DIXIÈME ÉPISODE Le cœur de Jacqueline

I OÙ VALLIÈRES REPARAÎT

– Madame!… Madame! s’écriait Jacqueline Aubry… en sanglotant dans les bras de Mme de Trémeuse, je vous en prie… laissez-moi repartir pour Paris… Là, je m’adresserai à des hommes puissants qui m’aideront, j’en suis sûre, à dissiper cette terrible énigme.


– Calmez-vous… ma chère enfant, suppliait la comtesse… Mon fils Jacques vous a promis de vous rendre votre père… Je le connais… il tiendra parole…


– Certes, j’ai confiance en lui, mais quels que soient son courage et sa bonne volonté, en se heurtant à cette force mystérieuse qui semble si redoutable… ne va-t-il pas lui-même au-devant de grands dangers?… Pourra-t-il les surmonter?… Ne succombera-t-il pas à la tâche… victime lui-même de la colère et de la haine de Judex? Voilà pourquoi, après avoir si longtemps gardé le silence, j’estime que mon devoir est de parler.


– Gardez-vous-en bien, ma pauvre petite amie, observait Julia Orsini.


– Pourquoi, madame?


– Parce que dans l’intérêt de votre père, pour son salut… pour son honneur… il ne faut à aucun prix mêler la police à cette affaire.


Faisant asseoir la fille du banquier près d’elle, sur un grand canapé d’osier, tout au fond d’une véranda fleurie qui donnait sur la mer, Mme de Trémeuse poursuivit sur un ton d’affection sincèrement maternelle:


– Je m’en rapporte à vos touchantes confidences… Vous m’avez dit vous-même que le passé de votre père n’était pas exempt de reproches.


– Hélas!


– Il est donc inutile, par une démarche précipitée, de rendre public ce drame qui doit à tout jamais rester dans l’ombre.


– Ah! madame… madame… c’est affreux… Mon pauvre père… quand on pense… qu’il était ici… tout près de moi… N’est-ce pas la Providence qui nous a rapprochés?… N’est-ce pas elle qui a conduit jusqu’à lui… mon enfant… son petit-fils montrant ainsi que l’expiation avait assez duré… et que la justice des hommes devait s’incliner devant la justice de Dieu?


– Votre père est vivant…, reprenait la femme en noir. C’est un fait assez rassurant par lui-même pour ouvrir votre cœur aux plus légitimes espérances.


– Certes… madame…, mais qui me dit que Judex, se sentant découvert…, ne l’aura pas conduit dans une prison tellement secrète, que nul ne pourra jamais la découvrir?


Mme de Trémeuse, conformément au plan qu’elle avait arrêté avec ses deux fils, déclarait avec force:


– Je suis sûre que Judex n’est pour rien dans la disparition de M. Favraut.


– Madame, que me dites-vous là? s’exclamait Jacqueline, en pâlissant encore davantage.


– Ma chère enfant, reprenait Julia Orsini, avec un accent d’autorité qui se tempérait du plus délicat intérêt et de la plus affectueuse bienveillance, je vous dois la vérité! L’homme que nous avons trouvé ligoté dans le jardin de la villa des Palmiers a consenti à sortir enfin de ce mutisme dans lequel il semblait vouloir à jamais se renfermer; et voici ce qu’il nous a révélé: Judex, qui avait à se venger du banquier Favraut…, avait résolu de le tuer. En faveur de votre geste si sublimement généreux… pour vous, pour votre fils, rien que pour vous, il s’est décidé à lui laisser la vie… et il l’a condamné à la prison perpétuelle. Mais, bientôt, votre père est tombé malade… très malade…


– Mon Dieu!


– Judex… toujours pour vous… l’a fait transférer, du cachot où il le gardait… à l’abri de toute investigation humaine… dans cette villa, où votre fils l’a retrouvé. Et alors… il s’est passé un fait surprenant… inattendu… qu’il faut que je vous révèle… Tandis que votre petit Jean, messager de la Providence… comme vous le dites si bien, venait vous annoncer qu’il avait retrouvé son grand-père… des individus pénétraient dans le jardin de la villa des Palmiers, se jetaient sur le gardien que Judex avait chargé de veiller nuit et jour sur M. Favraut… et l’emmenaient dans une direction que, jusqu’à ce moment, il a été impossible de préciser.


– Sait-on quels sont ces gens?


– On le sait.


– Ils s’appellent?


– Diana Monti et Moralès… et ils ne sont autres que l’ex-institutrice Marie Verdier et son amant qui, déjà par trois fois, ont tenté de vous assassiner.


– C’est épouvantable!


– Laissez-moi finir, mon enfant. Forts de ce renseignement, Jacques et Roger se sont mis immédiatement en campagne… Ils ont déjà recueilli des indications précieuses… Je ne peux que vous le répéter: consolez-vous et espérez.


– Mais ce serviteur de Judex vous a-t-il dit…?


– Il a refusé énergiquement de nous donner le plus petit détail… Mais, d’une voix qui tremblait légèrement, il a cependant ajouté: «Judex n’est pas un homme… c’est toute une famille, qui a voulu se venger.»


Et, tout en embrassant au front la fille de son bourreau, Mme de Trémeuse ajouta avec un accent de profonde pitié:


– Il nous a dit aussi que le repentir était entré dans le cœur de votre père… et sachez qu’il n’est point de faute ni de crime qui ne se rachètent par les larmes.


– Oh! que vous êtes bonne de me parler ainsi! s’écria Jacqueline en rendant son baiser à la comtesse. Sans vous, que deviendrais-je?… Je ne sais plus… Quoi qu’ait pu faire le banquier Favraut… je ne puis oublier que c’est mon père… et je voudrais tant aider à son salut… hâter sa délivrance… Heureusement que vous êtes près de moi… Si votre frère, le bon Vallières, était ici… lui aussi me guiderait… me conseillerait… Pardonnez-moi cet instant de défaillance… J’ai tant souffert… non seulement ces temps derniers, mais depuis longtemps, je pourrais même dire depuis toujours!… Je n’ai pour ainsi dire pas eu de mère… La mienne est partie si vite! si vite!… J’étais enfant… et pourtant, je la vois… je la verrai toujours… toute frêle, toute chétive… l’air sans cesse effrayé… s’effaçant toujours, tremblant devant mon père… Peut-être savait-elle?… Peut-être est-elle morte de tout cela?… C’est effrayant… Et moi qui n’ai jamais eu que des sentiments d’affection… d’attachement… moi qui rêvais une existence douce et calme… et qui aurais tant voulu aimer, être aimée… Fille sans mère… épouse sans mari… voilà quel aura été mon sort… Si je n’avais pas mon fils, je demanderais à mourir… Mon petit Jean bien-aimé, il aura été la véritable joie de ma vie… mon seul rayon de bonheur.


– Voilà pourquoi vous n’avez pas le droit de vous laisser abattre.


– Vous avez raison, madame… C’est ce que disait toujours mon bon ami Vallières… Oh! comme je serais heureuse de le revoir pour lui dire combien vous êtes bonne, vous aussi… Il me semble que je vous connais depuis toujours. C’est étrange, mon cœur est allé vers vous tout de suite… et aussi vers les vôtres… M. Roger… M. Jacques…


En prononçant ce dernier nom, la voix de Jacqueline eut une vibration étrange et tout de suite… comme si elle obéissait à une de ces impulsions instinctives que rien ne peut arrêter, elle ajouta ces mots qui étaient comme l’aveu inconscient d’un sentiment dont elle ne s’était pas encore rendu compte et qui peut-être venait seulement d’éclore en elle à l’instant même:


– Oh! oui, monsieur Jacques surtout.


Alors, comme si, instantanément, elle voyait clair en elle, brisée, éperdue à la fois de douleur et d’espoir, de détresse et d’amour, elle laissa retomber sa tête sur l’épaule de Mme de Trémeuse, tandis qu’elle sanglotait dans le désarroi de sa pauvre âme affolée:


– Pardonnez-moi, madame, pardonnez-moi!


Jacques de Trémeuse qui, tout près de là, se tenait caché derrière un massif de roses, et n’avait rien perdu de cette émouvante et tragique causerie, demeurait comme en extase…


Et ses lèvres se prirent à murmurer comme en une prière de reconnaissance infinie, de ferveur suprême:


– Elle m’aime!… Elle m’aime!…


*

* *

Le môme Réglisse, qui savait être sérieux à ses moments perdus, était assis dans un confortable rocking-chair et s’absorbait consciencieusement dans la grave lecture du Temps, lorsque, tout à coup, un bruit de pas sur le gravier lui fit relever la tête.


Un vieux monsieur, vêtu d’une redingote et coiffé d’un chapeau haut de forme, venait d’apparaître au milieu des palmiers.


– Mince alors! papa Vallières! s’écria Réglisse en courant vers le visiteur.


Et, le prenant par la main, il le guida jusqu’au perron de la villa… tout en poussant les exclamations les plus joyeuses.


Attirées par les cris de l’enfant, Jacqueline et Mme de Trémeuse étaient accourues.


À la vue de son grand ami, le visage de Jacqueline s’éclaira d’une joie charmante.


– Vous! fit-elle… Moi qui, ce matin, disais à madame votre sœur combien je serai heureuse de vous voir près de moi!…


Vallières répondait:


– Votre vœu aura été vite exaucé…


Et, entraînant Vallières jusqu’au salon, Jacqueline ajouta:


– Il vient de se passer ici des choses vraiment extraordinaires.


– Je suis au courant, expliquait Vallières… Je viens de rencontrer à la gare de Saint-Raphaël mon neveu Jacques qui m’a tout raconté.


– Mon pauvre père…, fit tristement la jeune femme… qui s’empressa de déclarer: Je ne saurais vous dire, cher ami Vallières, combien Mme de Trémeuse s’est montrée bonne envers moi… Jamais je n’oublierai…


Mais le petit Jean interrompit:


– Maman, il y a un homme sur la terrasse.


Roger sortit aussitôt du salon et se trouva en face d’un matelot du port, qui lui remit une lettre pour Mme Jacqueline Aubry et s’empressa de disparaître.


Roger de Trémeuse rapporta aussitôt la lettre à sa destinataire, qui la décacheta et lut à haute voix, avec une émotion profonde:


Ma chère fille,


Je suis libre enfin, et je veux te revoir. Viens ce soir, à dix heures, sur la jetée avec le petit Jean. Si tu le veux, rien ne vous séparera plus de ton père.


Je vous embrasse tous deux bien tendrement.


MAURICE-ERNEST FAVRAUT.


– C’est entendu!… déclara Jacqueline. J’irai à ce rendez-vous.


Mais Vallières, qui, à la lecture de ce message, avait pris un air grave et réfléchi, intervenait:


– Certes, je trouve tout naturel que vous répondiez à l’appel de votre père… et croyez que je ne chercherais nullement à vous en dissuader… bien au contraire… si je ne craignais pas que cette lettre ne dissimulât un piège dans lequel on veut vous faire tomber.


– Cependant… cet écrit est tout entier de la main de mon père…


– Qui vous dit précisément qu’on ne lui a pas en quelque sorte tenu la main… et qu’on ne s’est pas servi de lui comme d’un instrument inconscient pour vous attirer dans un guet-apens?


– Cependant…


– Attendez, chère madame, et laissez-moi vous poser une simple question. Qui a enlevé M. Favraut?


– Diana Monti.


– C’est-à-dire Marie Verdier, l’ex-institutrice des Sablons, devenue votre ennemie acharnée… implacable… et qui, déjà à plusieurs reprises, a cherché à se débarrasser du témoin gênant que vous étiez pour elle.


Vallières poursuivait, encouragé par les signes de tête approbatifs de Mme de Trémeuse et de Roger:


– J’estime donc que vous commettriez une grave imprudence en obéissant à cette invitation dont l’origine me paraît des plus suspectes. C’est donc moi qui irai à ce rendez-vous à votre place.


– Mais si, comme vous le dites, il cache quelque machination de mes ennemis?


– Je saurai la déjouer, soyez tranquille; et si votre père se trouve vraiment à l’endroit indiqué, je me charge de le ramener ici, et de le rendre à votre tendresse.


– Mon frère vient de vous parler le langage de la raison et de la sagesse…, appuyait Mme de Trémeuse.


– Puisqu’il en est ainsi, accordait Jacqueline, je m’en rapporte entièrement à vous. Et puis, qui sait?… Nous aurons peut-être d’ici là des nouvelles de M. Jacques.


Et elle ajouta en rougissant légèrement:


– Ne m’en veuillez pas, mon bon ami Vallières, mais j’ai le pressentiment que c’est lui qui me rendra mon père!

II LA BAIGNEUSE

Tandis que ces événements se déroulaient à la villa des Trémeuse, Cocantin, merveilleusement reçu et choyé par ses hôtes, faisait comme chaque jour sa promenade quotidienne aux environs.


Très bon marcheur, et fort épris de cet admirable coin du littoral qui est un des plus purs joyaux de notre radieuse Provence, il avait ce jour-là, dirigé ses pas… jusqu’au site pittoresque dit de Beauvallon…


Toujours très attiré par la mer, il gagna bientôt le rivage par un petit sentier qui traversait un bois de pins… et, avisant un rocher… il s’en fut s’y installer le plus commodément possible… et se mit à promener ses yeux éblouis sur le panorama splendide qu’il avait devant lui.


Mais bientôt… le vent s’éleva du sud… amoncelant dans le ciel tout un amas de gros nuages gris derrière lequel, après avoir en vain cherché à lutter, se déroba le soleil… La température s’en trouva subitement rafraîchie, et Cocantin, qui était extrêmement frileux, dut abandonner son poste d’observation pour faire les cent pas sur les galets.


– Brrou! murmura-t-il, il fait frisquet… Quel drôle de pays que le Midi!… On est bien, on a chaud… on se figure qu’on est une de ces plantes grasses qui s’épanouissent sous la caresse d’un éternel printemps et puis, crac, le soleil se cache… et on est enveloppé par le manteau glacé de l’hiver.


Tout en battant la semelle et en se livrant à ces réflexions sur les variations de la température dans le Midi, Cocantin s’était approché d’une sorte de villa au style gallo-romain et qui servait d’établissement de bain à un grand hôtel voisin, lorsqu’un cri de surprise lui échappa.


Il venait d’apercevoir un ample peignoir de bain qui, recouvrant à moitié une vaste amphore en grès, semblait attendre sa propriétaire.


– Ah! ça! se demanda Cocantin, qui diable peut bien être assez fou… pour se baigner par un froid pareil!


Et sortant de sa poche une belle jumelle toute neuve dont il avait fait l’acquisition à Paris, la veille de son départ, il inspecta aussitôt l’horizon avec une légitime curiosité.


Une nouvelle exclamation jaillit de ses lèvres:


– Ah! par exemple!


À deux cents mètres du bord… il venait d’apercevoir dans l’écume des vagues, une forme gracieuse qui se livrait aux plus hardis ébats.


– C’est une femme… et une bien jolie femme, murmura le galant Cocantin qui ne pouvait plus détacher ses yeux des verres de sa lorgnette.


Mais bientôt, voilà que ses immenses narines se mettent à battre comme les ailes d’un cormoran effaré.


C’est que la nageuse se rapproche de la terre… Prosper distingue nettement son joli visage surmonté d’un élégant bonnet qui ne parvient pas à emprisonner entièrement une abondante chevelure d’un blond ardent qui rappelle les rayons du soleil momentanément absent. La jeune femme se rapproche toujours… Elle a pris pied… Elle se redresse au milieu des flots… laissant apercevoir un corps… superbe, impeccablement moulé dans un maillot de soie noire.


Cocantin n’y tient plus.


Vite, il remet sa jumelle dans sa poche… s’empare du peignoir, revient au-devant de la ravissante ondine… qui s’avance en souriant vers lui.


Le plus éloquent… le plus fleuri… le plus galant des madrigaux… chante déjà dans le cœur de l’inflammable détective.


Mais… il s’arrête comme pétrifié… tandis que ces phrases aussi brèves que significatives se croisent… en un choc cordial fait à la fois de franche gaieté et d’agréable surprise:


– C’est vous!


– C’est moi!


– C’est lui!


– C’est elle!


Le directeur de l’Agence Céléritas vient, en effet, de reconnaître dans l’intrépide jeune femme Miss Daisy Torp, une nageuse américaine du Nouveau-Cirque, dont il avait été jadis fort épris, et qu’après un flirt, des plus poussés, il avait subitement perdue de vue.


– Ah! ça, mon cher Prosper, questionnait Miss Daisy… qu’est-ce que vous faites ici?


– Eh bien, et vous? répliquait Cocantin, charmé autant qu’ébloui.


– Donnez-moi donc mon peignoir! réclama la nageuse… car il ne fait vraiment pas chaud.


– Le fait est qu’il faut un courage…


– Ah! ce bon Cocantin!


– Ah! cette adorable Daisy!


– Si je m’attendais!


– Et moi donc!


Comme Miss Daisy Torp, d’un pas léger, s’apprêtait à regagner le pseudo-temple gallo-romain où elle s’était déshabillée, Cocantin, ravi d’avoir retrouvé la jolie créature qui avait, pendant plusieurs semaines, occupé ses journées et troublé ses nuits, s’écria avec un accent passionné:


– Chère Daisy, puisque le hasard nous a remis en face l’un de l’autre, j’espère bien que nous n’allons pas en rester là.


– Certainement, admettait la jolie créature, qui avait toujours beaucoup apprécié l’heureux caractère et le parfait bon-garçonnisme de son ex-adorateur.


– Où êtes-vous descendue? demandait celui-ci.


– Au Grand-Hôtel, à Sainte-Maxime.


– Alors nous sommes voisins… Comment se fait-il que nous ne nous soyons pas rencontrés plus tôt?


– Je suis arrivée seulement d’hier soir.


– C’est donc cela!… Ah! quel bonheur de vous avoir retrouvée!… Quels bons moments nous allons passer ensemble!


Tout en accompagnant Miss Daisy, qui regagnait sa cabine, Cocantin, fiévreusement, questionnait:


– Quand nous voyons-nous… chère, belle et douce amie?


– Je vais tantôt en excursion jusqu’à Saint-Tropez… déclarait la nageuse… et je dîne avec des amis… tout près d’ici, à la villa La Gabelle un coin délicieux que je vous ferai connaître…


– Que vous êtes bonne!


– Alors, demain?


– Pourquoi pas ce soir?


– C’est que je rentrerai sans doute assez tard à Sainte-Maxime.


– Cela n’a pas d’importance… Daisy… Sachez qu’à toute heure votre Cocantin est toujours vôtre.


– Eh bien, voulez-vous ce soir?


– Si je le veux!


– À dix heures?


– À dix heures.


– Sur la jetée du port?


– Sur la jetée du port.


– Entendu.


– Vous êtes divine!


– Laissez-moi, car je grelotte.


– À ce soir.


– À ce soir.


Avant de disparaître dans le temple gallo-romain, Miss Daisy Torp… se dressant sur la pointe des pieds… et laissant tomber son peignoir, lança à Cocantin qui demeurait devant elle comme en extase, un gracieux baiser plein de promesses.


Puis elle disparut, tandis que le directeur de l’Agence Céléritas, les yeux écarquillés, murmurait:


– J’ai bien fait de venir à Sainte-Maxime!

III LA VÉRITÉ

Dès qu’il avait eu connaissance de la lettre adressée par Favraut à sa fille, Jacques de Trémeuse s’était dit:


– Ce n’est point sous les traits de Vallières que j’irai à ce rendez-vous.


«C’est Judex qui s’y trouvera à l’heure dite.


Et, après s’être enfermé dans sa chambre, à l’abri de toute indiscrétion et de toute surprise, il s’était débarrassé de la barbe… de la perruque… et du costume qui le rendaient méconnaissable.


Puis, se coiffant de son chapeau de feutre et s’enveloppant de sa cape, il était sorti sur la terrasse qui flanquait la façade du premier étage et dont toutes les persiennes étaient hermétiquement closes… Après avoir écouté si aucun bruit ne s’élevait de la chambre de Jacqueline, il était descendu au rez-de-chaussée par un escalier dérobé, où, à cette heure, il ne risquait de rencontrer personne… et, gagnant le dehors, il traversa le parc, sous le rayonnement argentin de la lune, et franchit la grille… qui donnait sur le chemin conduisant au port de Sainte-Maxime.


Or… la fille du banquier ne dormait pas…


Accoudée à sa fenêtre, elle songeait à tous les événements qui avaient bouleversé sa vie… Et, tout en récapitulant ses souffrances, elle se demandait si, un jour, tant de douleur n’aurait pas un terme… et si elle ne connaîtrait pas, à son tour, la douceur d’une existence sans inquiétude et sans amertume.


Au milieu de cette évocation tragique de toutes ses infortunes, une question, sans cesse, lui revenait à l’esprit:


– Que va-t-il résulter de l’entrevue de Vallières avec mon père? Si, comme ce bon ami semble le redouter; il y a là-dessous quelque guet-apens organisé contre moi, qui sait si lui-même n’en sera pas victime? D’autant plus que lui-même connaît beaucoup de choses… trop de choses même.


Non, je n’aurais pas dû le laisser se substituer à moi-même… ou tout au moins lui permettre de se lancer tout seul dans une aussi menaçante aventure.


Peut-être vais-je avoir le temps de le retenir… ou tout au moins de prier M. Roger… ou M. Jacques, s’il est revenu, de l’accompagner?


Jacqueline allait, dans cette intention, quitter sa chambre, lorsque, soudain, elle demeura clouée sur place.


Au moment où elle allait s’éloigner de sa fenêtre, elle aperçut une ombre, ou plutôt un homme enveloppé dans un grand manteau noir se glisser dans le jardin et disparaître bientôt derrière un massif.


Un trouble profond s’empara d’elle.


– Cet homme!… Quel est cet homme? se demanda-t-elle… bouleversée…


En effet, dans le rayonnement lunaire qui enveloppait le parc de sa mystérieuse clarté, Jacqueline avait eu l’impression directe, instantanée, qu’elle venait de voir surgir devant elle la silhouette étrange, fantastique, qu’elle avait déjà entrevue au moulin des Sablons.


Presque aussitôt, un nom monta à ses lèvres:


– Jacques de Trémeuse.


Mais tout de suite elle se révolta contre cette pensée:


– Lui, se dit-elle. Ce n’est pas possible!


Mais le doute était né… cruel… affolant… irrésistible.


Incapable de comprendre encore les causes de ce drame effarant, elle en pressentait néanmoins les lugubres péripéties… et elle éprouvait la sensation d’être emportée en une sorte de tourbillon frénétique qui ne lui laissait plus aucune possession d’elle-même et la précipitait vers le gouffre où l’attirait la fatalité.


Le cœur broyé, elle se répétait, toute blanche, toute glacée:


– Ainsi, j’aurais pu aimer le bourreau de mon père… car c’est affreux à dire… je l’aime. Ah! cela serait encore plus atroce que tout. Mais je suis sans doute le jouet d’une illusion. Qu’importe!… Je ne puis rester plus longtemps dans une pareille incertitude. Je veux savoir…


En proie à une fièvre ardente, elle sortit de chez elle… courut sur la terrasse et s’en fut frapper à une porte-persienne, appelant, d’une voix étranglée par la plus intense des émotions:


– Vallières! Vallières!


Jacqueline n’obtint aucune réponse.


Alors, folle d’anxiété… incapable de maîtriser la fièvre qui la dévorait, d’un geste brusque, elle ouvrit les volets et pénétra dans la chambre d’un pas hésitant… Aucun bruit ne se faisant entendre, elle tourna, en tâtonnant, le bouton d’une lampe électrique.


La chambre était vide et le lit non défait.


Sur une chaise, elle reconnut la redingote de Vallières… Sur une table, le chapeau haut de forme, et, dans le tiroir de la table, laissé entrouvert, une perruque grise… une fausse barbe.


En face de ce nouvel événement, Jacqueline crut que la raison allait lui échapper.


Chancelante… à bout de forces… complètement égarée… elle n’eut qu’un cri ou plutôt qu’un gémissement qui exprimait tout le désarroi de sa pauvre âme encore une fois si cruellement meurtrie:


– Mon Dieu!…


Et elle allait se laisser tomber sur un siège, le cerveau vide, tant il s’épouvantait de penser, préférant encore l’incertitude du mystère à la réalité de la douleur… lorsqu’une voix très douce s’éleva près d’elle:


– Que faites-vous là, mon enfant?


C’était Mme de Trémeuse, qui, attirée par les appels de Jacqueline à Vallières, venait d’entrer dans la chambre de son fils.


– Vous, madame!… fit aussitôt la fille du banquier.


Et se réfugiant dans les bras que lui tendait la comtesse, elle fit, toute frissonnante:


– J’ai peur!… J’ai peur!…


– Voyons!… Que s’est-il donc passé? questionnait la grande dame.


D’une voix entrecoupée, Jacqueline expliquait:


– Tout à l’heure, j’étais à ma fenêtre, j’ai distingué nettement… un homme dans le parc… un homme qui ressemblait à celui que j’ai cru voir comme en un rêve… à… je n’ose prononcer son nom… Alors, j’ai voulu appeler Vallières… mais personne ne m’a répondu… Je suis entrée ici… Il n’y avait personne.


Puis, désignant tour à tour, à Mme de Trémeuse, les vêtements, la barbe et la perruque, elle ajouta:


– Voilà ce que j’ai trouvé…


– Ma pauvre enfant, murmura la mère de Jacques, en proie, elle aussi, à un trouble indicible.


Ces simples mots suffirent pour inonder de lumière le cerveau de Jacqueline.


En une seconde, tous les voiles se déchirèrent.


Ce fut la vision complète, la révélation absolue.


Et l’œil hagard, la voix éperdue, Jacqueline fit lentement:


– Vallières… Jacques… Judex!…


La fille du banquier ne s’évanouit pas sous ce choc terrible… elle eut au contraire la force admirable de réagir, dans sa volonté de ne pas mourir, avant de tout savoir, car elle avait compris… que si elle tombait en ce moment, elle ne se relèverait pas… et rassemblant, tendant en un effort suprême toute sa volonté, toute son énergie, elle fit, en joignant les mains et en dirigeant un regard suppliant vers Mme de Trémeuse qui la contemplait avec une expression de protection tendre et de maternelle compassion:


– Madame… je vous en conjure… dites-moi toute la vérité.


– Venez, ma fille…, répliqua simplement Julia Orsini.


Et, tout en soutenant la frêle créature, qui marchait d’un pas automatique, saccadé, elle l’emmena dans sa chambre… et après l’avoir fait s’asseoir sur un canapé… elle s’installa près d’elle… et de cette même voix douce dont elle parlait jadis à ses fils, avant le drame, aux jours de bonheur… elle lui dit:


– Ma chère enfant… écoutez-moi. Vous avez saisi toute la vérité. Vallières… Jacques de Trémeuse… et Judex… ne font qu’une seule et même personne.


– C’est affreux! fit Jacqueline en un sanglot.


– Je comprends ce que vous devez souffrir, reprenait la femme en noir, puisque j’ai cru deviner que vous vous aimiez…


– Madame…


– Pleurez… oh! oui, pleurez en m’écoutant… comme je vais pleurer… comme je pleure déjà moi-même. Car nous allons gravir ensemble notre calvaire. Nous allons porter notre croix toutes les deux!


Et Mme de Trémeuse, belle de toutes les souffrances endurées, oublieuse de toute vengeance et grandie par le pardon, poursuivit:


– Pour défendre mon fils… je vais être obligée d’accuser votre père… Vous ne m’en voudrez pas… car ne faut-il pas que vous-même vous trouviez des excuses, à votre cœur?


– Parlez, madame!… Je vous entendrai avec toute la résignation, tout l’esprit de sacrifice dont je suis capable.


– Merci!… Mon cher mari et moi… nous vivions heureux avec nos fils… Rien ne semblait devoir troubler un bonheur que nous devions à notre mutuel attachement ainsi qu’à notre puissante situation de fortune… lorsqu’un homme apparut… Il crut m’aimer… Il osa me le dire… je le chassai, et pour se venger, il ruina mon mari… et l’amena au suicide.


– Et cet homme était mon père! scanda Jacqueline… qui, douloureusement sanglota: Ce n’est qu’un crime de plus à ajouter aux autres. Je vous demande pardon pour lui.


– J’ai déjà pardonné… pour vous… pour votre enfant… pour mon fils…, reprenait Julia Orsini qui, reprenant le bref et saisissant résumé de sa vie, acheva:


– Auparavant, j’avais voulu me venger… Rentrée en possession d’une grande fortune, libre, indépendante, je consacrai tous mes instants à préparer ma vengeance, j’élevai mes deux fils dans cette unique pensée, et j’eus la joie, l’orgueil de constater bientôt que je les avais façonnés à mon image et que j’avais réussi à faire pénétrer en eux toute ma volonté… toute ma pensée… L’heure sonna! Je voulais que le verdict fût impitoyable…


Il l’eût été sans vous! Votre père vous doit l’existence.


«Comment mon fils n’eût-il pas été attendri, puisque vous êtes parvenue à me désarmer, moi… qui avais juré d’être implacable! Oui, c’est en vous voyant apprendre à votre fils la prière de miséricorde… c’est en sentant son innocent baiser effleurer mon front… c’est en vous connaissant mieux… chaque jour… et en lisant enfin dans votre cœur un secret que vous n’avez peut-être pas osé vous confier à vous-même, mais que moi, femme et mère, j’avais deviné avant tous, que j’ai senti ma haine s’apaiser et qu’après vous avoir pardonné, à vous que j’englobais aussi dans ma colère, j’ai fini peu à peu par m’habituer à la pensée que je pouvais peut-être pardonner aussi à celui qui avait tué mon époux…


«Comprenez-vous, maintenant, pourquoi j’ai voulu que ce fût mon fils qui se rendît à l’appel de votre père?


– Ah! madame! madame! je ne sais plus que croire, je ne sais plus que penser. C’est horrible… cette haine!… Pourquoi faut-il que ce soit mon père qui l’ait provoquée? Pourquoi faut-il que ce soit moi qui en sois encore et toujours la victime?


Noblement, Mme de Trémeuse ripostait:


– Soyez heureuse et fière, au contraire, puisque c’est vous qui avez tout apaisé. Nous allons, mes fils et moi, vous rendre votre père. J’ignore quelle sera son attitude à notre égard. Mais, ce que je tiens à vous dire, c’est que nous n’avons plus pour lui aucun ressentiment. C’est à vous, ma chère enfant, qu’il appartiendra sans doute d’accomplir jusqu’au bout le miracle de rédemption et de paix. Je ne doute pas que vous ne soyez à la hauteur de votre tâche. Quant à moi… si ma conscience n’a rien à se reprocher… mon cœur gardera toujours le regret d’avoir, sans le vouloir, meurtri le vôtre.


– Et le mien n’oubliera jamais, reprenait la fille du banquier, les paroles d’affection que vous avez eues pour moi, et le geste de miséricorde que vous avez eu pour mon père.


Une longue étreinte… toute maternelle de la part de la comtesse, toute fébrile de la part de Jacqueline, scella ce nouveau pacte de mutuelle bonté.


Mais voilà que Jacqueline tressaille!


Les mêmes craintes qu’elle avait eues pour Vallières… elle les éprouve à présent pour Jacques…


Si, en voulant délivrer Favraut, il allait lui arriver malheur?


Si les bandits qui ont enlevé le banquier et se servent peut-être de lui comme d’un instrument de chantage, ou tout au moins d’un prétexte à guet-apens, allaient en profiter pour l’assaillir traîtreusement et l’assassiner sans vergogne?


Alors… oubliant tout… pour ne plus penser qu’au péril que doit courir Jacques de Trémeuse, elle se précipite, comme hallucinée, vers la fenêtre qu’elle ouvre toute grande…


Elle se penche au dehors, elle regarde… elle écoute…


La nuit est sereine et silencieuse…


Pas un souffle de brise ne passe dans les palmiers… La lune argente la mer de ses rayons… Au loin, en rade… un beau voilier est à l’ancre… immobile sur les eaux dormantes…


Jacqueline se demande si, dans ce décor de poésie exquise, parmi ce calme de la nature en repos, dans la douceur de cette nuit de rêve, il ne se déroule pas tout près de là quelque drame affreux… et elle se demande si… tout à coup, elle ne va pas entendre… s’élevant, déchirant et sinistre, le cri suprême de Judex, frappé par la balle ou le couteau de ses meurtriers!


Toute désemparée, elle se laissa glisser à genoux… et le front appuyé contre le rebord de la fenêtre… les épaules secouées par des sanglots convulsifs, elle ne sut que balbutier ces mots, entrecoupés de douloureux gémissements:


– Protégez-le, mon Dieu!… Sauvez-le, je vous en supplie.


Et comme Mme de Trémeuse s’approche d’elle… Jacqueline, se relevant, s’écrie, tandis que des larmes brûlantes inondent son visage:


– Et je n’ai pas le droit de l’aimer!


Puis, complètement brisée, elle s’évanouit dans les bras de la comtesse.

IV LE RENDEZ-VOUS

En franchissant la grille de la villa, Judex s’était trouvé en face de son frère, qui, tout de suite, lui avait demandé d’une voix où perçait une affectueuse inquiétude:


– Alors, frère, tu vas à ce rendez-vous?


– Oui, j’y vais.


– Seul?


– Seul.


– N’est-ce pas une grave imprudence?


– Pourquoi?


– Tu me l’as dit toi-même… La lettre que Favraut a écrite à sa fille a été certainement dictée, ou tout au moins inspirée par Diana Monti, dans le but d’attirer Jacqueline dans ses filets et de la supprimer, cette fois, d’une façon définitive.


– C’est toujours mon avis.


– Ne crains-tu pas que, voyant encore leurs odieux calculs déjoués, ils ne se vengent sur toi de leur déception?


– C’est fort probable.


– Alors, laisse-moi t’accompagner.


– C’est impossible.


– Frère!…


Gravement, posément, et avec cette maîtrise de lui-même qui semblait grandir en lui aux heures difficiles et dans les circonstances solennelles, Judex expliquait:


– Si nous nous rendons à deux sur la jetée du port… nous éveillerons les soupçons de ces misérables… Il est certain que, mis sur leurs gardes, ils éviteront tout contact avec nous… et battront prudemment en retraite, quitte à machiner ensuite quelque nouvelle et criminelle intrigue. Tandis que, s’ils me voient seul… et si surtout je leur donne bien l’impression, et je m’en charge, que de loin ou de près, aucune personne, ni toi, ni Kerjean, ni une autre, n’est à même d’accourir à mon appel… ils se découvriront aussitôt, et je n’en demande pas davantage.


Et Judex, avec un mystérieux sourire, ajouta:


– Je suis tranquille… Un quart d’heure d’entretien, et peut-être même moins, suffira pour mener à bien mon entreprise.


– Songe que tu vas avoir affaire à des gens qui ne reculeront devant rien pour faire triompher leurs plans abominables.


– Je suis fixé.


– As-tu des armes?


– Aucune.


– Jacques… tu m’effraies!… Je me demande à quoi tu penses… de t’exposer ainsi… Ton amour pour Jacqueline t’aurait-il fait perdre la tête?…


– Je n’ai jamais été en aussi parfaite possession de moi-même.


– Prends au moins mon revolver.


– J’ai à ma disposition mieux que le plus perfectionné des brownings.


– Quoi donc?


– Ceci.


Tirant de sa poche un carnet de chèques, Jacques le montra à Roger en disant:


– Voici un argument auquel des bandits de l’espèce de Diana Monti et de Moralès n’ont pas l’habitude de résister. Notre immense fortune nous permet de négocier royalement la rançon de Favraut. Sois sûr que je le ramènerai avec moi… dût-il m’en coûter un million, et peut-être davantage…


– Prends garde! fit simplement Roger, qui savait très bien qu’il était inutile de heurter son frère… et que lorsque Judex avait pris une décision, rien au monde n’aurait pu l’en détourner.


Les deux frères échangèrent une chaleureuse poignée de main… et tandis que Roger, qui était loin de se sentir rassuré, regagnait la villa, Jacques gagnait le port d’un pas rapide.


Or… il y avait été devancé par Cocantin qui, presque aussitôt après le dîner, prétextant une légère migraine, avait demandé à ses hôtes la permission de se retirer… pour prendre un peu l’air avant de se coucher.


Après avoir fait pendant quelque temps les cent pas dans le parc, il s’était subrepticement glissé au-dehors par une petite porte, le cœur battant la charge à la pensée de la radieuse créature, de la splendide déesse – c’est ainsi qu’il l’appelait – avec laquelle il avait rendez-vous.


Jamais Cocantin… pourtant si inflammable… ne s’était senti si enflammé.


Toute la journée, la vision de la jolie baigneuse qui lui était apparue, telle Amphitrite sortant de l’onde, n’avait cessé de l’envelopper de son gracieux mirage.


– Je ne la croyais pas aussi belle! se disait-il. Quel charme… quelle ligne… quel chic… quel galbe… quelle séduction!… Et elle m’aime! Car, si elle ne m’aimait pas… elle n’aurait jamais consenti, cette adorable Daisy, à m’accorder aussi facilement, aussi rapidement… ce bienheureux… ce divin rendez-vous!


Songeant au buste de Napoléon, qu’au cours de ses déplacements il emportait toujours dans sa valise et qu’il avait installé à la place d’honneur dans la chambre qu’il occupait à la villa de Trémeuse, le détective se prit à murmurer:


– Je suis sûr que le Maître lui-même n’a pas éprouvé une émotion plus suave lors de sa première entrevue avec Joséphine…


Ce fut dans ces excellentes dispositions que l’excellent Prosper arriva sur la jetée… qui semblait alors complètement déserte.


– Elle n’est pas encore là! fit-il avec un léger désappointement.


Mais, tirant sa montre, il constata qu’il n’était que dix heures moins un quart…


Comme tous les vrais amoureux… il était en avance.


S’installant sur un banc… tout en prenant une attitude rêveuse, énamourée, le directeur de l’Agence Céléritas résolut d’attendre sa bien-aimée avec toute la patience dont il était capable…


Mais les minutes lui paraissaient d’une longueur d’éternité… et à mesure qu’approchait l’heure tant désirée il se sentait en proie aux alternatives les plus ardentes de joie et d’espérance, marquant chaque seconde de cette question qui, en l’absence de toute autre parole, s’était emparée de son cerveau:


– Viendra-t-elle… ne viendra-t-elle pas?


Mais bientôt, une exclamation de bonheur lui échappa… Un bruit de pas léger lui fit dresser l’oreille… Il regarda… Une silhouette féminine apparaissait là-bas… toute nimbée de lumière astrale… C’était elle… c’était Daisy!


– Faut-il qu’elle soit amoureuse! se dit Cocantin qui, frétillant et frémissant, se précipita vers sa conquête tout en la saluant de la banale et classique apostrophe: Comme c’est gentil à vous d’être venue!


Daisy Torp répliqua aimablement:


– Moi aussi, j’avais hâte de vous voir… mon cher Cocantin.


Et, avec cette franchise toute spontanée qu’ont parfois les amoureux, elle ajouta, en guise de profession de foi:


– Vous n’êtes pas joli, joli…


– Je n’ai aucune prétention!


– Mais vous êtes si bon garçon…


– On fait ce qu’on peut.


– J’aime beaucoup les bons garçons… The good fellows.


Et moi, répéta Prosper très satisfait de cette déclaration si franche, laissez-moi vous dire que votre good fellow… vous trouve très jolie… jolie… jolie… et qu’il aime beaucoup les jolies filles…


The pretty girls!


Alors… ma petite pretty girl… venez…


Et passant son bras autour de la taille souple… ondoyante… de la jolie baigneuse, Cocantin lui dit:


– Daisy! décidément, tu m’affoles! Je t’aime… Donne-moi un baiser!…


Mais un bruit de pas malencontreux retentit au loin…


– Zut! un raseur! s’écria Prosper.


Et, entraînant l’Américaine du côté opposé de la jetée, il lui dit:


– Allons jusqu’à la tour du petit phare… Là, nous pourrons échanger les propos les plus tendres en contemplant la mer…


Daisy Torp ne se fait nullement prier.


Elle a toujours eu pour Cocantin, si bon, si galant et si affable, une de ces bonnes et cordiales amitiés qui durent parfois plus longtemps que les passions violentes… Et puis, elle aussi, c’est une très brave fille… d’un caractère indépendant… parfois même intrépide… et qui lui a valu beaucoup de sympathies.


Tous deux s’en vont d’un pas rapide vers la tour… continuer leur flirt sous le regard des étoiles, se confier leurs mutuelles impressions devant la Méditerranée qui, cette nuit, a des reflets d’un argent éclatant… contrastant étrangement avec les ténèbres bleutées qui forment au-dessus d’eux comme un voile fluide… plein de charme et de mystère.


Derrière eux, le bruit de pas s’est rapproché… sonore… martelant énergiquement les dalles de la jetée.


Au moment où il arrive au pied de la tour, Cocantin, cédant à un mouvement de curiosité fort naturelle, se retourne et regarde.


Près de la borne qu’il vient de quitter… il aperçoit, debout, au clair de lune, un homme enveloppé dans un ample manteau et dont il reconnaît aussitôt la caractéristique silhouette.


– Judex! laisse-t-il instinctivement échapper.


– Judex? répéta l’Américaine. What is it?


Ce n’est rien…, se reprend Cocantin ou plutôt c’est-à-dire que si… c’est un ami… un grand ami à moi.


– Croyez-vous qu’il nous a vus?


– Non… et puis il n’y a rien à craindre… c’est un homme très discret.


– Si vous me présentiez? proposa malicieusement miss Daisy Torp… ce sera peut-être plus correct.


– Non! Non! refuse Cocantin…


Et revenant tout à coup à la réalité des événements que sa préoccupation amoureuse… lui a fait oublier…, il explique:


– Nous le gênerions… Il ne faut pas qu’il nous voie… Cachons-nous.


– Est-ce que lui aussi aurait un rendez-vous?


– Oui, oui…


– D’amour?


– Daisy, ne me questionnez pas.


– Qu’avez-vous, dear Prosper… vous semblez tout ému.


– Je le suis en effet.


– Pourquoi?


– Mais, parce que… parce que je vous aime.


– Bien vrai?


– Je vous adore!


Pour bien prouver à l’aimable Daisy Torp toute la sincérité de sa flamme, Cocantin se préparait à la serrer tendrement contre son cœur, lorsque le bruit rythmé de rames frappant les flots parut grandir son anxiété qui ne s’était d’ailleurs que très superficiellement calmée.


– Attendez, ma chère Daisy…, fit-il en s’éloignant légèrement de la baigneuse.


Dissimulé derrière un pan de mur, il lança un regard vers l’endroit où, un instant auparavant, il avait aperçu Judex.


Celui-ci s’était assis sur la borne, et semblait attendre les événements avec sérénité.


On aurait même dit qu’il n’avait nullement vu un canot, monté par plusieurs hommes, quitter le flanc du brick-goélette à l’ancre et se diriger vers la jetée.


Lorsque l’embarcation stoppa à quelques mètres de lui, il ne bougea pas davantage.


Ce fut à peine s’il détourna la tête, lorsqu’un tout jeune matelot, sautant à terre, se dirigea vers lui.


Cocantin, grâce au magnifique clair de lune qui rayonnait sur la baie suivait tous ces détails avec la plus rigoureuse exactitude…


Jusqu’alors il était demeuré impassible.


Mais lorsqu’il vit le jeune matelot frapper légèrement sur l’épaule de Judex, celui-ci se lever brusquement, et dévisager son interlocuteur avec un air de souverain mépris, le directeur de l’Agence Céléritas ne put retenir une sourde exclamation:


– Diable! Diable!


– Qu’y a-t-il? interrogea Miss Daisy Torp qui avait rejoint son ami.


– Il y a, murmura celui-ci qui paraissait de plus en plus troublé… Il y a que nous allons assister, je crois, à des choses tout à fait extraordinaires!…

V LE GUET-APENS

Lorsque Jacques de Trémeuse qui, sans en avoir l’air, n’avait rien perdu des mouvements du canot, s’était entendu interpeller en ces termes: «Hé! bonsoir, cher monsieur Judex!», malgré tout son incomparable sang-froid, il n’avait pu réprimer un tressaillement… et il s’était tout de suite redressé, faisant face à l’adversaire.


C’est que, tout de suite, il avait reconnu la voix railleuse, mordante qui vibrait à ses oreilles.


– Diana…, se dit-il. La lutte s’engage… Attendons…


L’aventurière, qui portait avec une sorte de cynique élégance son travestissement de marin, interrogeait, toujours gouailleuse:


– Peut-on vous demander ce que vous faites, ce soir, sur cette jetée?


D’autant plus hardie qu’elle se sentait protégée par les bandits qui étaient restés dans la barque, prêts à accourir à son premier signal, l’ex-institutrice des Sablons ajouta:


– Serait-ce, par hasard, pour rimer quelque sonnet aux étoiles?


– Non, répliqua Judex d’une voix incisive. J’attends Favraut!


– Ah! vous attendez Favraut? Et pourquoi, s’il vous plaît?


– Qu’est-ce que cela peut vous faire?


Diana qui, malgré toute son audace et la sécurité que lui inspirait la présence de ses compagnons, se sentait quelque peu démontée par l’intervention de son mortel et redoutable ennemi, répondit cependant:


– J’ai été chargée par lui d’amener à bord du navire où il se trouve sa fille et son petit-fils auxquels il avait demandé de le rejoindre.


– Et moi…, scanda Jacques de Trémeuse, je suis venu pour vous empêcher de les assassiner.


– Que dites-vous? grinça la misérable, furieuse de voir ses plans déjoués.


Mais, malgré tout, elle voulut bluffer:


– Assassiner cette femme… cet enfant… mais monsieur vous êtes fou!


– Vous n’en êtes pas à votre coup d’essai.


– Monsieur… je ne comprends pas.


– Vous ne comprenez pas?


Enlevant d’un geste brusque le béret que portait l’aventurière dont les longs cheveux bruns se dénouèrent aussitôt pour retomber sur ses épaules, Judex s’écria:


– Allons… Diana Monti, puisque nous voilà enfin face à face, jouons franc jeu et pas d’inutile comédie.


Mais la maîtresse de Moralès, brandissant soudain le revolver qu’elle dissimulait derrière son dos, le braqua vers la poitrine de Judex qui, sans se départir de son calme, écarta l’arme d’un geste irrésistible avant que Diana ait eu le temps de presser sur la détente et déclara sur ce ton plein d’autorité impérieuse:


– Pas de nerfs… madame, je vous en prie… si vous saviez dans quel but je suis ici, vous ne chercheriez pas à vous débarrasser de moi, bien au contraire.


Comme Diana avait eu un mouvement de surprise, Jacques de Trémeuse, profitant de l’ascendant qu’il venait de conquérir si promptement sur son ennemie, formula aussitôt:


– Je ne suis animé que d’intentions extrêmement pacifiques. Vous pouvez constater que je suis sans armes. Je suis tout simplement venu pour négocier la rançon du banquier Favraut.


– La rançon du banquier Favraut! répétait la Monti, de plus en plus étonnée.


– Parfaitement!


Marie Verdier gardait un silence qui prouvait toute sa surprise. Alors, Judex reprit sur un ton de loyauté et de noblesse bien fait pour vaincre les hésitations de son interlocutrice:


– Voulez-vous que nous en parlions tout de suite?


– Mais… volontiers, monsieur.


– Bien.


Et Jacques de Trémeuse reprit, tout aussi tranquille que s’il eût discuté ses intérêts particuliers avec son notaire:


– Je n’userai pas de périphrases… En affaires, j’ai toujours pour principe d’aller droit au but; et je vous prie de bien vous convaincre que ce n’est pas autre chose qu’une affaire que nous traitons. Si, comme je l’espère, nous aboutissons au résultat que je désire, non seulement j’oublierai les circonstances dans lesquelles elle aura été conclue, mais je m’empresserai de rayer de ma mémoire jusqu’au souvenir de ceux qui l’auront traitée avec moi. Cette déclaration doit donc entièrement vous rassurer.


– En ce cas, monsieur…, répliqua Diana, voyons quelles sont vos conditions.


– N’est-ce pas à vous plutôt de me fixer les vôtres?


– Je vous avoue que je n’ai guère eu le temps d’y réfléchir. Comme vous le dites, c’est une affaire…


– Une très grosse affaire…


– Qui demande à ce qu’on y pense…


– Mais qui a besoin d’être enlevée très rapidement.


– Je ne suis pas seule.


– Oh! c’est tout comme.


– Je vous assure que c’est très embarrassant.


– Alors, proposait finement Judex, voulez-vous me laisser me substituer un instant à vous?


– Volontiers.


– Et vous parler avec une franchise qui vous offusquera peut-être, mais que vous ne manquerez pas – car vous êtes fort intelligente – de trouver indispensable?


Diana Monti qui n’était pas sans éprouver une instinctive admiration pour l’homme vraiment extraordinaire qu’elle avait devant elle, se disait:


– Toi, mon gaillard… tu as beau être très fort… Si tu crois me rouler… tu te trompes… et je vais te prouver que Diana Monti est de taille à te répondre.


Et, tout haut, elle fit sur un ton de conciliation plus apparente que réelle:


– Je vous avouerai que la façon plutôt originale avec laquelle vous vous êtes présenté à moi n’avait pas été sans m’inspirer une certaine méfiance, et justifiait par conséquent le geste de défense dont j’ai cru devoir user envers vous.


Puis, tout en plaçant ostensiblement son revolver dans la poche de sa vareuse, elle ajouta avec un aimable sourire que tempérait l’éclat sombre de son regard:


– La correction de votre attitude et de votre langage, en me rassurant entièrement… me permet donc de vous entendre en tout repos… Parlez, monsieur, je vous écoute.


Judex reprenait:


– Négligeant tous les détails et toutes les circonstances qui, depuis un certain temps, nous ont mis en conflit tous les deux, je ne veux m’occuper que de la question qui nous intéresse présentement, c’est-à-dire le rachat de Favraut. D’abord, pourquoi m’avez-vous enlevé le banquier? Pour vous faire épouser par lui… et vous emparer de sa fortune… après vous être débarrassée de sa fille et de son petit-fils. Ne protestez pas!… Je vous ai prévenue que je vous dirais des choses désagréables. Mieux vaut commencer par là… et nous en débarrasser tout de suite, afin d’éviter un malentendu qui pourrait compromettre le résultat de nos négociations… Écoutez-moi donc jusqu’au bout, je vous en prie; et je vous garantis que vous n’aurez pas à vous en repentir.


Diana, de plus en plus intriguée par le tour que prenait cette singulière causerie, fit d’une voix sourde:


– Continuez…


Judex, impassible, déclarait:


– Votre plan, désormais, ne peut plus réussir.


– Vous croyez? ponctuait Diana.


– J’en suis sûr. Pour en arriver à vos fins, et vous l’avez admirablement compris, vous avez résolu de supprimer Jacqueline Aubry et son fils… non pas seulement parce que vous voulez vous emparer de leur part d’héritage, mais encore et surtout parce qu’ils sont devenus des témoins gênants, et parfaitement capables, en révélant à Favraut toute votre conduite, de vous perdre à ses yeux et de démolir à jamais l’échafaudage que vous avez si habilement construit. Grâce à un heureux concours d’événements sur lesquels je ne veux pas m’attarder, vous n’avez pas réussi à exécuter cette partie si importante de votre programme… Ce soir, vous avez encore une fois échoué… et vous échouerez toujours… Quand je devrais ne pas rentrer vivant à la villa de Trémeuse…


– Vous n’avez rien à craindre de moi, affirmait Diana, très avide de lire entièrement dans le jeu de son partenaire.


Judex ripostait:


– Tant mieux pour moi, pour vous et pour tous! Je résume… Vous devez donc renoncer à vous emparer des millions de Favraut… et même à le faire reparaître sur la scène du monde… et cela autant dans votre intérêt que dans le sien. Car aussitôt qu’il voudra réclamer ses droits… sa fille se dressera entre lui et vous. Et tandis que lui m’accusera de l’avoir séquestré, Jacqueline vous accusera d’avoir voulu vous débarrasser d’elle et de son fils. Nous avons donc intérêt, vous autant que moi, à ce que Favraut reste dans sa tombe. Somme toute, il n’y a que vous, Moralès et moi, qui sachions qu’il est vivant. Car je suppose que vous n’avez pas été assez imprudente pour mettre les gens que vous avez employés entièrement dans la confidence de son aventure.


– Certes! Mais il y a sa fille.


– Je m’en charge!…


– Cependant…


Et Judex, auquel il répugnait de mentir, même à une criminelle de l’envergure de Diana, fit sur un ton agacé:


– Je vous répète que je m’en charge. Vous voyez donc bien que tout peut très bien s’arranger… au mieux de nos intérêts devenus communs.


– Peut-être! cédait peu à peu l’aventurière qui semblait vivement impressionnée par les arguments de son adversaire.


Celui-ci achevait:


– Qu’allez-vous faire de Favraut? Il va être extrêmement embarrassant. Il vous sera sinon impossible, mais tout au moins extrêmement difficile de l’isoler entièrement… Tôt ou tard, ou il vous échappera ou on le découvrira. Tandis qu’avec moi… rien à craindre… je vous garantis que cette fois, je prendrai de telles précautions que nul, pas même vous, ne pourra pénétrer jusqu’à lui. Rendez-moi donc votre prisonnier, je vous le répète, autant pour votre sécurité que pour la mienne.


Et, pour achever de vaincre les dernières hésitations de l’aventurière, Judex posa, en baissant la voix:


– Un million pour vous… si vous acceptez tout de suite.


À ces mots, Diana eut une seconde de vertige.


– Un million…


Fascinée par l’appât de cette somme encore plus qu’entraînée par les arguments de Judex, elle allait accepter, lorsque, tout à coup, la lumière se fit dans son esprit, lui révélant instantanément toute la vérité.


– Je vois clair dans son jeu, se dit-elle… Il est amoureux de Jacqueline… Il n’y a pas à en douter un seul moment… Il veut lui rendre son père pour pouvoir l’épouser. Quant au million qu’il me propose, peut-être me le donnera-t-il pour en finir plus vite… quitte ensuite à me livrer à la justice ou plutôt à sa justice… et à me frapper implacablement.


Et tout de suite, elle songea:


– Pourquoi risquer une partie avec de pareils doutes… quand je le tiens, lui, et quand je peux m’en délivrer à tout jamais? Oui, au lieu de lui livrer le banquier, c’est moi qui vais le livrer à Favraut. Et nous verrons ensuite, si, comme il le prétend, Jacqueline et son enfant sont si bien invulnérables.


– Monsieur, reprit-elle après un bref silence, j’ai bien écouté tout ce que vous venez de me dire. Je ne vous cacherai pas que vous m’avez vivement impressionnée… Aussi suis-je toute prête à m’entendre avec vous… et à vous remettre Favraut en échange du million que vous m’avez promis. Mais à une condition.


– Laquelle?


– Je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas seule.


– Il y a Moralès?


– Oui, il y a Moralès… il y a aussi Favraut… Avec le premier, il nous sera facile de nous entendre. Mais avec le second…


– Je ne saisis pas très bien.


– Vous n’ignorez pas qu’il a perdu la raison?


– Oui… je le sais!


– En ce moment, il est hanté par une idée fixe… revoir sa fille et son petit-fils.


– Eh bien?


– Tant qu’il ne les aura pas retrouvés, il refusera de quitter le navire où nous l’avons transporté, et si nous insistons trop vivement, je crains un scandale… des violences… Alors je ne sais que faire… Peut-être… si vous envoyiez chercher Mme Aubry… mais vous allez encore dire que je veux me venger, l’attirer dans un guet-apens…


Judex se taisait…


Une lueur étrange, sublime flambait dans son regard…


Sans doute son cœur d’amant venait-il de lui inspirer quelque sublime, et généreuse idée; car au bout d’un instant, tandis qu’un reflet d’incomparable noblesse illuminait ses traits, il fit d’une voix mâle et résolue:


– Voulez-vous me conduire auprès de Favraut?


– Comment cela? répliquait Diana toute interdite de tant d’audace…


– Je vous l’ai dit… je suis sans armes.


Et réprimant la joie sauvage… féroce qui s’était emparée d’elle à la vue de son ennemi qui se livrait ainsi à elle dans un but dont elle ne pouvait et ne voulait approfondir les raisons secrètes, elle fit d’une voix rauque, saccadée:


– Eh bien… suivez-moi!


Quelques instants après, la petite chaloupe s’éloignait du quai, emportant Jacques de Trémeuse… qui, resté debout au milieu de la barque, dominait de sa haute stature les bandits avec lesquels il venait d’engager la lutte suprême… tandis que la lune se voilait derrière les gros nuages qui, depuis un moment, s’amoncelaient à l’horizon.


*

* *

Tout doucement, Cocantin, qui venait d’avoir un long et mystérieux conciliabule avec Miss Daisy Torp… sortit de sa cachette… et, s’avançant vers le port, regarda avec une expression d’inquiétude la barque qui s’éloignait vers l’Aiglon, mouillé à quelque cents mètres du rivage.


D’une voix entrecoupée, il confiait à l’Américaine qui l’avait suivi:


– C’est elle… c’est la Monti… j’en suis sûre… je la connais… Et elle l’emmène. Elle a dû le rouler… comme elle m’avait roulé, moi! Ah! la gueuse! Daisy, je ne suis pas tranquille!… En voyant Judex monter à bord de ce canot, il me semble que j’assiste à l’embarquement de Napoléon pour Sainte-Hélène. Oui, j’ai le pressentiment qu’il va arriver malheur à mon ami.


«Et rien… ni bachot… ni youyou… pas même une périssoire… pas même une coquille de noix. Ah! si je savais nager, moi!


À ces mots, une expression de malice et d’audace se répandit sur la jolie figure de Miss Daisy Torp.


– Vous aimez beaucoup ce Judex? demanda-t-elle.


– C’est un grand cœur! fit sincèrement l’excellent Prosper.


– Eh bien, ne vous inquiétez pas! déclara l’intrépide Américaine. C’est moi qui irai à son secours. Laissez-moi faire, je sens que je réussirai.


Et la charmante créature se débarrassant en un tour de main de son chapeau, de son manteau, de sa robe, et de ses chaussures, apparut bientôt sur la jetée… en un maillot de soie noire qu’elle avait l’habitude de porter en guise de chemise, suivant la mode américaine.


– Daisy… Daisy, où allez-vous comme ça? questionnait le détective malgré lui.


– Au secours de Judex, lança la jolie nageuse, en exécutant un plongeon magistral dans la mer… et en gagnant entre deux eaux le brick-goélette où venait d’accoster Jacques de Trémeuse.


– Si elle le sauve, s’écria Cocantin dans un élan sublime, eh bien!… j’en ferai ma femme…

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