CHAPITRE 5
Le mec des forces de sécurité m’a tout expliqué.
Les bagagistes peuvent ignorer une valise qui fait tic-tac. Le mec des forces de sécurité, il appelait les bagagistes les Jeteurs. Les bombes modernes ne font pas tic-tac. Mais une valise qui vibre, et les bagagistes, les Jeteurs, sont obligés d’appeler la police.
Comment j’en suis arrivé à vivre avec Tyler ? C’est parce que la plupart des compagnies aériennes ont cette politique bien particulière concernant les bagages qui vibrent.
Lors de mon vol de retour de Dallas, j’avais toutes mes affaires dans un seul sac. Ce sac-là. Quand on voyage beaucoup, on apprend à faire sa valise de manière identique pour chaque déplacement. Six chemises blanches. Deux pantalons noirs. Le strict minimum vital.
Réveil de voyage.
Rasoir électrique à piles.
Brosse à dents.
Six caleçons.
Six paires de chaussettes noires.
Il ressort de tout ça que mon bagage vibrait au départ de Dallas, selon les dires du mec des forces de sécurité, et que donc la police a enlevé ma valise du vol. J’avais tout dans ce sac. Mes produits pour lentilles de contact. Une cravate rouge à rayures bleues. Une cravate bleue à rayures rouges. Ces rayures sont celles d’un régiment, ce ne sont pas des rayures de club. Et une cravate rouge unie.
Une liste desdites affaires était toujours accrochée à l’intérieur de ma porte de chambre à coucher à la maison.
La maison, c’était un appartement au quatorzième étage d’une tour, un genre de meuble-classeur où se rangeaient veuves et jeunes loups aux dents longues. La brochure publicitaire promettait un plancher, un plafond et des murs en béton de trente centimètres, qui me sépareraient de toute stéréo ou télévision plein pot. Trente centimètres de béton et l’air conditionné, impossible d’ouvrir les fenêtres de sorte que même avec parquet en érable et variateurs de lumière, les cent soixante mètres carrés confinés, étanches à tout renouvellement d’air, gardaient l’odeur du dernier repas cuisiné ou de la dernière visite aux toilettes.
Ouais, et il y avait aussi des billots de boucher comme plans de travail et des rampes d’éclairage basse tension.
Malgré tout, trente centimètres de béton, c’est important lorsque votre voisine immédiate a laissé se vider la pile de sa prothèse auditive et se retrouve obligée de regarder ses émissions de jeux à pleine puissance. Ou lorsqu’une éruption volcanique de gaz et de débris enflammés vous fait sauter toutes vos fenêtres sol-plafond et que tous vos effets personnels sont soufflés par vos fenêtres sol-plafond avant de suivre leur cap enflammé jusqu’au sol en laissant votre appart, le vôtre et pas un autre, pareil à un trou de béton éventré et calciné dans la falaise du flanc de l’immeuble.
Ce sont des choses qui arrivent.
Tout, absolument tout, jusqu’à votre service de plats en verre soufflé à la bouche, de couleur verte, avec leurs minuscules bulles d’air et imperfections, leurs petits grains de sable, preuves qu’ils avaient été fabriqués artisanalement par les peuples indigènes autochtones de lieux indéfinis, des peuples honnêtes, simples, durs à la tâche, enfin, lesdits plats se retrouvent tous soufflés par l’explosion. Représentez-vous les rideaux sol-plafond soufflés à l’extérieur, se calcinant en lambeaux sous le vent chaud.
Quatorze étages au-dessus de la cité, y a tous ces trucs qui dégringolent en flammes et se cognent et se fracassent en bout de course sur les voitures garées là.
Moi, pendant que je me dirige vers l’ouest, endormi à Mach 0,83 soit 720 kilomètres-heure, vitesse relative vraie, le FBI s’affaire à brigade-anti-bomber ma valise sur une piste libérée de ses avions, tout là-bas à Dulles. Neuf fois sur dix, le mec des forces de sécurité me dit : la vibration provient d’un rasoir électrique. Il s’agissait cette fois-ci de mon rasoir à piles. D’autres fois, c’est un godemiché vibreur.
C’est le mec des forces de sécurité qui m’a dit tout ça. Ça se passait alors que j’étais arrivé à destination, sans ma valise, et je m’apprêtais à prendre un taxi pour rentrer à la maison et trouver mes draps en flanelle réduits en lambeaux sur le sol.
Imaginez-vous, dit le mec des forces de sécurité, en train d’annoncer à une passagère à son arrivée que c’est son godemiché qui a bloqué ses bagages sur la côte Est. Parfois il peut même s’agir d’un homme. Il est dans la politique des compagnies aériennes de ne pas impliquer d’attribution de propriété dans le cas d’un godemiché. Utilisez l’article indéfini.
Un godemiché.
Mais jamais votre godemiché.
Ne dites jamais, au grand jamais : le godemiché s’est mis en marche accidentellement.
Un godemiché s’est activé de lui-même et a déclenché une situation d’urgence qui a exigé l’évacuation de votre bagage.
La pluie tombait lorsque je me suis réveillé pour prendre ma correspondance à Stapleton.
La pluie tombait lorsque je me suis réveillé pendant l’approche finale qui me ramenait à la maison.
Une annonce nous a été faite spécifiant de bien vouloir profiter de cette occasion pour inspecter nos sièges et alentour dans l’éventualité où nous aurions pu y laisser des effets personnels. Puis l’annonce a cité mon nom. Aurais-je l’amabilité de bien vouloir retrouver un représentant de la compagnie aérienne qui m’attendrait à la porte...
J’ai reculé ma montre de trois heures, et il était toujours minuit passé.
Il y avait bien un représentant de la compagnie aérienne à la porte, et il y avait le mec des forces de sécurité pour dire : ha, votre rasoir électrique a bloqué vos bagages enregistrés à Dulles. Le mec des forces de sécurité a appelé les bagagistes les Jeteurs. Puis il les a appelés les Dérampeurs. Pour me prouver que les choses auraient pu être pires, le mec m’a dit qu’au moins il ne s’agissait pas d’un godemiché. Puis, peut-être parce que je suis un mec et que lui est un mec et qu’il est une heure du matin, peut-être pour me faire rire, le mec a dit qu’en jargon professionnel, une hôtesse se disait Serveuse de l’Espace. Ou Matelas Gonflable. Apparemment le mec avait revêtu un uniforme de pilote, chemise blanche avec petites épaulettes et cravate bleue. Mes bagages avaient été contrôlés, déclarés inoffensifs, dit-il, et arriveraient le lendemain.
Le mec de la sécurité m’a demandé mes nom, adresse et numéro de téléphone, et ensuite, il m’a demandé quelle était la différence entre une capote et un cockpit.
— On ne peut mettre qu’une seule tête de nœud dans une capote, dit-il.
J’ai pris un taxi et je suis rentré tard chez moi. C’était mes dix derniers dollars.
La police locale avait posé beaucoup de questions, qui plus est.
Mon rasoir électrique, qui n’était pas une bombe, était toujours à trois fuseaux horaires derrière moi.
Quelque chose qui était une bombe, une grosse bombe, avait fait voler en éclats mes tables basses Njurunda si bien conçues, en forme d’un yin couleur citron vert et d’un yang orange s’emboîtant pour former un cercle. Eh bien, maintenant, elles n’étaient plus que des éclats dispersés.
Ma série de fauteuils-canapés Haparanda, avec leurs housses amovibles orange, conception Erika Pekkari, elle était bonne pour la poubelle, maintenant.
Et je n’étais pas le seul de mon espèce à être esclave de mes instincts d’oiseau nicheur. Les gens que je connais qui s’installaient aux toilettes avec des revues porno, eh bien, aujourd’hui, ils s’installent aux toilettes en compagnie de leur catalogue de meubles Ikea.
Nous avons tous le même fauteuil Johanneshov à rayures vertes Strinne. Le mien a dégringolé de quatorze étages, en flammes, pour tomber dans une fontaine.
Nous avons tous les mêmes lampes en papier Rislampa/Har fabriquées en fil métallique et papier non blanchi inoffensif pour l’environnement. Les miennes sont des confettis.
Tout ce temps passé, assis dans les toilettes.
Le service de couverts Aile. Acier inoxydable. Lavable en lave-vaisselle.
L’horloge murale Vild en fer galvanisé, oh, il fallait absolument que je l’aie.
Les étagères de rangement Klipsk, oh, ouais.
Les boîtes à chapeau Hemlig. Oui.
La rue devant ma tour étincelait des débris de tout ça jonchant le sol.
La parure de lit avec couette Mommala. Conception Tomas Harila et disponible dans les coloris suivants :
Orchidée.
Fuchsia.
Cobalt.
Ébène. Noir de jais.
Coquille-d’œuf ou bruyère. Il m’a fallu une vie entière pour acheter tous ces trucs.
La structure laquée d’entretien facile de mes tables d’appoint Kalix.
Mes tables-gigognes Steg.
On achète des meubles. On se dit : ce sera le dernier canapé dont j’aurai jamais besoin de toute mon existence. On achète le canapé, et pendant quelques années on se satisfait du fait que, quoi qui puisse arriver, au moins on a réglé le problème du canapé. Et ensuite le bon service de table. Ensuite le lit parfait. Les rideaux. Le tapis.
Ensuite, on se trouve pris au piège de son adorable nid d’amour, et les choses qu’on possédait, ce sont elles qui vous possèdent maintenant.
Jusqu’à ce que je rentre de l’aéroport et retrouve la maison.
Le portier sort de l’ombre pour dire :
Il y a eu un accident. La police, elle est venue ici et elle a posé beaucoup de questions.
La police pense peut-être que c’était le gaz. Peut-être que la veilleuse du réchaud s’était éteinte ou qu’un brûleur était resté ouvert, libérant son gaz, et le gaz s’était élevé jusqu’au plafond, et le gaz avait rempli l’appart du sol au plafond dans chaque pièce. L’appart faisait cent soixante mètres carrés de surface avec hauts plafonds et des jours et des jours durant, le gaz a dû fuir jusqu’à remplir complètement toutes les pièces. Une fois les pièces pleines du sol au plafond, le compresseur à la base du réfrigérateur s’est déclenché.
Détonation.
Les fenêtres sol-plafond dans leurs cadres d’aluminium ont volé au-dehors, et donc les canapés, les lampes, la vaisselle, et les parures de lit en flammes, et les annuaires de lycée et les diplômes et le téléphone. Tout a explosé, jaillissant comme une éruption du quatorzième étage en une sorte de geyser solaire.
Oh, pas mon réfrigérateur. J’avais collectionné des étagères pleines de moutardes différentes, certaines moulues à la meule de pierre, d’autres style pub anglais. Il y avait quatorze parfums différents de sauces salade sans matière grasse, et sept variétés de câpres.
Je sais, je sais, une maison pleine de condiments et pas de véritable nourriture.
Le portier s’est mouché et quelque chose s’est collé à son mouchoir avec le claquement sonore d’une balle dans le gant d’un receveur.
Vous pouvez monter jusqu’au quatorzième étage, a dit le portier, mais personne ne pouvait pénétrer dans l’appartement. Ordre de la police. La police avait demandé, avais-je une ancienne petite amie qui aurait voulu faire cela ou m’étais-je fait un ennemi de quelqu’un qui aurait accès à la dynamite ?
— Ça ne vaut pas la peine de monter, a dit le portier. Tout ce qui reste, c’est la coquille en béton.
La police n’avait pas éliminé l’incendie criminel. Personne n’avait senti d’odeur de gaz. Le portier hausse un sourcil. Ce mec passait son temps à flirter avec les bonnes et les infirmières de jour qui travaillaient dans les grands appartements du dernier étage et attendaient dans les fauteuils de la réception qu’on vînt les raccompagner après le travail. Trois ans que j’habitais là, et le portier était toujours assis à lire son Ellery Queen Magazine tous les soirs pendant que je changeais paquets et bagages de main afin de déverrouiller la porte pour pouvoir entrer.
Le portier hausse un sourcil et raconte qu’il y a des gens, ils partent pour un long voyage et laissent une bougie, une longue, longue bougie, à se consumer au milieu d’une grosse flaque d’essence. Les gens qui ont des difficultés financières font ce genre de truc. Les gens qui veulent se sortir de la panade.
J’ai demandé à utiliser le téléphone de la réception.
— Des tas de jeunes essaient d’impressionner le monde et achètent bien trop de choses, a dit le portier.
J’ai appelé Tyler.
Le téléphone a sonné dans la maison de location de Tyler sur Paper Street.
Oh, Tyler, s’il te plaît, délivre-moi. Et le téléphone a sonné.
Le portier s’est penché au creux de mon épaule et il a dit :
— Des tas de jeunes ne savent pas ce qu’ils veulent vraiment.
Oh, Tyler, s’il te plaît, viens à ma rescousse. Et le téléphone a sonné.
— Les jeunes, y croient qu’ils veulent le monde tout entier.
Délivre-moi du mobilier suédois.
Et le téléphone a sonné et Tyler a répondu.
— Quand on ne sait pas ce qu’on veut, a dit le portier, on finit par se retrouver avec des tas de trucs qu’on veut pas.
Puis-je n’être jamais complet. Puis-je n’être jamais satisfait. Puis-je n’être jamais parfait. Délivre-moi, Tyler, d’être jamais parfait et complet.
Tyler et moi, nous nous sommes mis d’accord pour nous retrouver dans un bar.
Le portier a demandé un numéro où la police pourrait me joindre. Il pleuvait toujours. Mon Audi était encore garée au parking, mais un lampadaire halogène Dakapo en avait transpercé le pare-brise comme un épieu.
Tyler et moi, nous nous sommes retrouvés et nous avons bu beaucoup de bière, et Tyler a dit oui, je pouvais emménager avec lui, mais il allait falloir que je lui rende un service.
Le lendemain, mes bagages devaient arriver avec le strict minimum, six chemises, six caleçons.
Et là, dans ce bar où personne ne regardait, où personne n’allait se soucier de rien, ivre que j’étais, j’ai demandé à Tyler ce qu’il voulait que je fasse.
Tyler a dit :
— Je veux que tu me frappes aussi fort que tu le peux.