Vers huit heures du matin, un homme de haute taille, d’allure aristocratique, drapé dans une ample cape noire et tenant en laisse un superbe chien policier, se présentait dans une pension de famille de Neuilly, sise impasse Saint-Ferdinand, et demandait aussitôt à parler à Mme Bertin.
– Mme Bertin n’est pas ici, répondit la propriétaire, l’excellente Mme Chapuis dont les traits tirés, les yeux rouges et les paupières gonflées, attestaient une nuit sans sommeil, et toute d’inquiétude.
– Comment… elle n’est pas ici? s’exclama l’inconnu avec un étonnement qui aurait pu paraître factice à un observateur.
– Non, monsieur! fit l’excellente femme qui, étonnée par le grand air de son interlocuteur, en même temps que rassurée par son regard de lumineuse intelligence et de loyale franchise, questionna avec une indication d’immédiate confiance:
– Vous êtes peut-être son parent?
– Je suis un ami de sa famille, précisa Judex sur un ton plein de noblesse qui eût suffi à dissiper immédiatement toute équivoque.
– Entrez donc, monsieur, invita aussitôt la brave hôtelière qui, tout en faisant pénétrer le visiteur dans le petit salon du rez-de-chaussée, exprimait avec l’accent de la plus vive angoisse: Je vous demande pardon, monsieur, de vous recevoir ainsi; mais je suis toute bouleversée. Je crains un malheur… Une personne si aimable et si sérieuse, qui était si facile à vivre et qui ne se plaignait jamais de rien!…
Et l’excellente créature, éclatant en sanglots, s’écria:
– Ah! la pauvre petite femme!…
– Calmez-vous, madame, conseillait Judex avec bonté; et veuillez m’expliquer ce qui s’est passé.
– Voilà, monsieur… Hier… vers la fin de l’après-midi, une dame que je n’avais jamais vue est venue demander Mme Jeanne Bertin pour des leçons de piano… Mme Bertin l’a reçue dans sa chambre, et, au bout d’un quart d’heure environ, elles sont redescendues toutes les deux. Elles devaient se connaître depuis longtemps, car elles semblaient très bonnes amies. Quand Mme Bertin est passée devant le bureau, elle m’a dit en accrochant sa clef au tableau: «Je vais faire une course; mais je serai certainement de retour avant dîner.» Et elle n’est pas rentrée… Je l’attends encore! Si elle avait été retenue au-dehors, elle m’aurait certainement prévenue. C’est donc qu’elle a eu un accident, Paris devient si terrible avec tous ces tramways et ces autos qui filent un train d’enfer dans tous les sens… Aussi, moi, depuis hier soir, je ne vis plus… j’ai passé toute ma nuit à attendre ma pensionnaire… J’espérais toujours la voir revenir… Mais rien!… Et, pour comble de malchance, son petit garçon nous est arrivé hier soir. Figurez-vous qu’il s’est sauvé de la campagne où sa mère l’avait placé chez de très braves gens, paraît-il… Il n’a que quatre ans et demi… Croyez-vous?… Je ne savais qu’en faire… Il ne voulait pas se coucher avant d’avoir embrassé sa maman… Enfin, il a fini par s’endormir, le pauvre mignon… Mais quand il va se réveiller, et qu’il ne va encore voir personne, je me demande ce que je vais lui dire! J’en suis malade d’avance!… En voilà des émotions!
Judex, qui avait écouté Mme Chapuis avec la plus sympathique attention, reprenait:
– Voulez-vous me permettre, madame, de vous poser quelques questions?
– Volontiers, monsieur. Je ne vous connais pas; mais du moment que vous êtes un ami de Mme Bertin…
– Avez-vous prévenu la police de la disparition de votre pensionnaire?
– Non, monsieur, j’espérais toujours que la pauvre petite rentrerait… Mais, si vous le voulez, nous pourrions aller ensemble au commissariat…
– Attendez encore un peu. Mme Bertin recevait-elle des visites?
– Aucune, monsieur.
– Avez-vous jamais vu des gens suspects rôder autour de chez vous?
– Jamais… c’est-à-dire qu’à présent, je crois me rappeler qu’un jeune homme assez élégant s’est arrêté à plusieurs reprises devant la maison.
– Et cette personne qui est venue demander Mme Bertin, comment était-elle?
– Très jolie fille, avec des bandeaux noirs, de grands yeux… et bien habillée, élégante, même. Enfin, si cela peut vous intéresser, Mme Bertin l’a appelée devant moi: Mlle Marie…
«Mlle Marie…» nota mentalement Judex qui reprit aussitôt:
– Avez-vous fait d’autres remarques?
– Je ne sais pas… Je cherche… Faut pas m’en vouloir; je n’ai pas très bien ma tête à moi… Attendez, mon bon monsieur… Cette demoiselle Marie est arrivée dans une belle auto de maître qui a attendu devant ma porte… Il y avait aussi un monsieur… un jeune homme… qui a fait les cent pas… sur le trottoir… et qui est monté dans la voiture avec Mme Bertin et la femme brune.
– Ce jeune homme était-il le même que celui que vous avez vu stationner en face de chez vous?
– Non, monsieur!… Je puis même vous affirmer qu’ils ne se ressemblaient pas du tout.
Judex, qui avait enregistré les déclarations de Mme Chapuis avec la plus apparente impassibilité, continuait toujours sur ce ton de politesse parfaite qui révélait un vrai gentleman:
– Vous m’avez bien dit que le fils de Mme Bertin était ici?
– Oui, monsieur. Je l’ai installé dans la chambre de sa mère.
– Pourriez-vous me conduire auprès de lui?
– Très volontiers! acceptait la brave hôtelière sur laquelle l’homme à la cape noire semblait avoir conquis un entier ascendant.
Cependant, comme elle jetait un regard anxieux sur le superbe chien que le visiteur tenait en laisse:
– Rassurez-vous…, fit Judex, Vidocq n’est méchant qu’avec les méchants… Autrement, c’est un animal, ou plutôt un être humain d’une intelligence et d’une bonté extraordinaires.
– Alors, venez, monsieur.
Quelques instants après, Judex pénétrait dans la chambre de Jacqueline.
Jeannot venait de s’éveiller.
En apercevant cet étranger, l’enfant eut un mouvement de frayeur. Mais la présence de Mme Chapuis le rassura aussitôt, en même temps que la vue du chien policier lui arracha ce cri d’admiration spontanée:
– Oh! le beau toutou!
– Tu peux le caresser, mon mignon, invitait Judex en s’approchant du lit… Il est très doux et il aime beaucoup les enfants, surtout quand ils sont gentils.
Jeannot promenait sa main sur la tête du bel animal… qui le considérait déjà d’un air de protection affectueuse, lorsque, redevenu subitement anxieux, il demanda à Mme Chapuis, qui avait peine à retenir ses larmes:
– Dites, madame, est-ce que maman est revenue?
– Pas encore!
– Mais elle ne tardera pas, déclara Judex en approchant ses lèvres du front d’ange qui s’offrait à lui, tandis que, gravement, comme s’il prenait envers lui-même le plus sacré des engagements, il déclarait:
– Je te le promets, mon enfant…, tu reverras bientôt ta maman.
Puis, se tournant vers l’hôtelière, il lui confia à voix basse, mais avec un accent d’autorité souveraine:
– Votre pensionnaire est vivante!
– Que le bon Dieu vous entende!
– Je m’en vais partir à sa recherche… Mais pas un mot, n’est-ce pas… à personne, vous m’entendez!… Le salut de Mme Bertin dépend de votre silence.
– Comptez sur moi!
Judex s’emparant d’un gant que Jacqueline avait laissé sur la table le fit flairer à son limier qui, les oreilles dressées et les prunelles en feu, sembla répondre aussitôt à son maître: «J’ai compris!»
– Au revoir, madame, saluait poliment le mystérieux visiteur.
– Où pensez-vous qu’elle puisse bien être? interrogeait avidement l’hôtelière…
– C’est Vidocq qui va me le dire…, répondit Judex, en désignant son chien qui, tout frémissant, les muscles du cou tendus, et le nez humant le sol, l’entraînait vigoureusement, dans sa hâte d’entrer en chasse.
Tandis que l’homme à la cape noire gagnait la rue, Mme Chapuis, le regardant s’éloigner, se prit à murmurer:
– Je n’ai pas osé lui demander comment il s’appelait: mais rien qu’à la façon dont il a embrassé le petit, j’ai tout de suite deviné que c’était un brave homme.
… Et Judex, tout en regagnant une automobile où l’attendait son frère, songeait, les sourcils froncés et en proie à une réelle angoisse:
– Pourquoi Diana Monti a-t-elle enlevé Jacqueline?
Étendue, ou plutôt prostrée sur un banc rustique, au fond d’une pièce voûtée, où le jour pénétrait par une sorte d’œil-de-bœuf hors de portée et garni de solides barreaux de fer, une jeune femme, dont le visage reflétait une expression de stupeur profonde, laissait errer autour d’elle un regard profondément douloureux.
C’était Jacqueline Aubry, qui venait de reprendre connaissance.
Ne saisissant pas bien, tout d’abord, la réalité, elle voulut se lever, se diriger vers une porte massive… à l’énorme serrure toute neuve et visiblement fermée du dehors…
Mais… elle n’en eut pas la force… Elle retomba sur le banc… et, comme elle voulait appeler, sa voix s’étrangla dans sa gorge en proférant cette phrase qui se termina en un déchirant sanglot:
– Je suis prisonnière!…
Tout de suite, une question d’autant plus tragique qu’elle se sentait incapable d’y répondre, se posa à son esprit:
– Pourquoi?
Se souvenant à présent de toutes les péripéties de son enlèvement, elle se demandait:
– Oui, pourquoi cette demoiselle Verdier envers laquelle je n’ai jamais eu que de bons procédés et qui, elle-même, ne m’a jamais témoigné que beaucoup de déférence et de sympathie, m’a-t-elle attirée dans un aussi odieux guet-apens?… Je suis pauvre… on ne peut donc rien espérer de moi… Je ne vois pas… je ne comprends pas…
Mais bientôt un nom s’échappa de ses lèvres:
– Judex!
Et la fille du banquier, envahie d’une torpeur irrésistible, se demandait:
– Si c’était lui qui m’avait fait conduire ici? Si poursuivant jusqu’au bout son œuvre de vengeance implacable, après avoir endormi ma défiance par l’envoi de ces deux pigeons et de cette lettre où il se déclarait mon protecteur, il avait pris l’institutrice de mon fils pour complice? Qui sait si ce n’est pas grâce à cette femme qu’il a pu frapper mon père?
Incapable de soupçonner César de Birargues d’une pareille félonie, s’exaltant à ces soupçons terribles qui n’étaient pas loin de devenir pour elle la plus atroce des certitudes, Jacqueline cherchait à reconstituer dans son cerveau enfiévré toute la suite des événements tragiques qu’elle venait de traverser.
Ressuscitant en elle un tas de détails qu’elle avait jusqu’alors négligés, elle en arriva à conclure qu’elle était à son tour la victime de Judex et que Marie Verdier n’était que l’exécutrice des volontés de ce terrible et mystérieux personnage.
De nouveau, elle trembla pour son enfant.
– Mon petit Jean adoré! s’écria-t-elle, en un accès de navrant désespoir… Ils vont me le prendre aussi… Car, je le sens, rien ne pourra désarmer ce bourreau… Rien! pas même un innocent, pas même le regard d’un ange, pas même le sourire d’un enfant!… Qui te défendra, mon chéri, contre les attaques de nos ennemis? Que ne suis-je près de toi pour te protéger!… J’aurais dû te garder à mes côtés! Mon Dieu! c’est effroyable… Je ne croyais pas qu’il y eût au monde de pareilles souffrances… Pourquoi me les avoir imposées… à moi qui n’ai jamais fait le mal…, à moi qui n’ai jamais été heureuse…, à moi qui suis prête à sacrifier pour mon petit mon dernier souffle de vie?…
«Oui, mon Dieu, si, dans votre justice, vous avez décidé que moi aussi je devais expier les fautes de mon père, frappez-moi… sans pitié… Mais que votre colère s’arrête là… Ne soyez pas aussi cruel que le Jehovah des Juifs… Ne nous poursuivez pas jusque dans la troisième génération. Par pitié, épargnez mon enfant!…
Et, glissant à genoux sur le sol… la tête courbée… les mains jointes, elle pria de toutes les forces de son âme bouleversée, et jamais supplication plus ardente ne jaillit d’un cœur maternel…
Mais une fièvre intense s’était emparée d’elle… Quand elle se releva, elle était toute frissonnante… La soif lui desséchait les lèvres… Sur une lourde table de bois… comme on en voit à la campagne… il y avait une carafe d’eau… et un verre, que la jeune femme n’avait pas encore remarqués… Elle but à larges traits… avidement, quelques gorgées…
Presque aussitôt, une détente bienfaisante se produisit en elle. Ses larmes se remirent à couler, en même temps qu’une torpeur de plus en plus envahissante la ramenait vers le banc où elle se laissa choir; et, brisée, meurtrie, mais calmée, apaisée, elle s’endormit en murmurant en un vague sourire fait d’un intuitif et inconscient espoir:
– Mon Jeannot… mon bien-aimé!
Quelques instants après… la porte s’ouvrait sans bruit… laissant apercevoir la silhouette de Diana Monti et de Moralès.
– Elle dort, fit celui-ci à voix basse.
– Oui, répliqua l’aventurière; et elle n’est pas près de se réveiller… car j’ai un peu forcé la dose… Mieux vaut qu’elle ne nous voie pas… Cela nous évitera des explications ennuyeuses. Allons, tout va bien. D’ailleurs, ton ami a dû recevoir notre télégramme et ne saurait tarder!
Et elle ajouta, sarcastique, mauvaise:
– Laissons cet ange reposer en paix!
Après avoir soigneusement refermé la porte du caveau, les deux complices regagnèrent le rez-de-chaussée d’une petite villa qui s’élevait à l’orée de la forêt de Chevilly (Seine-et-Oise), un peu en retrait de la route si pittoresque qui va de Médan à Vernouillet.
Suffisamment isolée, elle servait de retraite au couple de bandits qu’étaient Diana et Moralès, chaque fois qu’à la suite d’aventures un peu trop corsées, il attirait sur lui l’attention de la police. Hâtons-nous de dire que, grâce à leur audacieuse adresse autant qu’aux précautions prises, ils avaient toujours réussi à échapper à toutes recherches.
Une fois au salon, meublé et décoré avec une élégance quelque peu tapageuse et dont les deux larges fenêtres formant baie donnaient sur un jardin superficiellement entretenu, Diana s’installa dans un rocking-chair et, allumant une cigarette, elle dit à son amant qui, le front collé aux vitres, semblait guetter l’arrivée d’un personnage impatiemment attendu:
– Tu m’as bien comprise… n’est-ce pas?… Je puis compter sur toi?
– Oui, oui, c’est entendu… mais ne crains-tu pas que notre ami ne trouve que nous allons un peu fort?
L’ex-institutrice eut un haussement d’épaules méprisant et agacé.
– Mon petit Mora, lança-t-elle d’une voix mordante, tu devrais savoir que je n’aime pas les trembleurs… Et, si tu tiens à ce que nous restions bons amis, j’entends que tu sois un homme comme je te veux… c’est-à-dire… prêt à tout risquer sans peur, et à tout réaliser sans faiblesse.
– Diana… tu sais bien que je me ferais tuer pour toi, s’écria Moralès qui s’était rapproché de sa maîtresse et voulut, passionnément, s’emparer de sa main.
Mais celle-ci l’écarta d’un geste brusque.
– Bas les pattes! fit-elle. En ce moment, il s’agit d’affaires sérieuses. As-tu bien retenu tout ce que je t’ai dit?
– Je suis sûre que tu seras contente de moi.
– À la bonne heure!
– Une simple question, tu permets?
– Parle.
– Une fois délivrée, la fille de ton banquier ne manquera pas de nous accuser.
– Et après?
– Mais c’est très grave.
– Imbécile…, ricana l’ex-institutrice, nous avons de quoi nous défendre.
– Précise…
– D’abord la lettre de César… et je crois que ça compte…
– Puis?…
– Je te dirai cela si l’occasion s’en présente.
– Diana, Diana, scanda sourdement Moralès effrayé, jusqu’où veux-tu donc m’entraîner?
La Monti eut un sourire terrible… Mais elle n’eut pas le temps de répliquer. Une portière se soulevait, laissant apercevoir un singulier valet de chambre qui, sous sa livrée douteuse, dissimulait mal ses allures de bandit, et qui annonça d’une voix grasseyante:
– Le v’là qui arrive!…
En effet, une auto s’arrêtait devant la villa.
– Va lui ouvrir, et fais-le entrer tout de suite, ordonna l’aventurière.
– Bien… «dussèche», accentua le hideux personnage qui disparut aussitôt.
Quelques instants après, il introduisait César de Birargues dans le salon de la villa.
Le «roi du cotillon» était visiblement ému… Non point qu’il regrettât son geste aussi lâche que stupide… Dans l’enivrement de son désir, il n’avait pu mesurer encore toute la bassesse de sa conduite… Mais il était inquiet, très inquiet sur la suite de l’aventure.
Il se demandait s’il allait être éloquent pour convaincre et toucher la jeune femme, et si, devinant l’infâme comédie, elle n’allait pas l’accabler de son mépris…
Mais il était trop tard pour reculer…
D’ailleurs, le sourire de triomphe qui se dessinait sur les lèvres de la Monti et l’air nettement satisfait que s’était composé Moralès, le rassurèrent aussitôt.
– Eh bien, chère amie…, fit César de Birargues en embrassant galamment la main que lui tendait la belle Diana, tout s’est bien passé?
– Admirablement.
– Elle est ici?
– Elle est ici.
– Elle ne se doute pas, au moins, que je suis d’accord avec vous?
– En rien…, affirmait Diana. L’affaire a été menée si rapidement que la chère enfant n’a même pas eu le temps de se reconnaître… En ce moment, elle dort paisiblement, en attendant que son prince Charmant vienne la réveiller.
– Vous êtes non seulement des gens très habiles, mais aussi des amis très sûrs…, remerciait sottement le beau César.
Et prenant cinq billets de mille francs dans son portefeuille, il ajouta:
– Voici le reliquat de la somme convenue… Maintenant, conduisez-moi auprès de la belle…
– Un instant! fit Moralès stimulé par le regard expressif de sa maîtresse.
– Pourquoi, un instant? questionna vivement le jeune de Birargues.
– Les frais ont été plus considérables que je ne le pensais…, développait cyniquement le rasta. Ce n’est pas tout; nous courons de gros risques… nous avons dû nous assurer des complicités très coûteuses. Il me faut encore dix mille francs si vous voulez que je vous livre votre captive.
– Dix mille francs! répéta César ahuri par cette complication imprévue.
– C’est à prendre ou à laisser…, conclut froidement Moralès.
M. de Birargues eut un frémissement de rage. En un seconde, la lumière s’était faite dans son esprit.
– Je suis roulé…, se dit-il au comble de la rage.
Puis tout haut, il reprit d’un air de dignité offensée:
– Vous êtes deux gredins!
– Marquis!
– Oui, deux gredins… et je vous donne cinq minutes pour remettre Mme Jeanne Bertin en liberté… sinon, je vais immédiatement porter une plainte au procureur de la République.
– Une plainte! Contre qui? interrogeait ironiquement Diana.
– Contre vous deux.
– Et ça? fit Moralès, en mettant sous les yeux de César la lettre que celui-ci lui avait si imprudemment adressée la veille:
Mon cher baron,
Comme convenu, je vous envoie ci-joint un chèque de cinq mille francs pour l’exécution de mes projets. Je vous remettrai pareille somme… à la livraison.
Très cordialement vôtre.
CÉSAR DE BIRARGUES.
En relisant cette missive, à laquelle, en l’écrivant, il n’avait accordé aucune importance, le jeune snob comprit l’effroyable guêpier dans lequel il était tombé.
Pâle de fureur, secoué d’une sorte de frisson nerveux, il eut un geste de menace comme pour se jeter à la gorge du baron de pacotille, du rasta sans scrupules qui l’avait si impudemment floué.
– Canaille! hurla-t-il. Tu vas me rendre cette lettre… ou bien…
– Viens la prendre…, riposta flegmatiquement Moralès, en sortant un browning de la poche de son veston.
Puis il ajouta… conciliant… ironique:
– Mon cher marquis, si vous ne voulez pas être inquiété vous-même… je vous engage à ne pas mêler la police à nos affaires… Si vous êtes à court d’argent, nous vous donnerons tout le temps nécessaire pour vous exécuter… N’avons-nous pas un otage?
– C’est bien, riposta César, d’une voix sifflante… Attendez-moi ici… le temps d’aller à Paris et d’en revenir… et je vous rapporte la somme.
– À la bonne heure! ponctua Moralès.
Et Diana, qui avait appuyé sur le bouton d’une sonnette électrique, dit au valet de chambre dont l’horrible silhouette apparaissait dans l’entrebâillement de la porte:
– Crémard, reconduisez M. le marquis jusqu’à sa voiture!
– Diana…, fit Moralès, lorsque César eut disparu… es-tu contente de moi?… Ai-je bien récité ma leçon?
– Pas mal!… Pas mal du tout! reconnut l’aventurière qui, le regard perdu dans une mystérieuse et sombre rêverie, ajouta: Décidément, je commence à croire que je ferai quelque chose du petit Moralès!
– Mariette, demandait Mlle Gisèle de Birargues à sa femme de chambre, vous êtes sûre que Mme Bertin n’a pas téléphoné?
– Oui, mademoiselle.
– C’est extraordinaire! Je l’attendais à dix heures… Il est onze heures et demie passées… Comme elle est toujours d’une exactitude scrupuleuse, je crains qu’elle ne soit malade ou qu’elle n’ait eu un accident.
– Mademoiselle veut-elle que je demande au valet de pied?
– C’est inutile. Si Mme Bertin ne vient pas, je vous enverrai cet après-midi prendre de ses nouvelles.
Et Gisèle, vraiment adorable dans sa toilette dont la fraîcheur exquise et le goût parfait évoquaient un de ces gracieux tableaux de Latour, le pastelliste merveilleux du XVIIIe siècle, gagna le grand salon où, en attendant le déjeuner, elle se préparait à déchiffrer un délicieux rigodon de Lulli, lorsqu’elle s’arrêta sur le seuil…
Elle venait d’apercevoir son frère, qui, écroulé sur un canapé, la tête entre les mains, semblait en proie à une douleur extrême.
– César, mon ami…, fit-elle au comble de l’émotion et de la surprise.
– Gisèle… toi! s’écria M. de Birargues, en faisant apparaître un visage ruisselant de larmes.
– Pourquoi pleures-tu? interrogea la jeune fille, de plus en plus émue… Il est donc arrivé un malheur?… Est-ce que notre père ou notre mère?
– Oh! non, rassure-toi, fit aussitôt le jeune marquis… C’est moi… c’est moi seul…
Il s’arrêta… reculant devant la honte d’un aveu à l’être si adorablement chaste qui s’avançait les mains tendues vers lui, comme pour lui offrir sans condition tout l’appui de sa tendresse.
– Parle, je t’en prie, invitait Gisèle… Tu sais bien que tu peux entièrement compter sur moi… Je t’ai toujours raconté mes petites peines, toi, tu peux bien me confier tes gros chagrins!
– Non pas à toi!… pas à toi!
– Pourquoi?
– Parce que c’est impossible!
– Je ne peux pas rester dans une pareille incertitude… Allons, réponds-moi. Qu’y a-t-il?
– Il y a… eh bien, il y a que je suis un misérable!
– Toi, mon frère!…
– Oui… moi!
– Ce n’est pas possible!
– Ah! ma pauvre petite, si tu savais…, bégaya le malheureux garçon, fou de remords et de honte…
Avec cette distinction d’âme, ce tact de cœur et cette noblesse de caractère qui n’appartiennent qu’aux êtres d’exception, aux natures d’élite, Gisèle reprenait aussitôt:
– César, écoute-moi. Je n’ignore pas que depuis un certain temps tu mènes une existence qui n’est pas sans causer beaucoup d’inquiétude à nos parents… Mais je sais également que tu n’es pas mauvais… et que, surtout, tu m’as gardé toute ton affection… Si tu as commis une vilaine action et que je puisse t’aider à la réparer… ton devoir est de tout me dire; car tu aggraverais encore ta faute en me la cachant… Je ne suis plus une enfant à laquelle on dissimule jalousement toutes les laideurs de la vie… J’ai vingt ans… et je suis ta meilleure amie… Quoi que tu aies pu faire – et je me refuse à croire que tu sois aussi coupable que tu t’en accuses -, je suis là pour te pardonner, pour te conseiller et pour te sauver… Tu es Birargues comme moi… Nous sommes du même sang, de la même race. Notre devise est: Aut honor aut nihil. L’honneur ou rien. Au nom de cet honneur que chaque génération des nôtres a grandi aux yeux du monde, je te somme, mon frère, de me dire toute la vérité!
Vivement impressionné par cette apostrophe à la fois si fière et si touchante, César de Birargues s’était ressaisi.
– Ah! Gisèle! Gisèle! reprit-il. C’est en t’écoutant que je comprends mieux encore toute mon indignité – oui, toute mon infamie!… Tu veux savoir ce que j’ai fait?… Eh bien, soit, je vais parler; car je sens bien à présent que le récit de ma faute ou plutôt de mon crime ne saurait ternir ton inaltérable pureté.
– Mon pauvre ami!
– Ne me plains pas! Je souffre, oui, je souffre atrocement; mais j’ai mérité de souffrir cent fois davantage!…
Et d’une voix haletante, saccadée, le marquis poursuivait:
– Follement épris d’une jeune femme respectable entre toutes, et ne pouvant réussir à vaincre sa résistance, je l’ai fait enlever… par des gens auxquels j’avais versé cinq mille francs d’avance, et qui, aujourd’hui, m’en réclament quinze mille pour me rendre ma victime.
– Malheureux!
Tandis que Gisèle se sentait envahie de la plus déchirante angoisse, César poursuivait avec l’exaltation d’un criminel qui se décide tout à coup à entrer dans la voie des aveux:
– Cette somme de quinze mille francs, je ne l’ai pas… Peu importe, je me fais fort de la trouver en quelques heures… Mais ce qu’il y a de terrible, c’est que ces bandits ont en leur possession une lettre de moi établissant nettement que j’ai été l’instigateur du rapt accompli par eux, c’est-à-dire leur complice. Grâce à cela, ces gredins vont me faire chanter abominablement. Ils ont déjà commencé… Il faut donc à tout prix que je me tire de leurs griffes… et que je sauve cette femme devenue par ma faute plus que leur prisonnière, leur otage!…
– Quelle est cette infortunée? demanda Gisèle, avec un accent de pitié infinie.
– Jeanne Bertin…, laissa échapper le ravisseur en baissant la tête.
– Oh! c’est horrible! s’exclama Gisèle en un sanglot… cette pauvre créature si douce, si bonne!… Frère, qu’as-tu fait là?
– Tu vois bien que je suis un misérable! reprit César, qui ajouta… bouleversé à la vue de l’abîme qui s’ouvrait devant lui: Maintenant que je t’ai tout dit… conseille-moi… Je ne sais plus, moi… j’ai peur de devenir fou… Tout à l’heure, quand tu es entrée, je me demandais si je ne devais pas me tuer… oui, me tuer!
– Frère, ne parle pas ainsi… Tu dois vivre pour réparer, pour racheter…
– Je suis prêt à tout pour cela! Mais… quelle honte pour moi, si je suis obligé d’étaler mon infamie devant un étranger!… Où aller?… À qui m’adresser? Parmi nos amis, quel est l’homme assez sûr pour recevoir mes confidences… et assez fort pour m’aider à venir à bout de ces malfaiteurs?… Moi, je n’en vois pas.
– Et moi, j’en vois un! riposta énergiquement Gisèle.
– Qui donc?
– Notre père!
– Notre père! frémit César… Il est le dernier auquel je devrais m’adresser.
– Il est le seul qui puisse encore te secourir.
– Il me chassera!
– Il te sauvera… Viens!
Lorsque le duc de Birargues vit entrer ses deux enfants dans son cabinet de travail, tout de suite, à la physionomie bouleversée de Gisèle et à l’attitude déprimée de César, il comprit que celui-ci avait commis quelque méfait et que, conseillé par sa sœur, il venait implorer sa pitié. Mais il était loin de soupçonner que son fils s’était rendu coupable d’un acte aussi inqualifiable et qu’en ce moment son honneur et celui des siens était à la merci de deux maîtres chanteurs de la pire espèce.
Le duc de Birargues était la noblesse même. Son existence n’était pas seulement celle d’un homme de bien, il en avait aussi consacré une grande partie à l’étude des questions sociales importantes de notre temps. Ses belles qualités naturelles s’en étaient enrichies d’une grande hauteur de vue, d’une sincère humanité et d’un parfait esprit de justice. S’il était fier de son titre et de son rang, c’était uniquement parce qu’il avait le droit de s’en estimer digne.
Toujours très maître de lui, il regarda successivement César avec sévérité et Gisèle avec tendresse. Puis il attaqua:
– Monsieur mon fils a encore fait des siennes et veut faire plaider sa cause par sa sœur… Je vous avertis, monsieur, que c’est la dernière fois que je vous viens en aide. J’en ai assez… Combien vous faut-il?
César, se jetant aux pieds de M. de Birargues, bégaya d’une voix étouffée:
– Mon père… pardonnez-moi.
– Sauvez-le, supplia Gisèle.
À ces mots, saisi de la plus poignante inquiétude, le duc de Birargues s’était dressé d’un seul mouvement.
– Monsieur, ordonna-t-il à son fils… Relevez-vous et parlez… Je vous l’ordonne!
César, vibrant de la plus terrible émotion et du plus ardent repentir, fit à son père le récit de l’horrible aventure.
Le duc de Birargues eut la force admirable d’écouter son fils jusqu’au bout, sans l’interrompre et sans laisser apparaître sur son visage un autre sentiment que celui de la douleur.
Quand César eut terminé, il reprit, sur un ton d’autorité vraiment souveraine:
– Où se trouve Mme Bertin?
Le front bas et n’osant regarder son père en face, César répondit:
– À Chevilly-sur-Seine… Villa Brossard… sur la route de Médan à Vernouillet.
– Bien… Cela me suffit.
Puis, dominant sa colère, le duc de Birargues poursuivit, avec un accent de dignité incomparable:
– J’ose espérer, monsieur, que vous tiendrez à réparer par une conduite exemplaire l’acte abominable que vous avez commis. Votre tort a été de croire que votre naissance et votre fortune vous donnaient tous les droits… lorsque, au contraire, elles vous imposent tous les devoirs… Plus on est haut, monsieur, moins on doit chercher à descendre… Plus on doit, au contraire, s’efforcer de se grandir… Car le seul moyen de se faire pardonner le bonheur que l’on n’a pas conquis soi-même est de le faire servir à celui de son prochain… Si les nôtres avaient toujours mis cette maxime en pratique, peut-être eût-on moins guillotiné d’aristocrates sous la Révolution et peut-être aussi occuperions-nous une autre place dans le monde et dans l’État!
«Vous me dites que votre sœur vous a conseillé de vous adresser à moi… Elle a bien fait… Car seul, je suis en pouvoir d’éviter un scandale qui rejaillirait sur toute notre famille. J’ajouterai que tout ceci restera entre nous… Votre mère, elle-même, ignorera votre conduite… et je m’efforcerai même d’en effacer peu à peu en moi le souvenir. Quant à vous, monsieur, vous allez quitter cette maison et partir pour notre terre des Cévennes où vous attendrez mes ordres… Là, face à face avec votre conscience, vous pourrez mesurer la profondeur de l’abîme où vous avez failli tomber. Et vous vous rappellerez notre devise: Aut honor aut nihil. L’honneur… ou rien.
«Maintenant, retirez-vous, monsieur. Je vous ai parlé comme on se le doit entre gentilshommes. Prouvez-moi par votre obéissance et votre respect que vous êtes encore mon fils! Allez!
– Mon père, reprenait César… Je n’ose vous exprimer ma reconnaissance infinie… Car je sais que je n’ai pas le droit de rien ajouter aux paroles que vous venez de prononcer. Cependant laissez-moi vous dire un mot, un seul…
– Parlez!
– Cette jeune femme?
Alors… le duc de Birargues fit avec une simplicité admirable qui acheva de bouleverser le jeune marquis:
– C’est moi seul, maintenant qui ai le droit de la sauver!
Bien que très tranquilles sur l’issue de la grosse partie qu’ils avaient engagée, Diana et Moralès attendaient avec une certaine impatience le retour de César, lorsqu’un violent coup de sonnette les précipita l’un et l’autre vers la fenêtre-baie qui donnait sur le jardin.
– C’est lui! s’exclama le rasta.
– Qu’est-ce que cela veut dire? s’exclamait l’aventurière, qui venait d’apercevoir, suspendu par les dents à une chaîne extérieure descendant le long de la porte d’entrée, un jeune fox blanc à tête jaune qui agitait la cloche avec une obstination frénétique.
– Quelle est cette plaisanterie stupide? fit la Monti d’une voix courroucée.
Elle se préparait à sortir, mais le pseudo-valet de chambre Crémard l’avait devancée… et, tout en invectivant de loin le chien farceur qui n’avait pas lâché la poignée, il s’avança vers la porte qu’il ouvrit toute grande.
Un hurlement de terreur lui échappa.
En un clin d’œil, tandis que le fox s’éclipsait avec la rapidité de l’éclair, une meute composée de vingt-cinq chiens vendéens, splendides de force et de vaillance, se précipitait à l’intérieur du jardin, en poussant des hurlements qui ne laissaient aucun doute sur leurs belliqueuses intentions, et cela, sans être conduits ni excités par personne… comme s’ils obéissaient à l’ordre mystérieux d’un maître invisible.
Quelques-uns de ces redoutables cabots entourèrent le valet de chambre qui eut à peine le temps, en une fuite éperdue, de se mettre à l’abri de leurs crocs singulièrement menaçants et redoutables; et le reste de la bande se précipita vers la maison avec l’intention manifeste de lui livrer le plus impétueux assaut.
– Qu’est-ce que cela signifie? demandait à son tour Moralès qui avait pâli.
– Je n’en sais rien, ripostait nerveusement Diana… qui, elle aussi, avait l’intuition qu’un danger aussi extraordinaire qu’inattendu les menaçait tous les deux.
– Aurions-nous été trahis?… s’inquiétait le faux baron.
Un bruit de vitres brisées suivi d’aboiements furieux retentit dans l’antichambre.
Moralès s’écria en sortant son browning:
– Ah! par exemple! c’est par trop violent! et nous allons bien voir…
D’un geste énergique, Diana l’arrêtait.
– Pas d’imprudence, Moralès… Il y a là-dessous quelque machination ourdie contre nous, par Birargues sans doute… mais il nous le paiera!
Et comme les chiens commençaient à ébranler de leurs pattes vigoureuses et à ronger de leurs crocs acérés la porte du salon, Diana s’écria:
– Assurons, avant tout, notre sécurité!
Se dirigeant vers une assez vaste cheminée en bois sculpté, elle appuya le pouce à un endroit connu d’elle seule.
La cheminée, pirouettant sur elle-même, découvrit l’amorce d’un escalier qui s’enfonçait dans les sous-sols.
– Allons, viens…, fit l’aventurière.
– Et la jeune femme? fit Moralès.
– Nous d’abord, elle ensuite…, conclut la misérable en entraînant son amant… derrière la cheminée qui reprit automatiquement sa place.
Au même instant, la porte s’ouvrait avec fracas… livrant passage à Judex et à son frère, que précédait Vidocq… et que suivait un magnifique caniche blanc… dont la bonne tête narquoise contrastait avec l’aspect fiévreux, agité du limier.
– Trop tard! murmura Roger… Nos vilains oiseaux se sont envolés…
– Et par là! déclarait Judex, en montrant la cheminée devant laquelle Vidocq et le caniche s’étaient simultanément arrêtés.
Quant aux autres chiens, devenus subitement muets et immobiles, ils attendaient dans l’antichambre, laissant apparaître à travers la porte ouverte leurs bonnes grosses gueules cordialement sympathiques.
Alors, se tournant vers son frère, Judex lui dit de sa belle voix grave:
– Frère, occupe-toi tout de suite de cette malheureuse…
Et il fit flairer de nouveau le gant de Jacqueline à Vidocq, qui s’élança aussitôt au dehors, suivi de Roger.
S’approchant de la cheminée, après avoir constaté que les deux bandits n’avaient pu fuir par le tablier, Judex découvrit assez facilement le mécanisme secret qui dissimulait l’escalier d’évasion… dont il s’apprêtait à descendre les marches, suivi de son caniche, lorsque Roger revint, annonçant:
– Je l’ai trouvée!
– Où est-elle? interrogea vivement l’homme à la cape noire.
– Dans un caveau aménagé en prison.
– Elle t’a vu?
– Non, car elle est encore sous l’influence du narcotique que ces misérables lui ont fait absorber.
– Conduis-moi.
Comme le caniche s’apprêtait à emboîter le pas derrière son maître, celui-ci lui ordonna:
– Maxime… reste là! J’aurai besoin de toi tout à l’heure.
Docilement, Maxime s’assit sur son postérieur, montant une garde vigilante devant la cheminée.
Pendant ce temps, après avoir descendu un étroit escalier en colimaçon dont l’entrée se dissimulait dans un placard de la cuisine, les deux frères arrivaient jusqu’au caveau que Vidocq avait aisément repéré.
Judex demeura un instant sur le seuil, contemplant Jacqueline qui, étendue sur la banquette, reposait paisiblement, comme si elle attendait, en la douceur d’un calme sommeil, la venue de son sauveur.
Alors, se penchant vers elle, il déposa une enveloppe cachetée sur sa poitrine.
Puis, s’adressant à son limier qui ne le quittait pas des yeux, il fit simplement en désignant la jeune femme.
– Garde-la!
Tandis que Vidocq se couchait en rond aux pieds de la jeune femme, Judex dit à son frère:
– Maintenant qu’elle est sauvée… occupons-nous des autres!…
Lorsque Jacqueline sortit de l’anéantissement dans lequel Diana et Moralès l’avaient plongée, un spectacle aussi étrange qu’inattendu frappa ses yeux… Un jeune fox, assis près d’elle la regardait d’un air à la fois intelligent et amusé. Un superbe chien policier, la tête sur ses genoux, semblait lui dire: Je veille sur toi!… et groupés autour d’elle, les plus beaux chiens de la meute fantastique la contemplaient avec l’expression de la plus touchante et fidèle bonté.
Tout d’abord, la jeune femme crut qu’elle était le jouet d’une hallucination; mais sa main venait de rencontrer la lettre que son sauveur lui avait laissée… et il lui sembla en même temps que tous ces yeux braqués sur elle lui exprimaient:
– Lis, mais lis donc… bien vite!
Elle déchira l’enveloppe… La lettre était ainsi conçue:
Madame, vous êtes libre, et vous n’avez plus rien à craindre de vos ravisseurs, car je veille sur vous… Laissez-vous conduire par les bons chiens qui vous entourent… Ils vous mèneront, à travers la forêt, jusqu’à ce que vous soyez à l’abri.
JUDEX.
– Je me trompais… Il m’a tenu parole, se disait Jacqueline au comble de la surprise et de l’émotion… Et pourtant… les pigeons sont toujours dans leur cage… Par quel prodige a-t-il pu retrouver ma trace?… Oui, quel est donc cet homme qui, après avoir frappé mon père… se montre si généreux envers moi?
Tandis que la jeune femme se livrait à ces réflexions si troublantes, elle se sentit tout à coup tirée par le bas de sa jupe.
Jacqueline, guidée par Vidocq qui marchait en éclaireur, entraînée par le fox qui ne la lâchait pas, et suivie des beaux vendéens… dont les longues oreilles avaient comme des frémissements d’allégresse, quitta aussitôt sa prison… traversa la maison, le jardin, gagna la route, puis la forêt, avec sa vaillante escorte, et cela sans apercevoir la trace d’un être humain.
L’air pur et parfumé des grands bois lui rendit peu à peu ses forces… Tous ces bons chiens qui jappaient et gambadaient joyeusement autour d’elle achevaient de lui rendre la confiance et l’espoir…
Toute à la joie de sa liberté reconquise, elle s’avançait avec ses sauveurs… ne pensant plus qu’à son fils, à son Jeannot chéri, lorsque, à un croisement d’allées, elle se trouva en face d’une luxueuse automobile, qui, brusquement, s’était arrêtée à quelques mètres d’elle.
Jacqueline allait continuer sa route, mais une jeune fille, sautant légèrement à terre, se précipita vers la jeune femme tout en disant avec une effusion charmante:
– Oh! madame Bertin, que je suis heureuse de vous revoir.
Le duc de Birargues qui avait rejoint sa fille, ajoutait, en saluant respectueusement la maîtresse de piano:
– Tout d’abord, madame, laissez-moi vous dire que, dès que nous avons su que vous étiez en danger, nous nous sommes empressés d’accourir à votre aide…
Gisèle interrogeait:
– Chère madame Bertin, comment avez-vous pu vous échapper?
– Ce sont ces braves chiens qui m’ont délivrée… C’est un vrai mystère… Et puis je ne sais même pas quel est leur maître. Et vous comment avez-vous su que j’étais prisonnière?
Sans la moindre hésitation, avec une noblesse incomparable, M. de Birargues déclarait:
– C’est mon fils, qui, en proie au plus violent repentir, nous a fait l’aveu de son crime… Je vous demande humblement pardon pour lui… Soyez miséricordieuse… Laissez à moi seul le devoir de châtier le coupable… Épargnez le déshonneur à un nom jusqu’alors sans reproche et sans tache… et je vous jure, madame, que je n’aurai pas assez des jours qui me restent à vivre, pour vous respecter et vous bénir.
– Monsieur, répondit Jacqueline avec une incomparable dignité, soyez entièrement rassuré… Aucun scandale n’éclatera… je garderai le silence… Quant à votre fils, puisqu’il se repent, de grand cœur je lui pardonne, mais à la condition qu’il m’oublie…
– Oh! merci! merci! s’écria Gisèle, en tombant dans les bras de la noble créature…, tandis que M. de Birargues s’écriait au comble de l’émotion:
– Ah! madame! madame! combien je serais fier de vous appeler ma fille.
Jacqueline répliquait:
– Ici-bas, monsieur, il ne me reste qu’un droit et un devoir: être mère… Je n’appartiens plus qu’à mon enfant! C’est désormais le seul but et l’unique objet de ma vie.
S’inclinant respectueusement devant cette créature d’abnégation et de sacrifice qui se drapait si noblement dans le mystère d’une douleur que l’on pressentait insondable, le duc de Birargues fit simplement:
– Veuillez me dire, madame, où je dois vous conduire?…
– À Neuilly!
Au même instant, un coup de sifflet strident retentit à quelque distance. Instantanément, tous les chiens, fox, limiers et vendéens, bondirent dans la forêt et disparurent dans les halliers.
Deux hommes, cachés derrière un épais buisson qui bordait la route, avaient tout entendu… et tandis que l’auto du duc de Birargues reprenait la route de Paris, Judex, haletant d’émotion, Judex transformé, bouleversé, méconnaissable, Judex, enfin, que Roger avait dû retenir pour l’empêcher de s’élancer sur les traces de la voiture, murmura d’une voix frémissante:
– C’est un ange!…
Cependant, à travers un dédale de souterrains formé par d’anciennes carrières et qui communiquait avec la villa Brossard, Diana et Moralès avaient gagné la campagne… afin d’échapper aux visiteurs inattendus et menaçants qui avaient tout à coup surgi devant eux.
Ils atteignaient la sortie, sorte d’anfractuosité au milieu des roches, recouvertes de lierre… lorsque tout à coup un bruit provenant du couloir qu’ils venaient de quitter… se fit entendre…
– Ah! ça, firent-ils, en même temps… le passage secret aurait-il été découvert?… Aurions-nous été suivis?
Après s’être consultés du regard, tous deux s’armant de leurs revolvers, se placèrent de chaque côté de l’entrée du souterrain, le doigt sur la détente, et prêts à vendre chèrement leurs existences…
Le bruit se rapprochait peu à peu, sans qu’il fût possible d’en préciser la nature ni l’origine… lorsque tout à coup une exclamation de surprise échappa aux deux bandits… Un caniche blanc, dressé sur ses pattes de derrière, venait d’apparaître, portant entre ses crocs une large enveloppe… qu’il laissa tomber devant Moralès…
Le rasta s’en empara aussitôt… Elle était adressée à Mme Diana Monti, et ainsi conçue:
Si vous ne voulez pas partager le sort du banquier Favraux, ne vous trouvez jamais sur le chemin de sa fille.
JUDEX.
Et voilà que Diana et Moralès… aperçoivent au loin… véritable boule blanche lancée à toute vitesse, le caniche qui s’enfuit.
Furieux… ils s’élancent… et tirent sur lui plusieurs coups de revolver…
Mais Maxime a de l’avance… Les balles ne sauraient l’atteindre, et, lorsqu’il se sent tout à fait hors de portée, il se retourne sur ses adversaires et leur lance successivement plusieurs ouah! ouah! ouah! d’ironie joyeuse, et disparaît derrière un talus, les oreilles au vent et le pompon en l’air.
– Judex!… Judex! rage Moralès… Quel peut bien être cet homme? Et pourquoi s’intéresse-t-il ainsi à la fille du banquier?
Alors avec un calme terrible et une énergie farouche, la Monti murmure lentement:
– Il faut le savoir… et je le saurai!
Il était environ deux heures de l’après-midi lorsque Jacqueline, que le duc de Birargues et sa fille avaient reconduite dans leur auto jusqu’à Neuilly, sonna à la porte de la pension de famille.
En l’apercevant, Mme Chapuis, dont l’attente avait encore grandi l’anxiété, eut une exclamation de joie spontanée:
– Vous, mon enfant! Ah! vous pouvez vous vanter de m’en avoir causé une frayeur… Je tremblais que vous n’ayez eu un accident… Enfin, vous voilà, c’est l’essentiel… Ah! ça, d’où venez-vous donc comme ça?… Mais entrez donc, je vous laisse là sur la porte… Je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je fais… Je suis si contente, si heureuse!… C’est que… moi, je vous aime bien. Je le disais encore ce matin à mes pensionnaires: «Mme Bertin, c’est comme une jeune sœur que le bon Dieu m’a envoyée là!…»
Faisant pénétrer Jacqueline dans son bureau, elle lui offrit avec le plus vif empressement:
– Voulez-vous prendre quelque chose? Vous êtes toute pâle… vous avez votre pauvre petite figure toute tirée… toute chiffonnée… Peut-être bien que vous n’avez pas déjeuné?
– Merci, chère madame… Tout à l’heure, je verrai… En ce moment, j’ai besoin de me remettre un peu de toutes les émotions que je viens de traverser.
– Faites comme vous voudrez… Vous êtes chez vous. Ma pauvre petite, qu’est-ce qui a donc bien pu vous arriver?
D’une voix encore un peu tremblante, la fille du banquier reprenait:
– Je viens de vivre des heures tellement étranges que je me demande si je n’ai pas rêvé.
Mme Chapuis reprenait avec la plus confiante bonté:
– Je me disais bien aussi que pour que vous ne soyez pas rentrée à l’heure, c’est qu’il avait dû se passer quelque chose de pas ordinaire.
Et, songeant à la femme qui l’avait attirée dans l’abominable guet-apens auquel elle n’avait échappé que par miracle, la fille du banquier s’écria… tandis que de grosses larmes lui montaient aux yeux:
– Ah! la misérable!… la misérable!… Si vous saviez ce que j’ai souffert!…
– Ma pauvre enfant!
– Figurez-vous que j’étais tombée entre les mains de gens abominables!… Ah! j’ai bien cru que j’étais perdue.
– C’est cette femme brune, n’est-ce pas, qui vous a tendu un piège.
– Oui, c’est elle.
– Et c’est ce grand monsieur au chien policier qui vous a retrouvée? observait Mme Chapuis.
– Quel monsieur au chien policier? questionnait Jacqueline avec le plus vif étonnement.
– Celui qui est venu ici… vous demander… Un bel homme, de vingt-cinq à trente ans, l’air très distingué. Il m’a raconté qu’il était un grand ami de votre famille… Quand je lui ai dit que vous aviez disparu depuis la veille… son visage a changé… Je lui ai demandé de venir avec moi au commissariat, mais il n’a pas voulu, et il m’a dit d’une voix grave que j’entendrai toute ma vie: Pas un mot… à personne, le salut de Mme Bertin dépend de votre silence. Alors… moi, je n’ai pas bougé… et j’ai eu raison, puisque vous voilà!
Jacqueline, au comble de la surprise, se demandait:
– Cet homme ne serait-il pas le mystérieux Judex?… comment aurait-il su que j’étais en danger, puisque je n’avais pas rendu la liberté aux pigeons?
Mme Chapuis continuait avec volubilité:
– Ce monsieur… Oh! je ne saurais trop vous le dire… un monsieur très bien, même qu’il m’en a tellement imposé que je n’ai pas osé lui demander son nom… Ce monsieur a exigé de moi un tas de détails que je lui ai donnés… J’avais bien vu tout de suite que c’était dans votre intérêt… Il a fallu que je le fasse monter dans votre chambre… même qu’il a embrassé bien gentiment votre petit garçon…
– Mon petit garçon?
– Mais oui… Jeannot.
– Jeannot!
– Il est ici!
– Comment! Il est ici?…
– Depuis hier soir… Il s’ennuyait sans vous… Il s’est sauvé de Loisy.
– Mon Dieu!
– Il est venu à Paris caché dans une voiture de choux… À la barrière, il a fait connaissance d’un petit gamin des rues, qui a l’air bien gentil, ma foi, très débrouillard surtout, et qui l’a amené jusqu’à la maison.
– Où est-il? interrogeait Jacqueline, galvanisée par l’amour maternel.
– Je vous le dis, mon enfant: dans votre chambre, en train de jouer avec une boîte de soldats que je lui ai donnée, car il ne voulait plus rester tranquille.
D’un bond, la jeune femme, oubliant toutes ses émotions et ses fatigues, gravit l’escalier… et ouvrit la porte.
Jean, qui alignait ses fantassins sur la table, en apercevant sa mère, se précipita dans ses bras en un cri fait d’allégresse et d’exquis reproche:
– Maman, maman, c’est pas bien de faire attendre comme ça ton petit garçon.
Jacqueline n’eut pas le courage de briser tout de suite cette joie exquise…
Elle prit son chéri dans ses bras et le serra ardemment contre son cœur…
Plus que jamais elle sentait que toute sa vie n’était plus que dans ce beau chérubin qui avait passé ses deux petits bras autour de son cou et l’embrassait… l’embrassait dans l’adorable élan de la plus céleste tendresse.
– Maman chérie, disait-il, c’était trop long, quatre jours… je voulais te voir… moi… Papa Bontemps n’avait pas le temps de m’emmener. Alors je suis parti… J’étais très bien dans la charrette… J’ai presque aussi bien dormi que dans un dodo. Seulement… ça m’a bien ennuyé quand la dame m’a dit que tu n’étais pas là… Aussi, maintenant que te voilà je suis content… Regarde les beaux soldats que la dame d’ici m’a donnés… Elle est presque aussi bonne que Marianne… Viens voir les soldats… Ils ont des fusils… regarde!…
Et avec cette mobilité charmante des enfants, Jeannot narrait:
– Et puis, tu sais, j’ai fait la connaissance d’un petit garçon très gentil… Il s’appelle Réglisse… le môme Réglisse… Il m’a promis de venir me voir… Il est drôlement habillé… Il a un grand chapeau gris, comme en avait bon papa quand il allait aux courses… et il est amusant… tout le temps il rit… je voudrais bien l’avoir toujours avec moi… Dis, maman, tu voudras bien qu’on joue tous les deux?
Mais Jacqueline reprenait:
– Maintenant, Jeannot, il faut que je te gronde.
– Moi, maman… pourquoi?
– C’est très vilain ce que tu as fait là, reprenait Jacqueline. Te sauver de chez tes parents nourriciers!… Oui, c’est très vilain… Tu n’as donc pas songé à l’inquiétude de ces braves gens… quand ils se seront aperçus que tu étais parti… Je suis sûre qu’en ce moment ils te cherchent partout… et qu’ils ont beaucoup de chagrin… Et puis, songe, mon pauvre petit Jean, que tu aurais pu te perdre en route… te faire écraser par une voiture, ou te faire voler par de mauvaises gens… Et moi, alors, qu’est-ce que je serais devenue?
Jacqueline qui avait toutes les peines du monde à garder un ton sévère, continuait, s’adressant à son fils qui baissait le front, ne montrant plus à sa maman que la jolie masse blonde de ses cheveux bouclés:
– Monsieur Jeannot, vous avez mérité une punition sérieuse… Pour cette fois, je veux bien vous pardonner; car je vois bien que vous n’avez pas réfléchi aux conséquences de votre incartade… Mais sachez que, si vous vous avisiez de renouveler une pareille escapade, au lieu de vous laisser à Loisy, je me verrais obligée de vous mettre pensionnaire dans un collège de province où je ne vous verrais plus que trois fois par an aux vacances… Vous m’avez bien comprise?
– Oui, maman.
– Vous ne recommencerez plus? jamais plus?
– Jamais, jamais, jamais!
Et l’enfant essuyait du revers de son petit tablier les pleurs de repentir qui commençaient à couler sur ses joues, lorsque Jacqueline eut une exclamation de surprise.
Elle venait seulement d’apercevoir, dans un coin de la pièce où Mme Chapuis l’avait rangée, la cage vide… et dont la petite porte aux barreaux d’osier était restée encore entrouverte.
Jeannot releva la tête… et, surprenant le regard de sa mère, il s’exclama tout d’un trait:
– Maman, maman, c’est moi qui ai lâché les pigeons!
– Comment, c’est toi?
Et craignant sans doute d’être grondé encore, le bambin commençait, tout décontenancé, craignant de nouveaux reproches presque honteux:
– Oui, maman, tu m’avais dit souvent qu’il ne fallait pas…
Il ne put continuer.
Jacqueline l’avait pris dans ses bras, et, folle de bonheur, éperdue de reconnaissance, elle clama, les yeux ruisselant des larmes les plus nobles et les plus douces:
– Ne te défends pas, ne t’excuse pas, mon enfant bien-aimé; car c’est toi qui as sauvé ta maman!
Le lendemain, Jacqueline, décidée plus que jamais à reprendre son existence de labeur et d’abnégation maternelle, reconduisait à la gare Saint-Lazare son fils que Marianne Bontemps, prévenue par un télégramme, était venue chercher.
À peine la voiture s’était-elle arrêtée dans la cour du Havre que la portière s’ouvrait et qu’un petit bonhomme à l’accoutrement bizarre, à la figure franche et malicieuse, apparaissait sur le marchepied, lançant un joyeux:
– Salut… m’sieur et dames.
Cette interpellation inattendue arracha un geste de surprise à Jacqueline.
– Le môme Réglisse! s’écria Jeannot en tapant joyeusement ses mains.
C’était lui, en effet, qui, au moment où il venait rendre visite à son petit camarade, l’avait aperçu montant en taxi avec sa mère et sa nourrice.
Alors, utilisant le système de transport en commun qui lui était familier c’est-à-dire grimpant sur l’un des ressorts arrière de l’auto, il était arrivé en même temps que son jeune ami auquel tout de suite, délibérément, il lançait:
– Comment ça va, mon vieux lapin, depuis qu’on s’est vu?
Vite, Jeannot avait rejoint son compagnon et, après l’avoir embrassé, présentait sur le ton de la plus enthousiaste amitié:
– Maman… maman…, c’est le petit garçon qui m’a conduit à Neuilly.
– Ah! c’est lui!
– Oui, maman.
Tout en regardant avec bienveillance ce brave gosse auquel elle devait sans doute que son fils ne se fût pas égaré dans Paris, la fille du banquier prit son porte-monnaie et en tira une pièce blanche qu’elle offrit au môme Réglisse.
Mais celui-ci, montrant à Jacqueline la musette qu’il portait en bandoulière et qui était déjà à moitié pleine de bouts de cigares et de cigarettes, répliqua, plein de dignité comique:
– Madame, je ne demande pas l’aumône, je suis commerçant!
Jacqueline qui avait souri à cette boutade, continuait à examiner l’enfant et l’interrogeait avec intérêt:
– Alors, c’est vrai que tu es seul au monde?
– Oui, madame.
– Tu n’as jamais connu ni ton papa ni ta maman?
– Jamais!
– Et les gens qui t’ont recueilli?
– C’est des rosses!
– Ils te battent?
– Et comment!
– Tu serais heureux de les quitter?
– J’comprends!
Jacqueline se sentit pleine de compassion pour ce pauvre petit déshérité qui, malgré les promiscuités fâcheuses de l’atmosphère de méchanceté et de hideur au milieu de laquelle il avait toujours vécu, semblait avoir gardé intacte la bonté de son cœur; et elle allait continuer son interrogatoire, lorsque Jeannot, cédant à un des mouvements primesautiers qui lui étaient habituels, dit à sa mère:
– Puisqu’il n’a plus de parents, et qu’il est seul au monde, tu veux bien être un peu sa maman?
– Beaucoup même!…
– Alors, je l’emmène avec moi.
– Mais, mon petit…
– Si, si, je ne veux plus le quitter! Nous resterons ensemble!
– Bath!… s’écria le môme Réglisse. Me v’là avec toute une famille!
Jacqueline hésitait… Certes, il lui eût été pénible de séparer à présent ces deux petits êtres qu’une instinctive affection, une mutuelle confiance nées d’un hasard de la rue avaient jetés dans les bras l’un de l’autre.
Mais, d’autre part, elle redoutait pour son Jeannot, si charmant et si pur, le contact d’un gamin qui, certes, au premier abord, avait l’air d’un brave petit bonhomme, mais qui n’en était pas moins un enfant du pavé.
La bonne Marianne se chargea de tout concilier. Elle sut faire vibrer chez Jacqueline la corde sensible.
– Madame, fit-elle à l’oreille de la jeune mère, vous pouvez être tranquille. La leçon que nous venons de recevoir nous profitera. Jour et nuit, nuit et jour… Jeannot restera près de moi… je vous le jure!… Aussi, je crois que nous pouvons emmener avec nous son petit ami… sauver un gosse… ça porte toujours bonheur!
– Vous avez raison, Marianne, approuva Jacqueline.
– Alors… on m’embauche? réclamait le môme Réglisse.
– Où demeurent les gens chez lesquels tu vivais?
– Tout là-bas près des fortifs…
– Comment s’appellent-ils?
– L’homme, c’est Tortillard et la femme… tout le monde l’appelle Pomme-Cuite…
– En attendant…, décidait Jacqueline fixée, tu vas partir avec madame et ton ami Jeannot. Mais si tu n’es pas sage…
Alors, le gamin, tirant son chapeau et embrassant la main de sa bienfaitrice, répondit du fond de son pauvre petit cœur qui, pour la première fois en contact avec de la bonté, se gonflait de la plus douce reconnaissance.
– Oh! si, madame, je serai bien sage, puisque je serai heureux!
– Pauvre enfant! murmura Jacqueline, touchée jusqu’au fond du cœur.
Quelques minutes après… sur le quai de la gare, Jacqueline répondait aux baisers que lui envoyaient Jeannot et le môme Réglisse, dont les deux figures joyeuses apparaissaient dans l’encadrement de la portière, tandis que le train, lentement, se mettait en marche…
Tandis que les ténèbres enveloppaient les ruines du Château-Rouge, Judex, seul dans son laboratoire, grâce au miroir mouvant placé dans la cellule du prisonnier, regardait obstinément Favraux qui, prostré, anéanti, semblait avoir définitivement succombé sous le poids du châtiment qui l’avait frappé en plein triomphe.
Bientôt Judex, abandonnant son poste d’observation, s’en vint s’asseoir devant une table… et, faisant manœuvrer le mécanisme d’un tiroir secret, il s’empara d’une photographie qu’il se mit à contempler avec une étrange insistance.
C’était le portrait de Jacqueline.
Comment cette carte-album, qui se trouvait quelques jours auparavant sur un piano, dans le grand salon du château des Sablons, avait-elle pu tomber entre ses mains?… Seul il eût pu le dire… En attendant, ses yeux, tout à l’heure encore si durs, si implacables lorsqu’ils se dirigeaient vers son ennemi, étaient adoucis en une expression indéfinissable et qu’on eût dit faite à la fois d’une incommensurable pitié, d’un regret hésitant et d’une mystérieuse mélancolie.
De sa bouche des paroles s’échappaient en un murmure:
– Oui, c’est un ange… un ange!…
Au bout d’un long instant… il renferma le portrait dans sa cachette… et il demeura énigmatique… immobile, le regard perdu dans son rêve…
Par un caprice du destin, Judex allait-il aimer la fille du banquier?