HUITIÈME ÉPISODE Les souterrains du Château-Rouge

I LUI!

– Je veux le voir!


– Mère!


– Je vous dis que je veux le voir… Conduisez-moi près de lui… Je l’exige!


C’est en ces termes, prononcés avec un accent d’âpreté farouche que Mme de Trémeuse avait imposé sa volonté à ses fils.


Jacques et Roger n’avaient qu’à obéir.


Quelques instants après, ils partaient en automobile avec leur mère, pour le Château-Rouge.


Durant tout le trajet, Mme de Trémeuse demeura enfermée dans la plus tragique des méditations.


Ainsi, elle allait se trouver en face de cet homme… où plutôt de ce monstre, qui, avec la cruauté d’un tigre, avait jadis si implacablement mis son honneur en pièces!


Toutes ces idées de vengeance, un instant apaisées par le baiser si pur du petit Jean, l’empoignaient de nouveau.


Mais cette fois, ce n’était plus pour reprocher à ses fils d’avoir failli à l’exécution de leur tâche… d’avoir manqué au serment qu’elle avait exigé d’eux… et de s’être écartés de la route sanglante qu’elle leur avait elle-même tracée. Au contraire, une sorte de joie féroce faisait battre son cœur de Corse…


Bientôt, n’allait-elle pas assister au spectacle de son ennemi à terre, emmuré vivant dans un cachot, dont rien au monde ne pourrait le faire sortir?… Et elle sentait en elle le rayonnement du plus terrible des orgueils, à la pensée qu’elle pourrait enfin clamer à ce misérable, effondré devant elle:


– C’est moi qui t’ai brisé à mon tour!


Lorsque, au lointain, les ruines majestueuses du château, qui dominait la vallée de la Seine, apparurent à ses yeux, un sourire étrange erra sur ses lèvres… Elle touchait au but de son voyage, prête à vivre l’heure la plus formidable peut-être de son existence. Guidée par ses fils, elle s’engagea dans le dédale de sentiers accédant à la vieille forteresse, puis elle pénétra dans les souterrains et parvint jusqu’au laboratoire de Judex… où Kerjean, gardien vigilant, ne cessait d’observer le prisonnier.


– Quel est cet homme? interrogea la femme en noir.


Judex répondit aussitôt:


– Il s’appelle Pierre Kerjean… Après avoir été la victime de Favraut, il est devenu son geôlier. Il l’exècre autant que nous le haïssons… Nous pouvons compter sur lui comme sur nous-mêmes.


Comme Kerjean s’inclinait respectueusement devant la grande dame, celle-ci reprit d’une voix frémissante:


– Et lui?… Où est-il?


– Venez, ma mère, reprit Jacques en conduisant sa mère jusqu’au miroir qui permettait de suivre rigoureusement tous les mouvements du captif dans sa cellule.


La fille des Orsini ne put réprimer un cri de surprise.


Dans l’être tassé, recroquevillé sur lui-même et gisant sur un lit de sangle, il était impossible de reconnaître celui qui, quelques semaines auparavant était encore un des maîtres de la finance, un des plus opulents marchands d’or de la capitale.


Une barbe inculte envahissait son visage… Ses cheveux hirsutes retombaient sur son front… et le costume de forçat dont il était revêtu achevait de lui donner une allure sinistre entre toutes… Une plainte incessante qui commençait en un souffle pour devenir bientôt une sorte de rugissement sourd, de grondement rauque, effrayant, s’échappait de ses lèvres, frangées d’écume…


L’œil était fixe, blanc, atone… et les mains demeuraient obstinément crispées sur les genoux, presque ramenés à la hauteur du menton.


– Lui!… Lui!… répétait Mme de Trémeuse qui n’aurait jamais soupçonné jusqu’à quel état de dégradation physique et morale peut tomber un criminel qui est incapable de se repentir et se voit tout à coup plongé dans la plus affreuse des désespérances.


Et pourtant cette vision terrifiante ne suffit pas à Julia Orsini… car se retournant vers Jacques, elle lui dit, toujours hautaine, impérieuse:


– Je veux lui parler.


– Suivez-moi…, fit simplement Judex qui sortit du laboratoire et précéda sa mère dans le dédale des couloirs.


Et voilà que tout à coup Favraut voit apparaître devant lui la silhouette imposante, altière, de la dame en noir, de la créature tant désirée, de celle dont le refus indigné l’a bouleversé au point de lui faire commettre la plus lâche et la plus odieuse des infamies.


Elle s’avance vers le misérable… Ce n’est plus une femme qui parle, c’est la Vengeance elle-même qui laisse tomber cette simple phrase qui résonne sous la voûte, comme un écho de justice suprême, comme une voix de l’au-delà:


– Favraut, me reconnaissez-vous?


Le banquier, lentement, relève la tête… roule autour de lui des yeux hagards. Un hideux sourire erre sur ses lèvres.


La grande dame insiste:


– Favraut, regardez-moi bien… Je suis madame de Trémeuse.


À ces mots, aucun tressaillement ne fait vibrer le misérable… Rien sur son visage ne révèle la stupeur, la colère ou l’épouvante… C’est toujours la même attitude, la même prostration, la même indifférence.


Voit-il seulement celle qui l’interpelle et le contemple?


Peut-être… Mais aucun souvenir ne s’éveille en son cerveau en loques… Ses mains abandonnent ses genoux… Il les ramène vers sa poitrine… en une suite de gestes rythmés, similaires… tandis qu’il imprime à son buste un dodelinement régulier et qu’une sorte de bourdonnement nasillard accompagne cette atroce pantomime.


Et voilà que tout à coup Favraut aperçoit un morceau de chaîne incrusté dans la muraille… En un geste saccadé, il s’en empare… il lui sourit… il lui parle… il le caresse…


– Il est fou! murmure la comtesse.


D’un geste, elle indique à son fils qu’elle veut quitter la cellule.


Elle regagne le laboratoire, et, vaincue par l’émotion que vient de lui causer l’épouvantable scène, elle se laisse tomber sur un fauteuil… tandis que Judex, d’une voix respectueuse et tendre, lui demande:


– Ma mère, ne sommes-nous pas assez vengés?


Mais la fille des Orsini ne répond pas.


Elle songe…


C’est que, pour la première fois depuis la mort de son époux, l’implacable femme, placée devant la réalisation de ses formidables desseins, vient de se demander si la vengeance humaine n’a pas ses limites…


Mais deux visions se succèdent en elle: la première, le bourreau sans pitié, le maître chanteur féroce, l’assassin moral, avili dans l’abêtissement le plus absolu, sombrant dans le plus ignominieux des désastres.


La seconde: l’être aimé étendu dans son cabinet de travail… figé dans l’immobilité de la mort volontaire.


Et cela suffit pour chasser de son cœur toute velléité de compassion… toute idée de miséricorde.


Oui, le coupable expiera… Il demeurera là – bête féroce enchaînée – jusqu’à ce que l’autre justice, celle d’en haut, décide que le châtiment doit finir… et elle, la justicière d’ici-bas, viendra souvent… très souvent, se repaître de ce spectacle… assister à la lente agonie de son ennemi… compter, avec lui, les minutes de torture… recueillir, avec la plus âpre des ferveurs, les plaintes qui s’exhalent de ses lèvres… intarissable mélopée de détresse… écho inconscient de joies passées et à jamais flétries!…


Mme de Trémeuse se lève… Elle va retourner au miroir… Elle veut revoir Favraut… être bien sûre qu’il souffre encore, qu’il souffre toujours. Mais elle s’arrête… Il lui semble qu’un baiser très doux vient d’effleurer son front… et, dans la plus divine des hallucinations, elle a l’impression que l’enfant de la veille, le petit-fils de son ennemi, s’est encore approché d’elle, s’est jeté dans ses bras et qu’il approche sa bouche si tendre de son front brûlant de fièvre.


L’évocation de cette caresse enfantine, survenant au moment précis où elle ne pense plus qu’à se rassasier de sa vengeance, met en elle un trouble étrange… Cette maternité qu’elle n’avait jusqu’alors dirigée que vers la vengeance se réveille en une sorte de crise de mystique tendresse… Plus fort que la haine, un sentiment nouveau l’envahit… irrésistible et doux… Les beaux yeux clairs de Jeannot la poursuivent… Sa voix chante à son oreille: «Voulez-vous m’embrasser, madame?» Et ce baiser… elle l’a accepté… elle l’a rendu… N’était-ce pas déjà du pardon?… N’était-ce pas déjà une promesse… un pacte… entre elle et ce petit?… Des larmes montent à ses yeux, son cœur ne bat plus de la même manière… Malgré cela, elle retourne au miroir… elle regarde Favraut… qui maintenant semble bercer un tout-petit dans ses bras… Alors, vaincue, désarmée… elle s’en va vers Judex… et lui dit d’une voix que son fils ne lui connaissait plus:


– On ne peut laisser cet homme dans ce tombeau!

II L’ÉTERNELLE DALILA

Après un long et mystérieux conciliabule avec Kerjean, Judex avait quitté le Château-Rouge en compagnie de sa mère et de son frère.


L’ancien meunier des Sablons, après avoir apporté à son prisonnier sa nourriture quotidienne, rejoignit son fils qui l’attendait dans une chambre aménagée pour lui dans l’un des souterrains du château.


Depuis la scène terrible qui s’était déroulée au moulin tragique, Moralès, ou plutôt Robert Kerjean, n’avait cessé de manifester le plus sincère repentir.


Cependant, malgré le pardon de son père et l’accueil si favorable de Judex, il restait plongé dans une profonde mélancolie… Pendant de longs instants, il demeurait silencieux, la pensée perdue dans un rêve… la tête cachée entre les mains… Ce fut ainsi que le vieux Kerjean le trouva.


– Robert, fit-il, je suis inquiet de toi… cette tristesse que tu ne sembles pas pouvoir surmonter me cause une vive anxiété… J’ai peur que la confession que tu m’as faite ne soit pas aussi complète que j’étais en droit de l’espérer.


– Pourtant…, déclarait Moralès, je vous ai dit toute la vérité.


– Tu aurais tort de te défier de moi… Je t’ai pardonné de tout mon cœur; et Judex me disait hier encore qu’il était prêt à te procurer tous les moyens dont tu aurais besoin pour te refaire une existence de travail et de probité.


– Mon père, reprenait l’ancien amant de Diana Monti, jamais je n’oublierai la preuve d’admirable affection que vous m’avez donnée; et je resterai toujours reconnaissant envers Judex de ce qu’il a fait pour vous et de ce qu’il veut faire pour moi… Mais…


Et Robert Kerjean s’arrêta en proie à un trouble qu’il ne pouvait maîtriser davantage.


– Mais? reprenait l’ancien bagnard… Voyons, mon fils, parle… explique-toi.


Et comme Moralès gardait le silence, le vieux Kerjean reprit:


– Je crois comprendre… Cette femme… Tu l’aimes encore… n’est-ce pas?


Sans répondre à la question que lui posait son père, le jeune homme déclara d’une voix tremblante:


– Mon père, je ne puis pas rester davantage ici… Il faut que je m’éloigne, que je m’en aille loin… très loin, emporté dans une existence faite à la fois d’action et de devoir.


– Moi qui espérais tant te garder près de moi!


– Je vous répète qu’il faut que je m’en aille.


– Tu es donc plus atteint que je ne le pensais?


– Peut-être…, soupira Moralès.


Et, tendant à son père une lettre qu’il venait de terminer et qui portait l’adresse de Judex, il dit simplement:


– Lisez!


C’était un de ces billets laconiques… mais expressifs, qui paraissent avoir été dictés par la plus inébranlable résolution:


Pardonnez-moi de quitter le Château-Rouge sans vous prévenir. Mon père vous remettra cette lettre. Mon intention est de m’engager dans la Légion étrangère pour me réhabiliter. Laissez-moi vous remercier encore, et me dire à jamais votre dévoué serviteur.


ROBERT KERJEAN.


– Mon pauvre enfant! reprenait Kerjean, qui avait peine à retenir ses larmes… Je n’ai pas le droit de chercher à te faire revenir sur ta décision… Si tu l’as prise, c’est que tu l’as jugée indispensable.


– Oui, père.


– Eh bien! va… et tâche de revenir avant que moi je sois parti pour toujours. Mon seul désir, à présent, est que ce soit la main d’un honnête homme, la tienne, mon Robert, qui me ferme les yeux.


– Soyez tranquille, affirma Moralès… vous serez content et fier de moi…


– Alors, embrasse-moi, mon fils… au revoir, et bon courage!


Robert Kerjean avait donc regagné Paris…


Il était trop tard pour qu’il se rendît au bureau de recrutement où il devait contracter l’engagement qui allait faire de lui un nouvel homme; il avait remis cette formalité au lendemain… et, après avoir fait le choix d’un modeste hôtel, il était allé, pour tuer le temps, flâner sur le boulevard.


Bientôt, se sentant envahi par une lassitude physique et morale indéfinissable, il entrait dans un café, s’asseyait à une table, commandait un porto, et réclamait les illustrés… qu’il se mit à feuilleter, machinalement, sans intérêt… pour les abandonner presque aussitôt… comme s’il eût été entièrement absorbé par une pensée unique, prédominante.


Cet établissement où le hasard l’avait fait entrer, en évoquant en lui le plus brûlant des souvenirs, venait de raviver l’incendie qui, intérieurement, le dévorait.


Là, en effet, quelques jours auparavant, il s’était arrêté avec Diana.


Il revoyait la table devant laquelle ils s’étaient installés côte à côte.


Il se rappelait que jamais sa maîtresse n’avait été plus belle, plus voluptueuse et captivante.


Que de beaux projets ils avaient échafaudés!… Il l’entendait encore lui dire de sa voix qui savait si bien le prendre, lui murmurer:


– Tu verras que lorsque nous serons heureux, nous nous aimerons mieux encore.


Par un phénomène d’autosuggestion, beaucoup plus fréquent qu’on ne le pense, Moralès retrouvait Diana à la place qu’elle occupait… Enveloppé par son regard, fasciné par son sourire, il fut même, tel un halluciné, sur le point de se lever, d’aller vers elle… Mais la réalité le ressaisit un instant… Il régla sa consommation, partit, toujours obsédé par l’image de l’adorée… qui le précédait, et semblait le guider… ou plutôt l’attirer sans qu’il pût s’en défendre, tant elle exerçait sur lui une de ces attractions auxquelles nulle volonté humaine ne saurait résister.


Et ce fut ainsi que, presque involontairement, il arriva jusqu’à la maison où demeurait Diana et où elle était revenue depuis la veille.


Alors, il eut un éclair de raison.


– Si j’entre, se dit-il, je suis perdu!


Il voulut fuir… Mais on eût dit qu’une puissance fantastique, infernale, le clouait sur le sol; et il demeura là… les yeux tendus vers les fenêtres de l’aventurière comme s’il espérait apercevoir une dernière fois, avant de s’en aller pour toujours, la silhouette adorée… afin de la graver à jamais en lui, dans le renoncement de son amour, dans l’adieu de tout son être.


Et voilà que tout à coup un rideau se soulève… C’est elle!… Le cœur de Moralès bat à se rompre… Oh! cette femme!… cette femme, comme il l’aime encore… comme il la désire toujours! Mais il lutte encore. Et il va s’éloigner à jamais, cette fois, brisé… à moitié fou; mais purifié par le plus déchirant des renoncements, le plus cruel des sacrifices… lorsqu’il aperçoit distinctement une autre silhouette près de Diana, un gentleman élégant, distingué… qui sourit amoureusement à sa maîtresse.


– Elle a un amant… un amant! s’écrie Robert Kerjean, fou de rage.


Mordu par la plus atroce des jalousies, il sent tout à coup s’effondrer ses bonnes résolutions… Emporté par un souffle de tempête, il se précipite dans la maison, gravit, quatre à quatre les escaliers, sonne violemment à la porte de l’aventurière et, bousculant la femme de chambre qui est venue lui ouvrir… il pénètre dans le salon où la Monti est en train de «flirter» audacieusement avec sa nouvelle conquête.


– Toi! s’écria la Monti, vivement surprise et mécontente.


– Diana, dit le fils de Kerjean, d’une voix sifflante, je voudrais te parler seul à seul.


En même temps qu’elle a compris les difficultés de la situation, la fine mouche a trouvé le moyen d’y faire face.


Avec son plus aimable sourire, elle présente immédiatement:


– Monsieur le vicomte Amaury de la Rochefontaine… Monsieur le baron Moralès, mon ami, dont je vous ai souvent parlé.


Et sans donner le temps à Robert de placer un mot, elle explique, prévenant ainsi tout éclat:


– Monsieur de la Rochefontaine qui, ainsi que tu le sais, était fiancé à Mme Jacqueline Aubry, et que j’ai connu aux Sablons… Il était venu me demander quelques renseignements au sujet de la mort de ce pauvre M. Favraut.


Un peu calmé, Moralès s’incline légèrement devant Amaury qui, après lui avoir rendu son salut, déclare, sur un imperceptible clignement d’œil de Diana qu’il a saisi au passage et dont il a deviné la signification:


– Je vous laisse, chère madame… et à bientôt, j’espère.


Après avoir baisé la main que lui tend la Monti, il s’éloigne, laissant les deux amants en présence.


Alors… au lieu d’éclater en véhéments reproches, ainsi que s’y attend Robert, l’ensorceleuse s’avance vers lui et, plus séductrice que jamais, elle lui dit, tout en l’entourant de ses bras souples… caressants:


– Je t’attendais… J’étais tranquille! Je savais bien que tu reviendrais près de moi.


Moralès répond:


– J’ai voulu te dire un dernier adieu avant de partir pour toujours.


– Partir pour toujours! reprend l’aventurière en feignant un vif et douloureux étonnement.


– Oui, après ce qui s’est passé, nous ne pouvons plus nous revoir.


– Pourquoi?


– Parce que je ne veux pas devenir un assassin!


À ces mots, Diana Monti, en habile comédienne, dégagea lentement son étreinte et murmura sur un ton de regret amer, de tristesse infinie:


– C’est vrai… j’ai été folle… Empoignée par la volonté d’être riches et de nous créer à nous deux une existence de bonheur et de joie, j’ai perdu toute notion du bon sens, je me suis laissée aller aux plus imprudentes extravagances… Je le reconnais, j’ai failli t’entraîner avec moi dans l’abîme. Mais je n’ai pas eu besoin de te revoir pour me rendre compte combien j’avais été insensée. J’ai compris tout de suite, et je ne t’en ai même pas voulu d’avoir eu la pensée de me livrer à Judex… Tu étais dans ton droit. N’avais-je pas manqué te conduire à l’échafaud?


Et se laissant tomber sur un divan, sachant avec une habileté infernale trouver les larmes qui trompent, les mots qui aveuglent, elle poursuivit:


– Je me suis bien transformée en quelques jours… Je ne suis plus la même femme… Maintenant, je n’ai plus qu’un désir, vivre en paix… ignorée… loin du monde… dans un coin perdu de la terre… Eh bien! mon ami, cette tranquillité après laquelle j’aspire, c’est toi, c’est toi seul qui peux me la donner.


– Moi!… s’effarait Robert Kerjean, qui luttait violemment pour ne pas se laisser reprendre par cette femme.


Et il ajouta déjà avec moins d’énergie:


– Puisque je m’en vais pour toujours!…


– Tu ne m’aimes donc plus?


Moralès se tut.


Ce silence était plus éloquent qu’un aveu enflammé.


Diana, sentant qu’elle reprenait l’avantage, chercha sa main, la prit, l’attira vers elle, et de plus en plus câline, diaboliquement fascinatrice, elle insinua:


– Moi, je t’adore… Crois-moi, je ne t’ai jamais autant aimé que depuis le moment où je me suis aperçue du mal que je t’avais fait… Et toi aussi, tu m’aimes… Allons, ne t’en défends pas… Tu as été vivement impressionné par l’apparition subite de ton père… Mais je suis bien certaine que, lorsque tu t’es retrouvé seul en face de ton cœur, tu m’as regrettée, tu m’as désirée… comme tu me regrettes et me désires en cet instant… Comme toujours, tu hésites, tu trembles… Dans ton âme, dans ta pensée, tu n’oses même pas te demander si tout cela n’est pas réparable… et il faut que ce soit moi qui te rende encore le courage, non plus cette fois pour frapper Jacqueline, mais pour m’aider à sauver son père.


– Que veux-tu dire? tressaillit Moralès.


– Je te le répète… ta tranquillité, la mienne… je ne veux pas dire notre amour… puisque tu sembles t’être détaché de moi…


– Diana! protesta Robert en un cri de détresse.


– Notre amour… soit…, triompha l’aventurière, dépend désormais de ta volonté.


– Explique-toi.


– Promets-moi de m’écouter avec calme, et de me répondre avec franchise.


– Parle!


– Tu sais où est Favraut!


– Mais…


– Tu le sais!… Si… Nous le délivrerons… c’est la fortune pour nous deux.


– Diana!


– Laisse-moi finir! Devenus riches… nous partirons loin… très loin… pour mener une vie heureuse… la vie rêvée… N’avais-je pas raison de te dire que désormais notre avenir, notre bonheur dépendaient uniquement de toi?


Moralès, les sourcils froncés, l’œil inquiet, le front barré d’un pli, répondait:


– Ce que tu me demandes là… est impossible…


– Impossible… et pourquoi?


– Parce que j’ai promis.


– Promis quoi?… Promis à qui?


– À mon père… de ne jamais révéler à qui que ce soit au monde l’endroit où Judex retient Favraut prisonnier.


Diana eut un tressaillement d’allégresse.


Maintenant qu’elle était entièrement fixée, elle n’avait plus qu’à manœuvrer en conséquence, et elle s’y connaissait.


– Ton père, fit-elle aussitôt… je ne voudrais pas te dire du mal de lui… Mais enfin, permets-moi de trouver un peu excessif et singulièrement étrange… ton profond respect et ta subite tendresse pour un homme loin duquel tu as si longtemps vécu… et qui, pour te prouver son affection, n’a pas trouvé d’autre moyen que de se faire condamner à vingt ans de travaux forcés.


– Je t’en prie, ne raille pas le sentiment qui m’a fait redevenir un honnête homme!


– Je ne raille pas… je constate… et c’est dommage! Si j’exigeais de toi une chose périlleuse ou malhonnête… je comprendrais… Mais, somme toute, manquer de parole à un père pareil, et cela pour délivrer un malheureux que l’on séquestre arbitrairement, ce n’est pas une action assez répugnante pour qu’en t’y refusant tu nous sacrifies tous les deux.


Les yeux baissés, de plus en plus indécis, prêt à faillir, Moralès demeura silencieux. Tout en se levant, l’aventurière fit d’un ton dégagé:


– Tu ne veux pas!… C’est bon, n’en parlons plus… Je connais quelqu’un qui se chargera de la besogne.


– Qui donc?… sursauta le fils du vieux Kerjean.


– Amaury de la Rochefontaine.


À ce nom, Moralès eut un sursaut de colère.


– Lui! fit-il.


– Pourquoi pas?


– Je ne veux pas!


– De quel droit m’imposerais-tu désormais ta volonté… puisque nous ne sommes plus rien l’un à l’autre?


– Plus rien!… éclata Robert en saisissant à son tour la main de sa maîtresse. Plus rien!… mais tu ne vois donc pas que je souffre toutes les douleurs?


– Quand tu pourrais être si heureux!


– Diana!


– Où est Favraut?


– Il est… il est…


Mais Moralès s’arrêta…


Une crainte terrible venait de l’empoigner.


– Et Jacqueline? reprit-il d’une voix blanche.


– Jacqueline? fit la Monti en haussant les épaules…


– Elle sait bien des choses… elle en sait même tellement que tu voulais la supprimer.


– Et après?


– Alors… j’ai peur…


– De quoi?


– J’ai peur que tu ne veuilles encore…


– Ne dis donc pas de bêtises!…


Avec un sang-froid extraordinaire, une présence d’esprit incomparable, l’aventurière posa:


– J’ai trouvé un intermédiaire qui se chargera de traiter toutes ces questions, sans que nous ayons besoin de nous y mêler ostensiblement.


– Cocantin, sans doute?


– Non… il est trop bête.


– Alors… qui?


– L’homme qui était là tout à l’heure.


– La Rochefontaine?


– Oui… La Rochefontaine, que tu as si stupidement pris pour mon amant, et qui n’est, en réalité, pour nous, qu’un associé d’autant plus précieux que je le tiens, et que je le mets au défi de me glisser dans les mains… Allons… Mora, sois raisonnable… ce que je te demande est peu de chose; et cependant, de ton refus ou de ton acceptation dépend toute notre existence. Aide-moi à délivrer Favraut… Tu le peux! Cela même t’est facile, très facile… et je suis à toi pour toujours. Réponds-moi, Moralès… Pourquoi tes yeux fuient-ils les miens?… Pourquoi ta bouche se dérobe-t-elle à mes baisers?… Tu préfères donc t’expatrier… t’en aller dans un pays meurtrier… chercher une mort cruelle autant qu’inutile? Mais à peine aurais-tu signé cet engagement que tu le regretterais amèrement… Car tu m’as dans le sang… C’est bien fini, tu ne pourras pas m’oublier, pas plus que je ne t’oublierai moi-même… Mora… mon ami… tu veux donc à tout prix deux malheureux?… Non, non, cela ne sera pas. Nous nous aimons trop, nous avons été trop l’un à l’autre pour ne pas nous rapprocher aujourd’hui en une étreinte qui ne nous permettra plus de nous séparer!


La terrible ensorceleuse, qui n’avait jamais été plus enveloppante, ni plus belle, se suspendait au cou de son amant… cherchant ses lèvres… Et ce fut le baiser ardent… auquel rien ne résiste… baiser de volupté, de traîtrise et de mort…


La gueuse avait reconquis le dévoyé.


Maintenant, Moralès était bien à elle, prêt de nouveau à toutes les lâchetés, à toutes les trahisons, à toutes les infamies.


Toutes ses bonnes résolutions avaient fondu sous les caresses de Diana, comme la neige au soleil.


Et d’une voix rauque, étranglée… secouée par le frisson du crime, le parjure articula:


– Donne-moi trois hommes sûrs et une auto rapide… et je jure que Favraut sera ici cette nuit!

III LES OISEAUX DE NUIT

Vers une heure du matin, une puissante automobile s’arrêtait aux alentours de Château-Rouge.


Quatre hommes en descendirent.


C’étaient Moralès, Amaury de la Rochefontaine, le docteur et le Coltineur.


Tandis que Crémard restait sur le siège de sa limousine, Moralès, suivi des trois autres, s’engageait dans le sentier qui conduisait aux ruines.


Après avoir fait promettre à ses complices qu’aucune violence ne serait exercée contre son père, l’amant de Diana s’apprêtait à réaliser la promesse que lui avait si astucieusement arrachée sa maîtresse.


Son plan, qui lui avait d’ailleurs été entièrement suggéré par la Monti, était d’une grande simplicité et d’une remarquable audace…


Emporté par sa passion, il allait l’accomplir sans la moindre hésitation.


Désormais aucun remords ne pouvait l’arrêter.


L’aventurière l’avait trop entièrement ressaisi pour qu’il s’embarrassât d’aucun scrupule.


Tout d’abord… il s’en fut écouter à la porte de la chambre où couchait son père.


Il n’entendit que le bruit d’une respiration régulière, indice d’un profond sommeil.


– De ce côté-là, fit-il, tout va bien…


Néanmoins, pour plus de tranquillité, il donna un tour à la clef qui était demeurée dans la serrure.


Et il s’en fut rejoindre ses collaborateurs qui avaient déjà pénétré dans la cellule de Favraut… d’autant plus facilement que, par une incroyable négligence, le verrou extérieur n’en avait pas été tiré.


Sans s’arrêter à ce détail, qui d’ailleurs facilitait sa besogne, le docteur aperçut, étendu sur le lit de sangle et enroulé dans une couverture, une forme humaine semblant dormir…


En un clin d’œil et avec une dextérité qui semblait révéler une longue pratique, l’étrange médecin appuya contre la bouche du prisonnier un bâillon fortement chloroformé, tandis que le Coltineur, qui s’était muni de tous les accessoires nécessaires, le ligotait rapidement… solidement, dans sa couverture.


Moralès demeuré dans le couloir et l’oreille toujours aux aguets avait assisté de loin à cette scène, qui s’était passée en moins de temps qu’il n’en faut pour la décrire.


Très satisfait de la rapidité avec laquelle ce hardi coup de main avait été exécuté, l’amant de Diana guida et éclaira la marche de ses deux associés qui emportaient le banquier, et les accompagna jusqu’à la voiture.


– Maintenant, fit-il, vite à Paris.


– Et vous, patron? interrogea Crémard, qui avait remis son moteur en marche.


– Moi, je reste.


– Pourquoi? interrogèrent simultanément le docteur et le Coltineur.


– C’est mon affaire! répliqua sèchement Moralès. La besogne est faite. C’est l’essentiel. Le reste me regarde.


– Alors en route! fit le sinistre wattman en démarrant.


La vérité était que, son forfait une fois accompli, Moralès venait seulement d’en comprendre l’infamie et d’en mesurer les conséquences.


Par un dernier vestige de respect humain et surtout par crainte des représailles que Judex ne manquerait pas d’exercer contre lui lorsqu’il découvrirait sa trahison, Robert Kerjean avait résolu de se créer un alibi aux yeux de son père.


De nouveau, il gravit le sentier qui conduisait aux ruines… pénétra dans le souterrain et s’en fut frapper à la porte de la chambre du vieux Kerjean.


Celle-ci s’ouvrit presque aussitôt…


Moralès eut un moment de surprise… Il était en face de Roger de Trémeuse… qui s’exclama:


– Je vous croyais parti!… Votre père m’avait dit que vous alliez vous engager dans la Légion étrangère.


– En effet…, répliquait Robert et je n’ai nullement changé d’avis… mais j’ai été mis sur les traces d’un complot ayant pour but d’enlever le banquier Favraut… Alors, vite, je suis revenu ici en toute hâte, afin de vous prévenir.


– Vous avez donc revu la Monti? interrogea nettement le frère de Judex.


– Oui… articula… Moralès… un hasard je vous le jure… mais un hasard que je bénis, puisqu’il m’a permis de déjouer le nouveau projet de cette misérable.


Et, hypocritement, il ajouta:


– Voilà pourquoi je n’ai pas hésité un seul instant à me rendre au Château-Rouge. Je vous devais bien cela à tous… et je ne voulais pas surtout en cas d’accident que ni mon père, ni Judex, ni vous, vous puissiez croire un seul instant que j’avais été son complice.


– Vous avez très bien fait…, approuvait Roger, non sans une certaine réticence.


Car il n’avait pas été sans remarquer le trouble de Moralès, malgré tous les efforts que faisait celui-ci pour le dissimuler.


Puis, il ajouta avec la force paisible d’un homme qui se sent entièrement sûr de lui:


– D’ailleurs, nous n’avons rien à craindre, je fais bonne garde.


Et, désignant un homme entièrement dissimulé sous la couverture de son lit, il fit:


– Le banquier Favraut n’est pas prêt à sortir d’ici.


– Le banquier Favraut! répéta Robert au comble de la stupéfaction.


– Mais oui, fit Roger en découvrant le visage du prisonnier endormi.


– Comment! C’est lui qui est couché là!


– Vous le voyez bien… Devant son triste état, mon frère et moi nous avons eu pitié de lui… et nous l’avons transporté dans cette chambre… où il sera mieux que dans son cachot.


– Et mon père?


– Pour cette nuit, il est allé dormir dans la cellule de Favraut.


Moralès sentit une sueur froide l’inonder des pieds à la tête.


Ainsi l’homme qu’il venait d’expédier à Paris sous bonne garde n’était autre que le malheureux Kerjean!…


Pour ne pas s’effondrer, Robert dut faire sur lui-même un effort inouï.


– Ah! très bien…, bégaya-t-il, très bien… Maintenant, je n’ai plus qu’à me retirer… qu’à partir…


– Un instant! fit simplement Roger qui le considérait avec attention et anxiété. Il faut que j’aille jusqu’au laboratoire jeter un coup d’œil sur une préparation chimique… qui m’intéresse vivement… Attendez-moi en veillant Favraut… Je reviens dans quelques minutes.


Moralès n’osant refuser se laissa tomber sur une chaise, envahi par une indicible épouvante, se demandant, si, en face de l’atroce réalité, il n’allait pas en finir avec la vie.


Car il sentait bien que, désormais, il lui serait impossible d’arriver à temps pour sauver son père.


L’auto devait être loin déjà… Il n’existait pas de train pour Paris avant six heures du matin.


Un seul moyen lui restait… Tout avouer à Roger.


Mais n’était-ce pas se condamner lui-même?


Après tout, cela ne valait-il pas mieux que de devenir, même inconsciemment, un assassin, un parricide!


Et Moralès allait sans doute se décider à implorer le secours et la pitié du frère de Judex, lorsqu’un gémissement suivi d’un cri sourd, atroce, lui fit relever la tête.


Favraut, assis sur son séant, le regardait de ses yeux hagards et hallucinés.


À la vue de ce spectre vivant, l’amant de Diana eut un frisson d’épouvante…


Le banquier fit alors entendre un ricanement sinistre.


Puis… farouche… effrayant…, il sauta en bas de son lit; et, les bras en avant, les mains agitées par un mouvement nerveux, ses forces décuplées par le délire qui l’agitait, il s’avança vers Moralès qui, pâle de terreur, s’était levé… cherchant à gagner la porte.


– Je veux en tuer un, râlait le fou. Je veux en tuer un!… C’est bon de tuer… oui, c’est bon… c’est bon!…


Pour échapper à l’horrible étreinte, Robert Kerjean s’élança dans le couloir et s’enfuit dans les souterrains pleins d’ombre.


Favraut eut un instant d’hésitation… Dans la hantise de son idée de meurtre, allait-il s’élancer à la poursuite de sa victime?


Le banquier fit quelques pas pour gagner à son tour le couloir…


Mais presque aussitôt, il s’arrêta, chancelant… étourdi…


Son visage changea d’expression… exprimant le reflet d’une sorte de joie lointaine, enfantine… et, tombant sur la chaise que venait de quitter Moralès, il se mit à chantonner une sorte de mélopée traînarde… tandis que ses bras faisaient le geste de bercer un enfant.


L’image radieuse de son petit-fils venait-elle de surgir tout à coup au regard du dément?…


Sans doute… car… bientôt… à la chanson sans paroles succéda un nom:


– Jeannot!


Et deux larmes, suivies de nombreuses autres, coulèrent sur les joues ravagées du prisonnier… qui, calmé et douloureux, demeura là, esquissant faiblement son même geste protecteur et caressant d’aïeul attendri.


Pour la première fois, l’ange du remords venait de le frôler de son aile.


*

* *

Les trois bandits, c’est-à-dire Crémard, le docteur et le Coltineur, étaient arrivés à Paris avec leur prisonnier.


Diana et Amaury attendaient avec impatience le résultat de l’expédition.


Crémard était tout de suite monté leur dire:


– Ça y est! Le typard est en bas… on va vous le monter en douce.


– Et Moralès? interrogea la Monti.


– Il est resté au château.


– Ah! par exemple! Pourvu qu’il n’ait pas encore fait quelque sottise!


– Qu’importe! observait M. de la Rochefontaine tandis que Crémard s’éloignait. Nous tenons le banquier… c’est l’essentiel… Le reste est peu.


– Et me regarde…, acheva l’aventurière tandis que sa prunelle s’éclairait d’une lueur de meurtre.


Et elle ajouta:


– Il faudra à tout prix que je me débarrasse de ce Moralès… Il devient par trop insupportable.


Et comme Amaury de la Rochefontaine avait un signe de tête approbatif, elle observa:


– Laissons-le tranquille pour l’instant. Et préparons-nous à recevoir de notre mieux le brave banquier qui va être à la fois bien heureux et très surpris de nous devoir sa liberté!


Le docteur et le Coltineur apportaient leur homme toujours étroitement ligoté… qu’ils déposèrent au milieu du salon dans une vaste et confortable bergère.


– Je lui ai donné la dose massive…, expliquait le médecin. Cela valait mieux! De cette façon il n’a pas bronché… et il nous a laissés bien tranquilles pendant la route.


Tout en parlant, le praticien desserrait les liens et dégageait la tête du soi-disant Favraut… lorsqu’un cri de colère se fit entendre:


– Ce n’est pas lui! s’exclamait Diana en dévisageant l’ancien meunier des Sablons qui, sous l’action du puissant soporifique que lui avait administré le docteur, demeurait plongé dans une torpeur absolue.


Et en proie à une rage folle, l’aventurière hurla:


– Cet homme, je le reconnais! C’est Pierre Kerjean… C’est le père de Moralès!


– Nous avons été trahis! reprit Amaury, non moins furieux que sa terrible associée.


– Trahis!… Par qui? ripostait la Monti. Voyons… ce n’est certainement pas Moralès qui nous aurait livré son père à la place de Favraut. Quant à Judex, même pour nous jouer un mauvais tour, il n’irait pas s’exposer à perdre un si dévoué serviteur… car il sait très bien que quand je tiens ma proie, je ne la lâche jamais! Il y a là certainement un quiproquo, que je renonce à m’expliquer. Est-ce que la fatalité s’acharnerait contre nous? Eh bien, quoi qu’il en soit… je ne me tiens pas pour battue. Je continue la lutte!


Et, désignant Kerjean d’un geste plein de menace, elle s’écria:


– Pour commencer, il va falloir faire disparaître cet homme. Si, demain, on trouvait dans la Seine son cadavre débarrassé de ses liens, tout le monde croirait à un accident ou à un suicide.


– Diana! voulut interrompre Amaury.


– Vous! silence! imposa la Monti… On est avec moi ou contre moi. Il n’y a pas de milieu… et je ne connais pas les demi-mesures. Choisissez!


Dominé par l’aventurière, M. de la Rochefontaine courba la tête.


Le gentilhomme décavé acceptait de se faire complice de ces bandits.


Pierre Kerjean était irrémédiablement condamné.

IV LE NEZ RÉVÉLATEUR

Depuis la scène comico-tragique qui s’était déroulée dans son bureau, Cocantin avait senti s’opérer en lui une étrange et salutaire transformation morale.


Attendri par la douceur naïve de Jeannot, stimulé par le courage intelligent du môme Réglisse, il était devenu en quelques heures un autre homme…


Il ne lui en fallait pas davantage pour que, toujours sous les auspices de celui qu’il s’était donné pour maître, c’est-à-dire de Napoléon, il se mît à rouler dans son esprit les plus nobles et les plus audacieux projets.


Rassuré par ses rapports encore mystérieux mais excellents avec Judex, il se demandait si, lui aussi, n’avait pas à jouer un rôle dans toute cette affaire… et s’il n’était pas de son devoir d’honnête homme et de citoyen respectueux des lois de son pays de déclarer la guerre, de son côté, à ces gens qui avaient failli faire de lui le complice plus ou moins inconscient de toutes leurs turpitudes.


Comme il le disait, «il commençait à voir clair en lui-même» et à se rendre compte du rôle aussi ingrat que dangereux que la bande Diana Monti, Moralès, la Rochefontaine et Cie avait cherché à lui faire jouer dans le drame auquel un fâcheux hasard l’avait si intimement mêlé…


S’épouvantant devant les conséquences qu’aurait pu avoir pour lui un pareil entraînement, il se félicitait cordialement d’y avoir échappé, mettant d’ailleurs modestement sur le compte d’une intervention providentielle, ou plutôt napoléonienne, les événements heureux qui l’avaient fait dévier de la route où bien malgré lui, il s’était engagé.


Or, si Cocantin s’enflammait rapidement, il s’éteignait avec non moins de spontanéité. Ses passions n’étaient jamais de longue durée… Dès qu’il s’apercevait que ses aventures amoureuses pouvaient faire de lui une dupe… ou l’exposer à de graves ennuis et surtout à de réels dangers, toujours, suivant son expression, il «savait couper le mal par la racine». Or, ce n’était nullement chez lui affaire de volonté, mais bien de tempérament…


Voilà pourquoi, après avoir brûlé pour Diana du feu le plus incandescent, il en était arrivé subitement et sans transition aucune, à la détester furieusement… résumant ainsi son nouvel état d’âme par cette phrase qui sous son «pompiérisme prudhommesque», révélait néanmoins le fond excellent de son cœur:


– Une femme qui est capable de battre des enfants ne saurait être vraiment une amoureuse!…


À partir de ce moment qui allait être une heure décisive dans sa vie, le directeur de l’Agence Céléritas avait voué une haine sans merci à la Monti et à toute sa bande.


S’armant d’une farouche résolution, et se cuirassant de toutes les intrépidités, Prosper avait ainsi formulé les grandes lignes de son plan de campagne.


– Désormais, se dit-il, je n’aurai pas un instant de repos tant que je n’aurai pas démasqué ces bandits… tant que je ne les aurai pas livrés moi-même à la justice. Pour atteindre ce but, je suis décidé à tous les sacrifices d’argent et autres. Oui, quand je devrais risquer cent fois ma vie, rien ne m’arrêtera. Jour et nuit, nuit et jour, je serai sur leurs traces, je m’acharnerai à leur piste, et, s’il le faut, j’irai les relancer jusque dans leurs tanières.


Et Cocantin, très loyalement, très énergiquement, se mit aussitôt en devoir de réaliser ce plan qui, bien que très vague, n’en reposait pas moins sur les meilleures intentions.


Mais cette fois, au lieu de s’adresser uniquement à son habituel inspirateur, le directeur de l’Agence Céléritas résolut de prendre modèle sur les policiers passés et présents qui ont illustré leur profession de leurs exploits sensationnels.


Pendant quarante-huit heures, il se documenta… se bourrant littéralement le crâne de tous les récits plus ou moins authentiques, de toutes les légendes plus ou moins fabuleuses qui environnent d’une auréole si glorieuse nos Vidocq anciens et modernes.


Un peu effaré… étourdi même par tout ce fatras documentaire, Prosper n’en retint qu’une chose… c’est que, pour être un bon détective, il fallait avant tout savoir se camoufler.


Cocantin s’acheta donc une garde-robe aussi complète que variée et dans laquelle les professions les plus hétéroclites étaient représentées. Il adapta tour à tour à son crâne les perruques les plus disparates… il se colla successivement au menton les barbes les plus extraordinaires, mais, au bout de deux jours, il dut renoncer à ce genre de transformation grâce auquel il se croyait si bien à l’abri de toute indiscrétion.


En effet, soit qu’il eût revêtu la tenue classique du plombier qui se rend à son travail, soit qu’il se fît la tête, se donnât l’allure d’un vieux marcheur en quête d’une jeune proie facile… il rencontrait toujours dans la rue quelqu’un de connaissance qui lui lançait au passage, sur un ton naturellement ironique:


– Hé! bonjour monsieur Cocantin… Quelle drôle d’idée vous avez de vous déguiser ainsi!


– On me reconnaît donc? se demandait le détective privé…


En rentrant chez lui, il s’examinait longuement dans la glace… cherchant à se composer un nouveau travestissement capable de dérouter les yeux les mieux exercés.


Mais tous ces efforts étaient dépensés en pure perte.


En effet, Cocantin avait beau essayer les camouflages les plus déroutants, chaque fois qu’il sortait… il était infailliblement salué par ce: «Bonjour, monsieur Cocantin»… qui avait le don de l’affoler.


– Ah ça! se demandait-il… qu’est-ce que j’ai donc… pour que tout le monde me reconnaisse quand je ne me reconnais pas moi-même?


Ce qu’il avait, le bon Prosper… ce dont il ne s’était d’ailleurs jamais aperçu, c’était un nez… un nez immense… un nez personnel… un nez original… qui aurait pu prendre place avantageusement dans la si brillante et si lamentable tirade de Cyrano de Bergerac… un nez vaste, un nez puissant, solidement attaché au front, qu’il abandonnait pour se courber en un arc de cercle très caractérisé, se continuer en une ligne droite imposante, et se terminer en un double renflement, ayant tendance à se porter de travers vers la gauche… côté du cœur, ce qui faisait dire à ses amis:


– Cocantin est un garçon économe!… Pour ses vieux jours, il met son nez de côté.


Or, à force de chercher, en se contemplant devant la glace, la cause de son infortune policière, Cocantin finit par se rendre compte de la vérité.


– Mon nez!… s’écria-t-il. C’est mon nez… parbleu!


Ce fut en vain que, par un patient travail de maquillage, il s’efforça d’en diminuer la proéminence et d’en atténuer le caractère.


Toujours il surgissait, révélateur, au milieu de son visage.


– Je ne peux pourtant pas le couper! s’écria Prosper désespéré.


Ce nez… indice de flair… allait-il le contraindre à abandonner sa tâche?


Non… car une réflexion historico-psychologique s’en vint bientôt calmer les scrupules et les craintes de Cocantin.


– Je n’ai jamais lu nulle part, se dit-il, que Fouché, le célèbre ministre de la Police de Napoléon, éprouvât la nécessité de se camoufler… ce qui, d’ailleurs ne l’a nullement empêché d’être le premier détective du monde. Hé bien, imitons-le!… faisons de la police à visage découvert. Ce sera plus chic, plus crâne, et plus français! Mais ce n’est pas une raison pour ne pas me munir de tous les engins de protection et d’attaque que la science moderne met à la disposition de tous ceux qui veulent affronter un péril.


Cocantin fit donc l’acquisition d’un plastron cuirasse destiné à le mettre à l’abri des balles et des coups de couteau de ses ennemis.


Il acheta également quatre brownings… un pour chacune des poches de son veston et de son pantalon… Il glissa dans sa ceinture un poignard à la lame triangulaire et affilée… Il se munit d’un coup-de-poing américain avec pointe et d’un casse-tête capable d’assommer un bœuf; et, véritable arsenal en marche, le col de son paletot relevé et les bords de son feutre rabattu sur les yeux, il repartit en guerre, après avoir juré au buste de Napoléon qu’il en reviendrait vainqueur… ou les pieds devant!…


Tout d’abord… il commença par «repérer» Diana et Amaury.


Cela lui fut facile…


Cette première formalité accomplie, Cocantin se trouva quelque peu embarrassé.


L’ère des difficultés s’ouvrait pour lui… Que devrait-il faire?


Une phrase banale à force d’être classique lui fournit bientôt une ligne de conduite:


– Le hasard est le dieu des policiers.


Prosper, qui jugeait cette formule d’autant plus excellente qu’il n’en avait pas trouvé d’autre, se dit avec beaucoup de philosophie:


– Attendons le hasard!


Mais, tout de suite, il décida fort sagement:


– Ne le laissons pas échapper!


Sans désemparer, prenant à peine le temps de dormir et de manger, il s’en vint rôder aux alentours de la maison où demeurait Diana, guettant l’occasion désirée qui allait lui permettre de faire à son tour œuvre de justice.


Elle n’allait pas trop le faire attendre.


En effet, une nuit que posté devant la fenêtre de l’aventurière, il cherchait à travers les persiennes qui laissaient filtrer une lueur atténuée, à découvrir quelque indice favorable, son cœur se mit à battre, tout à coup, avec une certaine émotion…


Une automobile, où se trouvaient trois hommes aux allures qu’il considéra immédiatement comme inquiétantes et patibulaires, s’était arrêtée à quelques pas de lui devant l’immeuble habité par Diana… et Amaury.


Il vit tout d’abord le wattman sauter à terre, entrer dans la maison… revenir au bout d’un bref instant, faire un signe mystérieux à ses compagnons, qui s’emparèrent d’un corps enveloppé d’une couverture autour de laquelle s’enroulait une corde étroitement serrée, le transportèrent vivement à l’intérieur de la maison.


– Ça y est…, se dit Cocantin, en proie à un «trac» que, vaillamment, il chercha aussitôt à surmonter… Ça y est… les grands événements vont commencer.


Dès que les deux hommes eurent disparu avec leur fardeau, et que la porte se fut refermée derrière eux… Cocantin, sortant de l’encoignure où il se dissimulait, se dirigea vers l’automobile à seule fin d’en prendre le numéro.


Tout à coup, il tressaillit.


Une main, qu’instantanément il devina vigoureuse entre toutes, venait de se poser sur son épaule.


Cocantin se retourna.


Un homme de haute stature, drapé dans une ample cape noire et coiffé d’un chapeau en feutre, se tenait devant lui, l’air grave, sévère, énigmatique.


– Ah ça! monsieur…, balbutia le directeur de l’Agence Céléritas, violemment décontenancé… Qui êtes-vous? et que me voulez-vous?


– Je suis Judex! répliqua simplement Jacques de Trémeuse.

V UNE MANŒUVRE HARDIE

À ces mots, Cocantin eut un sursaut, qui montrait toute l’influence qu’exerçait sur lui ce nom mystérieux.


Mais, tout de suite, au regard rempli de bienveillance que dirigeait vers lui l’énigmatique personnage, le détective se sentit d’autant plus rassuré qu’il avait la conscience absolument tranquille et que, par conséquent, il n’avait rien à redouter de son étrange et puissant interlocuteur.


Se ressaisissant aussitôt, il reprit d’une voix qui tremblait encore un peu, non plus de frayeur, mais d’émotion:


– Vous êtes monsieur Judex?… Eh bien! moi, je suis monsieur Cocantin.


– Je le savais.


– Croyez, monsieur Judex, que je suis enchanté de faire votre connaissance.


– Me permettrez-vous de vous serrer la main?


– Je n’osais vous le demander.


Et dans un mouvement spontané, le brave Prosper tendit les deux mains à Judex qui s’en empara en disant:


– J’ai su, monsieur, que vous aviez fort bien servi mes intérêts… je vous en remercie…


– J’ai agi suivant ma conscience.


– Je vous en félicite.


– Croyez que je vous suis et que je vous serai toujours entièrement acquis.


– En ce cas, reprenait Judex… Vous me mettez fort à mon aise pour vous demander ce que vous faites ici…


– Je travaille! murmura Cocantin, en prenant un air important et confidentiel…


Et tout de suite, il ajouta:


– Je me suis juré de démasquer Diana Monti et sa bande.


– Ce qui fait, soulignait Jacques, que nous poursuivons le même but.


– Et ce qui prouve, ajoutait Prosper, que les honnêtes gens sont faits pour se rencontrer!


Passant son bras sous celui du détective, Judex l’entraîna vers une auto qui stationnait dans l’ombre à quelques mètres de là:


– Vous déplairait-il, monsieur Cocantin, demanda-t-il, que, pour cette nuit du moins, nous mettions nos efforts en commun?


– Croyez, monsieur, que j’en serais très flatté et très enchanté.


– Alors… c’est une collaboration?


– Dont je suis profondément honoré.


Et, avec un accent de légitime amour-propre, Cocantin ajouta aussitôt:


– D’autant plus, monsieur Judex, que j’ai idée que je ne vous serai peut-être pas tout à fait inutile.


– J’en suis persuadé.


Le successeur du sieur Ribaudet, qui n’avait jamais vécu de pareilles minutes, reprit, avec un accent de gravité qui amusa beaucoup Jacques de Trémeuse:


– Il doit se passer, en ce moment, chez Diana Monti des choses tout à fait extraordinaires. Tout à l’heure, quelques instants avant que je n’aie l’honneur de vous rencontrer, une auto s’est arrêtée devant la maison de cette gueuse… car c’est une gueuse, monsieur Judex… Il n’y a pas d’autre expression…


– Veuillez poursuivre, monsieur Cocantin.


– Trois hommes sont descendus de la voiture… que vous voyez toujours là… et dont je me préparais à repérer le numéro quand vous vous êtes si aimablement présenté à moi.


– Ensuite?


– Ensuite… ces hommes ont transporté à l’intérieur de la maison un volumineux paquet qui avait toutes les apparences d’un être humain, enveloppé dans une couverture et solidement ligoté… Alors, moi…


– Monsieur Cocantin… interrompit Judex… ne m’en dites pas davantage… Sachez seulement que vous venez de me rendre un très grand service… et que je ne l’oublierai jamais!


Voyons maintenant comment et pourquoi Judex se trouvait là.


Vers le milieu de la nuit, Judex, qui était à Paris, dans son cabinet de travail, assis devant sa table, avait en vain cherché à échapper, par la lecture, à la torture lancinante de son impossible amour…


Toujours l’image de Jacqueline apparaissait à ses yeux; et toujours il entendait la voix de la jeune femme proclamer l’arrêt terrible: «Je ne veux plus que l’on prononce son nom devant moi.»


Plus que jamais, il comprenait tout ce qu’avait d’effroyablement tragique cette situation que lui avait imposée la loi de vengeance, le serment inéluctable, lorsque la sonnerie du téléphone qui le reliait directement au Château-Rouge vibra tout à coup.


Judex s’empara du récepteur… C’était Roger qui lui téléphonait:


– Moralès vient de rentrer… sous prétexte de parler à son père… Intrigué par le trouble qu’il manifestait, et qu’il cherchait en vain à dissimuler, je suis allé pour réveiller Kerjean qui, selon tes instructions, était allé se coucher dans la cellule de Favraut… Et j’ai constaté que Kerjean avait disparu… Une forte odeur de chloroforme régnait encore dans la pièce… La porte qui défend le couloir principal et qui ne se manœuvre que par un mécanisme secret, avait été ouverte… Quand je suis revenu vers Moralès pour lui demander des explications, il avait également disparu… Je l’ai cherché en vain… Affolé par le résultat de son acte, il a dû regagner Paris en toute hâte. Pour moi, il n’y a aucun doute, Moralès nous a trahis… Croyant nous arracher Favraut, il a fait enlever son père.


Judex, sans perdre un instant, avait téléphoné au garage voisin, où, nuit et jour, une puissante auto pilotée par un wattman d’une adresse et d’une fidélité à toute épreuve, était prête à accourir au premier appel.


Reconstituant dans son esprit toutes les péripéties du drame qui venait de se dérouler… Judex s’était fait conduire immédiatement chez Diana… pensant bien que c’était là que les ravisseurs avaient dû conduire celui qu’ils avaient pris pour Favraut… et espérant bien arriver à temps pour sauver le malheureux Kerjean des représailles que la terrible aventurière ne manquerait d’exercer contre lui…


Les renseignements que venait de lui fournir Cocantin prouvaient à Judex que, comme toujours, il avait du premier coup d’œil envisagé nettement et compris tout à fait la situation.


Il n’y avait aucun doute à garder… Kerjean était chez Diana…


Pour le sauver, il n’y avait pas une minute à perdre.


Or, si Judex était la prudence même, et s’il avait pour principe de ne jamais risquer inutilement sa vie, il savait mieux que tout autre prendre, au cas échéant, la décision rapide et nécessaire et se livrer à ces attaques dites brusquées qui, en paralysant l’adversaire, le mettent d’un seul coup aux trois quarts à merci.


C’était à l’une des opérations de ce genre qu’avec la rapidité de décision qui le caractérisait, il avait résolu de se livrer.


– Monsieur Cocantin, reprit-il sur un ton de cordiale autorité.


– Monsieur Judex…, fit le détective qui avait respecté le silence, d’ailleurs bref, du justicier.


– Êtes-vous armé?


– Jusqu’aux dents…


– Eh bien, il n’y a pas à hésiter… Nous allons faire irruption tous deux chez Diana… et lui enlever sa proie… Cela vous convient-il?


– Monsieur Judex! répliqua Prosper, sur un ton de bravoure qui l’étonna lui-même… avec un homme tel que vous, que ne ferait-on?… Où n’irait-on pas?… Qui ne battrait-on pas?


– Alors… en avant!


Judex, accompagné de Cocantin qui, après avoir assuré son poignard entre ses dents, avait pris dans chaque main un revolver, s’acheminait déjà vers la porte de l’immeuble… lorsqu’il s’arrêta.


Un bruit de voix s’élevait dans le vestibule…


– Ce sont eux, fit Jacques, qui se jeta aussitôt avec Prosper dans l’encoignure de la porte cochère qui avait déjà abrité le directeur de l’Agence Céléritas.


La porte s’ouvrit, livrant passage à Crémard, qui sauta sur son siège… puis au docteur et au Coltineur, qui étendirent sur les coussins le vieux Kerjean, de plus en plus étroitement ligoté… et enfin à Amaury de la Rochefontaine, qui prit place à côté du wattman.


À peine celle-ci démarrait-elle… que Judex, sans perdre une seconde, courait vers son auto, y faisait monter Prosper; et, après avoir murmuré quelques brèves paroles à l’oreille de son chauffeur, s’installait près du détective tout en lui disant:


– Je crois, cher monsieur Cocantin, que je vais vous faire assister à un spectacle peu ordinaire…


*

* *

L’auto des bandits filait à une belle allure. Celle de Judex n’avait d’ailleurs aucun mal à la suivre à une distance suffisante pour ne point se faire remarquer… sans toutefois la perdre un instant de vue.


Mais il était facile de deviner que son mécanicien était entièrement maître de la route et qu’il n’aurait qu’un très léger effort à faire au cas où il voudrait la rejoindre et même la dépasser.


Le chauffeur de Judex, qui obéissait certainement à des instructions très nettes, semblait pour l’instant uniquement décidé à conserver ses distances. Ce fut ainsi que les deux voitures, après avoir traversé une partie de la capitale, franchirent la porte Maillot et traversèrent le bois de Boulogne, se dirigeant vers la Muette pour gagner les bords de la Seine, où, suivant les instructions de Diana, les sinistres coquins qui s’étaient fait ses complices, comptaient précipiter l’infortuné Kerjean…


Mais… Judex n’allait pas leur en donner le temps…


En effet, tandis que les deux voitures roulaient sur la vaste chaussée déserte qui descend vers le fleuve, Jacques de Trémeuse lança un simple mot dans le cornet acoustique dont l’autre extrémité aboutissait près de l’oreille du chauffeur.


Celui-ci accéléra aussitôt son allure… En quelques instants, il arriva à la hauteur de l’auto poursuivie, la dépassa… et alors, dans une manœuvre extraordinaire, après avoir couvert une cinquantaine de mètres… le wattman donna un violent coup de volant à gauche… barrant carrément la route à Crémard qui, stupéfait, fit instinctivement manœuvrer ses freins… s’arrêtant à quelques centimètres de la première voiture.


Judex et Cocantin avaient aussitôt bondi à terre… Revolver au poing, ils se préparaient à donner l’assaut à leurs adversaires. Mais ceux-ci n’étaient pas hommes à se laisser prendre sans opposer une vive résistance. Déjà, Amaury, sautant en bas de l’auto, fonçait sur eux… déchargeant son browning dans la direction de Judex… qu’il avait, sinon reconnu, tout au moins deviné. Mais presque en même temps plusieurs autres détonations retentirent.


C’était Cocantin qui «donnait» avec toute son artillerie.


L’un des coups, tout au moins, avait porté; car M. de la Rochefontaine s’effondrait sur la chaussée, le front troué d’une balle, tandis que le docteur et le Coltineur se défilaient prudemment dans la nuit… vite rejoints par Crémard qui avait jugé prudent d’abandonner sa voiture et son colis. Aidés par leur wattman, Judex et Cocantin transportèrent aussitôt Kerjean dans leur voiture et reprirent la route du Château-Rouge.


Judex, après avoir dégagé l’ancien meunier des Sablons, s’efforça, aidé de son mieux par le détective, de le ramener à la vie. Bientôt, le père de Moralès rouvrit les yeux… En voyant Jacques près de lui, une expression de sérénité se répandit aussitôt sur son visage.


Mais presque aussitôt ce fut une angoisse douloureuse, mortelle, qui se révéla dans son regard.


Un nom… un cri… un sanglot… jaillit de ses lèvres toutes blanches:


– Mon fils!


– Rassurez-vous, mon ami, fit Judex avec un accent de bonté infinie: Favraut est toujours dans les souterrains de Château-Rouge.


À ces mots, Kerjean parut respirer plus librement… Sa main étreignit fiévreusement celle de l’homme qu’il s’était donné pour maître… puis ses paupières se refermèrent, et il parut retomber dans une profonde torpeur.


– Le pauvre homme! fit M. de Trémeuse… comme il va souffrir quand il saura toute la vérité!


Et Cocantin, qui ne cessait de regarder Jacques avec l’admiration la plus illimitée, fit à voix basse, mais avec une expression de ferveur touchante:


– C’est étonnant ce que ce Judex ressemble à Bonaparte!…

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