NEUVIÈME ÉPISODE Lorsque l’enfant parut

I LA VILLA DES PALMIERS

Vers dix heures du matin, sous l’éblouissante clarté d’un soleil radieux, une vaste et confortable berline automobile, toute couverte de poussière, stoppait devant l’entrée principale d’une riche villa de la côte méditerranéenne, située en plein golfe de Saint-Tropez, à une brève distance du joli petit port de Saint-Maxime.


Un jeune homme de haute taille à l’allure aristocratique, vêtu avec la plus sobre élégance et qui, depuis un moment, semblait guetter avec impatience l’arrivée de la voiture, se précipita, demandant au wattman qui lui souriait affectueusement:


– Eh bien… frère?


– Tout s’est admirablement passé.


– Aucun incident?


– Aucun.


– Et lui?


– Il va aussi bien que possible.


Tandis que l’habile chauffeur qu’était Roger de Trémeuse, sautait à bas de son siège, Judex, d’un geste brusque, ouvrait la portière… et se trouvait en face d’un homme d’un certain âge, aux traits accentués, énergiques, à la barbe et aux cheveux presque blancs. Celui-ci fit aussitôt, en lui désignant un homme qui, vêtu d’un costume d’intérieur en drap sombre, coiffé d’une casquette de voyage, était étendu sur une sorte de lit-couchette et semblait dormir paisiblement:


– Vous voyez, monsieur, que nous avons entièrement suivi vos instructions, et que nous vous ramenons votre prisonnier dans le meilleur état possible.


– Avec mon frère et vous, Kerjean, j’étais tranquille.


Et regardant Favraut, dont le visage soigneusement rasé révélait un calme parfait, l’ancien meunier des Sablons ajouta:


– Grâce au stupéfiant que nous lui avons fait prendre au départ, il a été très sage… D’ailleurs, depuis qu’il a pleuré, il n’est plus le même homme… Sa folie est devenue très douce… Plusieurs fois, il est revenu à lui en cours de route… Il n’a fait entendre aucune protestation… Il ne s’est livré à aucun mouvement de colère… Il nous a simplement demandé s’il verrait bientôt son petit-fils. Nous lui avons répondu que oui… Alors, il n’a plus rien dit et il s’est tenu tout à fait tranquille.


– Durant le trajet, vous n’avez fait aucune rencontre fâcheuse?


– Nous avons scrupuleusement suivi l’itinéraire que tu nous avais indiqué, intervenait Roger… Évitant les grandes agglomérations, nous avons roulé principalement la nuit, et choisi dans la journée, pour nous reposer, des coins isolés qui nous mettaient à l’abri de toute indiscrétion possible.


Favraut… venait de rouvrir les yeux.


En apercevant la silhouette de Judex, qui se profilait devant lui, il eut un léger tressaillement, tandis qu’une expression de crainte se répandait sur ses traits.


– Nous sommes arrivés… monsieur Favraut, fit Kerjean avec une certaine douceur.


– Arrivés…, bégaya le dément, qui contemplait Judex… avec une terreur sans cesse grandissante.


– Rassurez-vous, fit celui-ci, il ne vous sera fait aucun mal. Vous allez être, au contraire, entouré de tous les soins que réclame votre état.


Et, comme surpris par le ton de cette voix qui, hier encore si menaçante, se faisait aujourd’hui presque miséricordieuse, le banquier qui s’était assis sur sa couchette mettait dans son regard tout l’émoi hésitant de son cerveau désemparé. Judex reprit lentement, et en cherchant à réveiller la compréhension en cette âme plongée dans le plus tragique et le plus obscur des désarrois:


– De même que vous avez dû la vie au sacrifice de votre fille, vous devrez cette amélioration de votre sort à la tendresse de votre petit enfant.


– Jean! murmura le prisonnier en joignant instinctivement les mains.


Jacques de Trémeuse venait de rallumer la seule lueur capable de briller encore au milieu de ces ténèbres…


– Venez…, fit-il avec autorité.


Docilement, Favraut se leva… et, s’appuyant au bras de Kerjean, il descendit de l’auto et pénétra à la suite de Judex dans un jardin entouré de hautes murailles et au milieu duquel s’élevait un assez vaste pavillon… dans lequel les trois hommes pénétrèrent.


Après avoir enfermé son prisonnier dans une chambre d’ailleurs très confortable, mais dont la fenêtre qui donnait sur la mer était garnie de solides barreaux, Judex emmena Kerjean dans une pièce voisine et lui dit:


– J’ai toujours eu pour principe de dire toute la vérité. Eh bien, sachez que ce n’est pas seulement parce que notre retraite du Château-Rouge a été découverte par nos ennemis que j’ai voulu que Favraut fût transporté ici… c’est aussi parce que je ne me suis pas cru le droit de prolonger plus longtemps le supplice d’un homme si cruellement frappé. On punit un coupable, on ne torture pas un fou. C’est d’accord avec ma mère, épouvantée elle-même par l’horreur du châtiment que j’ai pris cette décision. Cependant, Favraut reste et restera notre prisonnier… Il est donc indispensable que sa présence ici demeure ignorée de tous… et que vous exerciez à la fois sur lui et sur les alentours la plus rigoureuse surveillance. Puis-je toujours compter sur vous?


– Vous savez bien, monsieur, que je vous suis dévoué corps et âme.


– Je le sais… Et voilà pourquoi je suis tranquille.


– Vos ordres, monsieur…, seront scrupuleusement exécutés…, s’engageait le vieux Kerjean.


«Quelle que soit la haine que m’inspire ce bandit… l’affection que je vous porte est trop grande pour que je ne m’incline pas devant votre volonté.


Et, avec un sanglot dans la voix, il ajouta:


– J’espère, par un dévouement sans bornes, vous faire oublier la trahison abominable de mon fils.


– Votre fils…, répliquait Judex, est plus un malheureux qu’un misérable.


– Merci, fit le vieillard en serrant avec effusion la main que lui tendait son bienfaiteur.


Roger venait d’apparaître avec sa mère. Tandis que Kerjean se retirait discrètement, Jacques se précipitait vers Mme de Trémeuse, toujours en deuil, toujours douloureuse, et dont le visage semblait cependant refléter, sinon de l’espérance, mais tout au moins une certaine douceur de pensée, de détente dans la volonté.


– Mon fils…, prononça-t-elle d’une voix redevenue humaine, mon fils, es-tu content?


– Et vous… mère? fit simplement Judex.


La femme en noir, levant les yeux vers le ciel, déclara:


– Ton père me jugera.


– Je sens déjà qu’il vous approuve! murmura Jacques de Trémeuse en embrassant respectueusement la main de la comtesse.


– Et Favraut? demanda celle-ci, dont le regard reprit, à ce nom exécré, toute son expression de haine farouche.


– Il paraît complètement apaisé, dompté…, affirmait Judex. Je crois d’ailleurs qu’il n’a plus guère notion du présent ni du passé… Il n’y a que lorsqu’on prononce devant lui le nom de son petit-fils qu’il semble quelque peu revenir à la réalité… Alors… son visage s’adoucit, et il pleure.


– Le secret de son transfert a-t-il été bien gardé?


– J’en ai la conviction… D’ailleurs, toutes mes précautions ont été prises… Nous serons là, Roger et moi, pour surveiller les allées et venues des gens suspects et pour prévenir leurs agissements… Kerjean nous secondera puissamment… il ne faillira pas à sa tâche. Aucune évasion n’est à redouter… Et personne ne se doutera que la villa des Palmiers sert de résidence au banquier Favraut!


Avec un accent dont il ne parvenait pas à maîtriser l’émotion, Judex conclut:


– Maintenant, ma mère, il me reste à vous remercier du fond du cœur de ne pas m’avoir imposé une tâche qui eût été au-dessus de mes forces et d’avoir compris que les innocents ne devaient point payer pour les coupables.


– Croyez, affirmait Roger, que moi aussi je vous en suis reconnaissant!


Pendant un instant, Julia Orsini garda le silence, enveloppant ses deux fils d’un regard de mélancolie profonde. Puis elle reprit d’une voix lente:


– Je me suis trompée… J’aurais dû ne confier qu’à moi-même l’exécution de mes projets… Il n’y a qu’un cœur comme le mien, c’est-à-dire à tout jamais fermé à l’amour, qui puisse être implacable… Je supporte aujourd’hui les conséquences de mon erreur. Me heurtant à la fatalité… j’ai dû m’incliner… j’ai dû faiblir. Une voix intérieure soudain m’a crié: «Pour venger ton époux, tu n’as pas le droit de torturer tes enfants!» Alors, l’idée fixe de ma vie… qui, depuis vingt ans s’était installée en moi… au point d’y régner en maîtresse impérieuse, en dominatrice absolue… s’est amoindrie… effritée… dans la lutte que tout à coup, j’ai dû soutenir contre moi-même!…


– Mère…, s’écria Jacques en embrassant respectueusement la main de la comtesse…


Mme de Trémeuse poursuivit avec l’accent de la plus poignante émotion:


– Ah! mes fils, mes fils, je ne me reconnais plus! Non seulement vous avez obtenu de moi la grâce de Favraut, mais vous avez encore réussi à m’apitoyer sur son sort… Et ce n’est pas tout… J’ai dû accueillir dans une villa, où j’avais si souvent rêvé nous voir réunis, une fois l’œuvre accomplie, oui, j’ai reçu chez moi, sous mon toit, dans ma maison, la fille et le petit-fils de ce misérable… J’ai dû jouer près d’eux une comédie qui répugne à ma loyauté, à mes instincts, à tout mon être… leur mentir, moi, Julia Orsini, comtesse de Trémeuse… et enfin, par-dessus tout, me laisser aimer par ces deux êtres que je ne devrais qu’exécrer… puisqu’ils sont du sang de l’autre…


– Et que vous-même, acheva Judex, vous vous êtes prise à aimer, tant vous avez compris que Dieu en les préservant de la tare originelle n’avait mis en eux que clarté, que lumière, amour et bonté.


Comme Mme de Trémeuse avait un dernier geste de protestation découragée, Roger reprit à son tour avec effusion:


– Ne vous défendez pas!… Votre tendresse pour nous vous avait désarmée… Le baiser du petit Jean vous a conquise. Et vous devez déjà moins souffrir de vous sentir miséricordieuse.


Alors, Mme de Trémeuse, dont ses fils avaient pris les mains, connut enfin, pour la première fois depuis vingt ans, la douceur des larmes qui soulagent.


Puis s’adressant à Jacques, elle lui dit:


– Et toi… maintenant… quelle va être ton attitude envers cette jeune femme?


– Elle vous croit la sœur de Vallières…


– Ne crois-tu pas que ce soit une double et grave imprudence?


– Pourquoi?


– D’abord… pour toi-même.


– Je saurai imposer silence à mon cœur.


– Ne m’as-tu pas dit que Jacqueline t’avait entrevu au moulin des Sablons?


– Elle m’a dit elle-même, lorsque je jouais près d’elle le rôle de Vallières, qu’il ne lui était rien resté de cette éphémère vision.


– Et l’enfant, objectait Roger, ne t’es-tu pas rencontré avec lui à la pension de famille?


– J’étais enveloppé dans ma cape… Le bord de mon chapeau était rabattu sur mon visage… Ce petit venait de se réveiller… C’est à peine s’il m’a regardé… s’il m’a vu… Son attention a été tout de suite attirée et retenue par notre bon chien Vidocq… Les impressions d’un petit cerveau de cet âge ne sont guère durables…


Et avec un accent de volonté fébrile, ardente, Judex ajouta:


– Et puis, je vous l’assure, il est indispensable qu’il en soit ainsi. Je suis exposé à rencontrer Jacqueline. Un jour, elle peut apprendre que je suis votre fils… Notre situation à tous, vis-à-vis d’elle, deviendrait extrêmement délicate… Qui sait… si elle n’éveillerait pas en son esprit plus qu’une inquiétude un soupçon?… Et pour rien au monde… oh! non, pour rien, je ne voudrais qu’elle sût jamais que je suis Judex! C’est une dernière grâce, mère bien-aimée, mère vénérée entre toutes, que je vous supplie de m’accorder! Puisque je vous ai juré que je ne faiblirai pas, puisque jamais Favraut ne sera pardonné que si vous y consentez… n’hésitez pas à donner à votre fils cette consolation suprême!


– Jacques! Tu veux te faire aimer! reprenait douloureusement, mais sans amertume, la comtesse de Trémeuse.


Et comme une furtive rougeur colorait le beau visage de Jacques, elle reprit:


– Tu espères donc me fléchir?


Et Judex, tout en étreignant sa mère dans ses bras, eut enfin le cri d’aveu qui depuis un moment brûlait ses lèvres:


– Peut-être!

II JACQUES ET JACQUELINE

Assise dans un confortable rocking-chair, à l’ombre des beaux palmiers qui couvrent comme une petite forêt une partie du superbe jardin qui entoure la splendide propriété que les Trémeuse possèdent aux abords de Sainte-Maxime, la fille du banquier, tout en se livrant à un joli travail de broderie, surveillait les ébats joyeux du petit Jean et du môme Réglisse.


Par instant, un sourire où il y avait encore un peu de tristesse errait sur ses lèvres… Une expression de joie touchante passait dans ses yeux… C’est que Jacqueline se sentait presque heureuse.


N’eût été le souvenir du drame effrayant au cours duquel avait succombé son père; n’eût été, surtout, la pensée que celui-ci, en disparaissant d’une façon aussi brutale, inattendue, n’avait fait qu’expier les crimes dont il s’était rendu coupable, la jeune femme se serait reprise, non seulement à aimer la vie… mais aussi à en espérer beaucoup pour elle et pour son enfant.


En effet… à présent, elle se sentait tranquille… rassurée… Le dévouement affectueux du bon Vallières lui avait déjà apporté un précieux réconfort…


Mais c’était surtout vers celle qu’elle prenait pour sa sœur, c’est-à-dire vers Mme de Trémeuse, que Jacqueline se sentait attirée…


Mettant sur le compte d’un malentendu rapidement dissipé la froideur que lui avait d’abord témoignée la grande dame, elle éprouva une joie intense en la voyant s’amadouer sous les caresses naïves et charmantes du petit Jean et lui accorder peu à peu, et même assez vite, une sympathie qui, d’abord toute de nuance discrète, puis franchement amicale, était en train de se transformer en une sorte d’irrésistible et tutélaire amitié.


Il est de ces courants mystérieux auxquels rien ne résiste et qui semblent avoir été créés par le Destin de la miséricorde pour rapprocher les êtres entre lesquels les chocs de la vie ont élevé d’infranchissables barrières.


Ainsi sans rien savoir, en vertu d’une volonté plus forte que la sienne, par l’ordre magique du Souverain caché qui ordonne nos actions, en même temps qu’il inspire nos sentiments, Jacqueline, tout de suite, s’était sentie attirée vers la victime de son père, et cela sans rien savoir du crime commis ni des souffrances endurées… rien que par la force divinatrice des nobles instincts dont elle était pétrie.


De son côté, Mme de Trémeuse, qui se croyait invincible dans sa haine, en dehors et au-dessus de toute humanité, n’avait pu résister au geste de l’enfant qui, la prenant par la main, l’avait amenée auprès de celle que l’impossible amour de Jacques allait désormais rendre sacrée à ses yeux… Cette âme, naturellement altière, mais foncièrement tendre, en qui la plus juste et la plus noble des haines avait tout étouffé, s’était rouverte tout à coup, brusquement, à la bonté qui en semblait à jamais bannie.


Et voilà pourquoi Jacques s’était repris à espérer… en face de cette conversion de sa mère à la pitié… Voilà pourquoi en la voyant chaque jour s’intéresser, s’attacher même davantage à Jacqueline et à son enfant, il se disait:


– Qui sait si le miracle ne s’accomplira pas jusqu’au bout!


Et c’est tout vibrant de cette pensée… encore plus que pour échapper aux recherches et aux attaques de la Monti qu’il aurait pu écraser sans peine, qu’il avait organisé ce complot tendant à rapprocher le père et la fille, complot dont Mme de Trémeuse n’avait pas été sans soupçonner les intentions, ni sans souligner l’imprudence, mais sur lequel, maternellement, elle avait fermé les yeux.


Il n’y avait pas de l’azur que sur les flots de la Méditerranée et dans le beau ciel du Midi…


Mme de Trémeuse était venue rejoindre Jacqueline dans le jardin… Maintenant, elle ne cherchait plus à éviter la présence de la jeune femme; elle la recherchait, au contraire, tant elle y trouvait de charme. Puis, elle en était arrivée à considérer la fille du banquier et son petit-fils comme deux victimes, eux aussi, de l’infâme Favraut… et, peu à peu, dans son esprit, s’effaçait l’impression d’abord si douloureuse… que lui causait la pensée qu’il existait entre ces deux êtres si touchants un lien de sang avec son abominable ennemi.


– Bonjour, chère madame, fit-elle à Jacqueline, qui s’était levée… pour venir tout de suite au-devant d’elle.


Après avoir caressé Jeannot, et le môme Réglisse, qui avaient aussitôt interrompu leurs jeux pour se précipiter dans ses bras, elle fit, en enveloppant Jacqueline d’un regard où il n’y avait plus que de la bonté:


– Chère madame, je suis heureuse de vous annoncer une bonne nouvelle. Mon fils Jacques dont je vous ai parlé quelquefois… et qui voyageait à l’étranger, vient de me causer la bonne surprise d’arriver inopinément ici…


– Vous devez être très heureuse, fit Jacqueline avec un sourire d’expressive douceur.


– En effet, reprenait Mme de Trémeuse, Jacques est un fils excellent, et qui n’a jamais eu pour moi que tendresse et respect.


– Je serais enchanté de le connaître.


– Il m’a demandé justement de vous être présenté.


– Avec le plus grand plaisir.


Impatient de se retrouver en face de Jacqueline, Judex, qui se dissimulait derrière un palmier, apparut, s’avançant vers la jeune femme, et la salua avec toutes les marques de la plus sympathique déférence. Simplement, la fille du banquier lui tendit la main en disant:


– Monsieur, je ne puis que me féliciter de vous rencontrer dans cette maison, où tout a été mis en œuvre pour me faire oublier…


Mais, soudain, elle s’arrêta.


À mesure que ses yeux se fixaient sur Jacques de Trémeuse, une question se posait à elle avec une insistance qui menaçait de devenir promptement de la hantise:


– Où donc ai-je vu cet homme?


Remarquant le trouble qui s’était emparé d’elle, Mme de Trémeuse, tremblant qu’elle eût reconnu Judex, demanda:


– Qu’avez-vous, mon enfant?


Avec sa franchise habituelle, la fille du banquier répondit aussitôt:


– Il vient de se passer en moi quelque chose d’inexplicable. Il m’a semblé, tout à coup, que ce n’était pas la première fois que je me trouvais en présence de monsieur…


– Pourtant, madame, affirmait Judex, qui conservait toutes les apparences du plus parfait sang-froid… Pourtant… j’ai la certitude… que je n’ai pas encore eu l’honneur de vous voir. Car, pour ma part, je m’en fusse à tout jamais souvenu.


Déroutée par cette calme assurance, Jacqueline qui, d’ailleurs, n’avait eu qu’une très vague réminiscence, reprenait:


– Je me trompe certainement, monsieur, mais quoi qu’il en soit, vous n’étiez pas inconnu pour moi… et c’est sans doute le fidèle portrait que m’a fait de vous madame votre mère qui m’a donné l’agréable illusion que je vous avais déjà rencontré.


Rassuré… Judex s’inclina de nouveau… Mais Jacqueline appelait déjà:


– Il faut que je vous présente mon fils… et son jeune ami… Jeannot… Réglisse venez, mes enfants… venez saluer M. Jacques de Trémeuse.


Les deux petits accoururent aussitôt.


Pour Judex, c’était la seconde et aussi la plus redoutable épreuve.


Le môme Réglisse, le premier, avec sa fougue habituelle, s’était tout de suite précipité vers Jacques, le saluant d’un «Bonjour, m’sieu» des plus chaleureux.


Judex l’embrassa aussitôt. Puis, attirant vers lui Jeannot, il l’enleva dans ses bras jusqu’à la hauteur de son visage, le regardant bien… ne cherchant nullement à esquiver le danger.


Le petit le contempla un instant.


– Il paraît que tu es très gentil, très sage, fit Judex.


– Oui, monsieur, répondit ingénument le bambin, qui, dans un de ces élans dont il était coutumier, passa ses bras autour du cou de Jacques et fit claquer sur sa joue un bon et ferme baiser.


Puis, désireux de reprendre ses ébats, il demanda aussitôt:


– Dis, monsieur, je peux aller jouer avec Réglisse?


– Mais oui, mon mignon, fit M. de Trémeuse, en déposant à terre le petit Jean qui s’en fut aussitôt rejoindre son camarade.


Judex respira.


Ainsi qu’il le prévoyait, le jeune cerveau de l’enfant n’avait point conservé l’impression de son éphémère image.


Maintenant, il était tout à fait tranquille… Il allait pouvoir demeurer là… près de celle qu’il adorait chaque jour davantage, préparant inlassablement, mystérieusement, l’œuvre de rédemption qui lui apparaissait désormais comme le seul but de sa vie… But sublime entre tous, inspiré par le plus pur des amours et qui consistait à faire naître en même temps le pardon dans le cœur de la victime et le repentir dans l’âme du bourreau.


Son regard s’en fut vers sa mère, tout resplendissant d’une telle reconnaissance, tout rayonnant d’une si lumineuse espérance que Mme de Trémeuse, craignant que Jacques ne se trahît, dit à Jacqueline:


– Chère madame… vous nous excuserez, mon fils et moi, mais depuis que nous ne nous sommes vus, nous avons tant de choses à nous dire…


– Oh! madame, je vous en prie!


– Jacques… donne-moi ton bras.


Jacqueline, les voyant s’éloigner tous deux, se sentit saisie une seconde fois par la même pensée.


Il lui semblait, en effet, que cette haute silhouette… si pleine de distinction aristocratique, cette voix aux inflexions harmonieuses, et surtout ce regard qui s’était arrêté sur elle avec une expression de si fervente sympathie… ne lui étaient pas absolument étranger…


Elle chercha dans ses souvenirs… elle ne trouva rien… absolument rien.


– Je me trompe certainement…, allait-elle conclure, lorsque Jeannot, qui s’était approché d’elle, s’écria joyeux:


– Maman! Maman!


– Qu’y a-t-il, mon chéri?


– Le monsieur!


– Quel monsieur?


– Celui qui était là tout à l’heure, et qui m’a dit bonjour.


– Oui, eh bien?


– Je le connais.


Jacqueline tressaillit, en proie à un trouble instinctif… à un malaise indéfinissable.


– Comment, tu le connais? répéta-t-elle en attirant l’enfant près d’elle.


– Oui, maman. J’ai pas voulu lui dire parce que Réglisse m’attendait pour jouer… mais je le connais très bien. Je l’ai vu!


– Où cela?… où cela?


Jeannot garda le silence et, prenant un air grave, il fit un visible effort de mémoire.


– Voyons… Cherche… Rappelle-toi…, encourageait la mère.


L’enfant, après avoir réfléchi, répondit:


– Je ne sais pas!


Sa mère allait le questionner, encore… mais la voix du môme Réglisse retentit:


– Hé, mon pote! Alors quoi, tu me laisses en carafe?


Jeannot, répondant à l’appel de son petit camarade, s’esquiva aussitôt, tandis que Jacqueline murmurait, reprise d’une sourde inquiétude:


– C’est étrange!


Elle demeura longtemps songeuse.


Certes… aucun soupçon ne s’était encore emparé d’elle.


Cependant… elle avait la sensation qu’un nouveau mystère l’enveloppait et qu’elle n’en avait pas encore fini avec les angoisses. Dans son ignorance encore entière de la réalité, elle décida qu’elle écrirait ses impressions à celui que plus que jamais elle considérait comme son confident et son meilleur ami, et elle se préparait à rappeler les enfants… lorsqu’au détour de l’allée qui conduisait à la villa, elle se trouva en face de Jacques de Trémeuse, qui avait changé son costume de voyage pour un élégant complet de fantaisie qui lui donnait une allure toute de jeunesse et le différenciait tellement de Judex que, complètement déroutée, la fille du banquier se dit instantanément:


– Je me trompais, ce n’est certainement pas lui… Jeannot et moi, nous aurons rencontré quelqu’un qui lui ressemblait… et c’est de là que provient notre double erreur.


Complètement tranquillisée, elle répondit par un gracieux sourire à l’aimable salut de Judex qui s’approcha d’elle en disant:


– Vous semblez beaucoup vous plaire ici, madame?


– Comment pourrait-il en être autrement? répliqua Jacqueline… Ce beau soleil… cette nature admirable… et par-dessus tout, la présence de mon fils dont j’avais été obligée de me séparer… Enfin… les attentions si délicates dont je suis entourée… Aussi, je ne saurais trop vous dire combien je suis reconnaissante à votre cher oncle Vallières…


– Je savais par lui tous vos malheurs, reprenait Jacques. Il m’avait écrit longuement à ce sujet… Aussi, même avant, de vous connaître, je vous portais un intérêt très grand.


– Je vous en remercie, monsieur Jacques.


– Vous me permettrez d’ajouter, madame, que… moi aussi… je veux être parmi ceux qui se sont imposé comme la plus douce des tâches le devoir d’écarter de votre route tout ce qui peut être pour vous un sujet de regret ou de chagrin.


– Vous me voyez vraiment confuse de tant de bonté…, déclarait Jacqueline, qui se sentit enveloppée, comme malgré elle, d’une atmosphère de bonheur inconnu.


Et avec un accent empreint de la plus charmante et mélancolique modestie, elle ajouta:


– Je me demande ce que j’ai fait pour mériter cela.


– Ce que vous avez fait! s’écria Judex, qui sut faire appel à toute son énergie pour imposer silence à la passion qui frémissait en lui… Ce que vous avez fait!…


Jacques de Trémeuse reprenait d’une voix pleine d’une réelle et pure émotion:


– M. Vallières, et vous n’avez pas le droit de lui en vouloir – il vous aime trop pour cela -, M. Vallières… nous a tout dit… Et voilà pourquoi, ma mère, mon frère et moi, nous vous considérons, non pas seulement comme la plus noble des femmes, mais encore la plus admirable des créatures.


– Monsieur Jacques!…


– Oh! laissez-moi vous dire!… Votre geste sublime est de ceux qui effacent toutes les injustices, désarment aussi tous les courroux… Vous êtes croyante, n’est-ce pas?


– De toutes les forces de mon être!


– Eh bien, continuez à croire, continuez à prier, continuez à espérer.


Et, superbe d’espoir mystique, transfiguré comme un prophète… beau comme un jeune prêtre antique qui prédirait les destinées heureuses aux peuples prosternés devant les saints portiques, Judex formula d’une voix dans laquelle il y avait des vibrations d’amour immense et de religieuse extase:


– Le ciel n’a pas le monopole des récompenses… La terre peut et doit nous donner elle aussi bien des allégresses.


– On ne m’a encore jamais parlé ainsi… murmura Jacqueline en baissant la tête.


– Même Vallières? fit Jacques d’une voix très douce… tandis qu’un sourire d’infinie douceur errait sur ses lèvres.


Jacqueline n’osa répéter: «Même Vallières…»


Mais comme elle le pensait… Oh! comme cette voix si jeune, si ardente, si profonde, était nouvelle pour son cœur… ému et charmé… Et tout de suite, elle se retrouva uniquement mère… et levant les yeux vers le beau ciel pur comme son âme, elle fit:


– Si, vraiment, comme vous le dites, j’ai mérité ici-bas une récompense, je n’en demande qu’une seule, monsieur Jacques… c’est que mon fils soit heureux.


– Il le sera, fit Judex, en déposant un long baiser sur la main de Jacqueline, que chastement, divinement, la jeune femme lui tendait…


Et voilà que les deux enfants… qui, tous deux, avaient pris l’air grave de gens qui ont à adresser une requête sérieuse à un personnage important, s’avançaient vers Jacques et Jacqueline en se tenant par la main.


– Monsieur…, fit le môme Réglisse qui, d’un naturel hardi, était toujours disposé à prendre le premier la parole.


– Qu’y a-t-il mon jeune ami? répondit Judex avec bienveillance.


– Nous voudrions…, hasarda Jeannot…


La démarche devait être délicate.


Car… Jean s’arrêta aussitôt… et Réglisse, de son côté, intimidé, se tut… l’air gêné, embarrassé, contrairement à son habitude.


– Voyons… parlez…, invitait Jacqueline.


– Qu’est-ce que vous voulez, mes petits? questionnait Jacques.


Rassemblant tout leur courage les deux bambins s’écrièrent en même temps:


– Nous voulons Cocantin!


– Cocantin? répéta Judex, en feignant l’étonnement.


Tout de suite, Jacqueline expliquait:


– M. Cocantin est un détective privé qui s’est montré extrêmement dévoué envers mon fils et son petit ami. Je puis même dire qu’il leur a sauvé la vie. Aussi ils se sont tous deux vivement attachés à lui.


– C’est parfait…


– Certes, monsieur Jacques,… mais ce n’est pas une raison pour être indiscrets…


Et comme sous le reproche de Jacqueline, Jeannot et le môme Réglisse courbaient comiquement le front, Judex s’empressa de déclarer:


– Nous serons enchantés, au contraire, de recevoir M. Cocantin… Je m’en vais lui écrire moi-même pour l’inviter à passer quelques jours avec nous.


– Oh! merci, monsieur! Merci! s’enhardirent aussitôt les deux inséparables.


– Il va jouer à cache-cache avec nous, se réjouissait Jeannot.


– C’est un rigolo! définissait le môme Réglisse… Et puis, alors… comme blair, il est fade… Vous verrez ça, monsieur… un vrai quart de brie!


– Allons, Réglisse…, grondait doucement Jacqueline. Tu m’avais promis de ne plus employer des expressions pareilles.


– C’est vrai, madame, je vous demande pardon… Je ne recommencerai plus.


Et, prenant Jeannot par le bras, il fit en s’éloignant, avec un air d’amusante componction:


– S’agit de faire des magnes, maintenant qu’on est des princes!


– Comme vous êtes généreux! fit Jacqueline, en enveloppant à son tour Jacques de Trémeuse d’un regard qui faillit le faire s’écrouler à genoux devant elle.

III LE BELVÉDÈRE

Judex était sûr de Cocantin. Il l’avait vu à l’œuvre… Il savait que désormais on pouvait compter sur son dévouement et sur sa fidélité. Aussi n’avait-il pas hésité un seul instant lorsqu’il avait quitté Paris pour se rendre à Sainte-Maxime à lui confier la surveillance de Diana Monti et de Moralès.


Le directeur de l’Agence Céléritas s’était acquitté de sa tâche avec toute l’ardeur et la bonne volonté dont il était capable… d’autant plus qu’entraîné et aguerri, il commençait à éprouver un goût singulier pour ce métier de détective que, depuis plusieurs semaines, il avait tant de fois voué aux gémonies.


Mais, soit que ses capacités ne fussent pas encore à la hauteur de ses intentions, soit que l’aventurière et son amant eussent réussi à se terrer de telle sorte qu’il fût impossible de les découvrir, ou bien encore – chose très vraisemblable – que découragés et même terrorisés, ils eussent renoncé à la lutte, il avait été impossible à l’excellent Prosper de découvrir leurs traces…


Aussi, après plusieurs jours et même plusieurs nuits d’une incessante et laborieuse filature, avait-il dû écrire à Judex que, selon lui, il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que, renonçant à la lutte, Diana et Moralès aient pris le parti prudent de se donner de l’espace.


Bien qu’il gardât encore quelque secrète appréhension – car il avait vu la Monti à l’œuvre, et il n’ignorait point qu’avec une gredine de cette envergure il fallait s’attendre à tout -, Jacques de Trémeuse, estimant que la mission qu’il avait donnée à Cocantin était terminée, avait adressé au détective privé ce télégramme à la fois laconique et impératif:


Venez vite… Amitiés.


Et Cocantin, qui se serait jeté dans le feu pour Judex, était accouru…


Jacques qui l’attendait à la gare de Saint-Raphaël, l’avait emmené aussitôt jusqu’à Sainte-Maxime.


Certain de la discrétion absolue du brave garçon, il lui fit néanmoins en route toutes les recommandations nécessaires.


– Vous allez trouver chez moi, dit-il, ou plutôt chez ma mère… Mme Jacqueline Aubry.


– La fille du banquier?


– Avec son fils et votre petit ami, le môme Réglisse.


– Pas possible!


– Ce sont ces deux enfants qui vous ont réclamé.


– Quels amours!


– Je n’ai pas cru devoir leur refuser cette joie.


– Vous êtes trop aimable.


– D’autant plus, cher monsieur Cocantin, que je sais que l’on peut compter sur votre discrétion et que je puis avoir besoin ici de vos services.


– À vos ordres.


Scandant bien chaque mot, le justicier précisa:


– Pour rien au monde… vous m’entendez bien… Mme Jacqueline Aubry ne doit soupçonner un seul instant que Judex et Jacques de Trémeuse ne sont qu’un seul et même personnage.


– Naturellement.


– Vous avez mon secret entre les mains, monsieur Cocantin.


– Je vous jure qu’il sera bien gardé, affirmait Prosper, qui ajouta gravement: C’est bien beau, monsieur, ce que vous faites là.


Extrêmement fier d’être à la fois le confident, l’hôte et l’ami d’un homme tel que Judex, Cocantin, tout à son bonheur, ne songeait plus qu’à admirer le splendide panorama méditerranéen qui se déroulait devant ses yeux charmés.


Or, si le directeur de l’Agence Céléritas avait été tant soit peu doué d’un sens de divination qui lui faisait d’ailleurs totalement défaut, peut-être se fût-il laissé aller moins facilement à la béatitude qui lui faisait trouver les choses si parfaites et l’existence si douce.


En effet, si Cocantin avait complètement perdu la trace de Diana et Moralès, ceux-ci, après avoir constaté que les mystérieux locataires du Château-Rouge avaient abandonné leurs souterrains, n’avaient pas cessé un seul instant de tenir en une observation aussi discrète que rigoureuse, le directeur de l’Agence Céléritas.


Mise au courant par Crémard et le Coltineur de leur rencontre tragique avec Judex sur la route du Point-du-Jour, l’aventurière, convaincue par l’évidence même que Judex avait partie liée avec l’héritier du sieur Ribaudet et décidée plus que jamais à jouer sa chance jusqu’au bout, s’était dit:


– Je n’ai qu’à filer Cocantin… Il me conduira certainement jusqu’à Judex et par conséquent jusqu’à Favraut!


Comme on le voit, l’astucieuse créature avait raisonné juste.


Se tenir au courant des moindres faits et gestes du détective avait été pour Diana Monti un jeu d’enfant.


Ayant appris qu’il partait pour le Midi, elle décida immédiatement de le suivre… et, le soir où Cocantin s’installait dans un confortable compartiment de première classe d’un rapide de la Côte d’Azur, un vieux monsieur à la forte moustache grise et à l’allure respectable, accompagné d’un élégant jeune homme portant vissé à l’arcade sourcilière gauche un monocle, prenait place dans un compartiment voisin.


Or, le vieux monsieur n’était autre que Moralès… et le petit jeune homme Diana Monti.


Merveilleusement camouflés, absolument méconnaissables, ils n’avaient pas perdu de vue, un seul instant, le brave Prosper.


Descendus en même temps que lui à la gare de Saint-Raphaël… ils l’avaient vu monter dans l’automobile avec Judex que Moralès avait aussitôt reconnu.


Un commissionnaire de la gare leur avait immédiatement donné l’adresse exacte de M. de Trémeuse.


Ainsi que le disait Diana dans son langage cynique de criminelle endurcie, ils n’avaient plus qu’à jouer sur le velours et à opérer en toute sécurité.


Les bandits allaient donc prendre leur revanche. Sans hésiter, ils se firent conduire à Sainte-Maxime. Mais ils ne se le dissimulaient pas, la partie était rude à jouer… Ils avaient en Judex un terrible adversaire… L’essentiel, pour eux, était de garder scrupuleusement un incognito qui leur assurait déjà un gros avantage… Aussi, tout de suite, évitant de séjourner dans un hôtel où il leur eût été impossible de passer inaperçus, après avoir repéré la propriété des Trémeuse, ils se mirent en quête d’une villa capable de leur servir à la fois de poste d’observation et d’abri sûr.


Leur choix tomba sur un pavillon qui, situé à mi-côte, s’agrémentait d’un belvédère assez élevé, d’où l’on pouvait facilement observer les alentours.


Ce détail, très important à leurs yeux, les décida à arrêter leur choix sur cette maison.


Comme ils payèrent un mois d’avance et qu’ils possédaient des papiers fort en règle au nom de M. Blocalfred, banquier, et, de son fils, Albert…, ils purent s’y installer le jour même… et, dès le lendemain matin, après avoir fait l’ascension du belvédère, ils commencèrent à explorer les environs.


Armée d’une forte jumelle, Diana considéra d’abord longuement la villa des Trémeuse.


Dans une allée, Jacques et Roger se promenaient côte à côte dans l’attitude de gens qui échangent de graves confidences.


Dans une autre partie du jardin, Cocantin jouait au ballon avec Jeannot et le môme Réglisse, sous le regard amusé de Jacqueline…


– Elle est là… elle aussi! s’exclama la misérable. Ah! très bien!… parfait!… Voilà qui simplifiera joliment les choses.


Et elle ajouta avec un sourire infernal et tout en continuant à promener sa lorgnette sur les lieux:


– Quel beau coup de filet en perspective… Allons, je crois que nous avons bien fait de venir à Sainte-Maxime.


Mais tout à coup un cri lui échappa:


– Lui! Lui! fait-elle avec un accent terrible… Ah! je savais bien… j’en étais sûre… Maintenant, nous les tenons tous… tous!


Et, passant la jumelle à Moralès, elle lui dit simplement, sur un ton impérieux, en lui désignant du doigt une direction précise:


– Regarde!


À peine Moralès a-t-il approché ses yeux de la lorgnette qu’une pâleur inquiétante se répand sur son visage… et Diana, toute frémissante à l’approche de nouveaux crimes à commettre, lui glissa à l’oreille:


– Favraut… et ton père!


Diana ne s’est pas trompée.


Sur une terrasse toute en fleurs… et, disposée de telle sorte qu’elle semble devoir échapper à tout regard qui ne plonge pas d’en haut, le banquier, assis sur un banc, contemplait la mer.


Près de lui, le père Kerjean, qui semblait attentif aux moindres désirs de son prisonnier, montait sa faction habituelle.


– Maintenant…, s’écria la Monti avec un accent de triomphe, je n’ai pas besoin d’en savoir davantage. Je sais ce qui me reste à faire.


– Tu veux enlever Favraut? interrogea Moralès.


– Sans cela… pourquoi serions-nous ici?


– Mais… mon père? haletait Robert qui, retombé entièrement sous la domination de l’aventurière, tremblait à la pensée des nouvelles infamies qu’elle n’allait pas manquer de lui ordonner.


– Ton père? ricana la sinistre femme. Tu n’auras pas à t’en occuper… D’ailleurs… sois tranquille, à cause de toi on s’arrangera pour lui faire le moins de bobo… possible. Ah! il pourra se vanter d’avoir de la chance d’avoir un fils. Et puis… inutile de nous attarder davantage… en ces questions sentimentales. La fortune nous sourit à nouveau… ne la laissons pas échapper… Viens!


Les deux bandits regagnèrent le rez-de-chaussée de la villa.


– J’ai besoin de penser…, décida Diana, laisse-moi seule… car tu me gênerais.


Et elle alla s’enfermer dans sa chambre. Au bout de deux heures, elle s’en fut retrouver Moralès qui, dans une véranda, déprimé, vaincu par la peur et incapable de réagir, regardait la mer d’un œil presque aussi hagard que celui du banquier Favraut.


– Tu vas immédiatement partir pour Nice, ordonna la Monti… Là, tu te rendras immédiatement sur le port… Tu chercheras le brick-goélette l’Aiglon… Il est là, j’en suis sûre… je viens de le lire dans la liste des entrées du port que publie un journal du pays… Tu demanderas à parler au capitaine Martelli… Tu lui remettras cette lettre… Le capitaine te dira alors ce que tu as à faire… À bientôt!


Et comme Moralès, de plus en plus soumis, de plus en plus esclave, s’empressait d’obéir à sa redoutable maîtresse, celle-ci, le regardant s’éloigner, murmura… tandis qu’une flamme d’enfer s’allumait dans ses grands yeux noirs:


– Maintenant, j’en suis sûre!… je tiens les millions du banquier!

IV GRAND-PÈRE

Jeannot et le môme Réglisse ne pouvaient plus se passer de Cocantin…


Depuis trois jours qu’il était arrivé à Sainte-Maxime, l’excellent Prosper, transformé en gouvernante, n’avait cessé de présider aux ébats de ses petits amis, se prêtant avec la meilleure grâce du monde à toutes leurs plus outrancières fantaisies, si bien que Jacqueline avait dû intervenir pour délivrer le brave garçon de cette servitude, à laquelle il se soumettait d’ailleurs de la meilleure grâce du monde… et lui permettre de faire plus ample connaissance avec cet admirable coin de Provence qu’est la baie de Saint-Tropez.


Or, tandis qu’assis sur un rocher, le directeur de l’Agence Céléritas suivait avec un vif intérêt les évolutions gracieuses d’un joli bâtiment à la carène et aux voiles toutes blanches, et qui manœuvrait pour entrer dans le port de Sainte-Maxime, Jeannot et le môme Réglisse, dont l’ardeur au jeu n’avait plus de limites, se livraient avec ardeur, dans le jardin de la villa des Trémeuse, aux joies et aux émotions d’une grande partie de ballon.


Or… comme on l’a déjà vu, le môme Réglisse était doué d’une humeur plutôt voyageuse.


Il aimait les exercices… il adorait les aventures.


Bientôt… le parc de ses hôtes lui parut d’autant plus insuffisant qu’à chaque instant le ballon s’en allait tomber dans les massifs de fleurs.


– Mince de bouleau! disait-il; c’est rien la barbe quand faut aller la chercher là-dedans… Dis, Jeannot, si c’est qu’on se barrait en peinard?…


– Si on se barrait?


– Ben oui, si c’est qu’on allait dans le chemin… on aurait plus de place… et comme ça on ne risquerait pas d’esquinter les généraniums et les roses… et de se faire passer un suif par ta maman.


Jeannot, toujours prêt à écouter les suggestions de son camarade, trouva aussitôt son idée excellente.


Cependant il fit des réserves.


– On n’ira pas loin, n’est-ce pas?


– Loin? T’es pas louf? rassura le môme Réglisse… rien que dans le chemin… tu vas voir comme on va rigoler.


– Mais si maman nous cherche?


– Elle nous appellera… on l’entendra, et on reviendra tout de suite.


– Et si elle nous gronde?


– On l’embrassera…


Comme on le voit, l’ex-ramasseur de mégots avait une façon à lui de résoudre les questions les plus délicates.


C’était toujours, suivant son expression, le système D… et, comme il le disait lui-même, «il savait y faire».


Deux minutes après, les deux bambins, qui avaient quitté le jardin par une petite porte soigneusement repérée par Réglisse, se livraient sur le chemin convoité à une partie de ballon tout simplement merveilleuse.


Mais voilà que, tout à coup, un cri de désespoir échappe en même temps aux deux amis…


Le ballon… par suite d’un coup maladroit, vient de disparaître par-dessus le mur d’une propriété voisine.


Que faire?


Les deux enfants sont à la fois très ennuyés et très perplexes.


Ils se considèrent avec une sorte de stupeur.


Déjà les yeux du sensible Jeannot sont tout pleins de larmes.


Mais bientôt un sourire malicieux éclaire la physionomie du môme Réglisse, qui s’écrie:


– Pas besoin de nous regarder comme deux ballots… Viens avec moi, petit, j’ai trouvé la combinaison!


Le petit diable se dirige vers une brouette placée au pied du mur par-dessus lequel le ballon vient de disparaître.


Un bon gros chien cocker, aux longues oreilles et au ventre arrondi, y somnole paisiblement.


– Hé! va-t’en de là, boudin à pattes…, interpelle Réglisse en faisant déguerpir, sans aucune violence inutile, le paisible et bienveillant animal qui, docilement, s’en va en se secouant et en lançant vers les deux gosses un coup d’œil plein d’indulgence.


– Maintenant… à nous deux, mon fieu! dit Réglisse à son ami. Monte avec moi dans c’te brouette… Je vais te faire la courte échelle… tu vas grimper sur le mur et, s’il y a bon, tu te laisseras dégringoler chez le voisin et tu iras rechercher notre ballon.


Enchanté de jouer le rôle le plus important dans cette nouvelle escapade, Jean se prêta de son mieux à la volonté de son camarade.


Arrivé non sans peine sur le faîte du mur, il fit après une rapide inspection:


– Je peux descendre… ça va bien!


– Alors, en avant… mon gosse.


S’aidant du treillage vert qui garnissait le mur et autour duquel s’accrochaient quelques plantes grimpantes, non sans avoir failli, deux ou trois fois, piquer une tête, Jeannot toucha enfin le sol.


Mais presque aussitôt, il s’arrête: il vient d’apercevoir, assis sur un banc à l’abri d’un épais massif…, un homme qui tient son ballon entre les mains et l’examine avec une fixité étrange.


Alors, il s’approche… et timidement, poliment, il demande:


– Monsieur, voulez-vous me rendre mon ballon, s’il vous plaît?


L’homme relève la tête… et, au comble de la stupéfaction, en proie à une sorte de frayeur mystérieuse, le fils de Jacqueline s’écrie:


– Grand-père!


C’est bien, en effet, le banquier Favraut que le vieux Kerjean, appelé par la sonnerie du téléphone, vient de quitter un instant.


– Grand-père!… répète Jeannot… mais cette fois d’une voix douce et tendre.


C’est qu’en effet, devant cette apparition inattendue, les yeux du banquier ont perdu quelque peu de leur inquiétante froideur.


À la vue du blond chérubin, ils se sont adoucis… et en face de cette vision charmante, à défaut d’un retour solide et complet à la raison, c’est du moins l’attendrissement bienfaisant, le premier rayon de soleil après la nuit.


– C’est toi, mon petit? dit-il d’une voix toute tremblante.


– Oui, grand-père.


Jeannot s’approche… Tout à fait rassuré, il grimpe sur les genoux du banquier, il l’enlace de ses petits bras, il l’embrasse avec affection… comme là-bas, dans le grand parc des Sablons… et, sous la caresse exquise du cher petit, le miracle commencé s’achève… miracle de repentir, miracle de larmes… et c’est toute l’intelligence qui se ranime… c’est le flambeau qui luit à nouveau, éclairant la route des souvenirs et du regret…


Favraut se lève, le visage baigné de pleurs… Tenant son petit-fils serré contre sa poitrine… il regarde autour de lui… il écoute… Un bruit de pas s’élève sur les graviers de l’allée… C’est Kerjean qui revient… Alors, furtivement, il se glisse à travers le massif jusqu’au pied du mur… Convulsivement, il rend à Jeannot son baiser… Puis, l’aidant lui-même à regrimper le long du treillage, il dit au petit qui a relancé son ballon par-dessus le mur:


– Va… va dire à ta mère que tu m’as vu… va, mon chéri.


Et lorsque Jeannot a disparu derrière la clôture, Favraut regagne le banc où tout à l’heure il rêvait, prostré dans l’inconscience de sa pensée et où il revient le cerveau dégagé de la brume funèbre qui l’obscurcissait.


Kerjean est là, déjà inquiet.


Pourtant il n’a rien vu… rien entendu.


Le banquier dirige vers lui son regard redevenu volontairement atone.


– Rentrons, fait Kerjean rassuré.


Et, sans dire un mot, perdu de nouveau dans ses songes lointains, Favraut suit docilement son geôlier.


Pendant ce temps, Jeannot rejoignait le môme Réglisse, qui l’attendait au pied du mur, et tout de suite, il l’entraînait vers la villa des Trémeuse, en criant:


– Viens vite, Réglisse…, viens, j’ai à parler à maman.


Jacqueline, assise sous une véranda qui abritait une large terrasse en marbre, et croyant que les deux enfants n’avaient pas cessé de jouer dans l’allée où elle les avait laissés… fit aussitôt en apercevant les deux bambins:


– Ne courez pas ainsi, mes petits, vous allez vous mettre en nage.


Mais Jeannot, grimpant quatre à quatre l’escalier qui donnait accès à la terrasse, se précipitait vers sa mère d’un air tout joyeux.


– Maman! j’ai vu grand-père.


À ces mots Jacqueline, se dressa d’un bond et, s’emparant de son fils, elle fit:


– Jeannot, que me dis-tu là?


– J’ai vu grand-père, affirmait le petit-fils du banquier.


– C’est impossible?


– Si, si, je l’ai vu… Il m’a parlé… et m’a chargé de te dire qu’il était là.


Et la main de Jean s’étendait dans la direction de la villa des Palmiers.


En proie à un trouble indicible… Jacqueline, qui ne pouvait suspecter la sincérité de l’enfant, demandait:


– Mais au moins, mon chéri, es-tu bien sûr que c’est ton grand-père?…


– Oui, oui, affirmait énergiquement le bambin… Il était assis sur un banc… il avait l’air tout triste… Il regardait mon ballon qui était tombé par-dessus le mur et que j’étais allé chercher… Mais quand il m’a vu, il a eu l’air content, très content… il m’a pris dans ses bras, il m’a caressé; et puis, je ne sais pas pourquoi… il s’est mis à pleurer.


– Et c’est par là… près d’ici?


– Dans le jardin qui est de l’autre côté de la route. Pauvre grand-père… il avait l’air bien malheureux… tu sais, maman.


Et Jacqueline, qui venait de se rappeler la voix d’outre-tombe, s’élança toute frémissante vers le salon de la villa où Mme de Trémeuse se trouvait avec ses deux fils.


– Madame…, s’écria Jacqueline d’une voix étranglée… Mon père est ici, dans une propriété voisine… Jean vient de le voir. Il ne peut pas s’être trompé.


Et, toute défaillante de la plus tragique des émotions, elle dut s’appuyer à un meuble, tandis qu’un flot de larmes inondait son visage.


Au comble de l’anxiété, Jacques et Roger avaient dirigé en même temps vers leur mère un regard lourd d’angoisse.


Mais Mme de Trémeuse s’avançait vers la jeune femme avec toutes les apparences de la plus affectueuse compassion…


Ce n’était plus Julia Orsini, la Corse farouche, la veuve implacable et ne respirant que pour la vengeance. C’était la femme pieusement, divinement attendrie, mieux encore, la mère douloureusement meurtrie par le chagrin de ses enfants.


– Calmez-vous, ma chère petite, fit-elle d’une voix qui tremblait de la plus noble des émotions.


Et elle ajouta, tandis que son visage prenait une expression de sacrifice supraterrestre et de sublime renoncement:


– Ne songez qu’à remercier Dieu de vous avoir rendu votre père.


Et, se tournant vers Jacques et Roger, elle décida:


– Mes fils vont vous conduire eux-mêmes jusqu’à lui.


Après avoir lancé à sa mère un regard de reconnaissance infinie, Jacques de Trémeuse fit simplement à Jacqueline:


– Venez, madame!


Tous se précipitèrent vers la Palmeraie. Pris entre le père et la fille, Judex se préparait à leur dire à son tour:


– Jugez-moi!


Précédés par le petit Jean, Judex, Jacqueline, Roger et Mme de Trémeuse parvinrent jusqu’au banc que le banquier occupait quelques instants auparavant.


Mais le banc était vide.


Tout à coup l’enfant eut un cri.


Dans un massif voisin… il venait d’apercevoir un homme solidement attaché à un arbre… et la bouche couverte d’un bâillon.


Judex, le premier, arriva près de l’arbre.


– Kerjean…, se dit-il en dégageant le malheureux…


Celui-ci murmura:


– Je viens d’être bâillonné par surprise, je ne sais par qui… Favraut est enlevé… mais il ne doit pas…


– Pas un mot… devant elle! implora Judex.


Car il venait d’apercevoir Jacqueline qui accourait vers lui.


– Eh bien? interrogea-t-elle, toute haletante de la plus frénétique des émotions.


– Votre père était là tout à l’heure, déclarait Judex… mais il a disparu.


– Mon Dieu!


Encouragé par le regard de sa mère qui s’avançait vers lui, Jacques de Trémeuse ajouta d’une voix où se révélait l’amour le plus puissant qui eût peut-être jamais fait battre un cœur humain:


– Ne pleurez pas, Jacqueline, je vous le rendrai… je vous le jure.

V UN PLAN INFERNAL

Diana Monti n’avait pas perdu son temps.


Depuis le matin, toujours habillée en homme et postée aux alentours de la villa avec deux marins aux allures à la fois louches et décidées, elle avait guetté le moment favorable où elle pourrait pénétrer à l’intérieur de la propriété… et enlever Favraut à son unique geôlier.


Ayant réussi, à l’aide d’une fausse clé, à se faufiler dans le jardin par une petite porte que Judex et Kerjean croyaient condamnée, elle s’était dissimulée dans un épais massif avec ses deux nouveaux associés… attendant le moment propice pour agir.


C’est ainsi qu’elle avait vu Favraut s’asseoir sur son banc… ramasser le ballon… puis prendre le petit Jean dans ses bras… lui parler… le reconduire jusqu’au mur…


L’aventurière se demandait quelles allaient être les conséquences de cette apparition inopinée, lorsqu’elle vit Kerjean revenir vers son prisonnier et le ramener à la maison.


Alors elle n’hésita plus…


Le moment d’agir était venu. Il ne fallait à aucun prix le laisser échapper.


Elle fit un signe aux deux hommes qui l’accompagnaient…


Ceux-ci, qui s’étaient munis de tous les accessoires indispensables à leur sinistre besogne, se précipitèrent sur Kerjean, et, avec une rapidité remarquable, le ligotèrent, le bâillonnèrent en un tour de main et s’en furent l’attacher à un palmier, tandis que Diana surgissait devant Favraut et lui disait:


– Je suis Marie Verdier, l’ancienne institutrice de votre petit-fils.


Et comme la silhouette de Moralès, habillé en matelot, apparaissait, anxieuse, interrogative, dans l’entrebâillement de la petite porte demeurée ouverte, l’aventurière ajouta:


– Voici mon frère, avec qui je suis ici, pour vous arracher à vos geôliers.


– Vous… Vous! balbutiait Favraut, dont la raison encore toute meurtrie chancelait de nouveau en présence de cette intervention inattendue.


Et il ajouta d’une voix hésitante:


– J’ai vu mon petit-fils et ma fille va venir!…


Mais Diana reprenait, persuasive et autoritaire à la fois:


– Venez avec moi, il n’y a pas une minute à perdre. Judex est tout près d’ici, et il vous tuera avant que votre fille n’arrive jusqu’à vous.


Ahuri, dérouté, en même temps que dominé par le regard et la voix de cette femme jadis tant désirée, et qui surgissait tout à coup devant lui…, affolé par ce seul nom de Judex si habilement exploité par la misérable…, Favraut se laissa entraîner vers une automobile qui l’attendait au-dehors… et qui, par un chemin détourné, le conduisit jusqu’au port.


– Ne craignez rien, disait Diana. Laissez-vous conduire par nous, aveuglément. C’est seulement à cette condition que nous pourrons vous arracher à votre ennemi. Sinon vous êtes perdu irrémédiablement.


Et l’infernale créature ajoute avec cet accent qui, autrefois, avait tant troublé le père de Jacqueline et qui l’enveloppait en sa demi-inconscience d’une sorte de musique apaisante et suave:


– C’est fini, le mauvais rêve… maintenant vous resterez avec nous… Nous vous défendrons… nous vous vengerons…


Et elle ajouta en se penchant à son oreille:


– Vous savez bien que je vous aime.


Favraut, complètement repris, se laissa guider comme un pauvre malade qui, après avoir été en proie aux affres de l’agonie, commence à revenir à la vie et voit briller enfin l’aube radieuse d’une prochaine convalescence.


Et il se taisait… les yeux à moitié clos… bercé, grisé par ces paroles si astucieuses… emporté dans un rêve de félicité renaissante et de paix infinie.


Soutenu par Diana et Moralès, il s’embarqua dans un canot qu’avaient rejoint les deux matelots et qui se dirigea aussitôt vers un joli brick-goélette mouillé en rade, à une faible distance du rivage.


– Capitaine Marteli…, glissa Diana à l’oreille d’un marin barbu qui, taillé en hercule, se tenait à la barre… Vous voyez que vous avez bien fait d’accourir à mon appel… Le coup a réussi, et vous allez toucher la forte prime…


Marteli, un de ces hommes à tout faire, qui jadis avait été l’associé de la Monti dans une expédition de contrebande organisée par elle sur la côte italienne, eut un sourire de satisfaction non déguisée.


Les deux bandits… mâle et femelle… étaient bien faits pour se comprendre et pour s’entendre.


Quelques minutes après… Favraut… Diana et Moralès étaient installés à bord de l’Aiglon qui s’apprêtait à lever l’ancre.


Assis à l’arrière… le banquier surveillait d’un air étonné, inquiet, les préparatifs du départ.


La Monti et Robert Kerjean l’avaient rejoint.


– Où m’emmenez-vous? demanda le père de Jacqueline sur un ton indécis… presque plaintif.


Diana répondit aussitôt:


– Pour échapper à toute poursuite, nous gagnerons rapidement par mer Sète ou Port-Vendres… De là, nous rejoindrons Paris… où vous vous mettrez sous la protection de la justice… Votre fortune, qu’à la suite d’un odieux chantage, Judex a forcé votre fille à abandonner à l’Assistance publique, vous sera entièrement et immédiatement rendue!


– Et c’est à vous que je dois ma liberté? demanda Favraut, sur lequel la Monti avait repris tout son ascendant.


– À moi et à mon frère, et à tous ces braves matelots qui se sont unis à moi… pour vous arracher à vos bourreaux.


– Comment avez-vous pu me retrouver? interrogeait le banquier, qui ne cessait de contempler Diana avec toute l’expression ardente de sa passion ressuscitée.


– Pas maintenant… un jour, nous vous dirons… Sachez seulement que nous avons couru les plus grands dangers… Ce Judex est un homme terrible!… Mais j’étais décidée à tout pour vous sauver… et je suis heureuse… oui, bien heureuse d’avoir réussi.


– Diana, murmura le banquier, je n’aurai pas assez de jours pour vous prouver mon infinie reconnaissance… Mais… je saurai m’acquitter de ma dette envers vous… oui, je saurai!


Et tandis qu’un rayonnement de triomphe illuminait le front de l’aventurière, Favraut demanda:


– Alors, nous partons bientôt?


– Oui… dans la nuit.


À ces mots le visage du banquier s’assombrit…


C’est que, tout à coup, le visage de son petit enfant venait de lui apparaître.


Un profond soupir gonfla sa poitrine et il murmura ces deux noms:


– Jean… Jacqueline!


– Qu’avez-vous? interrogea aussitôt la Monti.


Le banquier laissa échapper:


– Je ne voudrais pas m’en aller sur ce navire… sans ma fille et sans mon petit-fils.


Aussitôt… l’infernale créature reprit sur un ton plein d’hypocrite bonté:


– Je comprends si bien ce sentiment… que j’allais vous proposer de les emmener avec vous… Mais il va falloir agir avec une extrême prudence. Judex s’appelle en réalité Jacques de Trémeuse…


– Jacques de Trémeuse! tressaillit Favraut qui, à mesure que sa raison lui revenait, commençait à reconstituer les phases terribles de sa captivité.


– Afin de se mettre à couvert et de dérouter tout soupçon… il s’est, en quelque sorte, constitué le protecteur de votre fille qui s’est laissée prendre au piège… et lui a accordé toute sa confiance.


– La malheureuse!


– On ne peut pas dire qu’elle soit précisément sa prisonnière, mais en tout cas votre ennemi la considère, en cas de danger, comme le plus précieux des otages, tout en lui laissant une liberté relative dont nous allons d’ailleurs nous empresser de profiter.


– C’est cela…, approuvait le marchand d’or. Dites-moi ce qu’il faut faire… Je suis encore tellement brisé… que, par moment, il me semble que je n’ai plus la force de penser.


– Alors, écoutez-moi bien.


– Diana… je vous devrai plus que la vie.


L’aventurière, tendant au banquier une feuille de papier et un stylographe, lui dit tout en achevant de le fasciner avec son plus captivant sourire:


– Écrivez à votre fille de venir vous retrouver avec son enfant… Cela suffira. Je me charge, moi, de lui faire parvenir secrètement la lettre… Dans une heure, elle sera près de vous!


– Encore merci!


Tandis que, faisant appel à toute sa volonté, à son énergie, Favraut commençait à tracer quelques lignes hésitantes, Diana, s’approchant du capitaine Marteli qui surveillait la manœuvre, lui dit:


– Nous ne partirons que demain matin.


– Et pourquoi?


– Je vous le dirai. Ce soir, vers dix heures… je descendrai sur le quai… avec vous…


– Il y a donc encore de l’ouvrage à faire? interrogea le bandit de la mer.


– Et de «la belle», ricana atrocement l’aventurière, qui ajouta entre ses dents: Cette fois, ma belle Jacqueline, toi et ton héritier, vous ne m’échapperez pas!

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