CHAPITRE 9


La salive de Tyler a eu deux effets. Le baiser mouillé sur le dos de ma main a maintenu les paillettes de soude pendant qu’elles brûlaient. Ce fut là son premier office. Le second tient au fait que la lessive de soude ne brûle que lorsqu’on la combine à l’eau. Ou la salive.

— Ça, c’est une brûlure chimique, dit Tyler, et elle te fera plus mal que toutes les brûlures que tu auras jamais eues.

On peut utiliser la soude pour déboucher les conduites d’évacuation.

Ferme les yeux.

Une pâte de soude et d’eau peut brûler et percer le fond d’une casserole d’aluminium.

Une solution de soude et d’eau est capable de dissoudre une cuillère en bois.

Combinée à l’eau, la soude chauffée monte à plus de deux cents degrés et à mesure qu’elle chauffe, elle brûle et pénètre le dos de ma main, et Tyler place les doigts d’une main sur mes doigts, nos mains à plat sur la cuisse de mon pantalon taché de sang, et Tyler me dit de lui prêter toute mon attention parce qu’il s’agit là du plus grand moment de mon existence.

— Parce que jusqu’à aujourd’hui, tout n’aura été que petite histoire, dit Tyler, et tout à partir de maintenant ne sera que petite histoire.

Ceci est le plus grand moment de notre existence.

La soude collée à l’exacte forme du baiser de Tyler est un feu de joie ou un fer à marquer ou une pile atomique en fusion sur ma main au bout d’une longue, longue route que j’imagine à des kilomètres de moi. Tyler me dit de revenir et de rester avec lui. Ma main s’en va, elle part minuscule sur l’horizon au bout de la route.

Imaginez le feu qui continue à brûler, sauf que maintenant, il est au-delà de l’horizon. Un soleil couchant.

— Reviens à la douleur, dit Tyler.

C’est le genre de méditation dirigée qu’on utilise dans les groupes de soutien.

Ne pas même penser au mot douleur.

La méditation dirigée marche bien pour le cancer, elle peut marcher pour ça.

— Regarde ta main, dit Tyler. Ne regarde pas ta main.

Ne pense pas au mot fulgurant ou chair ou tissu ou calciné.

Ne t’écoute pas pleurer.

Méditation dirigée.

Tu es en Irlande. Ferme les yeux.

Tu es en Irlande l’été, tu as quitté la fac, l’année est finie, et tu bois dans un pub près du château où, chaque jour que Dieu fait, des bus entiers de touristes anglais et américains débarquent pour venir embrasser la pierre de Blarney.

— Ne coupe pas cela de toi, ne te ferme pas, dit Tyler. Le savon et le sacrifice humain marchent la main dans la main.

Tu quittes le pub au milieu d’un flot d’hommes, à avancer dans le silence emperlé d’humidité des rues sans voitures quand il vient de pleuvoir. Jusqu’à ce que tu arrives au château de la pierre de Blarney.

Les planchers du château ont disparu, pourris par les ans, et tu escalades les marches de pierre dans le noir de plus en plus dense de tous côtés à mesure que tu montes. Tout le monde est silencieux pendant l’ascension, comme le veut la tradition de ce petit acte de rébellion.

— Écoute-moi, Tyler dit. Ouvre les yeux.

« Dans l’histoire antique, Tyler dit, les sacrifices humains se faisaient sur une colline au-dessus d’une rivière. Des milliers de gens. Écoute-moi. On procédait aux sacrifices et les corps étaient brûlés sur un bûcher.

« Tu peux pleurer, Tyler dit. Tu peux aller jusqu’à l’évier et faire couler de l’eau sur ta main, mais d’abord, il faut que tu saches que tu es stupide et que tu mourras. Regarde-moi.

« Un jour, Tyler dit, tu mourras, et jusqu’à ce que tu le saches, tu ne m’es d’aucune utilité.

Tu es en Irlande.

— Tu peux pleurer, Tyler dit, mais chaque larme qui tombera dans les paillettes de soude sur ta peau s’y consumera pour y laisser une cicatrice de brûlure de cigarette.

Méditation dirigée. Tu es en Irlande après avoir quitté la fac, et il s’agit peut-être du lieu où tu as pour la première fois désiré l’anarchie. Des années avant de rencontrer Tyler Durden, avant d’avoir fait pipi dans ta première crème anglaise, tu as appris des choses sur les petits actes de rébellion.

En Irlande.

Tu te tiens sur une plate-forme au sommet des escaliers dans un château.

— Nous pouvons utiliser le vinaigre, Tyler dit, pour neutraliser la brûlure, mais d’abord il faut que tu t’abandonnes.

Après que des centaines de personnes furent sacrifiées et brûlées, Tyler dit, un épais suintement blanchâtre s’est écoulé de l’autel pour descendre la pente jusqu’à la rivière.

D’abord il faut que tu touches le fond.

Tu te trouves sur une plate-forme dans un château en Irlande, les bords de la plate-forme cernés d’une obscurité abyssale, et devant toi, à une longueur de bras d’obscurité, il y a un mur de pierre.

— La pluie, Tyler dit, est tombée sur le bûcher funéraire année après année, et année après année, des gens ont été brûlés, et la pluie s’est insinuée au travers des cendres de bois pour se transformer en solution de soude, et la soude s’est combinée au gras fondu des sacrifiés, et un épais suintement blanchâtre s’est écoulé de sous la base de l’autel pour descendre la pente jusqu’à la rivière.

Et les Irlandais autour de toi avec leurs petits actes de rébellion dans les ténèbres, ils avancent jusqu’à la limite de la plate-forme, ils se postent au bord des ténèbres abyssales et ils pissent.

Et les hommes disent : vas-y, pisse donc ta pisse d’Américain de luxe, riche et jaune de trop de vitamines. Riche, pas bon marché et gâchée.

— Ceci est le plus grand moment de ton existence, Tyler dit, et toi, tu es loin quelque part, et tu es en train de le rater.

Tu es en Irlande.

Oh, et tu es en train de le faire. Oh, ouais. Oui. Et tu sens l’ammoniaque et la dose quotidienne de vitamines B.

Lorsque le savon est tombé dans la rivière, Tyler dit, après un millier d’années de tueries et de pluie, les gens de cette époque antique ont découvert que leurs vêtements étaient plus propres s’ils les lavaient à cet endroit.

Je pisse sur la pierre de Blarney.

— Seigneur, dit Tyler.

Je suis en train de pisser dans mon pantalon noir plein de taches de sang séché, celui que mon patron ne peut pas encaisser.

Tu es dans une maison de location de Paper Street.

— Ceci signifie quelque chose, Tyler dit. « Ceci est un signe », Tyler dit.

Tyler est plein de renseignements utiles. Les cultures sans savon, Tyler dit, elles utilisaient leur urine et l’urine de leurs chiens pour laver leurs vêtements et leurs cheveux à cause de l’acide urique et de l’ammoniaque.

Il y a l’odeur de vinaigre, et le feu sur ta main au bout de la longue route s’éteint.

Il y a l’odeur de soude qui brûle la forme arboricole de tes sinus, et l’odeur de vomi d’hôpital pisse et vinaigre mêlés.

— C’était juste de tuer tous ces gens, Tyler dit.

Le dos de ta main est rouge et gonflé, aussi luisant qu’une paire de lèvres à la forme exacte du baiser de Tyler. Essaimées à l’entour du baiser il y a les traces en brûlure de cigarette de quelqu’un qui pleure.

— Ouvre les yeux, Tyler dit, et son visage brille de larmes. Félicitations, Tyler dit. Tu es un pas plus près de toucher le fond.

« Il faut que tu comprennes, Tyler dit, cette manière dont le premier savon a été fabriqué à partir de héros.

Pense à tous les animaux qu’on utilise pour l’expérimentation de nouveaux produits.

Pense à tous les singes expédiés dans l’espace.

— Sans leur mort, leur douleur, sans leur sacrifice, Tyler dit, nous n’aurions rien.


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