CHAPITRE 28
Il avait pour nom Patrick Madden, et il était l’envoyé spécial du maire pour le recyclage. Il avait pour nom Patrick Madden, et c’était un ennemi du Projet Chaos.
Je sors dans la nuit qui entoure la Première Méthodiste, et tout me revient.
Toutes les choses que connaît Tyler me reviennent toutes.
Patrick Madden dressait une liste des bars où se retrouvaient les fight clubs.
Tout d’un coup, je sais comment faire fonctionner un projecteur de cinéma. Je sais comment briser les serrures et comment Tyler a loué la maison sur Paper Street juste avant qu’il ne se soit révélé à moi sur la plage.
Je sais pourquoi Tyler était arrivé dans ma vie. Tyler aimait Maria. Depuis le premier soir où je l’ai rencontrée, Tyler ou une partie de moi avait eu besoin d’un moyen de retrouver Maria.
Non que cela ait en rien de l’importance. Pas maintenant. Mais tous les détails me reviennent tandis que je marche dans la nuit vers le fight club le plus proche.
Il y a un fight club dans le sous-sol de l’Armory Bar le samedi soir. Vous pouvez probablement le trouver sur la liste que dressait Patrick Madden, ce pauvre Patrick Madden décédé.
Ce soir, je vais à l’Armory Bar et la foule s’écarte façon zip lorsque j’entre. Pour toutes les personnes présentes, je suis Tyler Durden le Grand et le Puissant. Dieu et père.
Tout autour de moi, j’entends :
— Bonsoir, monsieur.
— Bienvenue au fight club, monsieur.
Merci de vous joindre à nous, monsieur. Moi, mon visage de monstre qui commence tout juste à se remettre. Le trou dans ma figure souriant au travers de ma joue. Un pli soucieux sur ma vraie bouche.
Parce que je suis Tyler Durden, et vous pouvez me baiser le cul, je m’inscris pour combattre chaque mec du club ce soir-là. Cinquante combats. Un combat à la fois. Pas de chemise. Pas de chaussures.
Les combats durent aussi longtemps qu’ils doivent durer.
Et si Tyler aime Maria. J’aime Maria.
Et ce qui se passe ne se passe pas en paroles. Je veux étouffer sous les marées noires toutes les plages françaises que je ne verrai jamais. Imaginez traquer l’élan à travers les canyons de forêts humides autour du Rockefeller Center.
Le premier combat que je me récupère, le mec me prend en double Nelson et me pilonne la figure, il me pilonne la joue, il me pilonne le trou dans ma joue jusqu’au creux du sol en béton au point que mes dents sautent dans ma bouche et plantent les arêtes vives de leurs racines dans ma langue.
Maintenant je peux me souvenir de Patrick Madden, mort sur le sol, sa petite figurine d’épouse, rien de plus qu’une petite fille à chignon. Son épouse a gloussé et essayé de verser du Champagne entre les lèvres de son époux mort.
L’épouse a dit que le sang d’imitation était bien trop rouge. Mme Patrick Madden a mis deux doigts dans le sang amassé en flaque tout à côté de son mari et ensuite elle a porté les doigts à la bouche.
Les dents plantées dans ma langue, je goûte le sang.
Mme Patrick Madden a goûté le sang.
Je me souviens de m’être trouvé là aux confins de la soirée meurtre et mystère avec les serveurs singes de l’espace debout à monter la garde autour de moi. Maria dans sa robe à motifs de roses sombres de papier peint observait, depuis le côté opposé de la salle de bal.
Mon deuxième combat, le mec me colle un genou entre les deux omoplates. Le mec me tire les deux bras derrière le dos, et me plaque la poitrine sur le sol en béton. Une de mes clavicules, je l’entends craquer comme une allumette.
Je me ferais les marbres d’Elgin à la masse et je me torcherais le cul avec La Joconde.
Mme Patrick Madden a levé ses deux doigts ensanglantés, le sang remontant l’espace entre ses dents, et le sang s’est mis à couler le long de ses doigts, de son poignet, sur un bracelet en diamants, et ce jusqu’au coude où il s’est mis à dégoutter.
Combat numéro trois, je me réveille et c’est l’heure du combat numéro trois. Il n’y a plus de noms au fight club.
Vous n’êtes pas votre nom.
Vous n’êtes pas votre famille.
Numéro trois semble savoir ce dont j’ai besoin et il me tient la tête dans le noir en étranglement. Il existe une prise d’étranglement qui vous laisse juste assez d’air pour rester éveillé. Numéro trois me tient la tête au creux de son bras, à la manière dont il tiendrait un bébé ou un ballon de football, au creux de son bras, et me martèle la figure de la molaire pilonneuse de son poing serré.
Jusqu’à ce que mes dents traversent l’intérieur de ma joue.
Jusqu’à ce que le trou dans ma joue rejoigne la commissure de ma bouche, tous deux formant un rictus déchiqueté qui s’ouvre depuis le dessus de mon nez jusqu’à sous mon oreille.
Numéro trois pilonne jusqu’à avoir le poing à vif.
Jusqu’à ce que je pleure.
Cette manière dont tout ce que vous aimez vous rejettera ou mourra.
Tout ce que vous avez jamais créé sera jeté aux orties.
Tout ce dont vous êtes fier finira aux ordures.
Je suis Ozymandias, roi des rois.
Un coup de poing encore et mes dents se referment sur ma langue. La moitié de ma langue tombe au sol avant d’être chassée du pied.
La petite figurine de Mme Patrick Madden s’est agenouillée au sol à côté du corps de son mari, les riches, ces gens qu’ils appelaient leurs amis, debout, ivres de toute leur hauteur autour d’elle, et riant.
L’épouse, elle a dit :
— Patrick ?
La flaque de sang s’étale, plus large, encore plus large, jusqu’à ce qu’elle touche sa jupe.
Elle dit :
— Patrick, ça suffit, cesse d’être mort.
Le sang remonte l’ourlet de sa jupe, par capillarité, fil à fil, il escalade sa jupe.
Autour de moi les hommes du Projet Chaos hurlent.
Ensuite c’est à Mme Patrick Madden de hurler.
Et dans le sous-sol de l’Armory Bar, Tyler Durden glisse au sol en tas emmêlé tout chaud. Tyler Durden le Grand, qui a été parfait l’espace d’un instant, et qui a dit qu’un instant était le maximum de ce qu’on pourrait jamais attendre de la perfection.
Et le combat continue, encore et encore, parce que je veux être mort. Parce que ce n’est que dans la mort que nous avons un nom. Ce n’est que dans la mort que nous ne sommes plus partie prenante du Projet Chaos.
CHAPITRE 29
Tyler est debout, là, beauté parfaite, bel ange en toutes ses blondeurs. Ma volonté de vivre me sidère.
Moi, je suis un échantillon d’épiderme ensanglanté séché sur un matelas nu dans ma chambre de la Compagnie de Savon de Paper Street.
Tout ce qu’il y avait dans ma chambre a disparu.
Mon miroir avec un cliché de mon pied de l’époque où j’avais eu le cancer, dix minutes durant. Pire que le cancer. Le miroir a disparu. La porte du placard est ouverte et mes six chemises blanches, pantalons, sous-vêtements, chaussettes et chaussures noirs ont disparu.
Tyler dit :
— Lève-toi.
En dessous de tout ce que je prenais pour argent comptant, derrière, à l’intérieur, quelque chose d’horrible était en train de pousser.
Tout est parti en morceaux, à vau-l’eau.
Les singes de l’espace ont tout nettoyé. Tout a été évacué, la graisse de liposuccion, les couchettes, l’argent, en particulier l’argent. Seul le jardin est resté tel qu’en lui-même, et la maison de location. Tyler dit :
— La dernière chose qu’il nous faille faire, c’est ton truc de martyr. Ton gros truc de mort.
La mort, mais non pas comme une chose triste, à vous coller la déprime, non, ç’allait être la mort comme une chose à vous remonter le cœur, à vous requinquer en puissance.
Oh, Tyler, j’ai mal. Tue-moi ici tout simplement.
— Lève-toi.
Tue-moi, déjà. Tue-moi. Tue-moi. Tue-moi. Tue-moi.
— Il faut que ce soit énorme, dit Tyler. Imagine-toi : toi au sommet du plus haut immeuble du monde, tout l’immeuble aux mains du Projet Chaos. Les rouleaux de fumée qui sortent des fenêtres. Les bureaux qui dégringolent sur les foules dans la rue. Un vrai opéra de mort, c’est à ça que tu vas avoir droit.
Je dis non. Tu t’es assez servi de moi.
— Si tu ne coopères pas, nous nous attaquerons à Maria.
Je dis : ouvre la marche.
— Maintenant, sors de ce putain de pieu, dit Tyler, et mets ton cul dans cette putain de bagnole.
Et donc, Tyler et moi sommes au sommet de l’immeuble Parker-Morris avec l’arme enfoncée dans ma bouche.
Nous en sommes à nos dix dernières minutes.
L’immeuble Parker-Morris ne sera plus là dans dix minutes. Je sais cela parce que Tyler sait cela.
Le canon de l’arme pressé contre le fond de ma gorge, Tyler dit :
— Nous n’allons pas vraiment mourir.
Je repousse de la langue le canon de l’arme jusqu’au creux de ma joue survivante et je dis : Tyler, tu penses à des vampires.
Nous en sommes à nos huit dernières minutes.
L’arme est là juste au cas où les hélicoptères de la police arriveraient plus tôt.
Aux yeux de Dieu, tout ceci ressemble à un homme seul, tenant une arme enfoncée dans sa bouche, mais c’est Tyler qui tient l’arme, et c’est ma vie.
Vous prenez de l’acide nitrique fumant concentré à quatre-vingt-dix-huit pour cent et vous l’ajoutez à trois fois sa quantité d’acide sulfurique.
Vous avez de la nitroglycérine.
Sept minutes.
Mélangez la nitro à de la sciure, et vous obtenez un gentil petit explosif modelable. Des tas de singes de l’espace mélangent leur nitro à du coton et ils ajoutent des sels de magnésie en guise de sulfate. Ça marche aussi. Certains singes, ils se servent de paraffine mélangée à la nitro. La paraffine n’a jamais, jamais marché avec moi.
Quatre minutes.
Tyler et moi au bord du toit, l’arme dans ma bouche, je me demande si cette arme est vraiment bien propre.
Trois minutes.
Alors quelqu’un hurle.
— Attends.
Et c’est Maria qui s’avance vers nous sur le toit. Maria s’avance vers moi, rien que moi parce que Tyler a disparu. Pouf ! Tyler est mon hallucination, pas la sienne. Rapide comme un tour de magie, Tyler a disparu. Et maintenant je ne suis plus qu’un homme unique qui tient une arme dans sa bouche.
— Nous t’avons suivi, hurle Maria. Tous les membres du groupe de soutien. Tu n’es pas obligé de faire ça. Repose ton arme.
Derrière Maria, tous les cancers des intestins, les parasites du cerveau, les gens des mélanomes, les tuberculeux marchent, claudiquent, roulent leur fauteuil vers moi.
Ils disent tous :
— Attends.
Leurs voix viennent à moi portées par le vent froid, disant :
— Arrête.
Et :
— Nous pouvons t’aider.
— Laisse-nous t’aider.
Dans le ciel arrivent les whop whop whop des hélicoptères de la police.
Je hurle : partez. Allez-vous-en d’ici. Cet immeuble va exploser.
Maria hurle :
— Nous le savons.
C’est pour moi comme un instant d’épiphanie totale.
Je ne suis pas en train de me tuer, je hurle. Je suis en train de tuer Tyler. Je suis Joe Disque Dur. Je me souviens de tout.
— Ce n’est pas de l’amour ou rien de tout ça, s’écrie Maria, mais je crois que je t’aime bien aussi.
Une minute.
Maria aime bien Tyler.
— Non, c’est toi que j’aime bien, s’écrie Maria. Je sais la différence.
Et rien.
Rien n’explose.
Le canon de l’arme enfoncé au creux de ma joue survivante, je dis : Tyler, tu as mélangé la nitro à de la paraffine, pas vrai ?
La paraffine ne marche jamais.
Il faut que je le fasse.
Les hélicoptères de la police.
Et je presse la détente.