SEPTIÈME ÉPISODE La femme en noir

I L’ÉPOUSE

Le château de la Ferté, qui s’élève à la lisière de la forêt de Dreux, au fond d’une longue avenue bordée de chênes de haute futaie, avait été construit vers le milieu du XVIIIe siècle par un de ces riches financiers qui, après avoir mené une existence des plus fastueuses, éprouvaient, au déclin de leurs jours, le besoin de se retirer dans leurs terres, parfois pour s’y préparer plus tranquillement au salut de leur âme, mais le plus souvent pour y réparer les ruines de leur santé compromise par des excès de toutes sortes.


En pleine campagne, à douze kilomètres de la ville, complètement isolé, il était devenu, sous la Révolution, la propriété d’un certain citoyen Poussard, fournisseur aux armées… Sous la monarchie de Juillet, il avait passé entre les mains du comte de Mériel qui en avait fait un rendez-vous de chasse… Puis… bientôt abandonné, il était tombé dans un état de ruine et de délabrement vraiment lamentable… jusqu’au jour, c’est-à-dire quinze ans environ avant que ne commence ce récit, où une femme en deuil, à l’allure de grande dame et dont le visage demeuré extrêmement jeune contrastait avec une magnifique chevelure blanche comme la neige, l’avait acquis de son dernier propriétaire, M. Forois, fabricant de produits chimiques, qui avait reculé devant les frais qu’entraîneraient la restauration et l’entretien d’un pareil domaine.


Six mois après, la comtesse de Trémeuse – c’était le nom de l’acquérante – s’installait dans sa nouvelle résidence, dont elle avait ordonné, réglé elle-même l’aménagement sobre, sévère même, transformant l’ancienne et brillante résidence du fermier général de Louis XV en un véritable lieu de recueillement et de prière…


Entourée de trois vieux serviteurs, un cocher, un valet de chambre et une cuisinière, ne recevant aucune visite, vivant dans l’isolement le plus absolu, ne manifestant sa présence dans ce coin de terre que par les nombreuses aumônes qu’elle faisait distribuer aux pauvres, ne sortant de sa maison que pour se promener seule dans les vastes allées de son parc ou pour s’asseoir, durant les beaux jours, sur une vaste terrasse qui domine la plaine, Mme de Trémeuse semblait, dans ses vêtements de deuil qu’elle ne quittait jamais, la personnification de la douleur qui veut rester cachée…


Dans le pays on l’appela bientôt la Femme en noir…


Comme on ne savait rien d’elle, quelques commères de village s’efforcèrent d’interroger ses serviteurs… Mais ceux-ci s’étaient toujours renfermés dans un mutisme qui n’avait fait qu’exacerber les curiosités… Puis, les années avaient passé. Les commères s’étaient lassées de voir leurs questions rester sans réponse… et autour de l’étrange châtelaine de la Ferté, un silence respectueux s’était établi… et nul ne s’était plus inquiété de cette femme si douloureuse et si belle.


Un matin qu’elle cheminait lentement dans un sentier obscur, son domestique, qui la cherchait depuis un certain temps, s’approcha d’elle. Après s’être excusé avec beaucoup de déférence de la déranger dans ses méditations, il lui remit un télégramme qu’elle s’empressa de décacheter.


La dépêche ne contenait que ces mots:


Serai auprès de vous… onze heures


Tendresses de votre fils.


JACQUES.


Un sourire fugitif erra sur les lèvres de la comtesse, apportant une brève détente à ce visage qu’un secret déchirement semblait avoir figé à tout jamais dans l’immobilité de la plus mortelle tristesse…


Puis, reprenant son air grave de femme qui a renoncé à tout ici-bas, elle regagna le château… et, pénétrant dans une pièce ornée de beaux meubles de haut style, elle prit sur la table une photographie qui représentait deux garçons de quatorze et douze ans… ses fils… qu’elle se prit à contempler avec une expression faite à la fois de tendresse, d’admiration et d’orgueil.


Elle reposa le portrait sur la table, et immobile… hautaine… farouche, une expression singulière dans les yeux qui, fixes, brillants de fièvre intérieure, semblaient depuis longtemps ne plus connaître de larmes, la femme en noir parut s’absorber de nouveau dans une sombre rêverie…


*

* *

Voici quel avait été le drame atroce qui avait brisé sa vie: Dernière descendante de l’une des plus anciennes et illustres familles de Corse, Julia Orsini avait épousé à vingt ans le comte de Trémeuse, excellent gentilhomme qui ne s’était pas contenté de naître riche… mais qui avait encore voulu que sa fortune devînt pour lui et pour ceux qu’il employait une source d’énergie, de travail et de profits. Détenteur d’importantes concessions minières en Amérique et au Transvaal, ses nombreuses occupations ne l’avaient nullement empêché de se montrer envers Julia, qu’il adorait, un mari incomparable.


Deux fils… Jacques et Roger, étaient venus, à deux ans d’intervalle, compléter ce bonheur; et plusieurs années s’étaient écoulées… sans que le moindre nuage troublât l’harmonie idéale de cette famille qui semblait avoir mis en commun les plus précieux trésors d’affection, de joie et de tendresse…


Or… un soir que le comte de Trémeuse donnait un grand dîner, il y eut parmi les invités le banquier Favraut, qui avait trouvé le moyen de se faufiler dans une maison où il espérait rencontrer l’occasion de drainer d’importants capitaux.


Venu pour extorquer de l’argent à de Trémeuse… le gredin sortit de chez son hôte avec d’autres intentions: il avait résolu de lui voler sa femme.


Subjugué par la beauté pure et classique de la comtesse, le misérable se mit en devoir de commencer aussitôt ce qu’il appelait dans son cynisme de goujat sa campagne amoureuse et financière.


Mais dès sa première entrevue avec Mme de Trémeuse, il put se rendre compte combien son calcul était faux… À peine eut-il risqué une déclaration aussi banale que grossière, que Julia, lui désignant la porte de son salon, lui imposait:


– Sortez, monsieur!… et si jamais vous osez reparaître en ma présence, c’est monsieur le comte de Trémeuse qui se chargera de vous jeter lui-même dehors!…


Favraut qui savait le gentilhomme de première force à l’épée et au pistolet… se garda bien d’insister… Mais, à partir de ce jour, la famille de Trémeuse compta en lui un ennemi féroce, implacable… Elle n’allait pas tarder à s’en apercevoir.


En effet… quelque temps après, une malchance obstinée s’abattait sur le gentilhomme. Plusieurs affaires qu’il avait en préparation lui échappèrent… sans qu’il parvînt à découvrir qui le desservait ainsi.


Trois gros marchés, base de ses opérations, ne lui furent pas renouvelés… Lui, dont le crédit avait paru jusqu’alors illimité, vit peu à peu la circulation de son papier se faire de plus en plus difficile.


Un jour, ce fut la nouvelle que les ouvriers d’une de ses plus importantes exploitations avaient brusquement cessé le travail.


Bien qu’il eût cédé sur tous les points, quelques jours après, son représentant lui télégraphiait:


Tous les mineurs ont adhéré à la grève… On redoute des violences.


L’ingénieur en chef,


BERNARD.


Le lendemain… il apprenait que son industrie avait été «sabotée» à un tel point qu’il faudrait au moins un million et six mois de travail pour réparer le désastre.


Obligé de faire face à des échéances pour lesquelles il n’était pas en mesure de payer, il chercha des capitaux… Ignorant la scène qui s’était passée entre Favraut et sa femme – car par respect pour elle-même autant que par affection pour son mari, la comtesse de Trémeuse avait préféré garder pour elle seule le secret de cette vilaine chose -, il s’était adressé au banquier qui l’avait reçu avec toutes les marques de la plus hypocrite sympathie.


Trois jours après, le gredin lui adressait la dépêche suivante:


N’ai pu décider mon groupe à s’intéresser à votre Société minière. Vifs regrets.


FAVRAUT.


Enfin, le jour même, M. de Trémeuse recevait la nouvelle que la mine, qu’à force d’énergie et de sacrifices, il était arrivé à reconstituer, avait été inondée… et que les dégâts étaient incalculables.


Cette fois c’était la ruine!


Le comte, à cent lieues de soupçonner les menées ténébreuses de Favraut, se crut la victime de la fatalité.


Dans une scène déchirante, il révéla à sa femme toute la vérité, concluant par ces mots:


– Un seul homme, s’il le voulait, pourrait encore nous sauver, c’est Favraut. Je lui ai déjà demandé son concours… il me l’a refusé… Mais peut-être aujourd’hui, en acceptant toutes ses conditions, pourrai-je me tirer d’affaire ou tout au moins ne pas connaître les affres d’une liquidation judiciaire ou la honte du failli. Sans Favraut… nous sommes perdus… et je ne vous le cache pas, ma chère Julia, je me demande si j’aurai le courage de survivre à un écroulement pareil!


Le nom de Favraut avait été pour Mme de Trémeuse la lueur de vérité.


Maintenant, elle comprenait tout.


C’était ce misérable qui, avec une habileté infernale, et ne reculant devant rien pour accomplir son ignoble tâche, se vengeait de son méprisant dédain en ruinant son mari et ses enfants…


Cachant soigneusement à l’époux adoré les sentiments qui s’agitaient en elle…, elle répondit avec un accent d’incomparable tendresse en même temps que de calme sublime:


– Mon ami… vous avez bien fait de me dire la vérité… Maintenant que je connais la situation, je puis vous être d’une aide beaucoup plus efficace.


– Que comptez-vous faire? interrogea de Trémeuse tout vibrant d’admiration et d’amour pour cette noble femme qui acceptait sans la moindre défaillance le coup terrible qui la frappait.


Avec une dignité magnifique, Mme de Trémeuse déclarait:


– Vous avez eu assez de confiance en moi pour ne rien me cacher de la catastrophe qui nous menace. Je vous en sais un gré infini. Maintenant, laissez-moi faire, et peut-être serai-je assez heureuse pour vous sauver.


– Puis-je vous demander ce que vous comptez faire?


Alors, sans la moindre hésitation, avec une flamme d’héroïsme dans le regard, la comtesse répliqua:


– C’est moi qui verrai le banquier Favraut!

II LA MÈRE

En prenant une aussi grave décision, la fière descendante des Orsini n’avait nullement cédé à la crainte… Elle obéissait au contraire à une voix intérieure qui lui conseillait:


– Va trouver cet homme… Loin de t’humilier devant lui, présente-toi la tête haute, non pas en timide suppliante, mais en grande dame qui vient demander des comptes à un homme qui l’a outragée… Fais-le rougir de son indignité. Force-le à te demander pardon, et à réparer le mal qu’il a causé… Et si vraiment ce Favraut n’est pas un monstre, s’il garde en lui un restant d’honneur, une parcelle de pitié, il reconnaîtra certainement qu’il n’a pas le droit, parce qu’une femme l’a dédaigné, de causer le malheur de plusieurs innocents!


Mme de Trémeuse, née Orsini, qui se faisait de l’idée de vengeance une conception si haute, quelque chose comme un de ces dogmes traditionnels qui ne souffrent point d’être diminués par la plus petite mesquinerie et encore moins salis par une hypocrite lâcheté, comptait qu’elle serait assez forte pour faire rentrer en lui-même le banquier, en lui démontrant tout l’odieux de sa conduite.


Sûre d’elle comme elle ne l’avait jamais été, prête à combattre jusqu’au bout, armée d’une énergie sans limites, forte de l’amour de son mari et de ses fils, elle se présentait le lendemain chez Favraut qui, troublé par l’annonce d’une visite qu’il n’eût jamais espérée, s’empressa de recevoir la comtesse.


Tout en lui témoignant la plus respectueuse politesse, il la conduisit jusqu’à un fauteuil placé à la droite de son bureau; et, avec une correction déférente qui pouvait faire croire qu’il avait renoncé à ses odieux projets, il questionna:


– Quel heureux événement… me procure, madame la comtesse, le grand honneur de votre visite?


– Vous ne vous en doutez pas?… répliquait aussitôt Mme de Trémeuse…


– Nullement, madame.


– Vous n’ignorez pas que mon mari se trouve depuis quelque temps dans une situation difficile.


– Je le sais.


– Je suis venue à vous pour vous demander de nous aider.


– M. de Trémeuse ne vous a donc pas dit qu’il avait déjà sollicité mon appui… et qu’à mon vif regret, j’avais dû le lui refuser?


– Il me l’a dit.


Favraut, qui faisait tous ses efforts pour dissimuler la passion ardente que n’avait pas cessé de lui inspirer la belle Corse, posa d’une voix sournoise:


– Madame la comtesse, quel que soit mon désir d’être agréable à M. de Trémeuse, ainsi qu’à vous-même, il m’est absolument impossible de revenir sur ma décision. En ce moment, toutes mes disponibilités sont engagées… L’Europe traverse une crise financière très grave… Les capitaux se cachent… et je ne vois pas… d’ici un temps assez éloigné, moyen pour moi de vous obliger… Je le regrette d’autant plus qu’il m’eût été tout particulièrement agréable de vous prouver toute ma profonde sympathie!


– Alors…, fit Mme de Trémeuse, mon mari est perdu… mes enfants sont ruinés!…


Le banquier eut un geste évasif.


Tout à fait grande… et incapable de dissimuler davantage sa pensée, Mme de Trémeuse s’écria:


– Allons, monsieur Favraut, vous ne trouvez donc pas que vous vous êtes suffisamment vengé en me voyant, moi, après ce qui s’est passé entre nous, franchir le seuil de votre bureau?


– Comtesse, je ne comprends rien à ce que vous me dites.


– Vous le comprenez d’autant mieux que l’auteur responsable de la catastrophe qui est à la veille de fondre sur nous… c’est vous!


– Moi!


– Oui, monsieur Favraut… c’est vous qui êtes l’instigateur de cette campagne odieuse dirigée contre mon mari… C’est vous qui, par vos menées souterraines, après avoir compromis son crédit, avez organisé les grèves… soudoyé des gens pour inonder les mines… Oui, c’est vous, en un mot, qui avez tout mis en œuvre pour le briser… et cela, parce qu’un jour que vous osiez m’insulter d’une déclaration d’amour, je vous avais chassé de ma maison…


«Ne cherchez pas à nier… Ne vous dérobez pas… La preuve de ce que j’avance, c’est vous-même qui venez de me la donner… Je la lis dans vos yeux… Tenez, vous tremblez, monsieur Favraut, vous pâlissez… Ah! si c’était de remords… comme je vous pardonnerais!…


Transfigurée par la beauté de la cause qu’elle défendait avec toute son ardeur de mère sublime et d’épouse immaculée, Mme de Trémeuse poursuivit:


– Avez-vous mesuré, monsieur, toute l’étendue des conséquences que pouvait avoir votre geste? Je ne le crois pas; car si vous aviez réfléchi aux douleurs imméritées qu’il entraînerait, je suis convaincue que vous n’auriez pas eu l’atroce courage d’entreprendre une pareille œuvre de haine et de mort!


«Vous avez obéi à une de ces impulsions fiévreuses qui vous grisent, qui vous exaltent, qui vous aveuglent. Mais maintenant que vous êtes en présence de la réalité et que vous saisissez tout ce qu’il y a d’injuste dans votre haine, vous ne pouvez pas ne point vous dire: «En voilà assez… Je n’irai pas plus loin… Je ne briserai pas ce mari parce que sa femme s’est refusée à moi… Je ne ruinerai pas ces enfants parce que j’ai insulté leur mère…»


– Comtesse, vous êtes corse, reprit Favraut, qui avait écouté Mme de Trémeuse avec une impassibilité beaucoup plus factice que réelle.


– Oui, je suis corse.


– Vous me permettrez donc de vous dire que je suis très surpris de vous entendre me parler ainsi. Je me figurais que vous compreniez mieux la vengeance.


– Monsieur Favraut!


Alors… éclatant tout à coup…, le misérable s’écria:


– Eh bien, oui… votre mari est perdu… vos enfants sont ruinés!… Vous avez deviné juste… c’est moi qui ai tout fait.


– Et vous ne regrettez rien?


– Rien!


Très pâle, Mme de Trémeuse s’était levée.


Alors… s’avançant vers elle… le banquier scanda tout frémissant de désir et furieux:


– Vous m’avez trop fait souffrir!… On ne méprise pas impunément un homme tel que moi… Vous ne me connaissiez pas… Vous ne vous doutiez pas jusqu’où pouvait aller mon orgueil blessé… Vous le voyez maintenant… Et ce n’est pas fini. Car la morale… je m’en moque… l’honneur… je ne connais pas… Je n’ai eu qu’un guide, mes instincts… mes appétits… si vous le voulez… Mon seul principe, c’est ma volonté… quand on la heurte, je me révolte… et je renverse tout… Voilà!


– Vous êtes un monstre!


– Si c’est ainsi que l’on appelle un être qui veut tirer de la vie tout ce qu’elle peut donner, eh bien, oui, je suis un monstre!


– Et pour nous sauver, s’écria Julia Orsini, il faudrait que je me déshonore!


– Pourquoi êtes-vous ici?


– Vous n’avez donc pas compris?…


– Que vous vouliez sauver votre mari.


– En vous faisant honte à vous-même.


– Et c’est ainsi que vous croyiez me désarmer?


– Oui, car je vous croyais un restant de cœur.


– Je n’en ai jamais eu.


– Vous êtes implacable.


– Comme vous l’avez été vous-même.


À ces mots, Mme de Trémeuse, malgré sa prodigieuse énergie, ne put retenir un sanglot.


Alors, d’une voix rauque… Favraut, qui était tout près d’elle… lui dit:


– Vous l’aimez donc bien cet homme?…


– Oui… je l’aime!


– Et vos enfants?…


– Je les adore!…


– Eh bien?…


Brutalement… cyniquement, le banquier voulut s’emparer des mains de la comtesse, tandis que des paroles abominables montaient à ses lèvres, amorce du plus honteux des marchés.


Mais Favraut ne continua pas.


Mme de Trémeuse s’était dégagée de son odieuse étreinte… et comme le marchand d’or voulait la ressaisir, la grande dame, en un sursaut d’indignation superbe, le frappa au visage.


Alors, au paroxysme de la rage, le banquier bondit sur elle… les mains en avant, comme pour l’étrangler.


Puis… soit qu’il se fût ressaisi à temps, soit qu’il eût été tout à coup intimidé malgré lui par le regard de mépris foudroyant que lui lança la fille des Orsini, le banquier grinça:


– Sortez… allez-vous-en… je ne veux plus vous voir… je vous hais, je vous exècre… je vous maudis!


Et, ouvrant lui-même la porte de son bureau, il attendit que la comtesse, toujours fière et refoulant noblement ses larmes… quittât cette pièce où venaient de se jouer, dans le plus tragique des conflits, l’honneur d’une femme et celui d’une famille… Et quand elle passa devant lui… il osa murmurer, lâcheté suprême:


– À bientôt… madame la comtesse!


Mme de Trémeuse ne trembla pas sous la menace. Elle s’en fut fière et digne.


Comme elle disparaissait dans l’antichambre… le marchand d’or eut un ricanement de hyène…


S’il avait aperçu le regard terrible de la comtesse, peut-être eût-il hésité à continuer, à achever son œuvre infernale; car les yeux de Julia Orsini ne pleuraient pas.


Fixes, brillants, terribles, ils reflétaient tout ce que peut contenir de haine un cœur humain…


Mais, tout à sa fureur, Favraut revint à son bureau… Et, s’emparant de son téléphone, il se mit à hurler dans l’appareil, en ponctuant chaque phrase de violents coups de poing sur le bureau:


– Allô… allô… Meyer… C’est vous!… Eh bien, lâchez sur le marché tout le paquet Trémeuse… Lâchez tout, tout, tout!

III LA VEUVE

Le jour même, l’effondrement en Bourse de M. de Trémeuse était un fait accompli…


Après la débâcle, le comte était rentré chez lui…


Sa femme, qui l’attendait, lui ouvrit tout grands ses bras… car elle avait lu sur son visage l’atroce réalité.


– Courage…, fit-elle avec une sublime simplicité… Nous travaillerons et nous lutterons ensemble pour élever nos deux fils et en faire des hommes dignes du nom qu’ils portent.


– Merci…, répondit M. de Trémeuse en serrant tendrement la comtesse contre lui.


Puis, tout en s’efforçant d’être calme, il reprit:


– Pardonnez-moi, Julia, de vous entraîner dans mon propre malheur.


– Ne parlez pas ainsi.


– Il ne nous reste plus rien… jusqu’à cette maison qui va être vendue.


– Qu’importe! Ne serons-nous pas toujours ensemble?


Mais, d’une voix sourde, M. de Trémeuse poursuivait:


– Oui, ensemble… à porter le poids de la honte.


– De la honte?


– Ma pauvre amie… vous ne connaissez pas l’opinion publique. Non seulement on ne me pardonnera pas d’avoir succombé, mais les nombreux et modestes actionnaires de mes sociétés minières resteront à jamais convaincus que je suis un malhonnête homme.


– Non, non, ce n’est pas possible, protestait violemment Mme de Trémeuse. Vous, l’être le plus loyal qui soit au monde! Vous, la victime d’une machination infâme!…


Mais la noble femme s’arrêta.


Pour rien au monde elle n’eût voulu ajouter aux tortures de son époux en lui laissant soupçonner la démarche qu’elle avait tentée auprès de Favraut, et surtout la scène abominable qui s’était déroulée dans le bureau du banquier.


Et… cherchant à communiquer au comte toute la belle flamme d’énergie qu’elle sentait flamber en elle, elle l’enveloppa d’un de ces admirables regards qui sont à la fois tout l’amour et toute la volonté; puis elle ajouta:


– Rappelez-vous que vous vous devez à vous-même autant qu’à vos enfants.


Sur un ton farouche… le gentilhomme répondit simplement:


– Je ferai mon devoir!…


Et mettant un long baiser au front de son épouse… il fit simplement:


– Merci… mon amie…


Sous prétexte d’écrire quelques lettres, il se retira dans son cabinet de travail.


À ce moment, Jacques et Roger, accompagnés par leur précepteur, revenaient du collège.


Mme de Trémeuse, avec cette fermeté d’âme qui la caractérisait, jugea qu’il était inutile de laisser ses deux fils dans l’ignorance de la catastrophe.


Elle les fit venir près d’elle.


Avec une grande simplicité d’expression, elle les mit au courant de la situation, terminant ainsi:


– Vous êtes assez grands tous deux pour comprendre quel est votre devoir.


À ces mots, Jacques et Roger s’étaient précipités dans les bras de leur mère et de leurs cœurs généreux un seul cri avait jailli:


– Pauvre père!


Et voilà qu’au même instant une détonation sourde retentit au premier étage.


Mme de Trémeuse a blêmi, et tandis que ses enfants, tremblants d’une instinctive épouvante, demeuraient figés sur place, elle gravit quatre à quatre l’escalier qui conduit au premier étage…


Elle va droit au bureau de son mari… Elle entre… M. de Trémeuse est étendu à terre… tenant encore, dans sa main crispée, le revolver avec lequel il vient de se frapper…


La comtesse affolée se jette sur lui… C’est en vain qu’elle cherche à le ranimer… La balle a traversé le cœur…


C’est fini!…


Sur la table, une lettre bien en évidence est adressée à Mme de Trémeuse; et lorsque celle-ci, revenue de son premier anéantissement, a la force de la décacheter, voici ce qu’elle lit:


Ma chère Julia,


Je meurs, parce que je ne veux pas que l’on puisse dire que le comte de Trémeuse a survécu à son déshonneur.


Vous me comprendrez, vous m’approuverez, j’en suis sûr! Car je ne fuis pas en lâche, je tombe en gentilhomme.


Dites-le à nos fils… Et puisse ce terrible exemple forger leur cœur à toutes les épreuves!


Je leur adresse ma bénédiction suprême en même temps que je vous envoie mon dernier baiser.


COMTE PIERRE DE TRÉMEUSE.


… Une heure après, la jeune veuve, prenant ses fils par la main, les conduisait jusqu’au chevet du lit funèbre où reposait le corps de leur père.


Tous trois s’agenouillèrent… et longtemps prièrent en silence.


Mais en face du mort, la fille des Orsini s’était retrouvée tout entière.


Lorsqu’elle se releva… il n’y avait plus place en elle que pour la vengeance.


Désignant à ses fils celui qui avait été le meilleur des époux, elle leur dit d’une voix stridente:


– Votre père est la victime d’un bandit nommé Favraut. C’est lui qui, après l’avoir ruiné, a encore voulu son déshonneur. C’est lui qui lui a placé dans la main l’arme fatale. C’est lui qui l’a assassiné!


Et vibrant de toute la douleur humaine, elle imposa:


– Mes fils, jurez à votre père que vous le vengerez.


Dans un geste tout de résolution farouche, Jacques et Roger qui, eux aussi, avaient du sang corse dans les veines, s’écrièrent:


– Oui, mère… nous le jurons!


Quelques jours après ce drame horrible, au moment où Mme de Trémeuse se préparait à disparaître avec ses fils dans la plus modeste des retraites, un jeune homme qui se faisait appeler M. Bianchini, ingénieur, faisait demander à Mme de Trémeuse de lui accorder une entrevue pour une affaire extrêmement urgente.


À ce nom, la jeune veuve eut un mouvement de surprise.


Elle se rappelait que, quelques jours auparavant, elle avait entendu son mari dire à son secrétaire:


– Voilà trois mois que je suis sans nouvelles de Bianchini… Il a certainement dû lui arriver malheur… C’est mon dernier espoir qui s’envole.


Mme de Trémeuse donna l’ordre d’introduire immédiatement l’ingénieur en sa présence.


– Madame la comtesse… fit-il, je viens d’apprendre seulement la fatale nouvelle. J’en suis d’autant plus bouleversé que je vous apportais une très heureuse nouvelle. M. de Trémeuse m’avait envoyé, il y a deux ans, prospecter des terrains aurifères en Afrique. Après de longues et patientes recherches, au cours desquelles j’ai risqué cent fois ma vie, j’ai découvert une mine d’or d’une richesse fabuleuse…


Un cri déchirant échappa à la comtesse.


– Ah! monsieur… monsieur… pourquoi ne pas nous avoir prévenus plus tôt? Mon mari serait encore vivant!


– Madame, reprenait Bianchini qui avait peine à dominer son émotion, ne me condamnez pas avant de m’avoir écouté. Là-bas, j’avais acquis la certitude que j’étais épié, guetté, par un certain Debord, agent d’un banquier nommé Favraut.


– Encore… toujours cet homme, scandait la comtesse… dont le visage avait revêtu une expression de haine indicible.


– J’ai donc voulu, avant de câbler et d’écrire, m’entourer de toutes les précautions nécessaires… Car une indiscrétion, et dans ce pays lointain c’est chose courante, eût tout perdu… Ces misérables m’auraient certainement assassiné, afin de bénéficier de ma découverte et de nous la voler. Voilà pourquoi, ignorant les terribles événements qui se déroulaient ici, au lieu d’envoyer à M. de Trémeuse un message qui aurait pu être surpris en route, j’ai trouvé plus prudent et plus sage de venir moi-même lui apporter la nouvelle. Mais, sachez-le, madame, jamais je ne me consolerai de n’être pas arrivé à temps. Ce sera l’éternel chagrin de ma vie!


– Monsieur Bianchini, reprenait Mme de Trémeuse, vous avez agi suivant votre conscience… Je ne saurais vous en vouloir.


Et, tout en étouffant un sanglot, elle ajouta:


– Alors, nous voilà riches?


– À plus de cinquante millions.


– Monsieur…, reprenait Julia Orsini, dont les yeux brillaient d’une ardeur étrange, le dévouement dont vous venez de faire preuve à notre égard vous indique comme notre associé dans cette affaire. Dès demain, j’entends que tout soit régularisé en ce sens… Vous repartirez aussitôt en Afrique avec pleins pouvoirs. Je compte que mes fils auront en vous l’appui dont ils ont besoin.


Bianchini s’inclinait devant la noble femme, en disant:


– Leur fortune est faite… madame… J’en prends devant vous l’engagement solennel.


L’ingénieur n’avait nullement exagéré; sa découverte était vraiment prodigieuse…


Grâce à son intelligence qui était égale à sa loyauté, il sut en tirer promptement un parti encore plus considérable qu’il ne le soupçonnait lui-même… tenant vis-à-vis de la veuve et des fils du comte de Trémeuse bien au-delà de ses promesses.


Alors, en même temps qu’elle se consacrait entièrement à l’éducation de ses fils, la comtesse s’efforça d’intensifier en eux l’idée de vengeance qu’elle avait semée en leurs jeunes cerveaux… et ce fut ainsi qu’elle parvint à faire de Jacques et de Roger non pas seulement deux hommes de premier ordre, mais deux implacables justiciers…


Elle développa avec un art infini les aptitudes particulières de chacun… Jacques, que sa vaste intelligence prédisposait aux études approfondies, devint une sorte de savant, ouvert à toutes les idées modernes les plus hardies en même temps qu’un vrai philosophe dédaigneux de tout ce qui ne l’élevait pas au-dessus des misérables contingences humaines… Roger fut au contraire le type accompli du sportif infatigable, du plein-airiste intrépide, utilisant les merveilleuses qualités physiques dont il était doué…


Jacques fut la tête… Roger le bras… Tous deux s’adoraient… Unis par le même serment, ils eussent considéré le moindre différend entre eux comme un véritable sacrilège… D’ailleurs, ils s’étaient si bien assimilé la volonté de leur mère, qu’ils ne formaient plus avec elle qu’une véritable trinité de la vengeance unie en une seule pensée et ne vivant plus que par un même cœur… Parfois la comtesse sut modérer leur impatience. Elle voulait en effet frapper à coup sûr… Non seulement, il ne fallait pas que Favraut échappât au châtiment qu’elle lui réservait, mais elle tenait essentiellement que la peine fût aussi terrible que le crime avait été infâme…


Jacques et Roger qui avaient pour leur mère une vénération toute proche du fanatisme se laissèrent guider comme ils s’étaient laissé convaincre. Et lorsque la comtesse jugea que ses fils étaient suffisamment préparés et armés pour la lutte, après avoir dit à Roger: «Tu obéiras à ton frère comme ton frère m’obéira à moi-même»… du fond de son austère résidence, elle donna le signal des hostilités.


Pour la première fois depuis la mort tragique de son mari, elle eut un tressaillement de joie quand elle reçut de Jacques cette première lettre:


Chère maman,


Désormais, je m’appelle Vallières, je suis vieux, voûté, blanchi… Je rentre comme secrétaire chez Favraut… Nous serons vengés!


JACQUES.


Au bout d’un an seulement, elle recevait ce billet, encore plus bref que le précédent:


Le moment que j’attends depuis des années va venir… Favraut sera frappé le soir des fiançailles de sa fille.


Et enfin ce télégramme, si terrible dans son laconisme voulu:


C’est fait!


Alors Mme de Trémeuse s’était levée… et, les mains jointes… les yeux vers le ciel, elle avait remercié Dieu de lui avoir permis de devancer sa justice.


Chaque jour, la fille des Orsini avait relu les trois messages de Jacques attendant avec une impatience fébrile qu’il vînt lui-même avec Roger lui faire le récit de l’événement en vue duquel, tant d’années, elle n’avait cessé de vivre…


… Et voilà que son fils lui écrivait que dans quelques heures, il serait près d’elle!


Oh! comme elles lui parurent longues, ces heures… tant elle avait hâte de le serrer dans ses bras et de lui dire: «Merci!» au nom de la victime… au nom de l’époux enfin vengé… au nom du père qui, du fond de sa tombe, avait sans doute entendu les cris terribles d’agonie poussés par Favraut se réveillant, cloué pour l’éternité, entre les planches d’un cercueil!

IV LE FILS

– Qu’as-tu, mon fils?…


Telles furent les premières paroles de la comtesse lorsqu’elle vit apparaître dans le vaste hall de son château, Jacques de Trémeuse, soucieux et grave… comme un annonciateur sinon de mauvaises nouvelles, mais tout au moins de graves événements.


– Mère, reprit Judex, après avoir embrassé tendrement la noble femme, vous m’avez toujours élevé dans un sentiment si puissant de la droiture et de l’honneur… qu’il me semble que je ne serais plus digne d’être votre fils, si je trompais plus longtemps la confiance que vous avez mise en moi.


– Jacques, reprenait Mme de Trémeuse très intriguée… que veux-tu dire?


Alors, avec le plus loyal des courages, Judex définit tout d’un trait:


– Je viens vous demander de me délier de mon serment.


Julia Orsini eut un sursaut de stupeur:


– Ton serment…, répéta-t-elle. Tu ne l’as donc pas tenu?… Pourtant, tu m’as écrit que justice était faite! M’aurais-tu donc menti, toi, un Trémeuse, toi, mon fils?


– Favraut n’est pas mort!


– Tu dis?


– Favraut est en mon pouvoir… Enfermé dans un cachot dont nulle puissance humaine ne saurait le faire sortir et dans l’impossibilité de communiquer avec qui que ce soit au monde.


– Mais il est vivant! scandait la comtesse, avec un accent d’une âpreté farouche.


Puis tout de suite, elle ajouta, tandis que ses yeux étincelaient de haine:


– Pourquoi avoir eu pitié de ce bandit… A-t-il eu pitié de ton père, lui? Oui, pourquoi avoir manqué, ton frère et toi, à la foi jurée?


– Roger n’est pour rien dans ma décision… Je l’ai prise seul et de mon plein gré… Je veux, ma mère, en assumer devant vous l’entière responsabilité.


– Pourquoi? Pourquoi? haletait la comtesse, au comble de l’indignation.


– Ma mère, répondit Jacques, avec un accent d’incomparable noblesse… J’ai bien voulu être un justicier, mais à présent, je le vois, je n’ai pas l’âme d’un bourreau.


– Jacques, tu m’as trahie.


– Mère!


– Tu as trahi ton père!


– Laissez-moi vous dire…


– Tu as failli à ta tâche!… Tu as oublié que tu étais mon fils… Je ne te le pardonnerai jamais!


– Mère! suppliait Jacques, avec la plus respectueuse, mais la plus véhémente des fermetés: je vous adjure de m’écouter.


– Parle! consentait la grande dame, en se laissant tomber sur une chaise gothique et en s’immobilisant en une sorte de morne désespoir.


D’une voix grave, solennelle, Judex commença:


– C’est seulement lorsque Favraut a été descendu dans sa tombe que je me suis demandé si j’avais le droit de l’y laisser. Jusqu’alors, je vous l’affirme, pas un instant je n’avais hésité, pas une minute je n’avais été troublé par la moindre arrière-pensée. Mon âme était demeurée de bronze, mon cœur d’airain. J’étais le juge inflexible que rien ne pouvait toucher. Mais un événement inattendu n’allait pas tarder à apporter en moi le doute et l’inquiétude. La fille du banquier Favraut, à la suite d’une conversation où je dus lui mettre sous les yeux la preuve des crimes de son père, abandonna généreusement sa fortune à l’Assistance publique. Alors il me sembla entendre une voix intérieure qui me disait: «Après un tel geste, tu n’as pas le droit d’imposer à Favraut le supplice atroce auquel tu l’as condamné. Je l’ai donc retiré de son cercueil et je l’ai rappelé à la vie…


– Et, maintenant, tu veux le sauver tout à fait?


– Peut-être…


– Malheureux!


– Oui, ma mère, vous avez raison de m’appeler malheureux! Je le suis au plus profond de mon être… Malheureux… parce que je suis épouvanté de ce que j’ai fait moi-même… Malheureux parce que, frappant un coupable qui l’avait cent fois mérité, j’ai entraîné dans la plus pitoyable des infortunes une innocente qui se double d’un être charmant… d’une mère incomparable… je devrais dire d’une sainte.


– Sa fille!


– Oui, sa fille…, répétait avec force Jacques de Trémeuse, sa fille dont les larmes m’avaient inspiré une pitié que j’avais réussi à vaincre, mais dont l’abnégation, le courage et l’esprit de sacrifice ont brisé en moi une volonté que je croyais d’acier, puisque cette volonté, ma mère, était la vôtre… sa fille, enfin, qui m’est apparue depuis quelques jours, avec une auréole de martyre touchante et qui vous attendrirait vous-même… puisqu’elle m’a fait pleurer…


– Tu l’aimes!… s’écria Julia Orsini en revenant vers son fils.


Et, tout en le contemplant avec une expression tragique, elle ajouta, tandis que sa voix s’assombrissait de la plus amère des déceptions:


– Et moi qui croyais avoir atteint mon but… Moi qui croyais avoir trempé vos cœurs d’une telle haine que rien ne pourrait avoir de prise sur eux… Voilà où j’en suis, voilà où nous en sommes! Qu’attends-tu donc pour ouvrir la porte de son cachot à l’ennemi de ton père?… Oui, qu’attends-tu pour le rendre à sa fille?


– Que vous me releviez de mon serment, déclarait loyalement Judex.


– Jamais! Je suis liée moi-même! rugit la Corse. Et tant que je vivrai, ou tu m’obéiras, ou tu seras parjure… Choisis!


– Ah! Mère! vous me brisez!


– Crois-tu donc que toi, tu ne me brises pas davantage?


Alors… en un mouvement de désespoir effrayant, Jacques s’écria:


– C’est affreux ce qui m’arrive; car depuis que j’ai vu pleurer cette femme, je me demande si, comme je l’avais cru jusqu’à ce jour, la vengeance est bien un devoir!… Oui, j’en arrive à douter que nous ayons le droit d’exercer encore la justice.


– Cette passion criminelle t’a fait perdre la raison… clamait Mme de Trémeuse, toujours dévorée de ce feu intérieur que rien n’aurait pu apaiser.


Mais Judex ripostait:


– Qui sait si elle ne m’a pas plutôt conduit vers la lumière?… Qui sait si elle ne m’a pas ouvert les yeux sur la vérité?


– Jacques… tu blasphèmes…


– C’est ma conscience qui parle devant vous.


– Songe à ton père!


– Je ne l’oublie pas! Et plus je pense à lui, plus je me demande si l’être si profondément généreux, si sincèrement humain qu’était le comte de Trémeuse, eût approuvé, en ce monde, l’acte de sa veuve et de ses fils.


– Tais-toi! Je ne t’ai pas dit toutes les nuits où je me réveillais en sursaut, au cours d’affreux cauchemars j’entendais la voix de la victime me crier avec un accent qui me faisait peur: «Quand donc enfin le misérable qui m’a abattu sera-t-il frappé à son tour?… Quand donc cessera de triompher ce bandit insolent, ce monstre infâme? Son exécution est d’autant plus sacrée qu’elle ne fera pas que me venger, mais qu’elle arrêtera le cours de ses crimes… qu’elle préservera tous ceux dont il causerait encore la ruine, dont il ferait le désespoir. Jacques, mon fils… mon enfant… que de fois l’ai-je entendue, cette voix! Non, tu ne voudrais pas qu’elle retentît de nouveau à mon chevet… pour me reprocher d’avoir failli à la tâche, pour me rendre responsable de ta faiblesse et de ton égarement. Je le sens bien, je ne supporterais pas une pareille épreuve… oui, j’en mourrais!»


– Mère chérie, mère bien-aimée!…


Superbe à la fois de haine et de tendresse, emportée par ces sentiments qui, depuis de si longues années, s’étaient exclusivement partagé sa vie, Julia Orsini s’écria:


– Aurais-je enfin retrouvé mon enfant?


Et en proie à une fièvre ardente, la comtesse continua:


– Écoute-moi, mon fils. Ressaisis-toi vite… Oublie le mirage trompeur d’un amour qui ne peut pas exister en ton cœur, tant il est en dehors de la nature, tant il devrait t’indigner toi-même! Redeviens ce que tu as été jusque-là, le justicier dans tout ce que ce mot comporte d’immense et de surhumain. Raffermis dans ta main tremblante le glaive prêt à s’en échapper. Frappe sans pitié, frappe sans faiblesse… ou bien, j’y consens, garde cet homme prisonnier pour toujours dans ce cachot qui doit être pour lui le tombeau du désespoir. Mais te relever de ton serment, ainsi que tu me le demandes… permettre à ce bandit de reparaître sur la scène du monde, jamais! Ce serait de ta part un crime et une folie… Un crime… parce que tu serais parjure au serment dont aucune puissance ne me fera te relever… une folie, parce qu’en rendant la liberté à Favraut, tu me trahirais, moi, ta mère, en me livrant de nouveau à sa haine!


Comprenant que rien ne désarmerait sa mère, Jacques, courbant le front devant l’implacable volonté à laquelle il venait si cruellement de se heurter, fit d’une voix forte:


– Favraut restera prisonnier jusqu’à la fin de ses jours.


– Merci, mon fils.


– Ne me remerciez pas, ma mère! Vous venez de me rappeler à mon devoir… C’est moi qui dois plutôt vous demander pardon de l’avoir oublié…


La fille des Orsini redressa sa haute taille; et, dans sa robe noire, sous sa chevelure blanche, avec son visage tourmenté, elle apparut telle la personnification de la Némésis antique, fille de la Nuit, dispensatrice de toutes les vengeances et de toutes les justices.


– Jacques…, fit-elle d’une voix profonde, je te pardonnerai lorsque je serai sûre que tu auras arraché de ton cœur la fleur vénéneuse qui a failli l’empoisonner.


Jacques s’inclina devant sa mère…


Aucune autre parole ne fut échangée entre eux.


Le pacte que Jacques voulait briser sortait de cette tragique épreuve plus intangible que jamais.


L’âme en proie aux tortures les plus douloureuses… rivé à une chaîne qui, maintenant, à chaque pas, allait lui entrer dans la chair, le justicier s’éloignait ressaisi, dominé par la Fatalité.


Et quand il se fut éloigné, Julia Orsini, essuyant deux larmes de colère, qu’elle avait contenues jusqu’alors avec le plus fier courage, s’approcha du portrait de son mari, et en le contemplant avec un regard qui était tout elle-même, elle s’écria en la fascination impérieuse d’une tâche qu’elle croyait inéluctable et sacrée:


– Puisque tes fils ont trahi leurs serments, c’est moi qui te vengerai!

V LE PETIT-FILS

– Dis, monsieur Vallières… quand me rendras-tu le môme Réglisse?


C’est en ces termes plutôt familiers que Jeannot s’adressait à l’ancien secrétaire de son grand-père.


Jacques de Trémeuse qui, de retour à Paris, avait repris de nouveau la personnalité de Vallières, répondit à l’enfant avec un bon sourire:


– Le plus tôt possible, mon mignon.


Et comme Jacqueline lui adressait un regard plein de reconnaissance émue, il reprit:


– Tu sais bien que ton vieil ami est toujours trop heureux quand il te fait plaisir, ainsi qu’à ta maman.


… Quelques instants après, Cocantin recevait un mystérieux coup de téléphone, qui eut le don de le plonger dans une perplexité voisine de l’inquiétude… ce qui ne l’empêcha nullement de lancer dans l’appareil:


– Oui, oui, c’est entendu… à cinq heures, place Armand-Carrel… j’y serai!


Cocantin, après avoir, à plusieurs reprises, consulté le buste de Napoléon, se plongea dans une profonde rêverie.


Puis, se levant, il s’en fut à la fenêtre qui donnait sur le balcon, l’ouvrit toute grande… se pencha au-dessus de la balustrade… et constata qu’à l’angle des rues Lamartine et Hippolyte-Lebas… stationnait une auto dans laquelle se trouvait un homme d’une trentaine d’années, dont le chapeau enfoncé sur les yeux et le col de pardessus, strictement relevé, empêchaient de distinguer les traits.


– Ils sont là, se dit-il. C’est parfait. Rira bien qui rira le dernier.


L’air encore plus satisfait de lui-même que des autres, le détective privé rentra dans son bureau… et, sonnant son garçon, il lui dit:


– Allez me chercher ma grande malle en osier… Apportez-la sur le balcon, afin de lui faire prendre un peu l’air… Elle doit en avoir besoin depuis qu’elle est au grenier.


Au moment où le garçon revenait avec l’objet demandé, le môme Réglisse qui, après l’évasion du petit Jean, était resté par prudence à l’Agence Céléritas, faisait irruption dans le cabinet de l’excellent Prosper.


Inutile d’ajouter que la plus grande cordialité n’avait cessé de présider aux relations du détective malgré lui et de Réglisse.


– Hé, Coco…, interpellait le gamin, tu pars donc en balade, que tu fais des malles?…


– Écoute-moi, fit Cocantin… Ton petit ami Jean te fait demander.


– Ça c’est chic!


– Je vais donc te reconduire près de lui.


– C’est encore, plusse bath!


– Seulement, après tout ce qui s’est passé ici, nous allons être obligés de prendre de très sérieuses précautions.


Et, avec un air solennel, Prosper définit:


– Il est indispensable que nos ennemis ignorent l’endroit où je te conduis… Sans quoi, il pourrait en résulter pour eux, pour toi et pour moi… de terribles conséquences.


– J’ai pus un poil de sec! blaguait le Môme.


Tout en le prenant par la main, Cocantin l’emmena sur le balcon; et, ouvrant le couvercle de la malle-panier, il lui ordonna:


– Cache-toi là-dedans.


– Alors, quoi? interrogeait Réglisse toujours gouailleur, vous allez me trimballer là-dedans comme du linge sale? C’est-y que vous m’emmenez chez la blanchisseuse?


– Laisse-toi faire… et ne crains rien, commandait gentiment Prosper.


– Ça c’est rigolo…, fit le gosse en disparaissant dans la malle.


Cocantin, après avoir glissé un coup d’œil vers l’auto qui n’avait pas bougé de place, ramena le panier en osier dans son bureau.


Quelques minutes après, aidé par sa femme de chambre, il le déposait avec d’infinies précautions sur le siège d’un taxi auto à l’intérieur duquel montait la bonne; et, après avoir lancé une adresse au wattman, il rentrait chez lui en se frottant les mains.


À peine le taxi eut-il démarré que la voiture qui attendait rue Hippolyte-Lebas se lançait à sa poursuite…


Le taxi-auto, après avoir gagné et traversé les boulevards extérieurs, suivit le boulevard Barbès… puis le boulevard Ornano et, tournant à gauche à la hauteur de la porte de Clignancourt, il s’engagea sur le boulevard Ney, qui longe la ligne des fortifications de Paris.


Alors… il se passa un fait vraiment inouï d’audace… et d’adresse.


La voiture de maître qui, jusqu’alors, s’était contentée d’accompagner la voiture de place à une distance relativement respectueuse, accéléra tout à coup son allure… tandis que l’homme qui se trouvait à l’arrière, et n’était autre qu’Amaury de la Rochefontaine, se dressait armé d’un solide gourdin à manche recourbé. Au moment où il arrivait à la hauteur du taxi, il empoigna, avec la crosse de son bâton, la corde très solide qui ficelait le panier en osier la tira à lui avec une force et une dextérité prodigieuses, et, avant que le brave conducteur du taco ait eu le temps de revenir de sa surprise, la malle, et son contenu, littéralement harponnés au passage…, se trouva, en un clin d’œil, transportée du siège du taxi à l’intérieur de la 24 HP d’Amaury qui, pilotée par Crémard, disparut dans la direction du boulevard Berthier… brûlant à toute allure la chaussée presque entièrement déserte.


– Bravo, patron, approuvait le chauffeur ordinaire et extraordinaire de Diana Monti… Vrai, on dirait que vous n’avez fait que cela toute votre vie.


– Vite à la maison! ordonna M. de la Rochefontaine tout essoufflé par le formidable effort que lui avait occasionné cette opération aussi hardie que difficile.


Après avoir zigzagué dans diverses rues, afin de dérouter toute poursuite, Crémard stoppa devant la garçonnière d’Amaury où, depuis les derniers événements, Diana Monti, qui comprenait que plus que jamais elle avait besoin d’une protection efficace, avait élu domicile.


Crémard, lâchant sa voiture, chargea la malle sur son épaule… tout en disant:


– Il est joliment sage là-dedans, le môme Réglisse.


– C’est ce qu’il a de mieux à faire, répliqua sèchement M. de la Rochefontaine auquel il répugnait de se familiariser avec des serviteurs de l’acabit de Crémard.


Celui-ci se contenta, tout en gravissant l’escalier, de risquer ce facile à-propos:


– Il ne dit rien, mais il n’en pèse pas moins… Le petit bougre, je ne le croyais pas si lourd.


– Eh bien?… demanda anxieusement l’aventurière qui semblait attendre avec impatience le retour d’Amaury.


– Il est là-dedans! répliqua sèchement Amaury en désignant à sa nouvelle associée le panier d’osier que Crémard avait déposé au milieu du salon.


– Vous en êtes sûr? interrogeait Diana.


– Parbleu! J’ai vu Cocantin l’y cacher.


– Si vous aviez «zieuté» le patron, flattait Crémard, tout en défaisant les cordes qui sanglaient la malle… Il vous a enlevé ça comme un goujon… C’est épatant!…


– Petite vermine, grinça l’ex-institutrice, tu vas nous payer ça!


– Je crois qu’il ne doit pas en mener large, insinuait Crémard tout en continuant son déballage… La preuve c’est qu’il n’a pas soufflé mot depuis que le patron l’a pêché à la ligne.


Et, ouvrant le couvercle de la malle, il lança brutalement:


– Allez, dehors, espèce de sale crapaud, et plus vite que ça, ou je te débarbouille à la potasse!


Et comme rien ne bougeait, Diane, nerveusement, saisit la vieille couverture rapiécée qui devait dissimuler l’enfant. Un cri de colère lui échappa… Le volumineux colis ne contenait qu’un pavé renfermé dans de vieux effets auxquels était épinglé le mot suivant:


Le Môme Réglisse n’est pas un ballot.


Roulés par Cocantin, s’écria la Monti, pâle de fureur. Ah! c’est trop fort!


Et, avec un accent de violence inouïe, elle scanda:


– Mais j’aurai ma revanche… oui, je l’aurai… je l’aurai!…


Pendant ce temps, le directeur de l’Agence Céléritas, qui avait attendu que les deux voitures se fussent suffisamment éloignées, sortait de chez lui avec le môme Réglisse… et se rendait directement place Armand-Carrel, où il remettait le gamin à Roger de Trémeuse, auquel il fit naturellement le récit du bon tour qu’il venait de jouer à ses adversaires… Et comme Roger le félicitait de sa ruse, l’excellent Prosper, qui rayonnait, n’en déclara pas moins, avec une modestie charmante:


– Oh! monsieur, ce n’est rien, croyez-le, à côté de ce que je peux faire.


Et il ajouta en lui-même:


– Si Napoléon revenait sur le trône, il me nommerait ministre de la police… comme Fouché!…


*

* *

– Eh bien, frère, es-tu un peu moins malheureux? demandait Roger à Judex qui, sous les traits du vieux Vallières, pouvait se laisser aller plus facilement à la douloureuse amertume qui s’était emparée de lui…


Jacques eut un geste évasif qui ressemblait à l’expression d’un découragement profond…


Puis, lentement, il reprit:


– Je m’efforce de me raisonner, de me combattre… et surtout d’étouffer en moi ce terrible amour. Quel sera le plus fort de nous deux, je n’ose y songer… Je m’abstiens d’interroger l’avenir… C’est déjà bien assez d’imposer silence à mon cœur.


– Pauvre ami!


– Tu as raison de me plaindre…, soupira l’aîné des Trémeuse. Tu es heureux, toi, de n’avoir pas à subir l’épreuve d’un pareil combat…


– Surtout pas de défaillance…


– Je n’en aurai pas… La douleur de notre mère, dont j’entends toujours les accents terribles… a suffi pour me dicter mon devoir. Je n’ai pas à savoir si elle a tort, ou si elle a raison. Je m’incline devant sa volonté… et dussé-je en mourir, je serai fidèle à mon serment.


– Je n’en attendais pas moins de toi, reprit Roger, en enveloppant son frère d’un regard tout d’admiration et de tendresse… et je suis sûr d’ailleurs que tu puiseras dans l’accomplissement de ta promesse le réconfort dont, à certaines heures, tu auras besoin.


– Je l’espère!


– D’ailleurs… n’as-tu pas déjà remporté sur notre mère une incontestable victoire en obtenant d’elle la vie de Favraut?… Qui sait… si notre mère ne s’attendrira pas un jour… et ne se décidera pas à cheminer avec toi, avec nous… sur la route du pardon!


– Ne nous berçons pas d’illusions pareilles…, reprit Jacques… Notre mère… ne cédera jamais… Elle a trop vécu de sa haine… pour ne pas vouloir mourir avec elle… Et quand même, chose impossible… miracle que je ne veux pas prévoir…, consentirait-elle à ce que je rendisse un jour Favraut à sa famille… jamais celle-ci ne pardonnera à Jacques de Trémeuse d’avoir été Judex. Ma seule consolation sera de continuer à veiller sur elle… sous les traits de ce Vallières, de ce vieillard auquel toute passion est interdite… Je tâcherai de me prêter son âme comme je me suis façonné son corps… Et l’amitié que j’inspirerai sous ces traits à Jacqueline me fera peut-être oublier à la longue la haine qu’elle a vouée au justicier de son père!…


– J’aime à t’entendre parler ainsi…, s’écria Roger en serrant fortement la main de Jacques… car… Sans fermer la porte à l’espoir… je sais que tu resteras debout, fier, inflexible sur le seuil du devoir.


Tandis que les deux frères échangeaient leurs confidences, la porte du bureau s’ouvrait doucement, laissant apercevoir la silhouette troublante, austère, de la femme en noir.


En écoutant les dernières paroles de Roger, elle eut un étrange sourire…


Tout en s’approchant, elle fit simplement d’une voix grave et complètement apaisée.


– Me voici, mes fils!… J’ai pensé que ma présence était utile ici, et je suis venue.


Et s’adressant à Jacques… elle reprit avec un accent de l’au-delà qui fit frissonner les deux frères figés en une attitude de crainte respectueuse:


– J’ai réfléchi longuement à ce que m’a dit Jacques. Loin de revenir sur ce que j’avais décidé, je ne puis que vous blâmer tous deux de m’avoir désobéi.


Et sur un ton d’autorité suprême, la grande dame demanda:


– Où se trouve Favraut?


Jacques répondit sans hésiter:


– Près des Andelys… au bord de la Seine… dans ce fameux Château-Rouge que vous avez acheté vous-même pour nous y aménager à mon frère et à moi une retraite où nous pourrions en toute sécurité préparer la mystérieuse besogne que vous nous avez confiée.


– Où est-il enfermé?


– Dans un cachot pratiqué dans l’une des anciennes oubliettes du château…


– Qui le garde?


– Un homme dont nous répondons comme de nous-mêmes.


– Demain, vous me conduirez près de mon ennemi…, ordonnait impérieusement la fille des Orsini qui ajouta d’une voix rauque tandis que ses yeux s’agrandissaient en une sorte d’hallucination mystique: Puisque vous avez été au-dessous de votre tâche, je veux venger moi-même votre père.


Et comme, terrifiés, Jacques et Roger gardaient le silence, elle reprit:


– J’espère que vous ne me refuserez pas la chambre qui m’est réservée dans cet appartement.


Sans attendre la réponse de ses fils, elle gagna le vestibule et se dirigea d’un pas automatique vers la porte de la pièce qu’occupait Jacqueline.


Mais Jacques l’avait devancée.


– Ma mère, fit-il, je vous en supplie… n’entrez pas ici.


– Pourquoi…


– Il y a quelqu’un…


– Qui donc?…


– La fille de Favraut.


– Elle!… Comment tu as osé l’amener près de toi! Le mal est donc plus grand encore que je ne le pensais?


– Mère, laissez-nous vous expliquer!


– Je veux la voir!… exigeait la Corse. Se retournant vers les deux frères qui la considéraient muets et consternés, elle fit d’une voix stridente:


– Je suppose que vous n’avez pas l’intention de me faire violence.


Et, le visage contracté de haine, elle ouvrit délibérément la porte.


Mais elle s’arrêta aussitôt.


Agenouillés sur le bord de leur lit, Jeannot et le môme Réglisse, en chemise de nuit, les mains jointes, répétaient d’une voix claire et les yeux levés au ciel la prière que Jacqueline, penchée vers eux leur soufflait avec ferveur:


Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien.

Pardonnez-nous nos offenses

Comme nous pardonnons

À ceux qui nous ont offensés.


Ce spectacle était si délicieusement simple, si poétiquement émouvant, que, pour la première fois depuis de longues années, la Corse implacable sentit comme un souffle de douceur passer sur son front brûlant de fièvre…


Lorsque, la prière terminée, Jacqueline aperçut en se retournant cette femme en grand deuil qui la fixait d’un air étrange… elle eut vers Vallières un regard d’interrogation qui semblait dire:


– Quelle est cette dame… et pourquoi me regarde-t-elle ainsi?


Mais la comtesse de Trémeuse qui, tout de suite, avait lu dans le cœur de Jacqueline, s’approchait d’elle en disant d’une voix que ses fils ne lui connaissaient plus, tant elle leur semblait être redevenue tout à coup humaine:


– Je suis… la sœur de M. Vallières… Je suis venue à Paris pour quelques jours… Pardonnez-moi d’être entrée dans cette chambre.


Comme Jacqueline allait lui répondre, brusquement, elle s’en fut en disant à ses deux fils qui l’avaient rejointe dans l’antichambre:


– Laissez-moi… j’ai besoin d’être seule.


Et, dans le bureau de Judex, elle demeura plongée dans une profonde rêverie.


À l’acuité étrange de son regard, aux tressaillements nerveux de ses lèvres… aux soupirs douloureux qui s’échappaient de sa poitrine, il était évident qu’un combat violent se livrait en elle.


Ces deux enfants adorables et cette jeune femme toute rayonnante de bonté pure et de noblesse féminine… que soudain elle trouvait priant pour ceux qui les avaient offensés… ces paroles de miséricorde transmises de cœur de martyre à ces cœurs innocents… Ce «pardonnez-nous nos offenses» tombé de ces lèvres de tout-petits… tout cela semblait l’avoir fortement émue.


L’ange de la pitié allait-il l’emporter sur le dieu de la vengeance?


Non sans doute…


Quelque vision funèbre, une tragique évocation des heures terribles, irréparables, avait dû surgir devant la comtesse. Ses traits un instant détendus exprimèrent une résolution frénétique… inébranlable… tandis que ces mots lui échappaient:


– Il faut qu’il meure, oui, il le faut! Je le veux. Et c’est moi qui le frapperai!…


Mais voilà que deux chérubins apparaissent soudain dans l’entrebâillement de la porte qui s’est ouverte sans bruit.


Embarrassés dans leurs longues chemises blanches, Jeannot et le môme Réglisse, envoyés par Jacqueline, Vallières et Roger qui sont restés dans l’antichambre, s’avancent sur la pointe de leurs pieds nus… vers la femme en noir… toujours prostrée dans sa méditation funèbre.


Jeannot interloqué s’arrête, mais le môme Réglisse, qui discrètement s’est effacé, l’encourage d’un geste énergique. Les bras tendus, l’enfant s’avance de nouveau:


– Madame, fait-il de sa jolie voix si câline et si tendre. Madame…


Julia Orsini redresse la tête.


En apercevant ce chérubin blond qui lui sourit… elle tressaille… Elle lutte encore, se défendant contre la pitié qui, de nouveau, l’envahit.


Mais Jeannot insiste:


– Madame, dit-il, vous ne voulez pas m’embrasser?


Oh! alors, devant cette apostrophe adorable, en face de cette innocence qui ne veut encore savoir qu’aimer… émue par ce regard divin de tendresse et de douceur, Mme de Trémeuse se sent tout à coup transformée.


Comme la veille, deux larmes coulent sur ses joues… Ce ne sont point des larmes de colère… mais des larmes de bonté.


– Viens, mon petit, s’écrie-t-elle en attirant contre elle le fils de Jacqueline.


Le petit enfant a remporté une victoire qui eût semblé impossible au bon Dieu!

Загрузка...