands ; et ses yeux s’ouvrent : dehors, la matinée touche à sa fin, midi n’est pas loin. Gazouillis d’oiseaux. Grincements de roues. Toujours la même lettre sur le bord de la table.

Relire cette lettre était devenu pour le poète une douloureuse mais obsédante nécessité. Il tendit la main vers la table et ouvrit encore une fois la feuille pliée en quatre :

«…Je vous écris pour la dernière fois. Vous avez beau être poète (mais oui, mais oui), de toute manière vous n’y comprendrez rien : je vous rends votre bague et…»

De surprise, le poète fit tomber la feuille. Il la ramassa et l’examina en approchant, puis en éloignant les lettres de ses yeux : le mot « raison » avait disparu de la ligne « vous n’y comprendrez rien ». Deux points. Après les deux points, la ligne bleue du papier à lettres d’environ deux pouces de longueur, vide.

Le poète effleura ce blanc du doigt. Il tourna la page, pensant que le mot « raison » s’était caché quelque part sur la feuille. Pourtant, non : pas un trait, pas un point – ni au verso, ni dans les plis. À cet instant, quelque chose de piquant remua sous sa clavicule gauche, à l’endroit où il avait l’habitude de sentir son cœur. Le poète blêmit et se mit à écouter, la main serrée contre la poitrine : à présent, il percevait distinctement un corps étranger bouger et ramper, agité, à l’intérieur de son cœur.

Courir chez le médecin – et il imagina les yeux moqueurs plissés du docteur : « Qu’est-ce qui vous arrive ? Racontez-moi tout », ce qu’il n’oserait jamais faire justement.

Les bras autour des mollets, le menton collé à ses genoux saillants, le poète réfléchissait intensément : pour la première fois, il pensait dans la plus stricte logique, de syllogisme en syllogisme, selon les schémas traditionnels, aristotéliciens, sans confondre les sujets avec les prédicats.




4

La mouche était née dans une fente du poêle, sous le plafond bas fuligineux d’une auberge. Elle tâtait de sa petite trompe les taches grasses sur les nappes. Elle courait sur les assiettes sales. Le soir, elle aimait rester sur la fenêtre, ses yeux à facettes rêveurs regardaient le printemps aux feuilles vertes à travers la vitre épaisse. Les crissements et les bruits des rues cognaient à la vitre, la faisant vibrer sous ses pattes.

La pluie bourdonnait sans discontinuer depuis le matin : des essaims de mouches blanches transparentes et sans ailes rampaient de haut en bas de l’autre côté de la double vitre au pourtour enduit de mastic. Pour la mouche, tout était étonnant, nouveau, elle avait envie d’aller là-bas, du côté des bêtes rampantes qui avaient débarrassé la fenêtre des grains de poussière, vers les ruisseaux bruyants, vers les vents porteurs d’été, dans le printemps aux feuilles vertes.

Mais quelqu’un s’ennuyait à attendre sa soupe. L’homme attrapa la mouche rêveuse et lui arracha distraitement d’abord l’une, puis l’autre aile. La mouche bourdonna de douleur et s’échappa de ses doigts. Le monde se renversa, tomba hors de ses yeux à facettes : privée d’ailes, elle rampa, comme aveugle, heurtant de sa tête les salières et les pots de moutarde, regagna sa fente sur ses pattes tordues de douleur et resta longtemps sans bouger, les yeux contre le mur. Une semaine plus tard, alors que là-bas, derrière la vitre, parmi les feuilles, des milliers et des milliers d’yeux dans des cercles irisés s’étaient ouverts comme en cherchant quelqu’un, la mouche quitta sa fente et rampa de nouveau jusqu’à l’appui de fenêtre en traînant ses pattes : à présent, la fenêtre était ouverte en grand sur le printemps, mais le printemps, lui, était étranger et inutile, il n’était plus pour elle : après un moment de réflexion, l’estropiée retourna dans sa fente.

Le poète était assis à une table devant la fenêtre. Près de son coude, une petite flaque jaune : sa soupe refroidie depuis longtemps. Son cœur battait régulièrement dans sa poitrine, tel un pivert méthodique. La soupe attendait près de son coude. Le printemps attendait derrière la vitre, dardant des milliers et des milliers d’yeux irisés cachés parmi les pétales. Le poète n’avait envie ni de soupe ni de printemps.

Sur la table, une revue ouverte. Il la feuilleta. Il tomba sur un poème :

Le Printemps chemine sur un clavier éphémère :

Tout de trilles torsadés, tout de frêles murmures

Et sous ses pas – bleuissent des herbes chimères,

Les pins secouent la neige humide de leurs ramures.


Près d’une flaque fondue, triste, amoureux – un gnome :

En une fugue s’entrelaçant, les ruisseaux susurrent ;

Sur un pin, le pivert, régulier métronome,

Se languit de sa mie en battant la mesure.

Quelle absurdité : les claviers sont-ils faits pour marcher dessus ? Ou encore : le printemps est une saison, a-t-on jamais vu une saison avoir des trilles torsadés ?

En lisant les lignes sur le pivert l’homme qui, hier encore, était poète, se sentit carrément offensé. Il jeta la revue.

« Tiens, qui en est l’auteur ? »

Ses sourcils firent un bond : c’est son propre nom que l’homme qui, hier encore était poète, découvrit au bas des deux quatrains.

Chaque jour, la « raison » grandissait dans l’homme que l’on continuait d’appeler « poète ». Chaque jour, son cœur prenait des leçons auprès de la pendule qui oscillait entre deux roses identiques sur les papiers peints. Sa plume, elle, se mit à osciller non dans l’étroit espace du vers, mais dans des lignes longues, sérieuses qui occupaient toute la largeur de la page. Les paroles de l’ex-poète étaient habitées par : puisque – ainsi – par conséquent – raison pour laquelle – si – alors. L’ex-poète brûla une liasse de poèmes écrits l’année précédente. Le petit volume contenant les Sonnets au Printemps réussit à grand-peine à se cacher sous un tas de dictionnaires et d’encyclopédies. Dans le numéro de mai de Bon Sens, parut un article qui fit sensation : « Résidus d’encre » ; l’auteur démontrait que « les soi-disant “poètes” s’appropriaient uniquement les noms des choses, laissant les choses elles-mêmes aux personnes sensées. Comme la vérité est une relation entre les choses et non pas entre leurs noms, tous les écrits des poètes ne sont que des “attestations de pauvreté” qu’ils se délivrent à eux-mêmes. Dans la mesure où les choses (ce qui peut être appréhendé par la science) sont premières par rapport à leurs noms, les propriétaires des mots, ceux qui ont obtenu des nominations en échange de choses réelles auxquelles ils avaient pourtant droit tout comme les autres hommes, s’apparentent à Achab qui troqua son droit d’aînesse contre… une soupe de lauriers » (ici, l’auteur atteignit à un réel pathos)(31). « Il n’y aurait nul malheur à cela, poursuivait l’article, si le destin des poètes n’était pas lié à celui des gens sensés : les noms arrachés aux choses sont entassés sur une feuille de papier où, alignés en rangées, vers après vers, ils font naître, et pas seulement parmi les poètes, la légende nocive sur la force magique du mot. Habitués à fabriquer leurs mots avec des gouttes d’encre, à les pousser d’un coup de plume sans le moindre effort où ils veulent et comme ils veulent, les poètes séduisent même des gens qui ne font pas partie de leur confrérie criminelle : en quittant le petit monde des mots pour le grand monde des choses, les gens voient que, comparées à leurs noms, les choses sont lourdes, quelles leur résistent et sont bien plus difficiles à mouvoir sur les chemins terrestres que les gouttes d’encre sur les lignes d’un cahier. Alors, on s’exile du monde des choses, qui nécessite du travail, de la sueur, vers un monde de mots où, paraît-il, on peut se contenter de la prétendue création et d’une bouteille d’encre. Tous voudraient être poètes. Le mépris du papier pour le peuple grandit de jour en jour. Mais en se promenant entre les lignes, s’écriait l’auteur de l’article, les poètes devraient se souvenir des sillons tracés par la charrue : les poètes qui se pâment en écoutant le chant des rimes et des assonances devraient prêter l’oreille au bruit de la machine-outil et au fracas des mécanismes. Elle est là-bas, la vraie vie qui tient sa couleur noire de la suie et de la fumée, et non pas de l’encre. Ici, dans tous ces in-quarto, in-octavo, in-16, in-32 prétentieux, ce ne sont que des résidus d’encre, rien d’autre. […] Il est bien dommage, conclut le critique, qu’il tombe souvent dans notre pays des pluies d’encre : hélas, à cause d’elles, tout ce qui n’est pas cousu d’air, tout ce qui tient solidement sur des racines terrestres est condamné à pourrir et à disparaître. » En guise de signature : des initiales muettes.

La critique accueillit l’auteur inconnu avec enthousiasme. Deux coryphées écrivirent : l’un « Il était temps », l’autre « Lettre ouverte aux poètes ». Mais quel ne fut l’étonnement des critiques lorsqu’ils découvrirent que sous ces initiales se cachait l’auteur honni des Sonnets au Printemps dont le nom avait été égratigné plus d’une fois par la pointe de leurs plumes. D’autres articles parurent : « Il n’est jamais trop tard » et « Le poète-dénonciateur » : l’auteur du premier qualifiait l’ex-poète de « collègue » et espérait que ce nouveau combattant rallie les rangs des critiques.

L’ordinaire de l’auteur de « Résidus de l’encre » s’améliorait : de nouveaux souliers bien cirés brillaient à ses pieds. Pourtant, aujourd’hui l’ex-poète n’aurait pas essayé de cacher ses godillots usés aux yeux perçants des bourgeons printaniers ni aux pétales grand ouverts pleins de curiosité ; d’ailleurs, il n’aurait pas jugé utile de rendre visite aux pétales et aux bourgeons. Cependant, un jour, au cours de sa promenade habituelle avant le repas, il s’approcha des limites de la ville. La forêt, parcourue par les ombres du crépuscule, formait une tache bleue derrière le pré. On était déjà début juin, mais le printemps ne voulait pas partir. Les anciens haussaient les épaules, étonnés – et à force, ils restèrent les épaules en l’air ; de leur mémoire, le printemps humide et transparent n’avait jamais résisté aussi longtemps à la sécheresse et aux poussières d’abord grises, puis jaunes de l’été : les boutons tardaient encore à s’épanouir en fleurs ; même la violette ne voulait toujours pas faner ; le pré entre les faubourgs et la forêt était toujours d’un vert malachite humide et éclatant ; les ruisseaux, oubliant de tarir, égrenaient de frêles et argentés murmures de printemps.

Il est si agréable de tourner, ne serait-ce qu’en pensée, sur le sentier sinueux qui mène de la ville à la forêt. Mais celui qui fut poète naguère eut un sourire torve ; à peine lancée dans le méandre du sentier, sa pensée fit demi-tour en suivant la ligne brisée de son sourire. Il consulta sa montre : l’aller et le retour prendront une heure et quart. Minimum. Dans quarante minutes, pas une de plus ni de moins, je dois être chez le joaillier pour retirer la bague comme je l’ai promis à Mitty, raison pour laquelle…

Il tourna le dos à la forêt.

« Si je n’avais pas jeté l’anneau dans la mare (quelle bêtise !), je n’aurais pas eu maintenant à me soucier de le remplacer. Ni je n’aurais eu de frais. Eh bien, j’étais poète, et pour cette raison la chance ne m’aime pas. »

L’homme marchait à travers le faubourg désert, le regard rivé sur ses pieds, en protégeant soigneusement ses chaussures cirées des flaques de printemps qui tardaient à sécher.

« Comme c’est étrange, pensait-il, poursuivant sa réflexion. Cela fait-il si longtemps que je croyais Mitty perdue pour moi ? Perdue pour toujours. Or, demain, je l’appellerai, non, fini les “j’appellerai” (maudite habitude), demain elle deviendra réellement ma femme, elle m’appartiendra dans sa matérialité corporelle. Il a suffi que je revienne à la raison, que je laisse tomber tous ces rêves, ces sonnets, ces bizarreries stupides, et voilà que j’ai même une modeste situation qui me permet…» – l’homme plongea sa main dans sa poche, la lettre pliée en quatre froufrouta entre ses doigts. Un pli entre les sourcils : celui qui fut poète comprenait à présent toutes les raisons, sauf une : celle qui, par une nuit de mars, avait déserté la lettre de Mitty d’une façon qui échappait à la raison. Depuis qu’il s’était réconcilié avec sa fiancée, l’ex-poète avait voulu lui en parler à plusieurs reprises, lui poser la question, mais…

Quelqu’un venait à sa rencontre. Il leva la tête, jeta un coup d’œil alentour : un croisement familier, deux ou trois maisons, des palissades. De l’autre côté, un volet vert avec l’enseigne carrée bien connue. Deux personnes avançaient. Pour le moment, elles étaient cachées par le mur de la maison, mais on entendait nettement le pas de quatre pieds. L’ex-poète s’arrêta sur le trottoir étroit pour les laisser passer.

Tout d’abord, une paire de caoutchoucs apparut au tournant de la rue : parfaitement autonomes, sans pieds dedans, ils foulaient les planches du trottoir de leurs semelles. Ils avançaient d’un pas régulier de flâneurs exhibant leur doublure de feutrine écarlate et contournant précautionneusement les flaques et les bornes qui apparaissaient sur leur chemin. Un homme voûté en vieille redingote démodée, un foulard au cou, les suivait à la trace en traînant les pieds et en geignant ; son visage était caché par un chapeau à larges bords, sa main noueuse martelait le trottoir à coups de parapluie. Les yeux rivés au sol, il ne semblait nullement en quête de rencontres, mais les caoutchoucs, eux, se dirigèrent tout droit vers l’ex-poète ébahi, qui avait, eût-on dit, pris racine, et s’immobilisèrent, le nez contre ses chaussures. Le vieillard s’arrêta aussi. Un coup de parapluie furieux : arrière ! Mais les caoutchoucs ne bougèrent pas, collés aux chaussures de l’ex-poète. Alors, le vieillard ôta son chapeau et, soudain, les ridules et les plis qui parcouraient son visage s’épanouirent promptement en un sourire gentil, presque enfantin :

— Nous voilà obligés de nous présenter, Monsieur, dit-il d’une voix claire et distincte. Fata nolentem trahunt, volentem ducunt(32).

Les caoutchoucs écoutèrent la sentence, puis obliquèrent de 60°, contournèrent leur nouvelle connaissance et se mirent en chemin les premiers, avançant d’un pas souple sur le trottoir. Tournant automatiquement ses talons, l’ex-poète les suivit ; le vieillard, lui, marcha derrière. Les caoutchoucs s’arrêtèrent devant un portillon. Le vieillard, traînant ses semelles et frappant les planches avec son parapluie, tarda un peu à les rejoindre. Alors, l’ex-poète (étonné de son propre geste), tira lui-même le loquet. Les caoutchoucs remercièrent en faisant claquer leurs talons et pénétrèrent, l’air cérémonieux, dans la petite cour proprette. Derrière eux, l’invité et, en dernier, le vieillard.

Le vieillard et son hôte s’assirent l’un en face de l’autre devant la table étroite.

— Que puis-je…

— En fait, je n’ai besoin de rien.

— Je comprends, hum, anaesthesia poetica(33). Cela arrive, mais oui : cor vacuum(34). Généralement, c’est dû aux parasites d’encre(35). Vous n’avez pas pris soin de votre cœur, mon ami, vous l’avez négligé. Vous souffrez.

— Pas du tout. Au contraire.

— Je vois : vous avez perdu la capacité de souffrir. C’est dangereux. Je vous prie de m’accorder un instant de sincérité.

La main sèche et chaude du vieillard se posa sur celle du poète. Surpris par sa propre franchise, celui-ci lui livra tout dans un récit confus et bégayant.

Le vieillard s’attrista.

— Hum, il n’y a pas de doute, c’est bien cela : « ergo » typicum2(36). La maladie de Descartes. Bien. Vous avez la lettre ?

Le patient sortit la feuille pliée en quatre. Le vieillard chaussa tranquillement ses lunettes et les dirigea sur les lignes.

— Bon. Commençons.

Il se lava soigneusement les mains, puis s’approcha d’une étagère où scintillaient des burettes et pipettes en verre fin, des fioles et des alambics ventrus transparents, ainsi qu’une longue rangée de flacons à facettes remplis de liquide bleu, rubis ou jaunâtre ; celui qu’il choisit finalement avait des reflets huileux écarlates. Un bistouri brilla dans sa main.

— Je ne vous ferai pas mal.

Le vieillard demanda à son patient de se mettre nu jusqu’à la taille et il écouta longtemps son cœur serrant son oreille rugueuse contre sa poitrine. Puis, avec un sourire malicieux :

— Là !

Plongeant un bout de coton dans le liquide écarlate huileux, il se mit à frotter la peau sous son mamelon gauche : un froid en émana qui, à travers l’épiderme, les côtes, les muscles, pénétra a l’intérieur.

— Fermez les yeux.

Quelque chose s’enfonça entre ses côtes. Il sentit son cœur comme pris dans un étau : les vis se resserraient, l’étreinte se refermait, l’espace rétrécissait, plus de place pour les battements. Une pulsation. Une autre. Son cœur s’arrêta un instant. Puis, il se remit à battre, mais différemment.

— Je le tiens.

Il ouvrit les yeux. À un demi-mètre de ses prunelles, à l’intérieur d’une cloche de verre vide, le mot « raison » aux lettres pointues que le poète connaissait si bien, s’agitait fébrilement : il rampait sur ses parois, puis retombait. Il avait peu changé depuis la fameuse nuit, à ceci près que ses lettres noires aux pointes acérées, gorgées du sang qu’il avait sucé dans le cœur du poète, étaient teintées de rouge. Le chirurgien approcha lentement de la cloche la lettre soigneusement dépliée et fixée à une planche à l’aide de quatre punaises. Soulevant légèrement la cloche, il glissa rapidement sous ses bords les lignes déplissées de la lettre. Le poète observait en retenant son souffle : le mot ne voulait pas revenir sur la ligne. Agile et furieux, il remuait ses lettres sanglantes se projetant contre les parois de la cloche transparente dans une tentative de fuite désespérée.

— Éloignez votre cœur, marmonna le vieillard entre ses dents et, lorsque le poète recula prudemment, il s’empara d’une pincette.

À présent, ses yeux amicaux exprimaient la colère, ses narines étaient gonflées. Passant la pincette sous le bord de la cloche, il saisit la « raison », qui se tortillait et se débattait de toutes ses six lettres, en essayant de la plaquer sur le blanc entre les deux points et le « je vous rends ». Des mots incompréhensibles remuaient sur ses lèvres. En les entendant, la « raison » fit un dernier soubresaut, s’affaissa, se coucha docilement sur le papier à lettres, sur la ligne bleue et, étirant ses six signes, commença à retomber peu à peu : haut-relief, elle se transforma d’abord en bas-relief, puis en image plate et finalement, se fondit dans la surface de la feuille. Le vieillard retira la cloche. La flamme bleue d’un réchaud à alcool tremblait sur le bord de la table. Le vieillard tendit au poète la lettre qu’il avait détachée de la planche : sans attendre qu’on lui dise quoi que ce soit, celui-ci l’approcha du feu : dans la flamme qui s’élança vers le haut, il entendit un petit piaillement, une plainte perçante. Des étincelles rouges jaillirent sur la table dans un sifflement : la lettre brûlée retomba sur le bord grisonnant de cendres refroidies.

Le poète referma le col de sa chemise avec un sourire désemparé, ses doigts tremblaient légèrement. Dans son cœur, une douleur aiguë, trace de la lame – douleur qu’il n’aurait échangée contre nul bonheur, par exemple, celui d’être avec Mitty.

— Comment pourrais-je m’acquitter…

— Je vous en prie, pas de comptes entre gens de la même famille.

Le dos voûté du maître se redressa, ses petits yeux brillèrent comme des étoiles, sa main serra vigoureusement celle du poète. Une fraction de seconde, celui-ci se rappela une sensation familière et chère à son cœur, qui venait de très loin, d’avant l’enfance.

Comme le maître le raccompagnait à travers l’antichambre obscure, quelque chose remua par terre dans un coin et, avant qu’il eût le temps d’enjamber le seuil, se glissa sous sa chaussure, enserrant sa semelle d’un étau en caoutchouc. Encore un instant, et son deuxième pied se vit également chaussé d’un caoutchouc. Le poète ouvrit la bouche pour protester, mais les caoutchoucs remuèrent sous ses semelles et entraînèrent ses pieds avec autorité : du pas de la porte vers le portillon. Il entendit la fenêtre s’ouvrir :

— Bonjour à ma petite fille.

Les caoutchoucs avançaient à grandes enjambées sur le trottoir comme s’ils avaient voulu déchirer le poète en deux moitiés verticales : ils se hâtaient vers la limite de la ville.

Le poète avait envie de rentrer, de retrouver la lumière de sa lampe, son encrier resté ouvert et ses poèmes, mais les caoutchoucs l’emportaient dans la nuit, loin des toits de la ville, sans qu’il sache où ni pourquoi. Arrivé à la dernière maison du faubourg, le poète s’agrippa aux pieux de la palissade : à l’issue d’une courte lutte, les pieux vétustes s’arrachèrent avec les clous et les caoutchoucs s’emparèrent de nouveau de ses pieds, s’élançant sur un sentier dans un pré, enserrant ses orteils de leur étau. Se rappelant la maxime : « Fata nolentem trahunt, volentem ducunt », le poète cessa de résister. Aussitôt, la terrible pression se relâcha, les caoutchoucs se firent larges et confortables : ils ne faisaient plus que le pousser légèrement en lui rappelant son itinéraire : de la ville vers la forêt.

Le crépuscule s’éteignait tout au bout du champ : un rai écarlate injecté de sang s’obscurcissait, rétrécissait comme une blessure en train de cicatriser.

« Peut-être que le ciel s’est fait ouvrir le cœur, lui aussi, se dit le poète, peut-être que là-haut, parmi les orbites, il n’y a plus de “raison”. »

Il avançait vers la forêt. Une clairière. Les branches hirsutes s’écartèrent respectueusement pour le laisser passer. Les herbes à ses pieds s’inclinaient tout bas : il ne savait si ce salut s’adressait à lui ou aux caoutchoucs. Les étoiles étaient descendues jusqu’aux arbres : on les eût cru accrochées aux branches, répandant à terre leurs aiguilles émeraude ; un coup de vent, et elles s’éparpilleraient en un brasier bleu réduisant la forêt en cendres.

Le poète s’enfonça dans les fourrés. Les branches n’osaient l’égratigner ni même l’effleurer.

Une silhouette drapée dans un voile de brume blanc attendait parmi les herbes et les fleurs figées dans un silence respectueux. On entendait juste un léger tintement de campanules bleues et le bourdonnement de chœurs de hannetons.

— Qui est-ce ?

Les derniers bruits se turent.

— Vous autres humains, vous m’appelez demoiselle Printemps. La chaleur et la canicule me chassent. Mais puis-je m’en aller sans toi, ô mon promis, ô mon désiré ? Ne sommes-nous pas fiancés grâce à la bague que tu as laissé tomber, ô mon très-cher ? Ne sommes-nous pas unis par les paroles de tes chants ? Ô mon promis, appartiens-tu entièrement à la Saison nouvelle ?

Le poète fit un pas en avant. Les rais de la lune chassèrent les ténèbres. Le visage de demoiselle Printemps : un fragment du ciel. Dans les volutes dorées de ses cheveux, des constellations de violettes. Les chênes troués et les vieux pins baissèrent leurs couronnes centenaires pour voir une dernière fois le Printemps et le poète avant de mourir. Les branches des buissons ployaient sous les grappes d’elfes minuscules, de kobolds et d’autres créatures de la forêt qui s’y étaient perchés pour être confortablement installés et voir la Fête de plus près.

Le poète s’agenouilla : des ongles fins parfumés effleurèrent ses lèvres. Profitant du moment, les caoutchoucs quittèrent ses pieds en toute hâte, s’éloignèrent et attendirent à l’écart.

« Viens avec moi, entendit le poète. – Où ? – Loin de la matière terne, vers l’éternité. »

Le poète se releva et le cortège nuptial s’ébranla : la saison et le poète allaient à pied ; les essaims de libellules, de hannetons et d’elfes volaient, les grenouilles et les kobolds aux yeux globuleux sautaient, les vers luisants, les limaces et les chenilles multicolores rampaient s’efforçant de ne pas rester en arrière. Bref, tout le monde avançait, sauf les caoutchoucs qui se tenaient tristement immobiles, les bouts joints, devant une souche.

Le fiancé s’arrêta, faisant signe au cortège.

Chers caoutchoucs, dit-il, voulez-vous nous gâcher la fête ? Fini, les rancunes : l’homme qui se tenait là-bas, devant le jardinet, ne connaissait pas encore son destin. Il ne faut pas m’en vouloir : venez donc. Mais les caoutchoucs piétinèrent d’une semelle sur l’autre et reprirent la même position. « À moins que vous ne deviez rejoindre votre maître ? Dans ce cas, je vous laisse partir et ne vous demande qu’une chose : à la place du mot brûlé je le prie d’en accepter… un autre. »

Et le poète se pencha pour remettre dans un des caoutchoucs un mot qu’il venait d’écrire. Le cortège nuptial reprit son chemin : la forêt le saluait au passage en resserrant ses branches, les feuilles et les herbes susurraient : « Bon voyage. » Quant aux caoutchoucs, après un moment de réflexion ils tournèrent leurs talons et se dirigèrent vers la clairière, pensifs, à travers la forêt obscure et silencieuse. Un petit carré de papier blanchoyait dans la doublure en feutrine de l’un d’eux : les têtes curieuses des herbes, les yeux grand ouverts des fleurs nocturnes se penchaient dessus en essayant de lire le mot mystérieux : personne n’y parvint. Moi non plus.


1922

Загрузка...