CHAPITRE 13


Lorsque j’arrive au Regent Hotel, Maria est dans le hall d’entrée en peignoir. Maria m’a appelé au travail et demandé : est-ce que je voulais bien laisser tomber la salle de sport et la bibliothèque ou ma lessive, enfin ce que j’avais envisagé de faire après le boulot, pour venir la voir elle, plutôt...

C’est la raison pour laquelle Maria m’a appelé, parce qu’elle me hait.

Elle ne dit pas un mot à propos de son fidéicommis collagène.

Ce que me dit Maria, c’est : est-ce que je voudrais lui rendre un service ? Maria était dans son lit cet après-midi. Maria vit des repas que les Repas à Domicile livrent à ses voisins qui sont décédés ; Maria accepte les repas et dit que les gens sont endormis. Bref, cet après-midi, Maria était au lit, elle attendait la livraison des Repas à Domicile entre midi et deux. Il y a deux ans maintenant que Maria n’a plus d’assurance santé et donc elle a cessé de regarder, mais ce matin, elle regarde et il lui a semblé qu’il y avait une grosseur et que les ganglions sous son bras près de la grosseur étaient durs et tendres à la fois, et elle n’a pu le dire à personne qu’elle aime parce qu’elle ne veut pas effrayer les gens et qu’elle ne peut pas se permettre de voir un médecin si ce n’est rien du tout, mais elle a éprouvé le besoin de parler à quelqu’un et il fallait qu’un autre qu’elle regarde.

La couleur des yeux marron de Maria ressemble à un animal qu’on aurait chauffé dans un foyer de forge avant de le tremper dans l’eau froide. On appelle ça vulcanisé ou galvanisé ou trempé.

Maria dit qu’elle oubliera l’affaire du collagène si je l’aide à regarder.

Je me dis qu’elle n’appelle pas Tyler parce qu’elle ne veut pas lui coller la trouille. Je suis neutre sur ses tablettes, je suis en dette avec elle.

Nous montons jusqu’à sa chambre, et Maria m’explique pourquoi on ne voit pas d’animaux sauvages âgés dans la nature, parce que, dès qu’ils vieillissent, les animaux meurent. S’ils tombent malades ou s’écroulent, quelque chose de plus fort qu’eux les tue. Les animaux ne sont pas faits pour vieillir.

Maria s’allonge sur son lit, défait la ceinture de son peignoir et déclare que notre culture a fait de la mort quelque chose de mal. Les vieux animaux devraient être une exception non naturelle.

Des monstres.

Maria a froid, elle transpire tandis que je lui raconte qu’à l’époque de la fac, j’avais eu un jour une verrue. Sur mon pénis, j’ajoute, ma queue. Je suis allé à la fac de médecine pour la faire enlever, la verrue. Une fois la chose faite, je l’ai dit à mon père. C’était des années plus tard, et papa a rigolé en me disant que j’étais un imbécile parce que les verrues comme ça, c’était des titilleurs naturels, comme les capotes à relief françaises. Les femmes les adorent et Dieu me faisait un cadeau.

Agenouillé que je suis tout à côté du lit de Maria, mes mains encore froides du froid de la rue, à toucher la peau froide de Maria petit à petit, à palper un peu de Maria entre mes doigts, centimètre par centimètre, Maria déclare que ces verrues, ces capotes titilleuses à la française, ces cadeaux de Dieu, donnent aux femmes des cancers de l’utérus.

Et donc j’étais assis sur mon carré de papier dans une salle d’examen de la fac de médecine pendant qu’un aspirant médecin m’arrosait la queue d’une bombe d’azote liquide, sous le regard attentif de huit étudiants en médecine. C’est là qu’on se retrouve quand on n’a pas d’assurance santé. Sauf qu’ils n’appellent pas ça une queue, ils ont appelé ça un pénis, mais quel que soit le nom qu’on lui donne, aspergez-le/la d’azote liquide et alors, autant le/la brûler à la soude caustique, tellement ça fait mal.

Maria se met à rigoler à mon histoire jusqu’à ce qu’elle voie que mes doigts ont arrêté. Comme si j’avais peut-être trouvé quelque chose.

Maria cesse de respirer et son estomac se gonfle comme un tambour, et son cœur est pareil à un poing martelant de l’intérieur la peau tendue d’un tambour. Mais non, j’ai arrêté parce que je suis occupé à parler, et j’ai arrêté parce que, pendant une minute, ni l’un ni l’autre ne nous trouvions dans la chambre de Maria. Nous étions à la fac de médecine, des années auparavant, assis sur le papier collant, moi, la queue en feu à cause de l’azote liquide, lorsqu’un des étudiants a vu mes pieds nus et a quitté la salle en deux grandes enjambées. L’étudiant est revenu, précédé par trois vrais médecins, et les médecins ont écarté sur le côté l’homme au bidon d’azote liquide.

Un vrai médecin m’a attrapé le pied droit nu et l’a collé à la figure des autres vrais médecins. Les trois hommes ont tourné le pied, ils y ont enfoncé le doigt, ils en ont pris des clichés Polaroid, et c’était comme si le reste de l’individu, à moitié vêtu avec son cadeau de Dieu à moitié surgelé, n’existait pas. Rien que le pied, et le reste des étudiants en médecine se pressait pour voir.

— Depuis combien de temps, demanda un médecin, avez-vous cette tache rouge sur le pied ?

Le médecin voulait parler de ma marque de naissance. J’ai sur le pied droit une marque de naissance dont se moque mon père en disant qu’elle ressemble à une Australie rouge foncé, avec une petite Nouvelle-Zélande accolée. C’est ce que je leur ai dit et l’attention est retombée partout, chez tout le monde. Ma queue était en dégel. Tous, à l’exception de l’étudiant à l’azote, sont sortis, et subsista la sensation que lui aussi serait sorti, il était tellement déçu qu’il n’a jamais voulu croiser mon regard en se saisissant du gland de ma queue pour l’étirer vers lui. Le bonhomme a lâché une minuscule giclure sur ce qui restait de la verrue. Et la sensation, c’était du genre fermer les yeux et s’imaginer une queue de deux cents kilomètres, et ça ferait toujours mal.

Maria baisse les yeux sur ma main et la cicatrice du baiser de Tyler.

J’ai dit à l’étudiant en médecine : vous ne devez pas voir beaucoup de taches de naissance par ici.

Ce n’est pas cela. L’étudiant a dit que tout le monde avait cru que la tache de naissance était un cancer. Il y avait cette nouvelle variété de cancer qui s’attaquait aux jeunes hommes. Ils se réveillent avec une tache rouge sur les pieds ou les chevilles. Les taches ne s’en vont pas, elles s’étalent jusqu’à recouvrir tout le corps et ensuite, on meurt.

L’étudiant a dit : si les médecins et tout le monde étaient tellement excités, c’est parce qu’ils croyaient que vous aviez ce nouveau cancer. Très peu de gens en souffraient, mais la chose se propageait.

Ceci se passait il y a bien des années.

C’est comme cela que sera le cancer, je dis à Maria. Il y aura des erreurs, et peut-être que l’idée importante est de ne pas oublier le reste de soi dans l’éventualité où une petite partie tourne mal.

Maria dit :

— Eventualité.

L’étudiant à l’azote a fini son ouvrage et m’a dit que la verrue tomberait après quelques jours. Sur le papier collant tout à côté de mon cul nu était posée une photo Polaroid de mon pied que personne ne voulait. J’ai dit : puis-je avoir la photo ?

J’ai toujours la photo dans ma chambre, collée sous le cadre dans un coin de miroir. Je me peigne devant le miroir avant de partir au travail tous les matins et je pense à la façon dont j’ai eu un jour pendant dix minutes un cancer, pire que le cancer.

Je dis à Maria que le Thanksgiving de cette année, c’a été la première fois où je ne suis pas allé patiner sur glace en compagnie de mon grand-père alors même que la glace avait pratiquement quinze centimètres d’épaisseur. Ma grand-mère a toujours ces petits pansements ronds sur son front ou ses bras à l’endroit où les grains de beauté qu’elle a eus toute sa vie ne paraissaient pas normaux. Ils s’étalaient, leurs rebords effrangés, ou alors, ils changeaient de couleur, passant de marron à bleu ou noir.

Lorsque ma grand-mère est sortie de l’hôpital la dernière fois, mon grand-père lui portait sa valise et la valise était tellement lourde qu’il se plaignait de se sentir de guingois. Ma grand-mère franco-canadienne était tellement pudique que jamais elle n’aurait porté un maillot de bain en public et elle faisait toujours couler de l’eau dans le lavabo pour masquer les bruits incongrus qu’elle aurait pu faire dans la salle de bains. Sortant de l’hôpital Notre-Dame-de-Lourdes après une mastectomie partielle, elle dit : « Et c’est toi qui te sens de guingois ? »

Pour mon grand-père, cela résume toute l’histoire, ma grand-mère, le cancer, leur mariage, votre existence. Il rit chaque fois qu’il raconte ça.

Maria ne rit pas. Je veux la faire rire, la réchauffer. Lui faire me pardonner le collagène, je veux dire à Maria qu’il n’y a rien à trouver sur elle. Si elle avait trouvé quelque chose ce matin, c’était une erreur. Une marque de naissance.

Maria porte la cicatrice du baiser de Tyler sur le dos de sa main.

Je veux faire rire Maria pour ne pas avoir à lui parler de ma dernière rencontre avec Chloé, que j’ai serrée entre mes bras, Chloé sans cheveux, squelette plongé dans la cire jaune avec un foulard en soie noué autour de son crâne chauve. J’ai enlacé Chloé une toute dernière fois avant qu’elle ne disparaisse à jamais. Je lui ai dit qu’elle ressemblait à un pirate, et elle a ri. Moi, quand je vais à la plage, je m’assieds toujours le pied droit glissé sous moi. Australie et Nouvelle-Zélande, sinon je le garde enfoui dans le sable. Ma crainte, c’est que les gens voient mon pied et que je commence à mourir dans leur esprit. Le cancer que je n’ai pas est partout aujourd’hui. Mais ça, je ne le dis pas à Maria.

Il y a des tas de choses que nous ne voulons pas connaître des gens que nous aimons.

Pour la réchauffer, pour la faire rire, je raconte à Maria l’histoire de la femme de Dear Abby, le courrier du cœur, qui a épousé un entrepreneur des pompes funèbres riche et beau, et le soir de leur nuit de noces, il l’a obligée à se tremper dans une baignoire d’eau glacée jusqu’à ce que sa peau soit gelée au toucher, et ensuite, il l’a fait s’allonger au lit complètement immobile pendant qu’il exécutait son rapport sexuel avec son corps froid et inerte.


Le plus drôle, c’est que la femme avait fait cela étant jeune mariée, et elle avait continué pendant les dix années de mariage qui ont suivi et aujourd’hui elle écrivait à Dear Abby pour demander si Abby était d’avis que la chose avait un sens caché.


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