CHAPITRE 23
En avance rapide, je reprends l’avion pour rentrer au bercail, vers Maria et la Compagnie de Savon de Paper Street.
Tout part en morceaux, tout part à vau-l’eau. À la maison, j’ai trop la trouille pour regarder dans le frigo. Imaginez des dizaines de petits sachets à sandwich en plastique, étiquetés de noms de villes comme Las Vegas, Chicago, Milwaukee, où Tyler a été forcé de mettre ses menaces à exécution afin de protéger des chapitres de fight club. À l’intérieur de chaque sachet devrait se trouver une paire de bons morceaux pas très propres, congelés et durs comme la pierre.
Dans un coin de la cuisine, un singe de l’espace est accroupi sur le linoléum fendillé et il s’examine dans un miroir à main.
— Je suis la merde du monde, celle qui chante à tout va, celle qui danse à tous pas, dit le singe de l’espace au miroir. Je suis le déchet toxique sous-produit de la création divine.
D’autres singes de l’espace se déplacent dans la cuisine, à ramasser des choses, à tuer des choses.
Une main sur la porte du congélateur, je prends une profonde inspiration et j’essaie de centrer mon entité spirituelle illuminée.
Gouttes d’eau sur roses
Heureux animaux Disney
Me font mal aux choses.
Le congélateur s’entrouvre d’un centimètre lorsque Maria vient inspecter par-dessus mon épaule en disant :
— Qu’est-ce qu’y a à dîner ?
Le singe de l’espace se contemple accroupi dans son miroir à main.
Je suis la merde et l’ordure humaine infectieuse de la création.
Cercle complet.
Il y a un mois de cela à peu près, j’avais peur de laisser Maria regarder dans le frigo. Aujourd’hui, j’ai peur, moi, en personne, de regarder dans le frigo.
Oh, mon Dieu. Tyler.
Maria m’aime. Maria ne connaît pas la différence.
— Je suis heureuse de te voir revenu, dit Maria. Il faut que nous parlions.
Oh, ouais, dis-je. Il faut que nous parlions.
Je ne peux pas me résoudre à ouvrir le congélateur.
Je suis Joe à l’Entrejambe qui Rétrécit.
Je dis à Maria : ne touche à rien dans ce congélateur. N’essaie même pas de l’ouvrir. Si jamais tu trouves quelque chose à l’intérieur, ne le mange pas, ne le donne pas au chat ni rien. Le singe de l’espace avec son miroir à main est en train de nous reluquer, aussi je dis à Maria que nous devons partir. Il faut nous trouver un autre endroit pour la conversation qui nous attend.
En bas des escaliers du sous-sol, un singe de l’espace est en train de faire la lecture aux autres singes de l’espace.
— Les trois manières de fabriquer le napalm : « Un, vous pouvez mélanger à parts égales essence et concentré de jus de fruits surgelé, lit le singe de l’espace au sous-sol. Deux, vous pouvez mélanger à parts égales essence et Coca light. Trois, vous pouvez dissoudre de la litière à chat réduite en poussière dans l’essence jusqu’à obtenir une bouillie épaisse.
Maria et moi effectuons un transit de masse depuis la Compagnie de Savon de Paper Street jusqu’à un box en vitrine de la planète Denny’s, la planète orange.
C’était un sujet dont parlait Tyler, cette manière dont la plupart des lieux géographiques portent ces noms d’occasion à l’anglaise, pour ainsi dire, dans la mesure où c’est l’Angleterre qui a fait toutes les explorations, bâti les colonies et dessiné les cartes. Les Anglais, faut qu’ils donnent un nom à tout, ou à presque tout.
Du genre : Irlande.
New London, Australie.
New London, Inde.
New London, Idaho.
New York, New York.
Avance rapide vers le futur.
De cette manière, lorsque sera lancée l’exploration de l’espace lointain, ce sera probablement les multinationales mégatonniques qui découvriront toutes les nouvelles planètes et en dresseront les cartes.
La Sphère Stellaire IBM. La Galaxie Philip Morris. La Planète Denny’s.
Chaque planète endossera l’identité de fonction du premier qui viendra à la violer. Le Monde Budweiser.
Notre serveur arbore une bosse grosse comme un œuf d’oie sur le front et se tient droit comme un cierge, talons collés.
— Monsieur, dit notre serveur. Aimeriez-vous commander maintenant, monsieur ? dit-il. Tout ce que vous commanderez sera offert gracieusement, monsieur !
Vous imaginez sentir l’urine dans la soupe de tous les clients.
Deux cafés, s’il vous plaît. Maria demande :
— Pourquoi nous offre-t-il la nourriture gratis ?
Le serveur croit que je suis Tyler Durden, dis-je.
Dans ce cas, Maria commande des palourdes frites, une soupe épaisse de palourdes, un panier de poisson, du poulet frit, une pomme de terre en robe des champs avec tout et une bavaroise au chocolat.
À travers la fenêtre passe-plats qui donne dans la cuisine, trois cuisiniers, dont l’un porte des points de suture le long de la lèvre supérieure, nous observent, Maria et moi, et murmurent entre eux, leurs trois têtes tuméfiées collées l’une à l’autre. Je dis au serveur : donnez-nous de la nourriture propre, s’il vous plaît. S’il vous plaît, n’allez pas cochonner les trucs que nous commandons.
— En ce cas, monsieur, dit notre serveur, puis-je recommander à Madame de renoncer à déguster la soupe de palourdes.
Merci. Pas de soupe de palourdes. Maria me regarde, et je lui dis : fais-moi confiance.
Le serveur tourne les talons et rapporte d’un pas martial notre commande aux cuisines.
À travers le passe-plat, les trois cuisiniers me font signe de conserve, pouce en l’air.
Maria dit :
— Tu t’en paies de bonnes, en étant Tyler Durden.
À partir de maintenant, je dis à Maria, il faut qu’elle me suive partout la nuit, et qu’elle note tous les lieux où je me rends. Qui je vois. Si je châtre quelqu’un d’important. Ce genre de détail.
Je sors mon portefeuille et je montre à Maria mon permis de conduire avec mon vrai nom.
Et pas Tyler Durden.
— Mais tout le monde sait que tu es Tyler Durden, dit Maria.
Tout le monde sauf moi.
Personne au travail ne m’appelle Tyler Durden. Mon patron m’appelle par mon vrai nom.
Mes parents savent qui je suis vraiment.
— Alors pourquoi, demande Maria, es-tu Tyler Durden pour certaines personnes mais pas pour tout le monde ?
La première fois que j’ai rencontré Tyler, je dormais.
J’étais fatigué, j’étais dingue, j’étais toujours sous pression, et chaque fois que je montais à bord d’un avion, je voulais voir l’avion s’écraser. J’enviais les gens qui se mouraient du cancer. Je haïssais la vie qui était la mienne. J’étais fatigué à en mourir d’ennui par mon boulot et mon mobilier, et je ne parvenais pas à voir la manière de changer les choses.
Simplement comment y mettre un terme. Je me sentais pris au piège. J’étais trop complet. J’étais trop parfait.
Je voulais une porte de sortie à ma vie minuscule. Du beurre en petites portions pour une personne, des sièges d’avion trop étriqués, tel était mon lot en ce monde.
Mobilier suédois.
Œuvres d’art habiles.
J’ai pris des vacances. Je me suis endormi sur la plage et lorsque je me suis réveillé, se trouvait devant moi Tyler Durden, nu, en sueur, la peau rugueuse de sable, les cheveux raides et mouillés qui lui tombaient dans la figure.
Tyler sortait du bois de flottage, des épaves de la houle et les traînait sur la plage.
Ce que Tyler avait créé était l’ombre d’une main géante, et Tyler était assis dans la paume d’une perfection qu’il avait fabriquée en personne.
Et un instant était le maximum qu’on pouvait exiger de la perfection.
Peut-être ne m’étais-je jamais réveillé sur cette plage.
Peut-être que tout cela avait commencé lorsque j’avais fait pipi sur la pierre de Blarney.
Lorsque je m’endors, je ne dors pas vraiment.
À d’autres tables de la Planète Denny’s, j’ai compté un, deux, trois, quatre, cinq mecs aux pommettes noires ou au nez ratatiné qui me souriaient.
— Non, dit Maria, tu ne dors pas.
Tyler Durden est une personnalité séparée que j’ai créée, et maintenant il menace de s’emparer de mon existence vraie.
— Tout comme la mère de Tony Perkins dans Psychose, dit Maria. C’est tellement super. Tout le monde a ses petites bizarreries. À une époque, je suis sortie avec un mec qui n’en avait jamais assez de se faire percer le corps. Piercing à tout va.
Mon point étant, dis-je, que je m’endors et que Tyler s’enfuit avec mon corps et mon visage tuméfié pour aller commettre quelque crime. Le lendemain matin, je me réveille complètement crevé, comme passé au rouleau compresseur, et je suis sûr de n’avoir pas fermé l’œil.
Le soir suivant, j’irais au lit plus tôt.
Et le soir en question, Tyler prendrait le relais et resterait aux commandes un peu plus longtemps.
Chaque soir où j’irai au lit de plus en plus tôt, Tyler prendra le relais et restera aux commandes de plus en plus longtemps.
— Mais tu es Tyler, dit Maria.
Non.
Non, je ne suis pas Tyler.
J’aime tout de Tyler Durden, son courage et son intelligence. Son cran. Tyler est drôle, il est plein de charme, de conviction, d’indépendance, et les hommes le regardent avec respect et déférence, et ils attendent de lui qu’il change leur monde. Tyler est capable et libre, et moi, je ne le suis pas.
Je ne suis pas Tyler Durden.
— Mais si, tu l’es, Tyler, dit Maria.
Tyler et moi partageons le même corps, et jusqu’à cet instant, je ne le savais pas. Chaque fois que Tyler avait des rapports sexuels avec Maria, je dormais. Tyler marchait, Tyler parlait pendant que je croyais être endormi.
Tout le monde au fight club et au Projet Chaos me connaît comme étant Tyler Durden.
Et si j’allais me coucher plus tôt chaque soir et si je dormais plus tard chaque matin, au bout du compte, je disparaîtrais tout entier.
Je m’endormirais tout bonnement pour ne jamais me réveiller.
Maria dit :
— Tout comme les animaux à la fourrière.
La Vallée des Chiens. Là où même s’il y a quelqu’un qui vous aime suffisamment d’amour pour vous sauver la vie, on vous châtre malgré tout.
Je ne me réveillerais jamais, et Tyler prendrait le relais aux commandes.
Le serveur m’apporte le café, claque des talons et s’en va.
Je renifle mon café. Il sent le café.
— Donc, dit Maria, même si je crois tout ça, qu’est-ce que tu veux de moi ?
Pour que Tyler ne puisse pas prendre complètement les commandes, j’ai besoin de Maria pour me tenir éveillé. Tout le temps.
Cercle complet.
Le soir où Tyler lui a sauvé la vie, Maria lui a demandé de la tenir éveillée toute la nuit.
À la seconde où je m’endormirai, Tyler prendra le relais et quelque chose de terrible va se passer.
Et si effectivement je m’endors, Maria doit rester au courant des faits et gestes de Tyler. Où il va. Ce qu’il fait. Ainsi peut-être, pendant la journée, pourrai-je me précipiter ici et là et défaire les dégâts ainsi commis.