SIXIÈME ÉPISODE Le môme Réglisse

I OÙ LE VOILE SE DÉCHIRE

Devant une table-coiffeuse élégamment et minutieusement garnie, une jeune femme, délicieusement jolie, dont les traits légèrement tirés et le teint encore pâle révélaient une récente maladie, achevait de procéder à sa toilette… lorsqu’une gentille camériste, au regard plein de malice, souleva une portière, demandant sur un ton plein de sympathie respectueuse:


– Madame n’a besoin de rien?


– Mon Dieu non, Mariette, répondit Jacqueline Aubry qui, avec un accent plein de douceur et de bienveillance, ajouta aussitôt:


– À moins que vous ne vous décidiez enfin à me dire où je suis?


– Madame ne tardera pas à le savoir.


– Alors, pourquoi tout ce mystère?


– Je ne puis rien dire à madame.


Et, mettant un doigt mystérieux sur ses lèvres, Mariette disparut… avec un sourire énigmatique.


Jacqueline, très intriguée, se mit à récapituler tous les événements des jours précédents et dont elle avait gardé le souvenir.


Tout d’abord, elle se rappelait très nettement qu’ayant reçu un télégramme lui annonçant que son petit garçon était très malade… elle s’était empressée de prendre le train pour Loisy… et qu’au milieu du pont qui traverse la Seine, elle avait été assaillie par deux malandrins et précipitée par eux dans le fleuve.


À partir de ce moment, ses souvenirs devenaient extrêmement confus… Il lui semblait bien qu’elle s’était retrouvée chez les Bontemps… étendue sur un lit… que son petit garçon, à genoux près d’elle l’avait embrassée… et qu’ensuite elle avait perdu connaissance… Elle croyait également se rappeler qu’on l’avait emmenée dans une voiture très rapide… puis qu’auprès d’elle on criait, on se disputait… on se battait… sans qu’elle pût faire un mouvement… lancer un appel… figée dans une sorte de torpeur dont rien n’aurait pu la tirer.


Tout à coup, elle avait la sensation fulgurante d’un retour à la vie… Près d’elle se tenait un homme vêtu de noir… dont elle ne pouvait distinguer les traits… et dont elle apercevait seulement les deux grands yeux qui la considéraient dans un véritable rayonnement de bonté infinie et de profonde pitié.


Puis, la nuit s’était faite de nouveau en elle… Elle était retombée dans ce sommeil de plomb qui ressemble tant à la mort…


Lorsqu’elle avait repris connaissance, elle se trouvait dans une chambre élégante et claire… Mais les objets qui l’entouraient, elle ne les avait jamais vus… Aussi, dès qu’elle eut la force d’articuler quelques mots, demanda-t-elle à Mariette qui s’était installée à son chevet:


– Où suis-je?


– Chez des amis qui ont juré de vous sauver, et vous sauveront, répondit la femme de chambre.


– Et mon fils?


– Vous le verrez bientôt. Mais ne parlez pas… Reposez-vous… Ne vous inquiétez de rien… Laissez-vous soigner… Laissez-vous guérir… Vous saurez alors toute la vérité, et je crois, madame, que ce sera pour vous un bien beau jour!


Jacqueline, encore très faible, avait obéi à sa garde-malade, qui lui témoignait de plus en plus de dévouement.


Chaque jour, c’étaient de nouvelles et délicates attentions. Un matin, Jacqueline avait trouvé sur sa table de nuit le portrait de son Jeannot bien-aimé… Une autre fois ce fut une petite lettre:


Ma maman chérie,


Je sais que tu es guérie et que nous nous reverrons bientôt… Je suis heureux, je suis sage et je t’aime…


Ton Jeannot.


Le môme Réglisse t’embrasse bien fort.


Chaque jour, Jacqueline avait vu les plus belles roses, ses fleurs préférées, se renouveler en bouquets splendides dans les vases de Sèvres qui ornaient la cheminée.


Dans cette atmosphère de calme rassurant et de mystérieuse sympathie, la fille du banquier, plus moralement atteinte que physiquement, était revenue assez vite à l’existence.


Et voilà qu’enfin elle allait savoir qui l’avait conduite là… Elle allait connaître le bienfaiteur inconnu sur lequel aucun indice ne lui permettait de fixer ses soupçons… Un instant elle avait songé aux de Birargues… Mais elle avait réfléchi aussitôt que d’abord ils devaient se trouver encore dans les Cévennes… et qu’en admettant qu’elle eût été recueillie par eux, ils n’avaient aucune raison de se tenir systématiquement éloignés d’elle.


Un moment, le nom de Judex avait tinté à son oreille… Vite, elle l’avait écarté… Mais, de nouveau, il s’était imposé avec une certaine insistance… Cette pensée qu’elle devait peut-être une seconde fois son salut à celui qu’elle considérait comme le meurtrier de son père, l’avait douloureusement affligée… provoquant même chez elle une sorte de crise morale, qu’un regard au portrait de son fils avait vite apaisée.


Enfin, Mariette venait de le lui dire… Elle allait savoir!…


Un coup discret frappé à sa porte la fit tressaillir.


– Entrez! fit-elle, tout émue à la pensée qu’elle allait se trouver en face de la vérité.


Un cri de surprise extrême et de joie spontanée lui échappa. Le bon Vallières, l’ancien secrétaire de son père, était devant elle.


– Vous, vous!… fit-elle. Oh! que je suis heureuse de vous revoir, mon bon ami… car j’espère bien que vous, au moins, vous allez me dire où je suis.


– Madame… vous êtes chez moi.


– Chez vous… comment?


Vallières, tirant une lettre de sa poche, la tendit à Jacqueline, en disant:


– Voilà qui vous expliquera tout.


La fille du banquier s’empara de la lettre et lut:


Madame,


Vous êtes entourée de tant de pièges que j’ai cru devoir vous confier à votre ami le plus sûr qui vous remettra cette lettre. Il exécutera toutes vos volontés.


Je n’ose me présenter à vous, et pourtant, il n’est personne au monde qui vous soit plus dévoué que moi.


JUDEX.


À cette lecture, les yeux de Jacqueline s’étaient assombris…


Son visage révélait un émoi profond: et ce fut d’une voix toute frémissante qu’elle interrogea:


– Quel est ce Judex?


– Je l’ignore, répondit Vallières.


– L’avez-vous vu?


– Non! c’est un de ses serviteurs qui vous a conduite ici et m’a demandé, au nom de son maître, de veiller désormais sur vous. Maintenant, chère madame… vous voilà à l’abri de tout danger… Je suis obligé de m’absenter assez souvent… car ainsi que je vous l’ai dit, j’ai eu la chance de retrouver une très bonne situation qui me prend du temps et me demande beaucoup de travail. Mais, vous connaissez Mariette et ma gouvernante, Mme Fleury… Vous êtes sûre d’être entourée par elles de tous les soins dont vous avez encore besoin… et de toutes les attentions que vous méritez. La seule chose que je vous demanderai, sera de ne pas quitter cet appartement, jusqu’à ce que j’aie acquis la certitude que vous n’êtes plus menacée… ce qui ne tardera pas, je l’espère.


– Et mon fils?


– Dès demain, il sera près de vous.


– Oh! merci, mon bon Vallières… merci de toute mon âme!… s’écria Jacqueline en saisissant la main de son protecteur.


Puis, sur un ton d’affectueux reproche, elle questionna:


– Pourquoi ne pas m’avoir dit cela plus tôt? Pourquoi tout ce mystère?


– Il le fallait, répondait l’ancien secrétaire… Vous souffriez surtout d’une commotion nerveuse que la moindre émotion pouvait aggraver… C’est d’accord avec mon médecin, sur lequel vous pouvez compter comme sur moi-même, que nous vous avons tenue, jusqu’à présent, dans l’ignorance de la réalité.


– Mon ami…, reprenait Jacqueline, toute vibrante de la plus douce des gratitudes, jamais je n’oublierai ce que vous avez fait pour moi.


Mais Vallières protestait:


– Je n’ai fait que vous accueillir… et c’est…


Il n’acheva pas, comme s’il avait peur de blesser la jeune femme en prononçant devant elle le nom fatidique.


Mais Jacqueline fit elle-même:


– Judex, n’est-ce pas?


– Oui… Judex, fit simplement le secrétaire.


– Et… vous ne connaissez rien de lui?


– Non… madame.


L’ancien secrétaire, après avoir hésité, fit, d’une voix qui avait pris une gravité impressionnante:


– Il paraît que vous l’avez vu?


– Moi?


– Oui… Ne vous souvient-il pas d’un homme qui s’est penché sur vous, quand vous avez ouvert les yeux, dans le moulin de Kerjean?


– Non…, affirmait Jacqueline, en faisant les plus grands efforts pour rassembler ses souvenirs. Je ne me souviens pas.


Puis, tout en enveloppant de son magnifique et clair regard de loyauté l’ancien collaborateur de son père, elle fit:


– Vous ne me dites pas la vérité.


– Oh! madame.


– Ou du moins vous en savez beaucoup plus long que vous ne voulez m’en révéler.


– Cependant…


– Comment seriez-vous au courant de tous ces détails, si ce Judex ne vous avait pas fait ses confidences?


– Je vous l’ai déjà dit, chère madame… Je n’ai vu que son serviteur…


– Je veux bien vous croire… mais une autre, une dernière question à laquelle je vous adjure de me répondre avec la plus entière franchise: Avez-vous le moyen de communiquer avec Judex?


– Oui, madame, répondit nettement Vallières.


– Eh bien, veuillez avoir l’obligeance de lui écrire une lettre que je m’en vais vous dicter.


– Très volontiers.


Et Vallières, qui semblait non moins ému que sa protégée, s’installa devant une table où se trouvaient tous les objets nécessaires à une correspondance, trempa sa plume dans un encrier d’une main qui tremblait légèrement et fit:


– Madame, je suis à vos ordres…


Jacqueline s’était entièrement ressaisie. En pleine possession de sa pensée, toute vibrante de la dignité la plus pure en même temps que de la volonté la plus forte, elle commença à dicter d’une voix ferme, assurée:


Monsieur,


M. Vallières vient de me mettre au courant des circonstances à la suite desquelles je me trouvais en ce moment chez lui.


C’est très volontiers que j’accepte l’hospitalité de ce bon, de cet excellent homme… Mais je ne veux la tenir que de lui… et encore est-ce à la condition que mon fils vienne la partager avec moi.


Ceci a toujours été entendu…, interrompait Vallières doucement.


Jacqueline continuait à dicter:


Quant à vous, monsieur, si vrai soit-il que je vous doive la vie, votre nom mystérieux évoquera toujours en moi le sombre drame de la mort de mon malheureux père.


Je n’ose le répéter, et je ne le lis plus qu’avec effroi.


Je demanderai donc à M. Vallières de ne plus le prononcer devant moi…


C’est fini? demanda Vallières à Jacqueline qui s’était arrêtée.


– Oui… c’est fini.


D’un geste impassible et froid, Vallières tendit la lettre à la jeune femme, qui signa et la remit à son hôte, en disant:


– Croyez, mon ami, que je n’oublierai jamais la nouvelle preuve de dévouement que vous me donnez là.


– Je n’ai fait que mon devoir…, fit l’ancien secrétaire en s’inclinant… et en embrassant respectueusement la main que lui tendait Jacqueline.


Puis, il regagna l’antichambre qu’il traversa dans toute sa longueur, et pénétra aussitôt dans son cabinet de travail.


Appuyant sur le bouton d’une sonnerie électrique, il attendit un instant… regardant avec fixité la lettre de Jacqueline à Judex… qu’il avait déposée devant lui, sur son bureau jusqu’au moment où, après avoir frappé à la porte, apparut une femme d’une cinquantaine d’années… vêtue d’une robe noire, et à la physionomie aimable et intelligente.


C’était la gouvernante, Mme Fleury.


– Gabrielle, fit M. Vallières… je vais probablement être obligé de m’absenter… Je vous recommande de redoubler de surveillance… et surtout de ne laisser pénétrer ici personne en dehors des gens dont je vous ai donné les noms.


– Monsieur peut compter entièrement sur moi.


– Vous surveillerez attentivement Mariette… C’est une fille très sérieuse… et dont j’ai pu apprécier les qualités… Mais elle est jeune… elle est jolie… Elle peut être tentée… Au moindre soupçon qu’elle vous inspirerait, n’hésitez pas à la renvoyer sur-le-champ… et téléphonez-moi comme toujours, à l’endroit indiqué.


– Monsieur peut compter sur moi…, répliqua Mme Fleury, qui semblait avoir pour son patron une vénération sans bornes.


– Et maintenant, Gabrielle… laissez-moi et surtout que personne ne me dérange…


– Pas même M. Roger?


– J’ai dit personne.


– Bien, monsieur.


La gouvernante tourna les talons et disparut.


Alors, Vallières se leva… fit quelques pas saccadés à travers la pièce, s’en fut fermer sa porte au verrou; puis revenant à sa table, il se laissa tomber sur son fauteuil… et, plongeant la tête entre ses mains, il parut s’absorber en une profonde rêverie… de profonds soupirs gonflaient sa poitrine, ses épaules eurent quelques tressaillements douloureux… tandis que ce nom… prononcé avec un accent déchirant, s’étranglait dans sa gorge!


– Jacqueline!


Et voilà que tout à coup… Vallières se relève… sa taille courbée s’est redressée… ses yeux brillent d’un feu étrange… et dans un geste brusque arrachant la perruque et la barbe postiche qui, véritable chef-d’œuvre de camouflage, le rendent méconnaissable, il laisse apparaître le visage austère et superbe de Judex… tandis que cette phrase s’échappe de ses lèvres:


– J’en étais sûr… Elle ne m’aimera jamais!…

II LE CRIME EN MARCHE

Après l’aventure qui lui était arrivée au moulin de Kerjean, Diana Monti avait jugé utile de disparaître pendant quelque temps, afin, comme elle le disait, de voir venir les événements; et elle était allée se cacher dans un modeste hôtel des environs de Paris… où elle s’était fait inscrire sous un nom d’emprunt.


Mais au bout de quelques jours, aucun événement fâcheux pour elle ne se produisant et les deux «exécuteurs» de ses hautes œuvres, c’est-à-dire Crémard et le docteur Pop, lui ayant fait savoir que tout semblait assoupi, Diana, qui n’était pas femme à rester longtemps tranquille, avait promptement regagné la capitale.


La terrible aventurière, en effet, n’avait pas renoncé à ses projets. Extrêmement opiniâtre et remarquablement intelligente, elle avait très bien saisi que, désormais, une lutte à mort était engagée entre elle et Judex.


Froidement, elle avait pesé en même temps que les dangers qu’elle courait, les atouts qu’elle avait dans son jeu.


Les dangers… D’abord Judex, ennemi puissant, formidable même, et d’autant plus à redouter qu’il s’enveloppait d’un mystère qu’elle n’avait pas encore réussi à percer.


Secondement: Jacqueline qui, en admettant qu’on retrouvât et qu’on délivrât le banquier, pourrait d’un mot la démasquer et la perdre à tout jamais aux yeux de Favraut…


Enfin, Moralès, qui, par peur autant que par remords, allait maintenant faire cause commune avec son père et devenir à la fois contre elle un accusateur et un indicateur.


Les atouts: le fait certain que Favraut était vivant… et qu’il était entre les mains de Judex… et enfin, par-dessus tout, sa volonté pour vaincre d’employer tous les moyens, même les plus effroyables, de ne se laisser intimider par personne, en un mot de jouer la partie jusqu’au bout… lutte féroce, lutte à mort… dont les millions du banquier demeuraient l’enjeu. Rien, désormais, en face d’un pareil but, ne pouvait l’arrêter.


Déjà, son cerveau diabolique avait imaginé un nouveau plan, encore plus infâme que ceux qu’elle avait déjà élaborés; et sans doute lui fournissait-il de fortes garanties, car bientôt un sourire d’ange déchu erra sur ses lèvres… un éclair de triomphe cruel, implacable, illumina ses yeux profonds; et, après avoir revêtu l’une de ses plus élégantes toilettes, elle se fit conduire rue Milton, à l’Agence Céléritas.


De nouveau, le crime était en marche!


Un matin, vers dix heures, Diana Monti se présentait chez Cocantin.


Le détective, dans l’ignorance complète non seulement du drame qui s’était déroulé au moulin tragique, mais encore de toutes les circonstances qui l’avaient suivi, accompagné et précédé, reçut avec d’autant plus d’amabilité l’ex-institutrice qu’il était incapable de résister à la fascination qu’exerçait sur lui toute jolie femme.


– Eh bien, cher monsieur Cocantin, attaqua résolument l’aventurière, avez-vous découvert quelque chose qui nous mette sur la piste de Judex?


À ces mots, le visage du détective se rembrunit.


Ce nom de Judex avait, en effet, le don de le plonger dans les transes les plus effroyables… et même l’appât de la forte somme, que les deux bandits lui avaient promise, n’avait pas réussi à stimuler son zèle.


– Chère madame, balbutia-t-il, dans ces sortes d’histoires, vous n’ignorez pas…


Diana interrompit aussitôt:


– Cher monsieur Cocantin, vous n’avez pas besoin de m’en dire davantage… Vous ne vous êtes occupé de rien…


– C’est-à-dire que…


– Inutile de rien me cacher, je suis fixée… Eh bien, ce n’est pas gentil de votre part… Je dirai même que ce n’est pas délicat… Quand on a promis…


À ces mots, Prosper redressa fièrement la tête, tout en lançant un coup d’œil vers le buste de Napoléon:


– Madame, avant tout, je suis un honnête homme et toutes ces histoires me lassent.


– Vous savez pourtant bien, rappelait l’ex-institutrice, qu’il y a cent mille francs pour vous si nous découvrons Judex et si, par lui, nous retrouvons Favraut.


– Cent mille francs, c’est une somme. Mais mon honneur… ma conscience…


– Ni votre honneur, ni votre conscience n’ont à voir dans tout ceci, ripostait l’aventurière en enveloppant d’une de ses plus savantes œillades l’excellent Prosper qui avait cessé de regarder Napoléon. Voyons… réfléchissez… Qu’est-ce que nous vous demandons? Nous aider à retrouver un homme arbitrairement séquestré… Qu’est-ce que vous risquez? Absolument rien… si ce n’est de gagner honnêtement cent beaux billets de mille, en accomplissant une bonne action et en obligeant une femme qui, liée à vous par une reconnaissance infinie… n’aura plus rien à vous refuser.


– Madame… que me dites-vous là?


– Monsieur Cocantin, vous me plaisez beaucoup, minaudait astucieusement la Monti… et il serait dommage que deux êtres comme nous, si bien faits pour s’entendre…


On frappait malencontreusement à la porte… C’était le garçon de bureau qui apportait à Cocantin une carte de visite.


– Amaury de la Rochefontaine…, s’écria Cocantin avec impatience… Dites-lui d’attendre, je le recevrai tout à l’heure.


– Amaury de la Rochefontaine, l’ancien fiancé de Jacqueline se demandait l’aventurière… Que vient-il faire ici?


Puis tout haut, elle reprit… d’une voix caressante qui fit agréablement tressaillir le galant détective privé:


– Vous connaissez ce monsieur?


– Ne m’en parlez pas!


– Pourtant, c’est un homme très chic.


– Je ne vous dis pas…


– Très argenté!


– Détrompez-vous!


Et, devenant confiant jusqu’à l’indiscrétion la plus absolue, Cocantin, complètement affolé par le savant manège de son interlocutrice, laissa échapper:


– Il est fauché… royalement fauché… la preuve, c’est qu’il vient me demander si je ne lui ai pas trouvé un bailleur de fonds.


À ces mots, Diana, comme prise d’une inspiration subite, s’était levée.


– Monsieur Cocantin, lançait-elle à brûle-pourpoint, laissez-moi recevoir M. de la Rochefontaine.


– Comment cela?…


– Je suis à même de vous rendre, à tous deux, un grand service.


– Mais…


– Il n’y a pas de mais… Laissez-moi faire… Vous n’aurez pas à le regretter.


– Vous connaissez donc mon client? questionnait Cocantin tout interloqué.


– Bien mieux que vous ne le connaissez vous-même… Je suis précisément à même de lui rendre le service qu’il vous demande… Il va de soi que la moitié de la commission sera pour vous…


– Cependant…


– Voulez-vous les trois quarts?


– Ce n’est pas cela que je voulais dire.


– Eh bien, pour la troisième fois, je vous le répète, laissez-moi faire…


– Vous êtes gentille…, cédait le fantoche inflammable qu’était le neveu du sieur Ribaudet.


– Mais, par exemple… veuillez donc passer dans une pièce voisine.


– C’est indispensable?


– Il le faut, mon cher ami… car vous voulez bien être mon ami?


– Vous êtes exquise.


Et, tout en conduisant elle-même Cocantin dans un cabinet de débarras attenant à son bureau, la Monti ordonna:


– Entrez là, et n’en sortez que quand je vous le dirai.


– Vous êtes divine! admirait Prosper, complètement subjugué.


Pour plus de précautions, Diana poussa le verrou qu’elle avait remarqué à la porte du cabinet; puis, comme chez elle, elle sonna le garçon, et lui ordonna avec autorité:


– Faites entrer M. de la Rochefontaine.


En apercevant, seule, dans le bureau de Cocantin, l’ex-institutrice des Sablons, Amaury eut un mouvement de vive surprise.


Mais l’aventurière s’avançait vers lui gracieuse, affable, souriante:


– Cher monsieur, disait-elle, vous ne vous attendiez guère à me retrouver ici?


– Je l’avoue, mademoiselle.


– Croyez que je suis enchantée de vous revoir.


– Et moi de même.


– D’autant plus que je me préparais à vous écrire.


Et Diana, baissant la voix, ajouta:


– J’ai une communication très intéressante à vous faire. Très à son aise, entièrement maîtresse d’elle-même, la Monti continuait:


– Voilà pourquoi j’ai demandé à mon cher ami Cocantin de nous laisser seuls… Veuillez donc vous asseoir, cher monsieur, et me prêter cinq minutes d’attention… La chose en vaut la peine.


Quelque peu méfiant, et surtout très intrigué, Amaury obéit tout en se disant:


– Tenons-nous bien… car cette gaillarde doit être joliment forte.


Puis, avec un ton de parfaite courtoisie, il reprit:


– Mademoiselle, croyez que je vous écoute avec beaucoup d’intérêt.


– Tout d’abord, votre parole d’honneur que tout ceci restera entre nous.


Amaury eut un signe d’acquiescement.


Alors, en femme qui a pour principe d’aller droit au but, l’aventurière attaqua:


– Que répondriez-vous, monsieur de la Rochefontaine, à quelqu’un qui viendrait vous dire: Je viens de découvrir une mine d’or… voulez-vous l’exploiter avec moi?


De plus en plus étonné, Amaury répliquait:


– Permettez-moi, mademoiselle, de trouver votre question quelque peu étrange…


– Allons, reprit la Monti, je vois qu’avec vous il faut mettre tout de suite les points sur les i.


Et, s’approchant d’Amaury, elle lui dit à voix basse:


– Entre nous, n’est-ce pas?… Tout à fait entre nous… Secret absolu…


– Oui, oui… c’est entendu.


– Le banquier Favraut est vivant.


– Vous dites? s’exclama M. de la Rochefontaine, incrédule.


Avec un accent de sincérité qui le fit tressaillir, Marie Verdier poursuivit:


– Je vais vous confier une chose terrible: j’ai acquis la preuve, comme vous pouvez l’acquérir vous-même, que Favraut ne reposait plus dans son tombeau.


– C’est inouï!


– Favraut a été plongé dans un sommeil cataleptique, puis enlevé de son cercueil par un personnage mystérieux qui le tient en ce moment en son pouvoir.


– Quel est ce roman?


– Ce n’est pas un roman, c’est la réalité… j’en ai la certitude absolue… la preuve irréfutable… Écoutez-moi jusqu’au bout…


Et Diana… après avoir mis au courant M. de la Rochefontaine de tout ce qu’elle savait au sujet de Judex, conclut, d’un air de triomphe:


– Dites-moi maintenant si ce n’est pas une mine d’or que nous avons à exploiter ensemble?


Encore un peu méfiant, M. de la Rochefontaine objectait:


– Pourquoi, madame, ne l’exploitez-vous pas vous-même?


– Parce que seule, je ne puis mener à bien une entreprise qui, je ne vous le cache pas, et vous vous en doutez bien vous-même, ne va pas sans danger.


«Or, je sais ce qu’il en coûte de se confier au premier venu… tandis qu’avec vous, je serai tranquille… Et voici pourquoi: la rupture de votre mariage avec la fille du banquier vous a replongé dans une situation plus qu’obérée… Excusez-moi de vous parler avec une aussi brutale franchise…


– J’aime mieux cela.


– À la bonne heure, je vois que nous allons nous entendre. Ce ne sont point les quelques milliers de francs que vous procurera Cocantin qui pourront vous remettre d’aplomb. Je vous offre l’occasion inespérée de remettre la main sur une fortune énorme. Ne la laissez pas échapper… Marchons au contraire la main dans la main… unis étroitement dans la même pensée… dans le même but… et je vous garantis qu’à nous deux, nous amènerons bien Judex à se démasquer et à nous rendre Favraut. Je joue avec vous cartes sur table, monsieur de la Rochefontaine… Non seulement je vous ai dévoilé mon secret, mais je ne vous ai rien caché de mes intentions. À vous de me répondre!…


Amaury qui, maintenant, avait compris la femme qu’il avait devant lui, fit avec un air de grand seigneur, tout à fait détaché des choses d’ici-bas:


– Permettez-moi maintenant, mademoiselle, de vous parler avec autant de franchise que vous m’avez parlé vous-même.


– Je vous en prie.


– Vous ne m’avez pas dissimulé que l’aventure en question n’irait pas pour vous comme pour moi sans de graves périls.


– C’est l’évidence même.


– Certes, je ne mets pas en doute le succès…


– Moi non plus.


– Mais alors… Si vous… vous êtes sûre de toucher votre récompense… qui me garantit un bénéfice dans cette affaire?


– Croyez-vous donc que Favraut ne sera pas trop heureux de payer sa liberté au prix de plusieurs millions?


– Vous ignorez donc ce qui s’est passé entre sa fille et moi?


– Je ne sais qu’une chose…, rugit Diana, en laissant éclater sa haine, c’est que Jacqueline est ma plus mortelle ennemie.


– Si encore nous savions ce qu’elle est devenue? reprenait Amaury.


– Je le sais, riposta farouchement l’aventurière… et je ne vous cacherai pas que pour moi, bien plus que pour vous, elle est un obstacle terrible à mes projets. Mais cet obstacle, j’ai le moyen de le supprimer et je le supprimerai.


La Monti avait lancé cette phrase avec un accent tellement terrible qu’Amaury répliquait, effrayé:


– Je suppose que vous n’allez pas me proposer de l’assassiner?


– Vous êtes fou! ricana la maîtresse de Moralès, en haussant les épaules.


Et avec la plus hypocrite des adresses, elle déclara:


– Voyons, est-ce que des gens comme nous se font assassins? Il y a cent autres façons de s’y prendre. Mais parlons plus bas… cet imbécile de Cocantin – car c’est un imbécile, vous le savez aussi bien que moi – n’a pas besoin de connaître nos secrets.


Et, se rapprochant tout à fait du gentilhomme ruiné qu’elle était en train de circonvenir si adroitement, la terrible créature se mit à lui parler à voix basse… achevant de briser les indécisions d’Amaury… l’enveloppant, le persuadant, le gagnant à sa cause… à force d’infernale audace… de séduction perverse… de fascination irrésistible…


Puis, quand elle s’aperçut que de la Rochefontaine lui était acquis, elle reprit un peu plus haut:


– Somme toute, ce que je vous propose est d’une exécution facile… et ne peut pas nous entraîner bien loin.


– Et… comme vous me le dites, approuvait Amaury, repris d’une véritable soif de richesse, ce sera une arme avec laquelle nous tiendrons Judex aussi bien que Jacqueline.


– Je n’ai jamais voulu vous proposer autre chose, affirmait Diana, avec un accent d’ingénuité dont l’expression factice eût certainement inquiété tout esprit plus scrupuleux que celui de M. de la Rochefontaine.


– En ces conditions, accédait Amaury, l’affaire me semble acceptable.


– Alors, nous sommes d’accord? fit l’aventurière, en fouillant de son regard celui de son futur complice.


– Entièrement, consentait le gentilhomme décavé, déclassé, amoral et sans scrupules que si habilement l’aventurière venait de prendre dans ses filets.


Et Diana conclut:


– La réussite de notre plan dépend de sa prompte exécution… Il s’agit donc d’en réaliser immédiatement la première partie… où vous êtes appelé à jouer le rôle que vous savez.


– Parfaitement.


– Donc, filons vite… Le temps de délivrer Cocantin, et en route.


Diana, dont les yeux brillaient d’une lueur de joie malsaine et cruelle, s’en fut pousser le verrou… et Cocantin apparut, légèrement congestionné et visiblement impatient de reconquérir sa liberté…


Sans lui donner le temps d’articuler un mot, la Monti s’écria sur le ton de la plus aimable volubilité:


– Excusez-moi, cher monsieur Cocantin, de vous avoir fait attendre… mais M. de la Rochefontaine et moi nous avions des choses très importantes à nous dire. Inutile d’ajouter que nous nous sommes entendus à merveille… Nous allons faire une course très pressée, mais nous repasserons ici dans la soirée… ou demain matin au plus tard… pour en terminer avec vous…


Et foudroyant le détective d’un regard passionné, l’aventurière ajouta:


– Inutile de vous dire que je ne vous oublierai pas… cher ami… et que vous pouvez entièrement compter sur moi, plus que jamais, vous m’entendez, plus que jamais!


Puis, s’adressant à M. de la Rochefontaine, elle fit, toujours souriante:


– Venez, cher! À tout à l’heure, monsieur Cocantin.


– À tout à l’heure, répliqua le directeur de l’Agence Céléritas, en se confondant en salutations empressées…


Quel forfait inédit avait encore imaginé Diana Monti?


Quels nouveaux périls allaient planer sur Jacqueline?


En attendant, Cocantin, qui avait reconduit ses deux clients jusque dans l’antichambre, les regardait s’éloigner d’un air intrigué.


– Drôle de femme, se disait-il, mais qu’elle est capiteuse!… Si elle tient ses promesses, je crois, mon vieux Prosper, que tu ne seras pas à plaindre.


Galvanisé par ses espérances amoureuses, Cocantin retourna dans son bureau.


Mais comme, suivant son habitude, ses yeux se dirigeaient vers le buste de Napoléon, il tressaillit…


Il venait, en effet, d’avoir l’impression directe, immédiate, que son maître le regardait d’un air menaçant… et qu’il semblait lui dire:


– Cocantin, je ne suis pas content de toi!


Alors, devenu perplexe, il s’assit à son bureau et songea…


Puis, au bout d’un moment, il murmura, envahi par une inquiétude mal définie.


– Je ferais peut-être bien de ne pas m’emballer… Cette femme, maintenant, me fait plutôt peur. Ah! mon oncle!… Mon oncle!… Pourquoi m’as-tu laissé ton agence en héritage?

III LES DEUX FRÈRES

Judex, en proie à une des luttes les plus poignantes qui aient jamais bouleversé un cœur humain, était demeuré longtemps enfermé dans son cabinet de travail, comme perdu dans une douloureuse rêverie qui mettait sur son beau visage un voile de navrante tristesse.


– Et il n’y a rien à faire, rien! murmura-t-il d’une voix angoissée. Quelle chose affreuse que la fatalité!


S’emparant de sa perruque et de sa fausse barbe, il allait sans doute reconstituer, grâce à un maquillage atteignant la perfection même, le personnage de Vallières qu’il avait joué d’une façon si extraordinaire auprès du banquier et de sa fille… et qui avait nécessité de sa part de longues préparations et de minutieuses études, lorsqu’on frappa légèrement à la porte:


– Qui est là? fit Judex sur un ton d’impatience.


– Roger…


– Qu’y a-t-il?


– J’ai besoin de te voir tout de suite.


Judex s’en fut ouvrir.


En l’apercevant sous ses traits naturels, Roger sursauta:


– Quelle imprudence! murmura-t-il.


– Tais-toi…, imposa le faux Vallières en faisant pénétrer son frère dans son bureau dont il referma soigneusement la porte.


Roger attaquait sur un ton où perçait une légère inquiétude:


– Qu’as-tu donc? Tu sembles bouleversé, malheureux même. Pourquoi, tout à coup, au risque de te trahir, as-tu arraché le masque sous lequel tu te cachais pour accomplir à la fois une œuvre de bonté et un devoir de justice?


– Lis cela…, fit simplement Judex en lui tendant la lettre que deux heures auparavant lui avait dictée Jacqueline.


Roger en prit connaissance et, l’air mélancolique, la rendit à son frère qui reprit aussitôt:


– Tu as lu?


– Oui… j’ai lu!


Répétant les propres termes de la missive qu’il savait déjà par cœur, l’ennemi du banquier scanda d’une voix sourde, étouffée:


Quant à vous, votre nom mystérieux évoque toujours pour moi le sombre drame de la mort de mon malheureux père. Je n’ose le répéter et ne le lis qu’avec effroi… Je demande à Vallières de ne pas le prononcer devant moi.


Et Judex ajouta, avec un accent de désespoir:


– Frère, toi qui sais… comprends-tu ce que je peux souffrir? N’est-ce pas que c’est une chose affreuse?


– Jacques… courage…, reprenait Roger.


– Courage!… C’est ce que je ne cesse de me répéter à moi-même. Mais en aurai-je assez pour aller jusqu’au bout?


– Que dis-tu là?


– Écoute-moi, reprenait Judex… Lorsque je me suis attelé à la tâche sacrée qui nous avait été ordonnée… j’ai pris, comme toi d’ailleurs, la résolution de fermer mon cœur à tout amour, tant que nous n’aurions pas accompli notre œuvre, non de vengeance, mais de justice.


«Comme toi, mon frère… j’ai réussi à me tenir à l’abri de toute passion… jusqu’au jour où, sous les traits de Vallières, j’ai réussi à pénétrer dans l’intimité du banquier Favraut.


«Et voilà que bientôt je me suis aperçu que peu à peu, malgré moi, un sentiment que je prenais pour de l’amitié, de la sympathie, m’était inspiré par cette douce jeune femme… qui, dès le premier jour, m’était apparue – et je ne me trompais pas – comme une des victimes de l’égoïsme tyrannique de son père.


«Ce sentiment qui aurait pu affaiblir ma volonté, je l’ai combattu avec un tel acharnement que je suis parvenu à le dominer assez victorieusement, pour qu’il ne m’entravât pas dans la terrible besogne que j’avais à accomplir… Mais… à la suite d’une scène profondément émouvante avec Jacqueline, scène où j’ai pu mesurer toute la noblesse de son âme en même temps que la pureté de son cœur, je t’ai dit:


«Frère, cette malheureuse, sans s’en douter, vient de sauver l’existence de son père… Après ce qu’elle a fait, nous ne pouvons plus laisser ce misérable se réveiller entre les quatre planches d’un cercueil… Si grands soient ses crimes, si juste soit notre ressentiment, nous n’avons plus le droit de lui imposer la plus atroce des agonies, le plus hideux des supplices, mourir enterré vivant!… Alors tu m’as répondu: «Frère, tu es l’aîné! Tu es le maître… Ordonne, j’obéirai.» Et tu m’as dit cela, n’est-ce pas, mon Roger, parce que ta conscience te dictait aussi ce verdict de souveraine pitié.


– Et surtout! reprit Roger, parce que j’avais compris que tu aimais.


– Frère, tu te trompes! protestait Jacques avec une sombre énergie… À ce moment-là, je ne l’aimais pas encore d’amour, tandis qu’aujourd’hui, où je la connais mieux, où j’apprécie encore plus hautement son âme, où je sais tous les dangers qu’elle a courus, où je l’ai recueillie pantelante, aux trois quarts morte, dans ce moulin des Sablons… je l’admire et l’adore avec toute la ferveur d’un cœur à jamais conquis… eh bien… Roger c’est terrible… Roger… tu vas me blâmer, tu vas peut-être me maudire… mais il faut bien pourtant que cet aveu sorte de moi, parce qu’il m’étouffe.


Et Judex, saisissant son frère dans ses bras, lui dit:


– Il y a des moments où je me demande si je ne vais pas lui rendre son père.


– Jacques! s’écria Roger en pâlissant… souviens-toi que nous sommes liés par le plus sacré, le plus solennel des serments.


– Et si je m’en faisais délier?


– Ne te berce pas d’une pareille illusion.


– Si j’essayais?


– Tu te briseras contre la plus noble des haines.


Jacques se taisait, courbé sous le poids de la plus grande des afflictions. Roger, doucement, voulut reprendre:


– Mon ami…


Mais, soudain, Judex releva la tête:


– Frère, dit-il, tandis qu’une flamme d’espoir illuminait son visage… je vais être obligé de te quitter… pendant vingt-quatre heures… Je suis tranquille au sujet de notre prisonnier… Kerjean fera bonne garde.


«Pendant ce temps, tout en continuant à veiller sur Jacqueline, je te prie en grâce d’aller chercher son enfant, et de le ramener au plus tôt près d’elle.


– Je pars tout de suite… pour Loisy, consentait aussitôt Roger, qui souffrait de la douleur de son frère.


– Merci…


– Et toi… courage!


Les deux frères qui semblaient marqués tous deux par un destin, longuement s’étreignirent.


Et Roger prononça cette phrase mystérieuse à l’oreille de Judex, qui tressaillit:


– Tu l’embrasseras pour moi!


– Je te le promets!


Une heure après, Jacqueline encore sous l’impression de son émouvante entrevue avec l’ancien secrétaire de son père, recevait le message suivant:


Madame,


Obligé de m’absenter brusquement, je crois pouvoir vous annoncer que conformément à votre désir votre enfant sera auprès de vous ce soir ou demain. Je vous supplie de ne pas bouger de votre chambre avant mon retour qui ne saurait tarder.


Veuillez agréer, madame, l’expression de mon respectueux dévouement.


VALLIÈRES.


– Le brave homme! fit simplement Jacqueline en portant la lettre à ses lèvres.

IV LE FRISSON DE LA PEUR ET CELUI DE L’AMOUR

Jeannot et le môme Réglisse, bras dessus bras dessous, leurs petits cartons d’école sur le dos… se rendaient tous les deux, comme chaque jour, à l’école… située à l’autre bout du pays… lorsque, tout à coup, une voix de femme vibra tout près d’eux.


– Mais c’est Jeannot?…


Aussitôt le môme Réglisse vit son petit compagnon se précipiter vers une jeune femme très élégante… et un monsieur non moins chic qui se tenaient à côté d’une automobile arrêtée au bord du chemin.


Déjà l’aventurière avait saisi le bambin dans ses bras et le comblait de caresses… en disant:


– Que je suis donc heureuse de vous revoir, mon petit Jean.


Amaury, de son côté, interrogeait:


– Où allais-tu donc comme ça?


– À l’école.


– Eh bien, proposa joyeusement Diana, nous allons t’y conduire en voiture.


– Je veux bien…, acceptait le bambin. Seulement, faut emmener aussi mon camarade.


– C’est entendu. Allons hop… montez tous les deux…


– Mince alors! s’extasiait le môme Réglisse, v’là qu’on se fait carrioler comme des ambassadeurs.


La voiture démarra à belle allure… et Jean commençait déjà à bavarder joyeusement lorsque le chapeau du môme Réglisse, astucieusement poussé par Amaury, qui avait tout de suite deviné dans le bambin un témoin gênant, s’envola emporté par la brise.


La voiture stoppa aussitôt, et, tandis que le môme descendait pour rattraper son couvre-chef, le wattman, qui n’était autre que Crémard, repartit aussitôt à toute allure, laissant Réglisse en panne sur la route…


– Attendez-le! criait en vain Jeannot.


Mais quand il vit que l’auto dépassait l’école et s’éloignait à fond de train dans une direction de lui inconnue, pris à la fois de frayeur et de colère, il se mit à crier:


– Je ne veux pas m’en aller avec vous!


– Voyons, mon chéri, clamait Diana, n’aie pas peur! Tu sais que nous t’aimons bien…


– Où m’emmenez-vous? questionnait le fils de Jacqueline.


– À Paris.


– Voir maman?


– Oui, c’est cela, voir ta maman.


– Alors, pourquoi n’avez-vous pas attendu le môme Réglisse?…


– Tais-toi! fit sèchement Amaury.


L’enfant se mit à pleurer… tout en appuyant sa petite tête sur l’épaule de l’infâme Diana qui osa encore le caresser.


Lorsque l’auto stoppa devant l’Agence Céléritas… Jeannot était un peu apaisé… Diana et son nouveau complice le firent monter avec eux jusque chez Cocantin.


– Vous voyez que nous vous avons tenu parole! dit l’aventurière.


– Quel est ce bel enfant? interrogeait le détective.


L’aventurière s’empressa de déclarer:


– Un très gentil petit garçon que nous ramenons à sa maman.


Et après avoir fait un signe à Amaury, qui prit le bambin par la main et l’emmena vers la fenêtre, elle expliqua à voix basse au directeur de l’Agence Céléritas:


– C’est le fils de Jacqueline Aubry… Je commence par vous dire que nous ne lui voulons aucun mal… Nous allons seulement vous prier de le garder pendant quarante-huit heures. Pendant ce temps… M. de la Rochefontaine et moi, nous ferons savoir à Judex que ce petit est ici. Nul doute qu’il ne vienne le réclamer.


– Et alors?


– Le reste nous regarde…


– Je vous avoue que je ne comprends pas très bien, déclarait Cocantin sans enthousiasme.


– Rappelez-vous qu’il y a cent mille francs pour vous… si nous arrivons à savoir qui est Judex…


Et cherchant à enivrer Cocantin de l’un de ces regards ardents qui semblent déjà mieux qu’une promesse, elle ajouta:


– Allons, c’est entendu!… Amaury… nous allons prendre congé de M. Cocantin.


En même temps, Jeannot se précipitait vers le détective en suppliant:


– Oh! non, m’sieu, m’sieu… gardez-moi… Ils sont méchants!


– Vous voyez! ricana l’ex-institutrice… Lui-même préfère rester avec vous… Ne le contrariez pas, cher ami.


– Au revoir… et à bientôt, lança Amaury en rejoignant la Monti, qui avait déjà gagné l’antichambre.


Cocantin tout ahuri, demeuré seul avec le fils de Jacqueline, le considéra avec une expression de pitié, bientôt attendrie.


– Pauvre petit bonhomme! murmura-t-il tout ému.


Et l’attirant à lui, il demanda:


– Dis, tu veux bien que nous soyons bons amis?


– Oui, monsieur, répondit Jeannot… Je veux bien… Seulement vous me rendrez à ma maman.


– Où demeure-t-elle?


– À Neuilly… chez Mme Chapuis… je ne sais plus bien la rue… mais je retrouverai bien la maison.


Un vrai drame se jouait dans le cœur de Cocantin qui songeait:


– Décidément, je crois que je me suis embarqué dans une très mauvaise affaire. Cette Diana est une femme terrible… terrible!


Et tandis que Jeannot, flairant dans le détective un protecteur naturel, sautait sur ses genoux, le regard de Cocantin se dirigea vers le buste de Napoléon.


– Il n’y a pas d’erreur, se dit-il… Je ferais beaucoup mieux de le ramener à sa mère.


Mais, tout à coup, le frisson de la peur fit tressaillir Prosper…


En effet… le successeur de Ribaudet, tout en caressant le chérubin qui lui témoignait une si rapide et si entière confiance, venait de se dire tout à coup:


– Si je manque de parole à ces gens-là, ils sont capables de me jouer tous les tours possibles et imaginables… D’ailleurs, ce petit n’a rien à craindre… D’abord, ils m’ont promis qu’ils ne lui feraient aucun mal et il n’y a pas besoin d’avoir inventé la poudre, même de riz, pour comprendre qu’ils ne veulent s’en servir que pour amorcer Judex et délivrer Favraut, but honnête et louable entre tous. Somme toute, je ne serais pas fâché de voir un peu la tête qu’il a, ce nommé Judex… Puis, il y a cent mille francs pour moi, et dame! on a beau être à son aise, cent mille francs c’est une somme respectable.


Tout en faisant sauter sur ses genoux le petit Jean, qui commençait à lui parler du bourricot et des canards de son papa Julien, Cocantin dirigea de nouveau ses yeux vers le buste impérial.


Contrairement à son attente, il n’y rencontra pas l’approbation espérée.


– C’est singulier, se dit-il, le Patron n’a pas l’air de marcher. C’est donc qu’il faut que je restitue ce gosse à sa famille.


Mais voilà qu’un nouveau frisson le saisit… Cette fois ce n’est plus le frisson de la peur, c’est celui de l’amour…


L’image de Diana vient de lui apparaître…


De nouveau, il entend cette voix qui si délicieusement chantait à ses oreilles.


Il revoit ce sourire ensorceleur, ces regards de feu…


Il respire avec délice le parfum subtil dont il hume encore la trace… Et le voilà bouleversé, ne sachant plus qui va l’emporter: Diana ou Napoléon.


Hélas! ce fut pour l’empereur un second Waterloo… car, Cocantin, étouffant en lui la voix du remords… Cocantin désarmé par le brillant mirage qu’il venait d’évoquer… Cocantin amoureux comme il ne l’avait peut-être encore jamais été… céda fatalement à la passion et conclut:


– Je garde l’enfant!


Et pour étouffer les derniers scrupules qui persistaient en lui, il se tourna pour la troisième fois vers le buste de son idole et maître… tout en promettant solennellement:


– Sire, je vous garantis que le premier qui osera seulement toucher à un de ses cheveux… eh bien! eh bien, il aura de mes nouvelles.


Tout le restant du jour, Cocantin, pensant qu’il avait concilié son devoir, son amour et ses intérêts, s’occupa de Jeannot, jouant avec lui, le comblant de friandises et achevant ainsi sa conquête.


Et quand arriva le soir, il le coucha lui-même dans son grand lit… tandis que, vêtu d’une robe de chambre, il s’étendait près de lui sur deux chaises, s’endormant bientôt, lui aussi, du sommeil de l’innocence.

V LES EXPLOITS DU MÔME RÉGLISSE

Lorsque le môme Réglisse, après avoir couru après son chapeau, vit l’automobile de Diana et d’Amaury lui brûler la politesse, en proie à une violente et subite colère, il s’exclama:


– Zut! ils ont mis les voiles!


Aussitôt, il s’élança en criant sur les traces de la voiture…


Comprenant bientôt qu’il n’avait aucune chance d’être entendu et encore moins de rattraper le véhicule… il prit le parti très sage, après avoir montré le poing aux fuyards qui disparaissaient dans un nuage de poussière, de rentrer directement chez ses parents nourriciers et de leur raconter ce qui venait de se passer.


Précisément, le frère de Judex venait d’arriver en auto, apportant aux Bontemps une lettre signée Vallières et dans laquelle celui-ci les priait de lui remettre le petit Jean afin de le reconduire près de sa mère.


Surpris, effrayé par le récit du môme Réglisse, Roger qui avait immédiatement tout deviné, dit à Marianne et à son père qui, bouleversés d’inquiétude, parlaient d’aller prévenir immédiatement la police:


– Gardez-vous bien de tenter aucune démarche qui pourrait indiquer à ces gens que nous sommes déjà sur leurs traces. Laissez-nous faire, M. Vallières et moi… Et si vraiment cette Marie Verdier et ce M. de la Rochefontaine ont enlevé le petit Jean, je vous garantis que nous ne tarderons pas à le rendre à sa mère.


– Que le bon Dieu vous entende! fit Marianne.


Et comme Roger regagnait sa voiture, le môme Réglisse, implora:


– M’sieu, emmenez-moi avec vous pour retrouver le gosse!


Le frère de Judex considéra un instant le petit bonhomme… Puis, il décida:


– Si tes parents y consentent… soit!


– Mais oui, mon bon monsieur, acceptait le papa Julien.


– Surtout donnez-nous vite des nouvelles, fit Marianne.


– Dans vingt-quatre heures nous serons fixés, fit Roger, qui, après avoir installé le môme dans la voiture, s’assit près de lui et donna l’ordre à son wattman de le conduire à l’élégante garçonnière qu’il possédait, rue du Cirque, tout près des Champs-Élysées.


Sans perdre un seul instant, Roger se mit en campagne… Il s’agissait avant tout de retrouver la piste de Diana et d’Amaury. À son vif désappointement, il apprit que depuis plusieurs jours ni l’un ni l’autre n’avaient reparu chez eux…


Comment les rejoindre?


Roger qui, malgré tous ses efforts, n’avait découvert aucun indice capable de le mettre sur la piste des bandits, se demandait avec une anxiété douloureuse ce qu’avait bien pu devenir le pauvre petit Jean… nouvel otage entre les mains de cette misérable femme, capable des crimes les plus abominables…


Car il ne doutait pas un seul instant que l’aventurière ne se servît de cet innocent comme d’un puissant instrument de chantage, pour se défendre et au besoin pour attaquer!


Après une nuit d’angoisse et d’insomnie, Roger, qui se préparait à mener son enquête de la façon la plus sérieuse, prenait son premier déjeuner en face du môme Réglisse et s’apprêtait à lui faire recommencer le récit de l’enlèvement de son petit camarade, lorsqu’un valet de chambre apporta les journaux…


Roger, distrait se mit à les parcourir, et il allait les abandonner, lorsque son attention fut attirée par l’annonce suivante:


JUDEX


Si vous désirez des nouvelles de l’enfant,


adressez-vous à l’Agence Céléritas,


135, rue Milton. Central 86-45.


Cette fois, se dit-il, je tiens quelque chose…


Puis après avoir examiné le môme Réglisse qui, après avoir pris une cigarette dans une boîte, l’avait délibérément allumée et la fumait avec une satisfaction évidente, il murmura:


– Hé parbleu, oui, c’est cela!… il avait raison, ce petit, de venir avec moi… Décidément, je vois qu’il va m’être très utile…


Et s’emparant d’un appareil téléphonique, Roger demanda aussitôt la communication avec l’agence.


– Allô… allô… c’est vous, Céléritas… Monsieur Cocantin… très bien… C’est Judex qui vous téléphone… parfaitement, Judex.


Une exclamation effarée dut certainement vibrer dans le récepteur, car Roger eut un léger sourire d’ironie. Puis il reprit sur un ton qui n’allait pas sans une certaine solennité mystérieuse:


– Allô… monsieur Cocantin… Allô!… Vous êtes toujours là? Oui… Eh bien Judex sera chez vous aujourd’hui à quatre heures.


Coiffé d’un chapeau de gendarme en papier, Cocantin était en train de jouer au cheval fondu avec Jeannot, lorsque Diana et Amaury apparurent dans son bureau.


Un peu confus de se trouver surpris dans cette posture, Cocantin renvoya doucement le petit Jean dans une pièce voisine; puis, prenant un air grave et compassé, il annonça à ses redoutables clients:


– J’ai l’honneur de vous annoncer que j’ai reçu un coup de téléphone de Judex.


– Ah! ah! firent simultanément les deux associés… Et que vous a-t-il dit?


– Qu’il serait ici à quatre heures.


– Diable! constata Amaury, il n’y a pas un instant à perdre.


Et, sonnant délibérément le garçon de bureau, il l’envoya sur un ton péremptoire faire une course à l’autre bout de Paris.


– Qu’est-ce que cela veut dire? protestait Cocantin. Je suppose que vous n’avez pas l’intention de… d’organiser un guet-apens chez moi?


– Voyons, cher ami…, calmait perfidement l’aventurière, rappelez-vous ce que je vous ai dit.


– Je ne prends conseil que de ma conscience.


– Allons, Cocantin, ne parlez pas des absents, raillait Amaury… Maintenant, d’ailleurs, il est trop tard pour reculer… il faut être avec nous ou contre nous… Décidez!…


– Il est avec nous, ce cher Prosper, minaudait l’ancienne institutrice.


Mais, cette fois, Cocantin semblait s’être cuirassé de vertu, et peut-être Napoléon allait-il reprendre sa revanche sur la femme, lorsqu’un coup léger, discret, retentit à la porte du cabinet.


– C’est lui! firent les deux complices, persuadés que Judex, après avoir vu sur la porte l’inscription: Entrez sans sonner, avait pénétré dans l’antichambre et, n’y trouvant pas de garçon, s’annonçait lui-même au détective.


– Entrez! fit Cocantin d’une voix blanche… tandis que d’un seul bond Diana et Amaury, sortant chacun un revolver de leur poche, s’embusquaient de chaque côté de la porte.


Cette fois, Cocantin, complètement terrorisé, s’abattit sur son fauteuil.


Lentement, la porte s’ouvrit… livrant passage à un petit bonhomme haut comme trois crêpes et portant une large enveloppe à la main.


Sans s’inquiéter du cri de déception et de rage que poussaient les deux complices, le môme Réglisse, un sourire malicieux aux lèvres, demandait:


– Monsieur Cocantin, s’il vous plaît?


– C’est moi… mon petit… garçon, bégayait le détective.


– Voici une lettre pour vous.


Et le directeur de l’Agence Céléritas lut d’une voix que l’émotion assourdissait:


Monsieur Cocantin,


Judex est méfiant. Rien ne lui prouve que l’enfant qu’il cherche est bien entre vos mains. Que cet enfant se montre au balcon de votre appartement, que je le voie; et, quelques minutes après, je viendrai négocier son rachat.


JUDEX.


En proie à une violente colère… Diana et Amaury menaçaient de se précipiter sur le jeune messager qui, d’ailleurs, les narguait avec la plus insolente bravoure.


Sans doute, dans leur fureur, allaient-ils le brutaliser; mais Cocantin, faisant appel à toute son énergie, avait saisi l’enfant et clamait:


– Je vous défends d’y toucher!


Et avant que ses deux clients, démontés par cet excès d’audace inattendu, aient eu le temps de protester, Prosper, empoignant le môme Réglisse, le faisait disparaître dans la chambre où se trouvait déjà le fils de Jacqueline… Enhardi par ce premier coup de force, il revenait à Diana et Amaury et leur lançait la phrase classique qui revient dans tous les importants mélodrames:


– L’heure est grave!…


Puis… fier de lui, et se sentant soutenu par l’ombre du maître, il fit, en mettant sa main dans l’échancrure de son veston et en prenant une attitude quasi napoléonienne:


– Bas les armes, je vous prie.


Et comme Amaury et Diana, de plus en plus décontenancés, déposaient rageusement leurs revolvers sur le bureau, Cocantin, qui peu à peu sentait palpiter en lui un cœur de héros, posa avec une autorité inquiétante:


– Et maintenant, causons!


*

* *

En apercevant le môme Réglisse, Jeannot avait eu un cri de joie.


– Toi ici! Toi!


– Oui, mon pote!


Et comme le bambin l’embrassait à l’étouffer, le gamin des fortifs reprit tout bas:


– Assez, mon gosse, assez! Il y a du turbin à la clef… Seulement, s’agit d’en mettre et de ne pas avoir le trac.


Et le môme Réglisse, exécutant avec une intelligence égale à sa hardiesse, les instructions de Roger, expliquait:


– S’agit pour toi de déguerpir d’ici, et au trot… Sans ça, mon pauvre lapin… y aurait des chances… que tu ne la revoies pas de sitôt ta maman!


– Oh! alors… je veux m’en aller tout de suite.


– Attends… Ça ne va pas traîner… mon gosse, t’en fais pas… le système D, il y a encore que ça, mon fiston.


Se dirigeant vers une fenêtre qui s’ouvrait sur un balcon donnant sur la rue, le môme Réglisse l’ouvrit tout doucement… et se penchant au dehors fit un signe rapide à Roger, qui, accompagné de trois individus, stationnait en face, sur le trottoir.


Puis, revenant à Jeannot qui suivait d’un œil intéressé tous ces préparatifs, il le prit par la main et lui dit:


– Voilà le moment, mon frangin, de montrer que tu n’as pas les foies blancs.


Et, l’entraînant sur le balcon, il fit en lui désignant la balustrade:


– Grimpe! Allez, pas de chichi!… T’as rien à craindre… Bon sang! Aie pas peur, p’tit gas! Saute carrément dans la rue… Y a du monde en bas pour te recevoir.


Et, tandis qu’un coup de sifflet retentissait au dehors, Réglisse, saisissant le petit Jean qui avait fermé les yeux, le poussa dans le vide… Jeannot, après avoir tournoyé deux ou trois fois dans l’espace, s’en vint tomber, sain et sauf, dans une couverture que Roger et ses acolytes avaient fortement tendue.


Au même instant, la porte de la chambre s’ouvrait, livrant passage à Cocantin et aux deux bandits.


– Vous pouvez le chercher…, annonçait triomphalement le môme Réglisse… maintenant, il est cavalé!


Se précipitant à la fenêtre, Diana et Amaury purent voir une automobile qui disparaissait à l’angle de la rue, emmenant leur otage.


Cette fois, leur fureur ne connut plus de bornes… Saisissant le môme Réglisse, ils l’avaient ramené dans le cabinet de Cocantin écumant de rage et commençaient à houspiller le brave gamin en le harcelant de questions:


– Quel est ce Judex?…


– Où demeure-t-il? Parle…


– Parle… ou nous te faisons ton affaire.


Mais le môme Réglisse se défendait de son mieux, offrant une résistance désespérée aux deux bandits qui, au paroxysme de la colère, allaient peut-être se livrer à quelque folie… lorsque Cocantin, qui avait senti gronder de plus en plus en lui son ardeur belliqueuse, s’empara brusquement des deux revolvers laissés sur le bureau et s’écria en les braquant sur ses deux clients:


– Haut les mains!… monsieur et dame…


Trouvant que Diana et Amaury ne s’exécutaient pas assez vite, il tira en l’air un coup de semonce.


Les deux aventuriers n’insistèrent pas davantage et s’empressèrent de gagner l’antichambre, puis l’escalier, toujours sous la double menace des brownings que l’héroïque Prosper dirigeait vers eux…


Après avoir fermé sa porte à double tour, Cocantin revint vers le messager de Judex…


– C’est bien, fit-il… Je suis content de toi.


– Moi aussi, répliquait le gosse, je suis content de vous.


– Comment t’appelles-tu?


– Le môme Réglisse.


– Ton vrai nom?


– J’en ai pas.


– Tu es donc sans famille?


– Probable.


Alors, Cocantin très ému le prit sur ses genoux comme il avait pris Jeannot; et, plein d’admiration pour le merveilleux gamin qui venait de lui donner une si belle leçon d’habileté et de vaillance, il le considéra avec bonté, sans rien dire et avec une expression de profonde émotion.


– À quoi que vous pensez? demanda bientôt le môme.


– Je pense, fit Prosper, que je pourrais avoir un enfant de ton âge.


– Et moi…, dit Réglisse, je pense que je pourrais avoir un papa comme vous.


Alors, Cocantin, qui l’avait embrassé, jetait un coup d’œil triomphal vers le buste de l’empereur, puis il murmura:


– Il ressemble au roi de Rome!…


*

* *

Une demi-heure après, Roger remettait à Jacqueline… le petit Jean… qui se réfugiait tout joyeux dans les bras maternels…


Quant à Judex, il n’avait pas reparu…


Quel était le but de son mystérieux voyage?

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