CINQUIÈME ÉPISODE Le moulin tragique

I EST-CE UN CRIME?

– Messieurs, j’ignore qui vous êtes, et je ne veux pas chercher à le savoir… Non contents de me sauver, vous m’avez vengé de celui qui m’a pris l’honneur, qui a détruit mon foyer… Cela me suffit pour que je vous appartienne corps et âme… Disposez de moi… Je veux être votre serviteur… au besoin, votre esclave.


C’est en ces termes que le vieux Kerjean, en sortant de la cellule de Favraut, avait remercié Judex et son frère.


Judex lui avait tendu la main et lui avait dit:


– Je veux que vous soyez notre ami.


Tremblant de la plus forte émotion qu’il eût peut-être jamais ressentie, le vieux forçat libéré, saisissant la main qui, si généreusement, s’offrait à lui, la porta jusqu’à ses lèvres en disant:


– Merci!


Mieux que de longues phrases, cette simple expression de son infinie gratitude prouvait à Jacques et à Roger qu’ils avaient trouvé dans l’ancien meunier des Sablons, l’homme capable de se faire hacher au besoin pour défendre la porte de son maître. Et c’était avec la plus parfaite sérénité que, pendant leur absence du Château-Rouge, ils lui avaient confié la garde de leur prisonnier…


Kerjean s’était acquitté de sa tâche avec un scrupule qui se doublait de l’âpre joie de voir l’homme qu’il exécrait le plus au monde, livré à un châtiment si terrible.


Plusieurs fois par nuit, il se relevait, quittant la chambre qu’il occupait dans les souterrains près de la geôle du banquier, écoutant avec avidité la respiration, les plaintes de l’emmuré… Chaque matin, il se levait de très bonne heure… pénétrait dans le laboratoire de Judex, faisait manœuvrer le miroir métallique et regardait Favraut, qui, dans un coin de son cachot, telle une bête traquée, semblait compter les minutes de plomb… les heures d’éternité.


Un matin… Kerjean prit au hasard un livre qui se trouvait sur la table de Judex.


Comme il l’ouvrait, une carte-album s’en échappa. C’était la photographie de Jacqueline que Judex, surpris sans doute par son frère, avait placée dans ce volume, et avait oublié de remettre ensuite dans sa cachette.


– Quelle est cette jolie personne? se demandait Kerjean, intrigué, et même captivé par l’expression de bonté charmante et de touchante mélancolie que révélaient les traits de Jacqueline.


Et regardant de plus près cette image, toute de grâce radieuse et d’inaltérable pureté…, il se prit à murmurer:


– C’est étrange… On dirait qu’on a pleuré sur ce portrait.


Et il le garda entre ses mains… comme s’il se sentait attiré vers cette jeune femme inconnue par une de ces irrésistibles sympathies qui naissent tout à coup sans qu’on sache ni comment, ni pourquoi et qui réveillent les affections mortes dans des cœurs que l’on pourrait croire à jamais flétris…


Kerjean, très intrigué, se demandant: «Quelle est cette femme?», venait de serrer le portrait dans le volume… lorsque la porte secrète qui donnait accès à l’escalier de fer s’ouvrit, livrant passage à Jacques et à son frère.


– Tout s’est bien passé? interrogea aussitôt Judex.


– Très bien, monsieur, répliqua Kerjean.


– Le prisonnier?


– De plus en plus prostré.


Judex s’en fut jeter un coup d’œil au miroir; puis il revint vers Kerjean tout en disant d’une voix étrange:


– Il peut vivre longtemps ainsi!…


Et comme s’il avait hâte de chasser de son esprit la pensée de celui dont il s’était fait le juge, il dit à l’ancien meunier sur un ton plein de cordialité:


– Kerjean, êtes-vous heureux?


– Oui, monsieur, car maintenant, grâce à vous, l’espoir est revenu en moi…


– Mon frère s’est déjà occupé de votre fils…, reprenait Judex.


– Ah! que vous êtes bon! Roger expliquait:


– Je n’ai rien encore de précis à vous dire… Mais courage et confiance… Nous vous le rendrons certainement!


– Oui, nous le sauverons…, affirmait Judex avec énergie.


Violemment ému, le forçat libéré regardait Jacques et Roger avec une sorte de ferveur religieuse.


– Vous êtes bons, vous autres! fit-il… Il n’y a pas en vous que de la justice… mais un sentiment profond de fraternité humaine… Et moi qui ne croyais plus en rien, parce qu’il n’y avait plus en moi que de la haine, je me reprends à être meilleur puisque je m’aperçois, par vous, qu’ici-bas on peut encore trouver de l’amour!


Kerjean s’arrêta un moment… Puis, encouragé par l’attitude bienveillante des deux frères à son égard, le pauvre vieux, s’abandonnant tout à fait, reprit:


– Je voudrais bien revoir mon vieux moulin où mon fils est né, où ma femme est morte… Ce n’est pas très loin d’ici… Il me semble que maintenant que vous avez fait renaître l’espoir en moi, cela me ferait du bien… de me retrouver dans cette maison où j’ai laissé mon âme… de m’asseoir un instant auprès de la roue silencieuse et de rêver qu’ils sont encore là, le petit et sa maman, et que je vais les voir apparaître tous les deux…


– Allez, mon bon Kerjean, allez, autorisait Judex.


– Quand cela?


– Quand vous voudrez!


– Tout de suite, vrai, vous me permettez?


– De grand cœur.


– Je serai revenu ce soir.


– Ne vous inquiétez pas, Kerjean… Partez, mon ami…


Et l’ancien meunier s’en fut tout joyeux; son bâton à la main… tandis que dans ses yeux semblait déjà passer l’image de ce vieux coin de campagne où jadis avait fleuri puis s’était flétri si vite son paisible bonheur.


– Quel brave homme! dit Roger à son frère. Tu l’avais bien jugé… Nous pouvons avoir confiance en lui. Il ne nous trahira pas.


Mais Judex n’écoutait plus son frère… D’une main qui semblait distraite et qui, en réalité, était guidée par la plus forte volonté, il avait entrouvert le volume… et considérait le portrait de Jacqueline… longuement, saintement… avec une intraduisible expression d’adoration sans mélange, d’admiration sans limites…


Et ce n’était pas l’amoureux qui contemplait tendrement, voluptueusement la femme aimée: on eût dit plutôt le religieux en extase devant l’image d’une sainte.


Roger, après avoir jeté un regard furtif vers Jacques, s’était discrètement retiré dans un des angles du vaste laboratoire… Installé dans un fauteuil, il avait pris dans la poche de son veston un journal du matin et en commençait la lecture lorsque tout à coup une exclamation lui échappa:


– Frère!


– Qu’y a-t-il? fit Judex.


– Écoute ce que je viens de lire en deuxième page, aux faits divers:


Est-ce un crime? À Loisy-sur-Seine, deux petits garçons retirent du fleuve une femme en deuil… Madame Jeanne Bertin…


Que dis-tu? s’écria Judex, qui, prenant le journal des mains de son frère, achevait l’article qui se terminait ainsi:


Jeanne Bertin, institutrice à Paris… La malheureuse, encore dans le coma, n’a pu être interrogée.


C’est affreux!… s’écria Judex d’une voix que l’émotion étranglait. Ainsi, il a suffi que nous nous absentions quarante-huit heures, pour que cette infortunée que je croyais avoir sauvée… fût encore victime d’un abominable attentat. Quels sont les gens assez misérables, assez ignobles pour s’acharner après cette innocente et noble créature? Les mêmes sans doute qui ont voulu la livrer à César de Birargues et qui, pour se débarrasser de leur victime, ont lâchement résolu sa mort!


Magnifique d’indignation, terrible de colère, Judex, beau comme l’archange qui terrassa le démon, s’écria d’une voix frémissante:


– Il faudra donc que je les écrase, eux aussi… les bandits!… Mais pour ceux-là, pas de pitié… pas de circonstances atténuantes… la mort… Roger, tu m’entends, n’est-ce pas?… La mort… la mort!…


Et, avec une sorte d’exaltation mystique, il poursuivit:


– Il faut que j’aille à son secours à elle… Peut-être pourrai-je la sauver?… Dieu, qui a fait le miracle de ressusciter Kerjean pour le faire servir à nos desseins, ne voudra pas qu’elle meure. Car ce serait effroyable… Oui… Il me semble que nous aurions tous deux sur la conscience le meurtre de cette innocente… Notre œuvre si haute, notre geste de justice sacrée en demeureraient à jamais ternis d’une tache ineffaçable… Il faut donc à tout prix, que, désormais, elle soit à l’abri de toute attaque, exempte de tout danger… Écoute-moi, Roger… tu vas rester ici… tu vas m’attendre… Je te téléphonerai… bientôt… Au revoir!


– Comme tu l’aimes! s’écria Roger en s’emparant des mains de son frère, toutes brûlantes de fièvre.


– Tais-toi…, fit Judex au comble de l’émotion.


– Frère… je te connais…, reprenait Roger… Je te sais l’âme trop haute pour redouter de ta part la moindre défaillance… Oui, tu seras fidèle au pacte de vengeance… et au serment sacré!… Cependant… laisse-moi te dire un mot… un seul…


– Parle!


– Que l’amour que t’a inspiré la fille ne te fasse jamais oublier l’horreur que doit nous inspirer le père…


– Rassure-toi… s’écria Judex, en attirant son frère dans ses bras… Et puisque tu as lu en mon cœur, laisse-moi te dire à mon tour: ne crains rien. Je ferai mon devoir… rien que mon devoir… quand je devrais m’arracher le cœur… J’ai juré…


Et s’échappant, après une longue étreinte, des bras de son frère, Judex disparut par la porte secrète et escalada nerveusement les degrés de l’échelle de fer, tout en murmurant:


– Je veux qu’elle vive! Elle vivra!

II L’AMBULANCE URBAINE

– Réveille-toi, ma petite maman chérie.


Et Jeannot qui avait réussi à se hisser sur le lit de sa mère… à genoux près d’elle, ses petites mains jointes, et tout en sanglotant, ne cessait de supplier:


– Réveille-toi vite… réveille-toi…


Mais Jacqueline, que Marianne et son père, aidés par deux voisins, avaient transportée chez eux, ne revenait toujours pas à elle.


Marianne avait grand-peine à contenir sa douleur; et le môme Réglisse, consterné, lui aussi, se disait:


– J’ai pourtant fait ce que j’ai pu!…


Mais tout à coup, Jean eut un cri de joie… Jacqueline, qui, depuis un instant, faisait entendre quelques gémissements douloureux, entrouvrit légèrement les paupières… Ce ne fut qu’un éclair…, mais sans doute suffisant pour lui permettre d’apercevoir son enfant.


Une plainte très douce s’exhala de ses lèvres… Ses bras se soulevèrent légèrement comme s’ils voulaient se tendre vers l’être charmant qui déjà couvrait de baisers le visage glacé de sa mère… Et Jacqueline a refermé les yeux.


Le môme Réglisse qui s’approchait doucement du lit, dit à voix basse à son petit camarade:


– Viens… descends… laisse-la dormir maintenant… Tu vois bien qu’elle est guérie.


Précisément le médecin du pays, le docteur Pelet, arrivait avec Bontemps qui avait été le chercher en toute hâte et l’avait mis en route au courant du drame qui venait de se dérouler.


Le praticien examina aussitôt la jeune femme avec la plus grande attention…


Quand il eut terminé… se tournant vers Marianne et lui désignant les deux enfants qui, blottis dans un coin de la pièce, n’avaient pas bronché, le docteur Pelet interrogea avec bonhomie:


– Alors ce sont ces deux jeunes héros qui ont empêché cette malheureuse de se noyer?


– Oui, docteur.


– C’est superbe, ça, mes petits, déclarait le médecin en tapotant les joues des deux bambins. Cette femme vous doit la vie… Si elle était restée immergée quelques instants de plus… c’était fini… Mes plus sincères félicitations!…


Et s’adressant à Jeannot, il ajouta:


– Tu as déjà la croix, toi… Eh bien, je compte que d’ici peu, on vous donnera à tous les deux une belle médaille de sauvetage… Vous ne l’aurez pas volée.


– Et Mme Bertin…? interrogeait Marianne.


– Je la crois sauvée, déclarait le docteur… Mais elle est encore bien faible… Je vais lui faire suivre un traitement, que vous exécuterez avec le plus grand soin… et qui, je l’espère, lui rendra bientôt ses forces.


Tout en rédigeant son ordonnance, l’excellent homme continuait:


– Ces deux gamins… c’est magnifique… ce qu’ils ont fait là! Ce sont ses fils, peut-être?


– Celui-là, fit Marianne, en lui désignant Jeannot.


– Et moi, je suis son enfant trouvé…, définit le môme Réglisse, tout ragaillardi à la pensée que sa maman d’adoption allait mieux.


– Voilà! concluait le docteur Pelet, en remettant son ordonnance au père Bontemps… Je reviendrai demain matin de bonne heure pour voir l’effet qu’auront produit les médicaments… Au revoir, mes braves gens… Au revoir, jeunes héros… Tiens, il faut que je vous embrasse!


La nuit fut très mauvaise… Veillée tour à tour par Bontemps, Marianne et le môme Réglisse, Jacqueline eut un accès de fièvre terrible avec délire…


La malheureuse revivait en un cauchemar d’épouvante les épreuves terribles qu’elle venait de traverser.


Tour à tour, c’était la voix lointaine de son père, la voix d’outre-tombe qui implorait son pardon… Diana et Moralès qui l’emportaient dans leur auto… et enfin ces deux inconnus qui la précipitaient dans la Seine.


Des paroles de supplication, des cris de terreur, des appels désespérés s’échappaient de ses lèvres ardentes… pour se terminer en sanglots déchirants:


– À moi… mon Jean… mon enfant!…


Vers le matin, grâce à une potion que, non sans peine, la dévouée Marianne avait réussi à lui faire absorber, la fille du banquier s’assoupit et parut se calmer…


Cependant, lorsque le docteur Pelet revint, ainsi qu’il l’avait promis, constater l’état de la malade, il fit, en hochant gravement la tête:


– Hum… Tout cela n’est pas très brillant!


– Pourtant, docteur, observait Marianne, nous avons bien fait tout ce que vous nous avez commandé.


– Je m’en aperçois… Aucune menace de congestion… ni de pleurésie… Mais je constate un état de dépression nerveuse très inquiétant… et qui, en provoquant chez la malade un affaiblissement général considérable, la prédispose à… à… oui, enfin, à un tas de vilaines choses que j’aime mieux ne pas vous nommer.


Tandis que Marianne essuyait deux larmes, le docteur réfléchit un instant; puis il reprit:


– Je ne doute pas un seul instant que Mme Bertin ne soit entourée ici de tous les soins les plus vigilants… Cependant, j’estime que son état est suffisamment grave pour nécessiter son transfert à l’hôpital.


– Mon Dieu!


– Ne vous désolez pas, ma brave femme… Ce n’est pas une condamnation que je prononce… C’est une mesure de précaution urgente que je vous conseille.


– Monsieur le docteur a raison, intervenait le père Bontemps qui venait d’entrer dans la pièce… Vois-tu, Marianne, il faut toujours écouter ce que disent les médecins. Au moins, comme ça, on n’a rien à se reprocher…


Le docteur déclarait:


– Je vais téléphoner immédiatement à Paris, au directeur de l’hôpital Beaujon qui est un de mes amis, de vous envoyer une ambulance urbaine… Je lui expliquerai en même temps la situation… Soyez tranquille, votre amie sera soignée comme une princesse.


Marianne reconduisit le médecin jusque dans la cour, tout en lui disant:


– Encore merci, monsieur le docteur. Nous aimons tant Mme Bertin!… C’est une si bonne créature!… Songez quel malheur, si elle venait à disparaître!…


– Courage et confiance…, fit le docteur Pelet en serrant la main de Marianne.


Celle-ci le regarda s’éloigner… et comme, tristement, elle s’essuyait les yeux, un homme d’une quarantaine d’années, de haute taille, et correctement vêtu… s’approcha d’elle… lui demandant sur un ton de sympathie cordiale:


– Vous avez donc des malades, chez vous?


– Oui, monsieur.


– Votre mari peut-être?


– Non, une amie.


– Ne serait-ce pas cette jeune femme que deux enfants ont repêchée hier soir dans la Seine?


– Parfaitement, monsieur.


– Et elle est si mal que ça?


– Elle ne va pas du tout… Aussi M. le docteur Pelet va téléphoner à Paris pour qu’on envoie une voiture d’ambulance afin de la transporter à l’hôpital Beaujon.


– Pauvre femme!… plaignait le passant. Encore une malheureuse que le chagrin ou la misère auront poussée à se tuer.


– Oh! monsieur, je suis sûre que non!…


– Alors… que s’est-il passé?


Marianne eut un geste évasif.


– Vous croyez plutôt à un accident? interrogea l’inconnu.


– Je ne sais pas, monsieur… Mme Bertin n’a pour ainsi dire pas repris connaissance.


– Espérons que, ça va s’arranger… Allons, au revoir, madame.


– Au revoir, monsieur.


Tandis que Marianne rentrait chez elle, son interlocuteur se dirigeait vers le bureau de poste où, se croisant avec le docteur Pelet qui en sortait, il grommela entre ses dents:


– Oh! oh! si nous voulons arriver bons premiers, il n’y a pas une minute à perdre.


Vers dix heures, la voiture d’ambulance demandée par le docteur Pelet stoppait dans la cour des Bontemps.


Un infirmier en descendit aussitôt.


Après avoir conféré avec les Bontemps il s’en fut, aidé du wattman chercher Jacqueline, qui, pâle, immobile, les yeux clos avait entièrement perdu notion de ce qui se passait autour d’elle.


Avec beaucoup de précautions, les deux hommes l’emportèrent sur un brancard jusqu’à la voiture où, à l’intérieur, les attendait une infirmière.


Bontemps, Marianne, le môme Réglisse et le petit Jean formaient, derrière la civière, un bref et triste cortège.


On avait dit à Jeannot que sa maman dormait… et qu’on l’emmenait chez elle, afin qu’elle reposât plus tranquille.


Mais l’enfant subissait malgré tout l’impression de toute cette navrance.


Il marchait, sa petite tête penchée en avant, ne quittant pas des yeux, la malade; et lorsque les infirmiers posèrent la civière à terre, avant de la glisser à l’intérieur de l’ambulance, Jeannot se précipita vers sa maman… et mit sur son front tout blanc un très long et très doux baiser.


Lorsque le cortège, quelques minutes après, s’éloigna, le pauvre petit, n’y tenant plus, éclata en larmes.


– T’en fais pas… mon gosse…, consolait le môme Réglisse en prenant son petit ami dans ses bras… Tu la reverras, ta maman!


Mais Jeannot eut cette parole qui trouva un écho douloureux dans le cœur de Bontemps et de Marianne:


– Ils l’emportent comme ils ont emporté bon papa… Et bon papa… il n’est jamais revenu!


Le môme Réglisse, qui s’était emparé de son petit ami, l’entraînait en disant:


– Allons, viens… on va jouer avec les beaux soldats que t’a donnés Mme Chapuis.


– Je ne veux pas jouer, refusait Jeannot, je veux pleurer.


– Alors quoi! t’es pas un homme, t’es une petite fille.


– Non, je suis un grand garçon.


– Eh bien, un grand garçon, ça ne chiale jamais.


Mais, désignant Bontemps qui venait d’essuyer furtivement une larme, Jeannot s’écria:


– Regarde papa Julien, il pleure, lui aussi. C’est pourtant pas une petite fille.


– Qu’t’es bête, mon gosse! soulignait le môme Réglisse… Allons, viens! Si tu ne veux pas jouer aux soldats, on va aller chercher de l’herbe pour les lapins… et puis, des carottes pour le bourricot.


Et, passant son bras sous la taille de son ami, le môme Réglisse l’entraînait déjà vers le hangar… lorsque Jeannot eut une exclamation:


– Oh! Monsieur Vallières!


La silhouette austère et sympathique de l’ancien secrétaire venait, en effet, de se profiler sur le seuil du portail.


Tout de suite Bontemps et Marianne s’empressèrent vers lui… Vallières, après avoir embrassé Jeannot, leur tendit la main avec bienveillance.


– J’ai lu ce matin dans le journal, fit-il que Mme Bertin avait été victime hier d’un grave accident.


– Ce n’est que trop vrai… hélas!…, répondit Bontemps.


– Je viens de croiser à l’instant une voiture d’ambulance…


– C’était madame qu’on emmenait.


– C’est donc si grave?


– Jeannot, invitait Marianne, allez jouer avec votre camarade, allez…


Les deux petits s’éloignèrent… et Marianne fit à M. Vallières visiblement ému le récit de ce qu’elle savait… concluant ainsi, nettement approuvée par son père:


– Pour moi, madame a sûrement dû avoir affaire à des malandrins, à des sales rôdeurs… à des assassins, quoi!


– Cette nuit, appuyait Bontemps, quand elle avait le délire, elle disait qu’elle était poursuivie par des hommes… Elle parlait aussi de Mlle Verdier, l’ancienne institutrice du petit Jean… Elle mélangeait tout ça… On n’y comprenait pas grand-chose… Enfin, l’essentiel est qu’elle en revienne.


– Le docteur a de l’espoir…, soulignait Marianne. Mais vrai, depuis quelque temps, elle n’a guère de chance…


La brave fille venait à peine de prononcer cette phrase qu’une seconde voiture d’ambulance, quelque peu différente de la première, mais portant comme elle un large pavillon blanc marqué d’une croix rouge, pénétrait dans la cour… Un infirmier qui se trouvait à côté du wattman sauta à bas du siège, demandant:


– C’est bien ici, M. Bontemps?


– Oui, monsieur, fit le papa Julien en s’avançant.


– Nous venons de l’hôpital Beaujon pour chercher une dame Bertin.


– Ce n’est pas possible! s’exclama Bontemps… Mme Bertin vient de partir… il y a un quart d’heure dans une autre ambulance, qui, elle aussi, venait de Beaujon.


– Voyons, monsieur, ce n’est pas possible!


– Je vous assure que c’est l’exacte vérité.


– Ah! par exemple, c’est trop fort…, s’étonnait l’infirmier auquel s’était jointe une jeune et gracieuse infirmière qui, toute surprise, elle aussi, exprimait:


– Le directeur ne peut cependant pas avoir désigné deux voitures à la fois.


L’infirmier interrogeait:


– Vous a-t-on remis un bulletin?


– Rien du tout.


– On vous a bien dit qu’on venait de Beaujon?


– Parfaitement.


– Ça, c’est raide! ponctuait l’infirmier. Je vous demande pardon, messieurs et dames… Nous allons rentrer à Paris et rendre compte à l’Administration…


Vallières, pensif, troublé, regardait s’éloigner la voiture. Puis, se tournant vers les Bontemps qui n’étaient pas revenus de leur étonnement, il leur dit:


– Ne vous inquiétez pas… Je vais me rendre tout de suite à l’hôpital Beaujon… Je vous ferai parvenir immédiatement des nouvelles de Mme Jacqueline.


Comme il s’éloignait, Jeannot courut vers lui avec son petit camarade:


– Au revoir, monsieur Vallières, fit-il.


– Au revoir, mon cher petit.


– Il y a aussi mon petit camarade qui veut vous dire bonjour. Vous voulez bien?


– Mais, très volontiers.


Franchement, le môme Réglisse tendit la main à l’ancien secrétaire du banquier.


– Alors, fit-il, vous aussi, monsieur… vous êtes un ami à sa maman?


Et Vallières répondit avec un sourire où il y avait en même temps qu’une infinie douceur une étrange mélancolie:


– Oui, mon petit… et son meilleur ami peut-être…

III AU BORD BU GOUFFRE

En quittant le village de Loisy, la voiture d’ambulance qui emportait Jacqueline toujours inanimée, au lieu de reprendre la route de Paris, s’était engagée sur la route qui suit les bords de la Seine jusqu’à Meulan, tournant le dos à la capitale…


Un peu avant d’arriver à Bonnières, la voiture s’arrêta.


L’infirmier qui se trouvait sur le siège à côté du wattman se retourna vers l’infirmière demeurée auprès de Jacqueline, et lui demanda:


– Tout va bien?


– Oui…, répondit une voix impérieuse…


– Tu tiens toujours à ce que nous allions jusqu’au moulin?


– Plus que jamais.


– C’est que moi j’aimerais mieux…


– Fiche-moi la paix… et en route.


Tout en embrayant, Crémard se prit à grasseyer:


– Pas de bonne humeur, ce matin, la patronne… Pourtant, elle devrait plutôt être à la rigolade!… car, vrai, on en a mis!…


Et tandis que Moralès, songeur, se taisait, Crémard poursuivit:


– Pour du beau travail, c’est du beau travail! Ah! elle s’y connaît, la sœur… et avec elle, pas moyen de tirer au flanc!… Faut se patiner… Elle vous met le feu au ventre… C’est une gaillarde!


Diana, en effet, venait de tenter et de réussir un de ces coups d’audace digne des plus grands criminels des temps passés, présents et futurs.


Aussitôt reçu le coup de téléphone du docteur Pop qu’elle avait envoyé aux renseignements à Loisy et qui lui avait textuellement répété l’entretien qu’il venait d’avoir avec Marianne, l’aventurière avait pris sa décision.


– Moralès, avait-elle ordonné… Va tout de suite trouver Crémard… Il est sûrement à son hôtel… Dis-lui qu’il me faut une voiture d’ambulance automobile… à ma porte avant une heure d’ici.


– Avant une heure… Mais il me semble que tu lui demandes là…


– C’est un débrouillard, lui, et je suis certaine qu’il se tirera d’affaire. Toi… tu reviendras aussitôt près de moi…


– Je serais curieux de savoir…


– Il faut que nous soyons à Loisy avant onze heures du matin… Là, es-tu content? Et maintenant, file… nous n’avons pas une seconde à perdre.


Moralès avait exécuté ponctuellement les instructions de sa maîtresse.


Crémard, toujours prêt à ce genre de besogne, avait promis d’être exact…


En effet, à dix heures sonnant, il se trouvait à la porte de Diana sur le siège d’une ambulance automobile qu’il avait été «emprunter», suivant son expression, dans un garage de Passy où, depuis longtemps, il avait su se ménager ses petites et grandes entrées.


Tandis que Moralès, en infirmier, s’installait à ses côtés, Diana, en infirmière, prenait place à l’intérieur…


Et c’était bien cette voiture qui, devançant d’un quart d’heure celle de l’hôpital Beaujon, avait emporté Jacqueline.


Encore une fois, les bandits s’étaient emparés de la malheureuse…


La voiture, toujours à une allure très rapide, suivait la route de Mantes à Bonnières.


Un peu avant d’arriver devant le château des Sablons, l’ancienne propriété du banquier Favraut, Crémard ralentit considérablement sa marche… pour s’engager dans un petit chemin qui aboutissait directement au vieux moulin de Kerjean.


L’auto s’arrêta en face de la cour envahie par les ronces et les mauvaises herbes… Crémard, l’air gouailleur, cynique et Moralès, légèrement pâle et visiblement ému, sautèrent à bas du siège… et, après avoir rejoint Diana, qui avait déjà quitté l’ambulance, descendirent sur son brancard Jacqueline qui, toujours inanimée, semblait déjà frôlée par la mort.


– Prends-la et emporte-la où je t’ai dit, ordonna l’aventurière.


Moralès saisit la jeune femme dans ses bras… et, traversant la cour, il s’engagea dans un escalier en bois vétuste et dont la rampe était à moitié brisée.


Pénétrant dans une chambre du premier étage, triste, froide, abandonnée, il déposa son fardeau sur le vieux banc de bois oublié qui en formait l’unique mobilier.


Diana se pencha vers elle, écoutant son souffle.


Alors, elle murmura férocement:


– J’espérais qu’elle «passerait» en route… Mais non… elle respire, elle est encore vivante… Tant pis… nous allons employer les grands moyens.


Suivie de son amant, elle passa dans la pièce voisine…


C’était une sorte de petit grenier qui avait dû jadis servir de resserre aux sacs de farine.


Elle se pencha vers une trappe qu’elle souleva et qui découvrit une assez large excavation donnant sur le fleuve qui coulait très profond à cet endroit en un bruit de remous sinistre.


Puis, sans prononcer un mot, elle referma la trappe et revint vers Jacqueline, toujours accompagnée de Moralès qui observait avec une inquiétude sans cesse grandissante tous les faits et gestes de sa maîtresse.


– Moralès, attaqua celle-ci, après avoir lancé un regard terrible à Jacqueline, dont l’accablement aurait dû inspirer de la pitié au bourreau le plus cruel et le moins pitoyable.


Mais remarquant la pâleur de son complice, elle s’écria:


– Qu’est-ce que tu as encore?


– Diana, fit le misérable, pourquoi m’as-tu conduit dans ce moulin?


Brutalement, l’aventurière répliquait:


– Parce que… je l’avais remarqué lorsque j’étais institutrice au château des Sablons. Je comptais m’en servir plus tard pour supprimer Favraut quand le moment en serait venu. J’ai pensé qu’il nous serait très utile pour nous débarrasser de sa fille… Je ne vois donc pas pourquoi tu fais en ce moment une tête pareille… Tu es plus blanc, qu’un linge… C’est à se demander vraiment si tu as du sang dans les veines!


– Songe à tout ce que me rappelle cette maison, reprenait le fils de Kerjean… Mes parents… mon enfance… On était heureux chez nous…


– Une romance… Oh! non, très peu, mon petit Mora… tu devrais savoir que je n’aime pas ce genre de musique-là!


– Diana!


– Fiche-moi la paix… Nous ne sommes pas ici pour nous attendrir sur le passé… mais pour veiller au présent. Cette femme nous gêne… finissons-en avec elle une bonne fois pour toutes!


En un geste tout de barbarie cynique infâme, la Monti, s’emparant d’un couteau à virole qu’elle tenait caché dans son corsage, l’arma au cran d’arrêt et le passa à Moralès en lançant cette affreuse parole:


– Travaille!


Mais Moralès, en un sursaut de révolte, repoussa la main de Diana qui ordonna sur un ton impérieux dominateur… avec lequel, souvent, elle était venue à bout des scrupules de son associé:


– Allons, frappe!… Nous nous débarrasserons du corps en le jetant par la trappe! Voyons… c’est simple comme bonjour. Qu’est-ce que tu attends?


Moralès hésitait toujours.


Cédant à la violente colère qui, depuis un moment bouillonnait en elle, la Monti s’écria:


– Toi, si tu flanches… prends garde!


Tout à coup, le fils de Pierre Kerjean se transforma. Une flamme d’indignation s’alluma dans ses yeux. Saisissant la main de l’aventurière qui tenait le couteau dans ses doigts crispés, il s’écria:


– Diana, je ne tuerai pas cette femme… Surtout ici, dans cette maison où je suis né… dans cette chambre qui était celle de mes parents… où est morte ma mère…


– Alors…, rugit la misérable, laisse-moi faire la besogne moi-même.


– Non, non, tu m’entends… pas ici… je ne veux pas… je te le défends…, clamait Moralès, en resserrant son étreinte.


– Laisse-moi… laisse-moi…, grinçait Diana, l’écume aux lèvres.


– Lâche ce couteau.


– Non.


– Diana!


– Je n’ai pas peur de toi.


– C’est ce que nous allons voir.


Une lutte sauvage s’engagea entre les deux amants…


Tandis que Moralès s’efforçait de la désarmer… Diana, véritable furie déchaînée, cherchait à le mordre au poignet, au visage… et c’étaient des cris rauques, mêlés d’ignobles injures, véritable bataille de fauves, acharnée, atroce…


Les deux bandits qui s’étreignaient furieusement, roulèrent sur le plancher, lorsque la porte s’ouvrit toute grande livrant passage à un vieillard encore robuste… qui lança d’une voix éclatante, tout en séparant brusquement les deux combattants:


– Je suis l’ancien propriétaire de cette maison que vous ne souillerez pas d’un crime.


Et dominant Diana et Moralès qui, à cette intervention inattendue, s’étaient séparés et le considéraient avec stupeur, il ajouta:


– Je m’appelle Pierre Kerjean!


À cette révélation, tandis que la Monti courait s’enfermer dans le grenier voisin. Moralès, en proie à une indicible épouvante, murmurait d’une voix morte:


– Mon père!

IV LE PARDON DU FORÇAT

Tandis que Diana qui, pour la première fois peut-être de son existence mouvementée, avait senti le frisson de la peur lui glacer les veines, collait son oreille contre la cloison, Kerjean, sans perdre une seconde, poussa le puissant mais grossier verrou qui fermait la porte du réduit.


– Celle-là, je la tiens!… grommela-t-il… Maintenant, à l’autre!


Et revenant vers Moralès qui s’était relevé… il allait, se plaçant entre Jacqueline et lui, subir vaillamment le choc auquel il s’attendait, lorsque, à sa grande surprise, il se trouva en face d’un homme effondré, à l’attitude douloureuse… au visage bouleversé, au regard chargé de larmes…


Tout tremblant… n’osant lever les yeux… Moralès questionna… timidement… faiblement:


– Monsieur… vous êtes Pierre Kerjean?


– Oui!


Alors, après avoir hésité… l’amant de la Monti laissa échapper:


– Je suis votre fils!


– Toi… Robert! fit le vieux meunier en un cri de désespoir.


Puis, maîtrisant son indicible émotion, il poursuivit d’une voix sourde, haletante:


– C’était donc vrai… ce qu’on m’avait dit à la mairie du village? Mon fils! mon Robert!… Toi que je revois encore si doux, si aimant… toi pour qui ta mère et moi nous avions fait de si beaux rêves, je te retrouve ici, sur le point d’accomplir un crime abominable!


– Père! s’écria Moralès, avec un accent déchirant… Père, je vous en prie, pardonnez-moi.


Avec un accent de douleur poignante, Kerjean reprenait:


– Je n’ai pas le droit… mon fils… de t’adresser de reproche, car tu pourrais me répondre: «Si je suis devenu un bandit, c’est de votre faute; c’est vous qui m’avez montré le mauvais exemple… c’est vous qui, après avoir fait mourir de chagrin ma mère, m’avez laissé seul… sans appui, sans conseils… avec cette seule étiquette qui m’a poursuivi dans la vie: «Fils de faussaire… enfant de bagnard!»


«Certes, je pourrais te prouver que je n’ai pas été aussi misérable que tu peux le croire… et que, subissant l’influence d’un homme cent fois plus coupable que moi… de ce banquier Favraut dont tu as dû entendre prononcer le nom et que sa situation formidable mettait à l’abri, lui, des atteintes de la justice, j’ai été surtout la victime de mon ignorance et de ma crédulité.


«Mais mieux vaut nous éviter une explication aussi atroce. Je te dirai seulement que si j’ai supporté ma peine, si je ne me suis pas laissé aller aux idées de suicide qui me hantaient, depuis surtout que j’avais appris la mort de ta pauvre mère, c’était pour toi, rien que pour toi!… mon fils! car aussitôt ma peine terminée… je voulais revenir en France… pour te retrouver… J’espérais tant que tu étais resté un honnête homme… Tu le promettais si bien… et je me disais: Quand il verra son vieux père venir à lui… rongé de remords… quand il entendra sa défense… quand il connaîtra toutes les circonstances dans lesquelles il a été condamné, c’est-à-dire tous les pièges qu’on a tendus à sa faiblesse, toutes les tentations qu’on a fait miroiter à ses yeux, peut-être alors ne le repoussera-t-il pas tout à fait… peut-être consentira-t-il même à ce que de temps en temps, à l’insu de tous, il vienne s’asseoir à son foyer?


«Oui, je me berçais de cette douce espérance… Et c’est moi, l’ancien forçat, qui arrive à temps… pour t’empêcher d’être un assassin!


– Non, père, non, je vous le jure, je ne suis pas un assassin!


– Pourtant!…


– Vous n’avez donc pas entendu?


– J’étais tout au fond de notre ancien jardin… isolé dans ma douleur… lorsque des cris qui partaient de l’intérieur du moulin m’ont arraché à mon rêve. Alors, je me suis précipité… je t’ai vu te battant avec une femme… cherchant à arracher un couteau… sans doute pour frapper cette malheureuse que voilà!


Et Kerjean désignait Jacqueline qui, plongée dans une sorte de sommeil cataleptique, toute blanche et toute glacée, ne semblait plus tenir à l’existence que par un fil.


Moralès protestait avec véhémence:


– Non, père, je n’ai pas voulu la tuer… Je voulais au contraire la défendre… contre cette misérable que tu as vue là, tout à l’heure, et qui, devant mon refus de frapper une innocente avait décidé de la frapper elle-même.


– Pourquoi?


– Père… ne me forcez pas… surtout en ce moment, à vous découvrir l’abîme effroyable dans lequel j’ai failli tomber… Plus tard, bientôt… je vous dirai tout… Mais pas maintenant… je vous en supplie… pas maintenant!…


Moralès, ou plutôt Robert, avait proféré ces mots avec un accent tellement déchirant et sincère, que Kerjean ne crut pas devoir insister.


– Quelle est cette malheureuse? fit-il en s’approchant de Jacqueline.


– C’est la fille du banquier Favraut, révéla aussitôt Moralès.


– La fille du banquier Favraut! répéta l’ancien meunier… la fille de…


Mais tout à coup, il se tait… En même temps qu’une vive stupeur se lit dans ses yeux, une expression étrange se reflète sur tout son visage.


Kerjean vient de reconnaître dans la jeune femme étendue sur le banc… l’inconnue dont il a trouvé le portrait, caché dans un volume sur le bureau de Judex.


Alors, dissimulant son trouble, il revient vers son fils… et plongeant son regard dans le sien, il lui dit:


– Robert… tu ne m’as pas menti?


– Non, père, je vous ai dit la vérité!…


«J’ai commis des actes coupables… Oui, je l’avoue, j’ai fait de bien vilaines choses… Mais, si je suis devenu un malhonnête homme… c’est surtout parce que j’ai été entraîné par cette femme qui est là… derrière cette cloison… et qui certainement nous écoute.


«Oui, je ne crains pas de le crier… très haut… devant elle… C’est elle qui a été mon mauvais génie… C’est elle qui m’a entraîné sur la pente fatale… C’est elle qui, abusant de la passion qu’elle m’avait inspirée… a fait de moi l’être méprisable et dégradé que je suis.


«Mais, père, je ne saurais trop vous l’affirmer de toutes mes forces… je me suis ressaisi à temps… Oui, au moment où, mettant le comble à son infamie, elle a voulu placer dans ma main le couteau d’un assassin… oh! alors… j’ai vu clair en moi-même, j’ai compris… je me suis révolté… Ce couteau, je n’ai plus songé qu’à le lui arracher pour le lui enfoncer dans le cœur… et si vous n’étiez pas entré… je la tuais… je la tuais… sans pitié… Ensuite, j’aurais été me livrer à la justice… qui aurait fait de moi ce qu’elle aurait voulu. Mais au moins j’aurais eu la consolation de penser que je n’étais pas tout à fait infâme!


Comme un ricanement diabolique arrivait du grenier, Moralès fou de rage autant qu’exaspéré de colère, s’écria:


– Ah! mon père, laissez-moi en finir avec cette gueuse, laissez-moi écraser cette vipère…


– Non, reste là!… ordonnait le vieux Kerjean avec autorité. Tu n’as pas le droit, toi, d’être un justicier. C’est une besogne qui n’appartient qu’à ceux qui en sont vraiment dignes. Écoute-moi… Ce que je vais te dire est très grave… De ta réponse dépendent toute ta vie et la mienne.


– Parlez, mon père, répliquait Robert avec la plus respectueuse soumission.


– Es-tu vraiment bien décidé à ne plus revoir cette femme?


– Jamais!


– Es-tu prêt à redevenir un honnête homme?


– Je vous le jure!


Le vieux Kerjean considéra un instant son fils avec une fixité puissante, comme s’il voulait pénétrer jusqu’au plus profond de son cœur.


– Je te crois…, fit-il au bout d’un instant.


Et désignant Jacqueline à Moralès, il fit:


– Je te confie cette malheureuse… Tu m’en réponds comme de toi-même?


– Oui, père!


– Je m’en vais prévenir celui qui seul, à mes yeux, représente la justice.


– Père! s’écria Robert… dont le visage s’était baigné de larmes… Père, qu’allez-vous faire de moi?


Et Kerjean ouvrant ses bras à son fils, en un geste large, spontané, superbe, s’écria:


– Ma pauvre femme, si tu nous vois de là-haut… pardonne-moi comme je lui pardonne!

V LE JUSTICIER PEUT VENIR

Quelques instants après que l’ancien meunier des Sablons eut disparu, laissant son fils sous l’une des impressions les plus formidables qui puissent bouleverser un être humain, un léger coup, frappé contre la porte du grenier, fit tressaillir Robert Kerjean.


En même temps, une voix qui cherchait à se faire très persuasive et très tendre, s’élevait, disant:


– Mon petit Mora, je ne t’en veux pas d’avoir été aussi brutal envers moi… ni même de ce que tu as dit tout à l’heure à ton père. Car, j’ai tout entendu.


– Eh bien? répliquait durement Moralès, qui, les bras croisés sur la poitrine, écoutait, d’un air farouche, implacable, les paroles de sa maîtresse.


Celle-ci poursuivait, de plus en plus douce, enveloppante:


– Écoute-moi, je t’en prie… Tu sais bien que je t’aime et que c’est ton bonheur autant que le mien que j’ai voulu réaliser.


– Inutile de m’en dire davantage.


– Pourquoi?


– Parce que, maintenant, je vois clair en ton jeu, clair en moi-même. Tu ne m’as jamais aimé.


– Mora…


– Non, tu ne t’es donnée à moi que pour m’imposer ta volonté… afin de te servir de moi pour exécuter les crimes que tu imaginais et pour pouvoir, si nous étions arrêtés, faire tout retomber sur moi.


– Comme tu es injuste!


– En voilà assez!


– Je ne te demande qu’une chose: laisse-moi partir.


– Jamais!…


– Mora!… Mora! suppliait l’aventurière avec des sanglots vrais ou factices… C’est mal, c’est lâche, ce que tu fais là… songe qu’il y a quelques heures à peine, tu me tenais encore dans tes bras… tu te grisais de mes baisers… tu me jurais que tu étais prêt à tout sacrifier, à mourir au besoin pour moi.


– J’étais fou!


– Ouvre-moi… je t’en conjure… Ne me livre pas, toi, mon amant… toi que j’aime.


– Allons donc!


– Oui, que j’aime encore… puisque je suis toujours prête à m’enfuir avec toi… toi, mon amant… Ne me livre pas à ce justicier mystérieux dont nous a menacés ton père!


Et comme Moralès, fort de son repentir récent et décidé à étouffer en lui à tout jamais la passion qui l’avait entraîné si bas, gardait un silence glacial et méprisant, Diana Monti, frappant contre la porte, continuait à implorer:


– Ouvre-moi, je t’en supplie!… Non, ce n’est pas possible que tu me trahisses ainsi… Ces gens sont capables de me tuer… C’est affreux… Puisque je te jure que je ne ferai aucun mal à cette femme… Je n’ai plus qu’un désir: m’en aller… loin, très loin, avec toi… si tu le veux… avec toi seul… Pitié, pour ton amie… pour la femme que tu as adorée… que tu adores encore… car je le sens, je le devine, tu es encore et tu seras toujours à moi… Tu n’oses pas m’ouvrir… parce que tu as peur que je ne te ressaisisse… Tu trembles à la pensée que, devant mes larmes, tu risquerais de t’attendrir et de manquer au serment que vient de t’arracher ton père… Et quand cela serait, mon pauvre Mora?… En me sauvant, ne serait-ce pas te sauver toi-même? En effet, réfléchis… Quelle sera désormais ta vie?


«Tu devras te cacher… t’expatrier, ou tu seras obligé de te livrer toi-même à la justice. Tu veux donc te faire arrêter, passer les plus belles années de ton existence entre les quatre murs d’une prison, ou t’en aller mourir dans quelque colonie malsaine… loin de tout… loin de moi… qui, à mon tour, suis prête à me sacrifier entièrement à ton bonheur? Mora, Mora, non, il n’est pas possible que tu ne m’entendes pas; que tu restes insensible à mes prières. Nous avons quelque argent devant nous… et nous pouvons encore tirer gros parti de la lettre du baron de Birargues… dix, vingt, cinquante mille francs peut-être… Avec cela nous partirons pour l’étranger… Nous sommes intelligents… Nous travaillerons… Tu veux redevenir honnête?… Eh bien, je le veux, moi aussi… car je le reconnais à présent, c’est toi qui as raison…


«Va, en quelques minutes, je viens de réfléchir cruellement, sagement. Il s’est produit un grand changement en moi… Je reconnais que j’ai eu tort d’être si ambitieuse… Les millions de Favraut m’avaient rendue folle. Mais maintenant, tout m’est égal! pourvu que tu me restes… pourvu que nous soyons libres tous deux, oui, libres de nous aimer, en refaisant notre vie.


«Mora, Mora… mon ami… mon amant…


Et comme le fils de Kerjean s’obstinait dans son silence, l’aventurière s’écria avec un accent vraiment désespéré:


– Tu ne me réponds même pas… C’est épouvantable!


Et Moralès qui s’était éloigné de la porte, tant il craignait que repris, subjugué, vaincu par la voix fascinatrice, il ne lui vînt la tentation affreuse de délivrer Diana, entendit le bruit que fait un corps en se laissant choir lourdement sur le plancher…


Comme des cris étouffés, accompagnés de plaintes douloureuses, s’élevaient du grenier, Moralès s’éloigna encore, se bouchant les oreilles pour tâcher de ne plus entendre… car il avait compris que sa passion n’était pas tout à fait morte et que s’il cédait à sa maîtresse, s’il la revoyait ne fût-ce que quelques secondes, il était irrémédiablement perdu…


Malgré cela il se sentait remué en entendant ces sanglots de navrance qui se faisaient de plus en plus désespérants et de plus en plus faibles; mais il s’efforça d’absorber entièrement sa pensée en cette jeune femme, en la fille du banquier Favraut, comme il l’appelait, et qui, dans la chambre abandonnée du vieux moulin, étendue sur ce banc… toujours immobile… ses cheveux dénoués autour de sa tête de madone endormie, semblait déjà ne plus appartenir à la terre.


Alors, une crainte terrible angoissa soudain cette âme nouvellement régénérée, se traduisant par ces mots tombant lentement de ses lèvres fiévreuses, tremblantes:


– Si elle était morte?


Et tout de suite, il songea:


– Autant que Diana j’aurais contribué à l’assassiner! Comprenant mieux encore toute l’étendue de sa lâcheté, il se rapprocha de Jacqueline… n’osant pas la toucher… tant il avait peur de sentir une main glacée… mais cherchant à voir si elle respirait… guettant avec avidité le moindre souffle qui s’exhalerait de ses lèvres…


Ah! que n’eût-il donné pour qu’elle rouvrît les yeux… pour qu’il pût lui dire le premier:


– Rassurez-vous, je ne vous veux plus aucun mal… c’est moi au contraire qui vous protège et qui vous garde!


Mais rien… aucun signe de vie…


La prostration… complète… absolue… le néant peut-être.


Alors, incapable de maîtriser la douleur que lui causaient ses remords tardifs et sa honte de lui-même, Robert Kerjean se laissa tomber à genoux auprès de Jacqueline.


Puis, s’enhardissant, il saisit doucement la main de la jeune femme et la garda dans les siennes.


Bientôt, il lui sembla qu’elle se réchauffait. C’était donc que le sang n’avait pas cessé de circuler tout à fait dans ce pauvre corps pantelant et inanimé…


N’était-ce pas une illusion?…


Non. Car Moralès sentit bientôt quelques pulsations, légères, intermittentes…


Elle était donc vivante… vivante… On pourrait donc chercher à la sauver… on la sauverait.


Et ce malheureux… ce dévoyé… qui, bien dirigé, eût fait un brave garçon, un honnête homme, sentit son cœur s’attendrir à la première joie vraiment pure, qui, depuis son enfance, avait fait battre son cœur…


Avec une sorte de ferveur, il goûta la douceur d’une rénovation tardive, mais possible… Il se crut, il se vit sauvé… Il ne pensa plus au mal qu’il avait causé que pour l’exécrer et que pour le maudire… Et, tandis que les plaintes de Diana s’apaisaient dans l’enveloppement d’un mystérieux silence, Moralès, demeuré à genoux devant Jacqueline, gardait sa main dans la sienne, l’implorant d’un regard poignant et qui semblait demander grâce.


Ce fut ainsi que le vieux Kerjean le trouva… quand il reparut dans la chambre tragique.


Il le regarda un instant avec une expression de joie intense et profonde…


– Oui, se dit-il rassuré… j’ai eu raison d’avoir confiance en lui. Ses yeux ne pouvaient pas mentir… Quand ils ont pleuré, il m’a semblé que c’étaient les yeux de sa mère.


S’apercevant seulement de la présence de son père, Robert se releva… et le fixant bien… il lui dit:


– Maintenant, mon père… je suis tranquille… Le justicier peut venir… je l’attends!…


Judex venait à peine d’arriver au Château-Rouge… et d’apprendre à son frère que, croyant avoir découvert une piste, il allait s’élancer à la poursuite du ravisseur de Jacqueline, lorsque la sonnerie du téléphone retentit.


– Allô… allô! disait la voix de Kerjean… Venez vite au moulin des Sablons, vous y trouverez la fille de Favraut.


Telle était la communication sensationnelle que le bagnard envoyait à son maître.


Judex eut dans les yeux un rayonnement d’allégresse.


Prudemment, au lieu de demander des détails, il raccrocha le récepteur.


– Je me doutais bien, fit-il, que cette malheureuse n’était pas loin d’ici… Marie Verdier… parbleu… connaît ce moulin.


Et reconstituant tout de suite, avec sa lumineuse intelligence, le drame tel qu’il s’était déroulé, tandis que l’indignation la plus terrible se lisait sur son visage, il ajouta:


– Cette femme et son complice, résolus à l’assassiner, l’auront transportée là, afin de se débarrasser plus facilement de son cadavre… Les misérables! j’espère bien que cette fois ils ne m’échapperont pas!… Et ce brave Kerjean!… Sans lui, je serais peut-être arrivé trop tard! Ah! frère, vois-tu, cela porte bonheur d’être généreux! Mais je pars. Car il n’y a pas une minute à perdre et j’ai hâte…


– De la revoir, fit Roger.


– Peut-être!…


Judex, après avoir serré fiévreusement la main de Roger, quitta les souterrains et gagna la Seine… Montant dans un rapide canot automobile, amarré à un ponton au bord de la rive, il mit lui-même le moteur en marche et partit, descendant la Seine dans la direction du moulin des Sablons… dont il n’était éloigné que de quelques kilomètres.


L’embarcation, que Judex conduisait avec beaucoup d’aisance, glissait rapidement sur le fleuve… au milieu de cet admirable paysage qu’offre l’une des plus belles vallées de France.


Le justicier songeait:


– Voilà déjà deux fois que Jacqueline manque d’être assassinée et qu’elle est sauvée, la première fois par des enfants, la seconde par un vieillard… et non point parce que je l’ai voulu, mais parce que le hasard s’en est mêlé. Cette fois, j’y suis bien décidé, quoi qu’il arrive… c’est moi, et moi seul qui veillerai sur Jacqueline.


Lorsqu’au lointain le vieux moulin lui apparut dans tout le rayonnement d’un beau soleil d’été, Judex… sentit son cœur battre à la fois d’inquiétude et d’espérance… Vite, il sauta à terre… amarra son canot à un arbre… et courut au moulin, où Kerjean l’attendait avec impatience.


Tout de suite, il se précipita vers Jacqueline… sans même apercevoir Moralès qui, dans une attitude toute d’effacement craintif et douloureux, s’était retiré dans l’angle le plus obscur de la pièce; puis il approcha de la jeune femme un flacon en argent ciselé qui contenait un puissant révulsif… Bientôt, une légère coloration se répandit sur le visage de l’infortunée… dont la respiration se fit à la fois plus forte et plus régulière. Ses lèvres s’agitèrent d’un imperceptible frémissement… ses paupières s’entrouvrirent, et ses yeux tout hagards errèrent lentement autour d’elle.


Eut-elle le temps d’apercevoir Judex qui, penché au-dessus d’elle, guettait avec une anxiété aiguë son retour à l’existence?… En tout cas, cette image dut certainement s’estomper aussitôt dans la brume qui enveloppait sa pensée encore engourdie…


Cependant, elle dut avoir l’intuition que c’était un protecteur, un ami qui était auprès d’elle, car ses traits contractés se détendirent en une expression de sérénité… et lentement, ses yeux se refermèrent, non plus cette fois sur la mort… mais sur la vie.


– Nous allons l’emporter tout de suite, fit Judex en s’adressant à Kerjean…


Mais, apercevant Moralès, sur lequel la vue du mystérieux personnage avait produit une impression intense, il fit d’un ton d’autorité menaçante:


– C’est vous, n’est-ce pas, qui avez enlevé cette jeune femme?


Moralès, courbant le front, avouait:


– Oui, c’est moi.


– Bandit!


Mais Kerjean, se plaçant devant lui, révélait sur un ton de telle amertume que le bras vengeur du justicier s’arrêta:


– C’est mon fils. C’est mon fils… qu’une mauvaise femme a entraîné au bord de l’abîme, mais qui s’est ressaisi à temps! J’ajouterai que, honteux de ses crimes, et repentant de ses fautes, il s’est jeté à genoux pour implorer de moi un pardon que je n’ai pas cru devoir lui refuser et qu’enfin il m’a donné une preuve de sa sincérité, en restant à veiller sur cette malheureuse et empêchant cette gueuse qu’est Diana Monti de s’enfuir.


– Où est-elle? interrogeait âprement Judex tout en dévisageant de son regard scrutateur Moralès qui avait tout de suite compris qu’il était en face d’une de ces forces auxquelles rien ne résiste.


Désignant la porte du grenier, Robert Kerjean répliqua:


– Elle est là!


Comme Judex poussait le verrou, Moralès prévint:


– Prenez garde! Elle est armée; et, pour se défendre, elle est capable de tout.


Judex eut un sourire dédaigneux… et calme, impassible, ouvrit la porte.


Le grenier était vide.


Diana avait disparu.


*

* *

Comment l’aventurière avait-elle réussi à s’évader de ce grenier où elle semblait prise comme dans une souricière?


Il fallait pour cela, toute son audace et toute sa hardiesse, décuplées par son ardent désir d’échapper à ce justicier dont elle avait entendu le vieux Kerjean annoncer la prochaine venue.


Comprenant qu’elle ne parviendrait pas à attendrir Moralès, Diana, avec une rapidité qui montrait de quel esprit de décision elle était douée, en même temps qu’elle envisageait la situation, en avait trouvé le dénouement.


Aucun autre moyen d’évasion ne s’offrait à elle que la trappe.


Certes, elle risquait fort de se briser les os ou de se noyer.


Mais la partie valait la peine qu’on la jouât.


Souple comme une panthère en même temps qu’excellente nageuse, le double danger qu’elle allait courir n’était nullement fait pour l’arrêter. Elle n’eut même pas une hésitation. Du moment qu’elle avait pris son parti, elle ne songea plus qu’à s’exécuter… Tout en continuant à geindre et à sangloter, feignant même dans la force de son désespoir de se laisser tomber à terre, l’aventurière commença à enlever ses vêtements, gardant seulement un maillot de corps qu’elle avait l’habitude de porter et qui allait, en l’occurrence, remplacer à merveille le classique costume de bain.


Alors… après avoir gradué, en habile comédienne, les manifestations de sa douleur, elle se tut complètement; et, tout en évitant avec soin le moindre bruit, elle s’engagea dans la trappe, atteignit avec une adresse infinie l’une des larges palettes de la roue du moulin; puis, avec une crânerie effarante, elle piqua une tête dans le fleuve, et, nageant entre deux eaux, elle gagna l’autre berge… où elle se cacha parmi les roseaux.


… En constatant la fuite de Diana, Judex avait d’abord dirigé son regard soupçonneux vers Moralès… Mais celui-ci, désignant au milieu de la pièce les vêtements et les bottines de l’aventurière, s’écria:


– Elle s’est jetée à l’eau.


– C’est évident, reconnaissait Judex.


Avec un accent de franchise qui acheva de convaincre le justicier, le fils de Kerjean poursuivait:


– Je n’aurais jamais pensé cela… Quelle terrible femme!… Il va falloir veiller, monsieur… car elle est capable de tout… Et dites-vous bien que vous allez avoir désormais en elle une ennemie qui ne reculera devant rien pour se défendre, et au besoin pour vous abattre.


Alors Judex mettant simplement la main sur l’épaule de Robert dit au vieux Kerjean:


– Vous voyez que j’avais raison de vous dire d’espérer. Ce garçon me semble sincère…


– Je le suis, monsieur, je vous le jure, interrompit vivement Moralès… Je n’ai qu’un désir: rencontrer l’occasion de le prouver à mon père ainsi qu’à vous, monsieur.


– Peut-être, fit énigmatiquement l’homme à la cape noire, oui, peut-être cette occasion se présentera-t-elle plus tôt que vous ne le pensez. En attendant, je vous remets à votre père… Vous allez pouvoir nous accompagner… Mais retenez bien ceci: Judex n’oublie pas plus ceux qui le servent que ceux qui le trahissent. Il sait punir aussi implacablement qu’il sait grandement récompenser.


– Monsieur, affirmait Moralès avec un profond respect, soyez sûr que vous aurez en moi le plus fidèle et le plus dévoué des serviteurs.


– Je l’espère.


– Et moi, fit le vieux Kerjean, je m’en porte garant… car si jamais mon fils manquait à son serment, ce n’est pas vous, monsieur, qui auriez à le châtier, ce serait moi!


– Père… vous n’aurez pas ce triste devoir, fit Robert en prenant les mains du vieillard et en les portant à ses lèvres.


Judex, qui était revenu à Jacqueline et l’avait enveloppée dans son manteau, l’emportait jusqu’à son canot… suivi de Kerjean et de son fils.


Avec mille précautions, il installait dans l’embarcation la jeune femme qui, maintenant, semblait doucement reposer… et bientôt… tandis que le soleil commençait à décroître à l’horizon, le canot s’éloigna rapidement dans la direction de Château-Rouge… à travers ce sublime décor de nature… dans la paix reposante d’une de ces fins de journées lumineuses qui semblent lancer à leur déclin sur les êtres et sur les choses une part du bonheur rayonnant dont elles étaient magnifiquement parées.


Bientôt, le frêle esquif ne fut plus qu’un point noir là-bas… puis, plus rien.


Alors Diana Monti reparut d’entre les roseaux… À nouveau, elle s’élança à la nage… regagna le moulin tragique… et se rhabilla tranquillement dans le grenier… Puis revenant à la fenêtre d’où l’on pouvait contempler le splendide panorama de la Seine et fixant obstinément de son regard de flamme la direction que la barque avait prise, elle murmura, d’une voix sifflante:


– Diana Monti n’a pas dit son dernier mot!

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