QUATRIÈME ÉPISODE Le secret de la tombe

I PIERRE KERJEAN

Le Dr Gortais, directeur d’une importante clinique aux environs de Mantes, venait comme chaque matin d’arriver à neuf heures précises à son bureau. Après avoir pris connaissance de son courrier et revêtu sa blouse et son tablier blanc d’hôpital, il s’apprêtait à se rendre au chevet de ses malades, lorsque son garçon vint lui apporter une carte de visite ainsi libellée:


M. ROGER-JACQUES


avocat


Rue Michel-Ange, Paris.


Le praticien, impatienté, grommela:


– Qu’est-ce qu’il me veut encore, celui-là, juste à l’heure de ma visite? Dites à ce monsieur de repasser à cinq heures.


Mais, se ravisant aussitôt, il reprit:


– Attendez donc! Roger-Jacques! Mais j’y suis! C’est bien cela! J’allais faire une belle gaffe! Joseph, faites entrer ce monsieur.


Tandis que le Dr Gortais, un peu bourru d’aspect, mais au fond brave homme et bon médecin, tout dévoué à ses malades, s’installait devant son bureau et prenait dans un dossier à portée de sa main une feuille de papier qui avait toutes les apparences d’un relevé d’honoraires, Joseph introduisait auprès de son patron un jeune homme fort élégant, complètement imberbe, à la figure sérieuse, intelligente et sympathique.


– Veuillez donc vous donner la peine de vous asseoir, maître Roger-Jacques, invitait fort aimablement le directeur de la clinique.


Le frère de Judex, après s’être incliné légèrement, attaqua:


– Docteur, j’ai reçu un mot de votre économe m’annonçant que le nommé Pierre Kerjean était complètement rétabli. En même temps vous me faisiez parvenir votre note pour frais d’hospitalisation et soins médicaux qui s’élèvent à ce jour à 945 francs 75 centimes.


– Parfaitement, monsieur.


– Voici mille francs, docteur.


– Je vais vous rendre…


– Inutile. Le surplus servira de gratification aux infirmiers qui se sont occupés de mon protégé.


– Vous êtes mille fois aimable!


– Et maintenant, docteur, permettez-moi de vous féliciter de l’habileté dont vous avez fait preuve en arrachant ce malheureux à la mort.


– Le fait est que lorsque vous m’avez amené ce pauvre diable, il était joliment mal en point et j’étais bien convaincu qu’il ne passerait pas la nuit… Enfin, on a fait ce qu’on a pu.


– Au delà, docteur.


– Je dois dire que le gaillard, bien que sexagénaire, est doué d’un de ces tempéraments de fer dont rien ne semble pouvoir venir à bout!…


– N’empêche que Kerjean vous doit la vie!…


Très sensible à ces félicitations, le Dr Gortais poursuivait:


– Vous allez voir comme il est beau… Un vieux chêne qui aurait retrouvé ses feuilles… Voulez-vous que je l’envoie chercher?


– Auparavant, docteur, j’aurais besoin de vous demander quelques renseignements.


– Je suis à votre entière disposition.


– Kerjean ignore toujours mon nom?


– Vous m’aviez recommandé de le taire. J’ai suivi rigoureusement vos instructions…


– A-t-il fini par se rappeler les circonstances dans lesquelles il avait failli périr?


– Il a fini par nous dire qu’il était tombé mourant de fatigue sur la route et qu’il n’avait pu se garer à temps d’une automobile qui arrivait à toute vitesse. Mais il nous a déclaré qu’il n’avait même pas eu le temps d’apercevoir les auteurs de l’accident.


– Je vous remercie, docteur… Vous pouvez me présenter à ce brave homme.


– Vous l’emmenez?


– S’il y consent.


Quelques instants après, Pierre Kerjean, complètement revenu à la santé, vêtu d’un costume modeste, d’une propreté méticuleuse, la barbe taillée, les cheveux bien peignés, entrait dans le bureau du praticien.


– Mon ami, fit celui-ci, je vous présente M. Roger-Jacques, avocat à Paris… qui, après vous avoir recueilli sur la route, vous a conduit dans sa voiture jusqu’à ma clinique et m’a demandé de vous guérir. C’est à lui, encore plus qu’à moi que vous devez, Kerjean, d’être encore de ce monde.


Le vieux chemineau avait d’abord enveloppé d’un regard plein de méfiance le jeune homme qu’il voyait pour la première fois…


Mais, presque aussitôt, ses traits se détendirent et ce fut d’une voix où perçait une réelle émotion qu’il répondit:


– Bien souvent, monsieur, depuis que je suis revenu à moi, j’ai demandé à M. le docteur le nom de la personne généreuse à qui je devais tous les soins dont j’étais entouré. M. le docteur me répondait toujours qu’il ne pouvait pas me le dire, et je me contentais de bénir en moi-même mon bienfaiteur inconnu… Puisque enfin vous voulez bien vous révéler à moi, croyez, monsieur, que je suis profondément heureux de vous exprimer ma vive gratitude.


Roger tendit la main à Kerjean en disant:


– Soyez certain que chaque jour je me félicite de vous avoir sauvé la vie.


– Vous êtes un homme de cœur, monsieur, et je vous remercie.


– Je tâche simplement d’être humain…


– Encore merci.


– Maintenant, monsieur Kerjean, reprenait le frère de Judex, que comptez-vous faire?


– Je n’en sais trop rien…, répondit l’ancien meunier des Sablons… d’un ton mélancolique… À mon âge, ce n’est pas très commode de trouver de l’ouvrage.


– Si je vous offrais une bonne place bien tranquille, où non seulement vous seriez à l’abri du besoin jusqu’à la fin de vos jours, mais où l’on vous laisserait encore le temps de vaquer à vos affaires de famille?…


À ces mots, Kerjean considéra, cette fois, son interlocuteur d’un air stupéfait.


– Monsieur, fit-il, vous me voyez confus de toutes les bontés que vous avez pour moi. Puis-je savoir comment je les ai méritées?


– Parce que vous êtes malheureux.


– C’est vrai! fit le vieillard.


Et avec un accent de douloureuse amertume, il ajouta d’une voix sourde, en courbant le front:


– Vous ne me connaissez pas?


Le frère de Judex le fixant alors bien en face répliqua d’une voix aux vibrations étranges:


– Vous vous trompez, Kerjean, je vous connais; et c’est parce que je vous connais que je veux vous emmener avec moi.


Kerjean qui, à ces mots, avait redressé la tête, demeura un instant silencieux, immobile, soutenant avec force le regard de Roger.


Puis, d’un ton résolu, il répliqua:


– C’est entendu, monsieur. Je vous suis!


Après avoir pris congé du Dr Gortais, le frère de Judex et son protégé quittèrent la clinique et montèrent dans une rapide et puissante automobile qui les emmena directement au Château-Rouge.


En route, Roger avait prévenu Kerjean:


– Vous allez voir des choses qui vont vous surprendre et vous réjouir… Pour l’instant je ne puis vous en dire davantage. Ayez confiance en moi, comme j’ai confiance en vous…


Le chemineau, de plus en plus intrigué, suivit docilement Roger…


Celui-ci, après l’avoir fait monter aux ruines, le conduisit à travers le dédale de couloirs et de souterrains au milieu desquels il était impossible de se reconnaître et l’introduisit auprès de son frère qui travaillait dans son laboratoire.


À la vue de Kerjean, Judex se leva, superbe, imposant, plus énigmatique que jamais dans son dolman de velours noir… qui faisait ressortir l’élégance de sa stature, en même temps que l’étrange beauté de son visage.


– Kerjean…, attaqua-t-il, en dehors de mon frère et de moi… vous êtes le seul être vivant qui ait pénétré librement dans cette salle. Ainsi que mon frère a dû vous le dire, j’ai résolu de faire votre bonheur.


– Le bonheur…, croyez-vous que cela me soit encore possible? fit l’ancien bagnard.


– Je veux tout mettre en œuvre pour vous l’assurer…


– Qui vous dit que je l’aie mérité?


– J’en suis sûr, parce que vous avez souffert, parce que vous souffrez.


– Vous savez donc?


– Je sais que vous êtes une victime du banquier Favraux et cela me suffit.


– Vous le haïssez donc?


– Plus que vous ne pouvez le haïr vous-même.


Alors Kerjean s’écria en un rugissement de rage:


– Pourquoi ne puis-je plus me venger de lui? Pourquoi faut-il que la mort me l’ait volé?


– Favraux n’est pas mort! laissa échapper solennellement Judex.


– Favraux n’est pas mort? répétait Kerjean avec un accent de doute. Pourtant, monsieur, j’ai lu dans un journal qu’il avait succombé subitement au milieu d’un grand dîner.


– Et moi je vous dis que Favraux est vivant!… fit Judex d’une voix éclatante…


Et, saisissant Kerjean par le bras, il l’amena jusqu’au miroir métallique qui donnait dans la cellule du banquier, et que Roger fit lentement manœuvrer.


À la vue de son ennemi, gisant, en costume de prisonnier sur les dalles d’une cellule et prostré dans le désespoir d’une morne épouvante, le vieux Kerjean s’écria, les poings crispés, le sang aux tempes, saisi à la fois d’une joie et d’une fureur indicibles:


– C’est lui! je le reconnais… C’est bien lui!… le bandit!… le monstre!… Il est vivant… vivant… vivant!


Tandis que Roger remettait le miroir en place, Kerjean se tourna vers Judex, qui, superbe de dignité imposante et de calme vengeur… les bras croisés… attendait.


Et le vieux meunier des Sablons, dominé lui aussi par la majesté émanant du mystérieux personnage qui le considérait avec une expression d’indicible bonté, s’écria:


– Qui donc êtes-vous?…


Judex répondit:


– Ce que vous allez être vous-même, Kerjean… Je suis un justicier!

II FACE À FACE

Peu à peu, au cri strident qu’avait poussé Kerjean en l’apercevant dans le miroir métallique, Favraux était sorti de l’état de prostration dans lequel, depuis de longues heures, il était plongé.


En même temps que la pensée lui revenait, il se rendait compte à nouveau de toute l’horreur de sa situation…


Cette cellule… ce costume de détenu, cette porte massive et si solidement verrouillée, ce mur sur lequel il avait lu en lettres de feu sa condamnation à la réclusion perpétuelle, et surtout ce miroir… lancinant, implacable… telle était désormais la destinée qu’il lui fallait subir!…


Or, le banquier ne se faisait aucune illusion… Judex tiendrait parole… Il ne pardonnerait pas… Il ne pardonnerait jamais… Le châtiment ne finirait qu’avec le condamné!


Le misérable, qui se sentait encore capable de vivre plusieurs années entre les quatre murs de cette geôle transformée pour lui en instrument de torture morale véritablement effroyable, se rappelait l’histoire de ces prisonniers d’État qui, enfermés depuis leur jeunesse dans les cachots de la Bastille, de Pignerol ou de Sainte-Marguerite, en étaient sortis ou y étaient morts avec des cheveux blancs.


Il se rappelait un livre qu’il avait lu récemment et où étaient retracés, avec une abondance de détails vraiment terrifiants, les supplices de ces condamnés à la détention perpétuelle dans les pays où la peine de mort est abolie…


Avec l’auteur de cette étude, il avait conclu: mieux vaut cent fois la mort qu’une pareille existence.


Cependant, un dernier espoir subsistait en lui, espoir horrible, qui lui était inspiré par son ardent amour de la vie et par la crainte instinctive d’un au-delà auquel son orgueil et son manque de scrupules lui avaient jusqu’alors interdit de songer…


Lorsque vaincu, anéanti, Favraux était resté plongé dans une sorte d’agonie morale dont il venait seulement de s’évader, son cerveau n’était pas demeuré inactif.


Le banquier, au contraire, pour la première fois de sa vie, s’était livré à un véritable examen de conscience.


La liste de ses crimes s’était dressée à ses yeux… et lui qui, jusqu’à ce jour, avait marché sur les ruines et sur les cadavres amoncelés par lui avec le plus cruel sang-froid, la plus odieuse indifférence, en avait frémi à un tel point qu’en présence de ces larmes, de ce sang, de ces douleurs, de ces misères dont la responsabilité retombait sur lui, il se demandait, lui l’incrédule, le matérialiste, si au-dessus de la justice des hommes il n’existait pas aussi la justice de Dieu.


Toutes ces pensées l’avaient plongé dans un émoi indescriptible et n’osant se tuer… il en était arrivé à formuler ce vœu effroyable:


– Si je pouvais devenir fou!


Cet état de démence, il l’avait appelé de toute l’avidité de son désir d’oublier…, quand bien même tout eût sombré en lui, dans la dégradation de son intellectualité et de son être physique.


Mais bientôt Favraux s’était dit:


– Je n’aurai même pas cette consolation. J’ai le cerveau trop solide pour qu’il s’y produise jamais une lésion libératrice… Je suis rivé à ma douleur par une chaîne que seul le temps peut user. Combien cela durera-t-il?… Dix ans, quinze ans… vingt ans!… Le sais-je? Eh bien, non, non, cela ne sera pas! Quand bien même il y aurait un autre monde, et dans ce monde d’autres juges, il n’est pas possible qu’on m’y fasse souffrir davantage… Et puis… pourquoi une pareille pensée? C’est bon pour les faibles d’esprit. Mais moi qui n’ai jamais cru à rien, moi qui, à quinze ans, faisais déjà fi de toutes ces croyances dont on avait entouré ma jeunesse, pourquoi en ce moment m’attarderais-je à un retour stupide vers des idées qu’avant d’être homme j’avais déjà reniées? Non, après nous il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de juges, il n’y a pas d’enfer! Il n’y a rien. C’est la fin de tout, dans le sommeil éternel… l’oubli dans le néant… Mieux vaut donc mourir!


Longtemps Favraux chercha le moyen avec lequel il en finirait avec l’existence.


Se laisser périr de faim? Il ne fallait pas y songer.


Ses geôliers lui feraient, au besoin, prendre des aliments de force.


S’étrangler avec un morceau d’étoffe arraché à ses vêtements?


Cela nécessiterait de longs préparatifs que le miroir métallique ne manquerait de révéler à ceux qui le guettaient…


Favraux allait recourir au seul moyen qu’il possédait d’en finir vite et une bonne fois pour toutes, c’est-à-dire se briser le crâne contre le mur de sa cellule… Déjà ramassé sur lui-même, rassemblant toutes ses forces, il se préparait à se précipiter la tête en avant, en un bond férocement énergique contre le granit plusieurs fois séculaire de son cachot, lorsqu’un rugissement lui échappa:


– Oui, ce sera plus sûr! grinça-t-il. Même s’ils me voient j’aurai le temps de me tuer, avant qu’ils n’arrivent!


Lentement, il se releva et s’en fut s’asseoir sur sa couchette en planches.


Puis au bout d’un quart d’heure de réflexion qui n’avaient fait que renforcer davantage sa résolution, il se leva… se promena un instant de long en large… comme il en avait parfois l’habitude; puis, tout à coup, en un mouvement rapide, il se dressa sur la pointe des pieds… et, levant le bras vers le plafond, il s’empara d’une tulipe de verre, qui servait d’abat-jour à l’ampoule électrique éclairant sa cellule, et, la brisant contre la table, il essaya, avec un morceau, de se couper la gorge.


Il n’en eut pas le temps.


Brusquement la porte s’était ouverte, livrant passage à Pierre Kerjean qui, se précipitant sur le banquier, l’immobilisa aussitôt en une vigoureuse étreinte… en disant:


– Me reconnais-tu?


– Kerjean!… s’écria Favraux au comble de l’épouvante.


– Oui, c’est moi…, reprenait l’ancien meunier des Sablons.


Et superbe de colère hautaine, écrasant le marchand d’or sous son regard de mépris et de haine, Kerjean poursuivit:


– Je t’avais bien dit que Dieu te punirait, misérable! Enfin, tu as donc rencontré sur ta route un homme plus fort que toi, et qui a vengé toutes tes victimes! Ton règne est fini, banquier Favraux, celui de la justice est arrivé… et pour toi vont commencer les minutes longues comme des jours, les jours pesants des années, les années interminables comme des siècles. Le remords commence-t-il à t’empoigner?


«Non; car tu es incapable d’un tel sentiment.


«Ce que tu regrettes, ce ne sont pas les bonheurs que tu as flétris, les infortunes que tu as causées…, les drames dont tu as été l’instigateur, les foyers que tu as détruits, les morts que tu as cloués dans leurs cercueils, la corruption que tu as semée sur ton passage!… Qu’est-ce que cela peut te faire que ta fille – une noble et vaillante créature, qui, après s’être volontairement ruinée de dégoût et de honte, abandonnée par le fiancé que tu lui avais choisi, et qui n’en voulait qu’à son argent – en soit réduite à gagner péniblement sa vie et celle de son enfant, ton petit-fils, au milieu de toutes les embûches et de toutes les difficultés qui menacent une jeune femme belle, honnête, et jetée seule sur le pavé de Paris?… Oui, tout cela t’est bien égal… Toi, toi seul, tu comptes à tes yeux, misérable!…


– Je compte si peu pour moi…, ripostait Favraux, que je voudrais mourir.


– Comme un lâche!… Pour fuir le châtiment… pour t’évader de ta douleur.


Kerjean, redressant encore sa haute taille, apostrophait le banquier:


– Moi aussi, j’ai été arraché à ce qui faisait mon bonheur à moi… c’est-à-dire à ma femme, à mon enfant… à ce vieux moulin, à ce coin de terre, à ce bord de rivière que je chérissais et que tu avais réussi à me dérober… Moi aussi j’ai été en prison… Mais moi je n’ai pas voulu mourir… non pas dans l’espoir de reconquérir ma liberté…, car, jamais, je le jure, je n’aurais cru que je pourrais supporter ces vingt années de bagne auxquelles j’avais été condamné… mais parce que j’avais compris la nécessité d’expier, non seulement pour les autres, mais pour moi-même…


«J’ai donc vécu dans le repentir de la faute commise… et quand, peu à peu, j’ai reconquis le sommeil que j’avais perdu…, pas un soir, tu m’entends, je ne me suis endormi sans avoir demandé pardon à Dieu et aux hommes!


«Aussi, lorsque j’ai été libéré… je me suis cru le droit de regarder le monde en face…, je me suis considéré comme purifié de mon crime…, j’étais redevenu un honnête homme!…


«Eh bien, pourquoi… seul en face de toi… dans l’isolement de cette cellule, à l’abri des tentations, délivré des appétits qui t’ont perdu, ne cherches-tu pas à te refaire une âme?… Oui pourquoi ne t’efforces-tu pas, en revenant à un sentiment meilleur, de ramener en ton cœur ulcéré un peu de repos et de bonté?


– C’est que toi tu avais l’espoir, la certitude d’être libre un jour, s’écria Favraux d’un accent désespéré. Tandis que moi!… Non, non, tu ne peux pas comparer tes souffrances aux miennes!


– Pas plus que tu ne peux comparer tes crimes à ma faute.


– Puisque je te supplie de me laisser mourir!


– Puisque nous ne voulons pas…


– Pitié!


Alors, Kerjean, superbe de colère légitime, reprit d’une voix éclatante:


– Est-ce que tu as eu pitié de moi, quand sciemment, et uniquement afin de t’emparer plus facilement des biens que je ne voulais pas te céder, tu as profité de mon ignorance pour m’entraîner dans des spéculations malhonnêtes?…


«Est-ce que tu as eu pitié de moi, lorsque toi, qui, d’un seul mot pouvais me faire absoudre par les juges, tu es venu m’accabler devant le tribunal, transformant le demi-faussaire que j’étais en un criminel de la plus vile espèce?


«Est-ce que tu as eu pitié de moi, quand je suis venu te supplier de m’aider à retrouver mon fils?


«Non!… alors pourquoi voudrais-tu que je pardonne… Car te laisser mourir, ce serait te pardonner. Tu vivras, banquier Favraux…; tu vivras…, misérable…, sous ma garde, encore… Judex a fait de moi ton geôlier… et tant que Kerjean sera là… jamais tu ne t’évaderas, ni dans la vie… ni dans la mort!


À ces mots, proférés d’une voix terrible, le banquier, comprenant que désormais il ne pourrait plus échapper à son supplice, s’effondra sur les dalles de sa cellule.

III LE CERCUEIL VIDE

Aussitôt après leur mésaventure de la villa Brossard, Diana et Moralès, désireux de mettre une certaine distance entre eux et la meute de Judex, avaient regagné Paris… dans un état de rage indescriptible… Somme toute, leur expédition était manquée…


Les cinq mille francs qu’ils avaient touchés d’avance du marquis de Birargues allaient à peine suffire à payer les dettes criardes de Moralès.


– Qu’allons-nous faire? demandait anxieusement le rasta à sa maîtresse qui, songeuse, s’était étendue sur un divan, et suivait d’un œil vague les volutes bleutées de la fumée de sa cigarette. Nous voilà dans de jolis draps! Qu’est-ce qui nous dit, à présent, que les Birargues ne vont pas porter une plainte contre nous?… Nous vois-tu dénoncés, arrêtés… envoyés en prison?… Moi surtout, avec ce que tu sais, je ne m’en tirerais pas à moins de dix ans, et peut-être davantage. Écoute-moi, Diana… Le moment n’est pas venu de rêver, mais d’agir… Je crois donc qu’il serait prudent, et même indispensable de mettre la frontière entre la police et nous… Profitons de ce que nous avons un peu d’argent pour filer sans bruit et sans retard. Préparons nos malles et, ce soir, nous filons… L’Espagne, l’Italie, le Maroc, l’Amérique, je m’en moque, pourvu que je sois avec toi.


– Imbécile! ricana la Monti en se relevant, et en lançant sa cigarette dans un cendrier.


Et, venant à Moralès, elle se campa devant lui, tout en disant:


– Tu as donc oublié que nous sommes en possession d’un document qui prouve que César est notre complice. Aussi, je suis persuadée qu’au lieu de porter plainte contre nous, il sera trop heureux de négocier avec nous le rachat de ce document si compromettant pour lui.


– C’est possible! mais cette jeune femme?…


– Jacqueline? Je ne pense pas que nous ayons à la craindre. En effet, si elle portait une plainte contre nous, il faudrait qu’elle avouât que Mme Bertin n’est autre que Mme Jacqueline Aubry, la fille du banquier Favraux… Or, elle a, en ce moment, de trop bonnes raisons de conserver rigoureusement son incognito pour s’amuser à nous créer des ennuis.


Et, avec un accent de menace terrible, Diana ajouta:


– D’ailleurs, je l’engage fortement à se tenir tranquille, sinon…


Puis, d’un air grave, préoccupé, l’aventurière formula:


– Il y a en ce moment quelque chose qui me préoccupe beaucoup plus que tout le reste.


– Quoi donc?


– C’est la lettre de Judex.


Et, tirant de son corsage le billet mystérieux que le caniche blanc avait apporté aux deux bandits, la Monti lut à haute voix, lentement, en scandant chaque mot:


Si vous ne voulez pas partager le sort du banquier Favraux, ne vous trouvez jamais sur le chemin de sa fille.


JUDEX.


– Eh bien! lança Moralès, il n’y a qu’à laisser cette femme tranquille.


– Relis attentivement la première phrase, insinuait l’aventurière.


Moralès, s’emparant du papier, répéta:


Si vous ne voulez pas partager le sort du banquier Favraux…


Il s’arrêta, songeur à son tour… puis il reprit:


– Je devine ta pensée. Selon toi, Favraux aurait été assassiné…


– N’allons pas si vite…, arrêtait la Monti. Maintenant, écoute-moi, avec la plus grande attention… sans m’interrompre… et avec calme, si toutefois cela t’est possible.


– Parle! invita le rasta, en s’installant sur le divan que venait de quitter sa maîtresse.


La Monti, rallumant une cigarette, vint s’asseoir sur un tabouret en face de lui et, avec une sagacité de raisonnement qui révélait une intelligence d’autant plus dangereuse qu’elle ne s’embarrassait d’aucun scrupule, elle poursuivit:


– D’abord… quel est ce Judex?…


– Oui, quel est ce Judex?


– Je l’ignore. Tout ce que je constate, c’est qu’il possède de puissants moyens d’actions et d’information, puisque, après avoir réussi à savoir que nous avions enlevé et séquestré la fille de Favraux, il est parvenu à nous découvrir et a même failli nous prendre au gîte… Mais pour l’instant, laissons ce personnage de côté. De sa lettre, je ne veux retenir qu’une chose, c’est qu’il nous affirme nettement que Favraux a été frappé de sa main, en même temps qu’il semble insinuer qu’il pourrait bien être l’assassin!


– Peut-être tout cela est-il fait pour nous effrayer…, hasardait Moralès.


– C’est d’abord ce que je me suis dit…, convenait Diana. Mais en rapprochant les termes de ce billet de certains événements qui se sont déroulés au château des Sablons dans les quarante-huit heures qui ont précédé la mort du banquier, j’en arrive à conclure que Judex pourrait bien avoir dit la vérité.


– Que s’est-il donc passé de si extraordinaire?


– D’abord, j’ai remarqué que Favraux, contrairement à son habitude, était soucieux, agité… et cela, au moment où la vie plus que jamais semblait lui sourire… Puis, j’ai su qu’il s’était rendu secrètement à Paris, à l’Agence Céléritas, demander une consultation à son directeur, le sieur Cocantin, qui, le lendemain, s’est rendu aux Sablons et a passé son temps à se promener dans la maison, dans le parc, avec toutes les allures d’un détective en quête d’une piste… Enfin, détail beaucoup plus grave, parce que beaucoup plus précis… Favraux, dont la gaieté, la bonne humeur m’avaient paru factices… m’a glissé à l’oreille au moment où nous allions passer dans la salle à manger:


– Ma chère Marie, je voudrais bien être plus vieux de deux heures. Il était huit heures quand il a prononcé cette phrase… Il était dix heures quand il est tombé foudroyé! Et maintenant, poursuivait Diana, si tu rapproches de tous ces détails l’attitude de Jacqueline abandonnant au lendemain des funérailles de son père toute sa fortune aux pauvres, répudiant son nom, changeant son existence, et confiant son enfant qu’elle adore à d’anciens domestiques, tu en concluras comme moi qu’un mystère extrêmement troublant plane sur la mort de Favraux.


– C’est juste! approuvait Moralès.


– Eh bien! ce mystère, je veux l’éclaircir.


– Pourquoi?


– Parce que j’ai la conviction que la possession d’un pareil secret peut nous rendre très forts, en nous donnant contre ceux qui ont fait disparaître le banquier des armes dont nous saurons faire un utile usage.


– Ne crains-tu pas, Diana, que nous nous lancions dans une bien dangereuse aventure?


– Qui n’ose rien n’a rien, riposta la Monti, dont les yeux fulguraient d’un rayonnement de tragique audace. Faut-il te rappeler ce que je t’ai déjà dit? Je n’aime pas les trembleurs… C’est à prendre ou à laisser… Marche ou va-t’en!


– Diana, ne me parle pas ainsi!


– Alors, montre-toi digne de moi.


– Je te l’ai déjà dit, je suis prêt à mourir…


– Il ne s’agit pas de mourir… mais de vivre… et vivre heureux…


– Aurais-tu déjà trouvé le moyen de percer ce mystère?


– Je le trouverai! s’écria Diana.


Et elle ajouta avec un accent de résolution farouche et de volonté diabolique:


– Oui, je saurai comment Favraux est mort, quand je devrais moi-même interroger sa tombe!


*

* *

Vers une heure du matin, devant le petit cimetière des Sablons, une automobile qui contenait quatre hommes et une femme, stoppait à l’endroit précis où nous avons vu descendre de voiture Judex et son frère Roger.


Sauf le wattman qui demeura à son volant, tous les voyageurs sautèrent à bas de la voiture…


Deux d’entre eux, un solide gaillard à la carrure athlétique et qui portait sous le bras un volumineux paquet… et un petit brun à la barbe en pointe, à l’aspect malingre, mais vif, nerveux, les yeux pétillants derrière un binocle, se dirigèrent aussitôt vers le cimetière, dont ils escaladèrent le mur de clôture… tandis que Diana et Moralès se dissimulaient dans un épais fourré que surmontait le talus de la route, et que le chauffeur s’en allait dissimuler sa voiture dans un chemin de traverse, situé à cent mètres de là.


La nuit était sombre, orageuse… Sauf, quelques abois espacés, lointains, de chiens… c’était partout le silence.


Au bout d’un instant, Moralès dit tout bas à sa maîtresse:


– Tu es sûre de ces hommes?


– Tu es assommant avec tes questions… tes doutes… tes craintes…


– C’est que nous jouons une telle partie.


– Crois-tu donc que j’aurais été me confier aux premiers venus?… Tu connais Crémard…


– Crémard… je ne dis pas… mais l’autre?


– Le docteur Pop… Je te le garantis, lui aussi… Il sait que je connais son histoire de San-Remo… et qu’il suffirait que je dise un mot, non seulement pour que je lui fasse perdre sa clientèle, mais encore pour que je lui fasse prendre un chemin qui n’est pas précisément celui de la liberté.


– Et tu crois qu’il est capable de nous renseigner exactement sur les causes de la mort du banquier?


– Lui! Un des plus brillants élèves de la faculté de Montpellier… Mais taisons-nous, j’entends du bruit.


– On dirait que ce sont eux qui reviennent.


– Déjà!… Ce n’est pas possible!


– Mais si… ce sont eux!


En effet, Crémard et le docteur Pop, après avoir franchi de nouveau le mur du cimetière, regagnaient la route. D’un bond, Diana, suivie de Moralès, s’élança vers eux.


– Eh bien? interrogea anxieusement l’aventurière.


– Vous m’avez fait me déranger pour rien! lança l’étrange docteur d’une voix pointue, ironique.


– Comment! pour rien?… s’exclamèrent simultanément les deux bandits.


Alors de sa voix traînante, à l’accent des fortifs, Crémard précisa:


– Le cercueil est vide!

IV UNE TÉNÉBREUSE AFFAIRE

Cette révélation avait plongé dans la stupeur non seulement l’hésitant Moralès mais l’audacieuse Diana.


Celle-ci s’était naturellement ressaisie la première. Tandis que l’auto la ramenait à Paris avec ses compagnons, après avoir impérativement fait taire son amant qui cherchait à la questionner, elle s’était plongée dans une méditation profonde.


Sans doute le fruit de ses réflexions avait-il été satisfaisant; car, lorsqu’elle rentra chez elle avec Moralès, après avoir remis à chacun des membres de l’expédition une enveloppe cachetée qui contenait le montant de leurs honoraires, Diana laissait errer sur ses lèvres un sourire énigmatique. Ses grands yeux noirs avaient comme des lueurs étranges.


– Qu’est-ce que tu dis de tout cela? interrogea anxieusement Moralès, lorsqu’il se retrouva seul avec sa maîtresse.


– Pour l’instant, ne me demande rien. J’ai besoin de mettre en ordre toutes les idées qui bouillonnent dans ma tête. Qu’il te suffise de savoir que tout va bien, beaucoup mieux que tu ne saurais le penser, et que je ne l’espérais moi-même… Mais je suis brisée de fatigue… j’ai besoin de repos… Demain matin, nous entrerons en campagne, et retiens bien ceci, mon petit Moralès: si tu m’obéis, il se pourrait fort bien qu’avant peu… les millions de Favraux passent de la caisse de l’Assistance publique dans la nôtre.


– Que me dis-tu là?


– La vérité.


– Favraux est mort…


– Favraux est vivant!…


– Vivant! vivant! scandait Moralès bouleversé. Allons donc!…


– Les gens qui ont enlevé son corps du cimetière des Sablons n’ont pas fait disparaître le cadavre d’un homme assassiné, mais le corps d’un homme endormi.


– Qui te fait supposer une chose aussi extraordinaire?


– Maintenant, je me souviens d’un détail auquel je n’avais accordé jusqu’alors qu’une très faible importance… Le jour où en secret, afin de tâcher de découvrir les raisons qui avaient amené Jacqueline à renoncer à la fortune… Eh bien, je l’ai surprise au téléphone… pâle, tremblante, en proie à l’épouvante… claquant des dents et bégayant: «La voix de mon père, de mon père qui me demande pardon.» Je me suis vite cachée croyant qu’elle était devenue folle… ou qu’elle était victime d’une hallucination. À présent, rapproche tous ces faits… et tu en tireras la même conclusion que moi, c’est-à-dire que le banquier n’est pas enseveli au fond d’un tombeau, mais bel et bien entre les mains de gens qui avaient intérêt à le faire disparaître… Certains renseignements nous manquent encore… pour étayer ma conviction d’une façon inébranlable, mais je sais où les trouver et dès demain, je les aurai… Bonsoir, mon petit Moralès, je tombe de sommeil… Dors tranquille… Tu as le droit de faire un beau rêve… Moi, je me charge de le réaliser.


*

* *

Le lendemain matin, vers dix heures, les deux bandits, qui avaient eu un long et mystérieux conciliabule, se présentaient rue Milton, à l’Agence Céléritas.


Cocantin qui, depuis son entrée en fonctions, voyait, et pour cause, la clientèle de son oncle Ribaudet diminuer d’une façon progressive, donna l’ordre que l’on fît entrer immédiatement les visiteurs.


Diana, qui avait revêtu une toilette des plus élégantes, attaqua d’un ton fort aimable:


– Monsieur Cocantin, je vois que vous ne me reconnaissez pas…


– Mais si, très bien, au contraire: Mlle Marie Verdier… l’institutrice des Sablons…, affirmait Cocantin, qui, plein d’admiration pour la beauté de la jeune femme, ne se rassasiait pas d’en détailler les charmes.


Avec beaucoup de désinvolture, l’aventurière reprenait:


– Cher monsieur Cocantin, puisque nous sommes appelés, je l’espère, à entretenir de longs rapports ensemble, je dois vous déclarer que je ne m’appelle plus Marie Verdier… Décidée à embrasser la carrière du théâtre, j’ai pris le nom de Diana Monti.


– Très joli, très joli, approuvait le détective de plus en plus subjugué.


– Et maintenant, reprenait la dangereuse créature, permettez-moi de vous présenter mon ami le baron Moralès qui a tenu à m’accompagner dans la démarche très délicate que je suis venue tenter près de vous.


– Chère madame… monsieur le baron, invitait le détective avec le plus vif empressement, croyez que je vous écoute avec le plus vif intérêt et la plus parfaite attention.


– Monsieur Cocantin! déclara la Monti, avec vous j’irai droit au but.


– Vous avez raison, madame, répliqua le neveu du sieur Ribaudet.


Et, désignant à sa cliente le buste impérial placé sur un cartonnier, il fit en prenant un air doctoral:


– Ayant appliqué à la police privée moderne les principes et la méthode de la police napoléonienne…


Mais il ne put continuer… D’un mouvement brusque, Diana s’était levée et, s’appuyant des deux mains sur le bureau, le buste penché en avant, sa tête presque au niveau de celle du détective, elle interrogea d’une voix âpre et presque menaçante:


– Monsieur Cocantin, où est Favraut?


– Favraut! s’exclama l’excellent Prosper, qui était à cent lieues de s’attendre à une question pareille. Favraut?… mais il est mort!


– Alors, objectait Diana, comment se fait-il que son cercueil soit vide?


– Son cercueil vide?


– Je l’ai constaté moi-même, cette nuit, au cimetière des Sablons.


– Madame, permettez-moi de vous déclarer que je n’aime pas beaucoup ce genre de plaisanterie…


– Je parle très sérieusement… M. Favraut n’est plus dans son cercueil.


Et Cocantin, qui n’avait d’ailleurs aucune disposition pour le métier qu’il accomplissait… par héritage, balbutia en écarquillant les yeux:


– C’est inouï… c’est fou… c’est insensé! Vous devez faire erreur…


– Je vous répète, insistait l’aventurière, que Favraut n’est plus dans sa tombe.


Alors Moralès, que sa maîtresse avait dûment stylé, s’écria en s’avançant vers le détective épouvanté:


– Celui qui a enlevé Favraut c’est Judex, et Judex, c’est vous!


– Moi!… Judex! s’exclama l’infortuné Prosper, auquel cette accusation avait achevé de faire perdre la tête.


– Oui, vous, vous, vous! scandait le rasta… tandis que Diana martelait:


– Cocantin, qu’as-tu fait de Favraut?


Le détective privé était un peu trop neuf dans le métier et surtout beaucoup trop naïf pour se douter un seul instant du piège qui lui était tendu.


Incapable de dissimuler les sentiments qui l’agitaient, il laissa échapper:


– Je donnerais bien deux ans de ma vie pour n’avoir pas été mêlé à cette ténébreuse affaire.


Puis, lançant un regard désespéré vers le buste de Napoléon, il lui sembla entendre la voix du maître qui lui criait:


– Cocantin, défends-toi!


Quelque peu réconforté, le directeur de l’Agence Céléritas, tout en s’efforçant de prendre un air digne et offensé, fit d’une voix qui tremblait encore:


– Je proteste, baron, je proteste, baronne… Prosper Cocantin n’est ni un vampire, ni un assassin.


– C’est vous Judex! insistaient les deux bandits.


– Je suis si peu Judex, affirmait Prosper, que j’ai été chargé de le rechercher.


– Par qui? interrogeait Moralès.


– Par le banquier Favraut.


– Allons donc!


– Je vais vous en donner la preuve.


Alors le détective malgré lui, décidé à tout pour s’innocenter de la terrible accusation qui pesait sur lui, prit une petite clef attachée à sa chaîne de montre et, ouvrant un tiroir de son bureau, il en retira deux feuilles de papier tout en disant d’une voix qu’il s’efforçait de raffermir:


– Monsieur Favraut avait reçu, la veille et le jour de sa mort, deux lettres que j’ai cru devoir restituer à la famille; mais j’en ai gardé copie. Les voici… veuillez en prendre connaissance.


En homme sûr de son fait et en paix avec sa conscience, il tendit les papiers aux deux bandits, tout en ajoutant:


– Vous constaterez, baron, et vous aussi, madame, que si j’avais été Judex, je me serais bien gardé de rapporter les originaux de ces deux lettres à la fille de cet infortuné banquier.


– Certainement, monsieur Cocantin, s’empressèrent de déclarer les deux bandits, qui avaient appris ce qu’ils voulaient savoir.


Enchantée d’être arrivée à ses fins, Diana ajoutait:


– Nous vous devons toutes sortes d’excuses… Nous sommes désolés!… Comment réparer nos torts envers vous? Mais, que voulez-vous? Nous avons été trompés par les apparences, influencés par certains racontars…


– Ah! ça… par exemple…, s’effrayait Prosper. On dit…


– On dit tant de choses…, glissait perfidement l’aventurière, redevenue aimable. On ne peut pas empêcher les potins de se former, ni les gens de les faire circuler…


– M’accuser, moi… d’une pareille chose, s’indignait Cocantin. Tous ceux qui me connaissent savent très bien que je suis incapable de faire du mal même à une mouche.


– Le monde est si méchant.


– Me faire passer pour un homme qui se cache pour tuer les gens et qui enlève ensuite leur cadavre, mais c’est abominable! Que dois-je faire pour mettre fin à une pareille calomnie?…


– Il n’y a qu’un moyen insinuait la Monti: «Nous aider à retrouver Judex!»


– Moi qui avais juré de ne plus m’occuper de cette affaire.


– Dans votre intérêt, encore bien plus que dans le nôtre, appuyait Moralès, j’estime que pour faire cesser tous ces commérages stupides, la première chose à faire pour vous est de découvrir ce mystérieux personnage.


– Le baron a complètement raison, appuyait Diana. D’autant plus qu’il est infiniment probable que ce gredin n’en restera pas là… Il est donc indispensable de couper le mal par la racine. En nous y aidant, monsieur Cocantin, non seulement vous vous serez rendu service à vous-même, mais vous aurez encore bien mérité de la société.


– Vous avez sans doute raison, reconnaissait Prosper, très ébranlé par les arguments de ses deux interlocuteurs.


– Nous pouvons donc compter sur vous? demandait Moralès.


– Avant de m’embarquer dans une affaire aussi grave, j’ai besoin d’étudier encore le dossier.


– Cher monsieur Cocantin, reprenait la Monti, en se faisant très chatte et en enveloppant le détective privé d’un coup d’œil incendiaire…, je suppose que vous ne vous figurez pas un seul instant que je m’en vais vous faire travailler pour… mes beaux yeux?


– Cela suffirait pour me décider…, ripostait galamment l’inflammable Prosper.


– Toute peine mérite salaire, poursuivait l’intrigante créature, qui, affectant une grande netteté, définit:


– Il y a cent mille francs pour vous, monsieur Cocantin, si vous réussissez.


Vaincu beaucoup plus par le regard prometteur dont l’ex-institutrice accompagnait son offre que par la promesse de cette forte somme, Cocantin s’écria en s’emparant des mains de l’aventurière et en les embrassant avec un peu plus d’ardeur qu’il n’eût peut-être convenu en présence du «baron» Moralès:


– C’est entendu… Comptez sur moi. Désormais, je vous suis tout acquis.


– À la bonne heure…, approuvait Diana… Discrétion absolue.


– Discrétion et célérité!


– Parfait!


– Que dois-je faire? interrogeait naïvement le détective malgré lui.


– Attendre mes ordres! déclara l’aventurière en achevant d’ensorceler Cocantin par son regard et son sourire.


– Tout va bien, fit Diana d’un air de triomphe, lorsqu’elle se retrouva dans la rue avec son amant.


Et, se penchant à l’oreille de son amant, elle ajouta:


– Tu vois bien que je ne bluffais pas quand je te disais que nous pourrions «récupérer» les millions du banquier.


– Ce qu’il faut avant tout, émettait Moralès, c’est retrouver Judex.


– Naturellement.


– Et tu crois que ce Cocantin est capable?


– Lui! ricana cyniquement la Monti. Il n’est pas plus fait pour être détective que moi pour être une honnête femme… Je me suis servie de lui pour me procurer les renseignements dont j’avais besoin pour marcher à coup sûr… Il me les a fournis. Je ne lui en demande pas davantage.


– Alors, pourquoi l’avoir mis dans notre jeu?… Pourquoi surtout cette promesse de cent mille francs?


– Tout simplement parce que j’ai besoin d’un homme qui, tout en me servant avec la plus docile fidélité, ne soit pas assez intelligent pour pénétrer mes secrets desseins et se laisse compromettre suffisamment pour qu’au cas échéant, je puisse faire retomber sur son dos toutes les responsabilités… Cocantin est le type rêvé de l’emploi… Sois sûr qu’il nous servira!


– Tu as du génie.


– Non, mais j’ai très faim… Emmène-moi déjeuner dans un bon restaurant. Nous rentrerons ensuite à la maison pour «travailler»! Car, mon petit ami, je prévois que nous allons avoir beaucoup d’ouvrage!

V L’OBSESSION

À plusieurs reprises, Diana Monti, qui semblait en proie à une vive anxiété, s’était rendue à l’une des fenêtres du salon qui donnait sur la rue… et, chaque fois, elle s’était prise à murmurer avec agacement:


– Pourvu qu’il ait trouvé Crémard! Ce serait bien désagréable s’il l’avait manqué… Si nous voulons réussir, il n’y a pas un moment à perdre.


Visiblement obsédée par une idée qui semblait s’être incrustée en elle, elle fit entre ses dents.


– Oh! les millions de Favraut… les tenir, enfin!… Quelle revanche!


L’aventurière, rapidement, se faisait à elle-même le résumé de sa vie… Elle était le fruit d’un de ces ménages interlopes qui n’exercent aucune profession définie, et ne doivent la plupart du temps leur existence qu’à des expédients qui leur font chaque jour risquer la police correctionnelle et même la cour d’assises… Ses parents remarquant sa précoce beauté voulurent en faire une danseuse et l’envoyèrent en Italie apprendre ce métier. À seize ans elle fut enlevée par le prince Martelli, l’un des plus grands seigneurs de Rome qui, follement épris de la jeune ballerine, l’arracha définitivement au milieu où elle vivait, et non seulement la combla de cadeaux magnifiques, mais lui fit encore donner une éducation et une instruction très complètes… Diana mena pendant plusieurs années une existence des plus brillantes et des plus heureuses… Mais, un jour, le prince Martelli mourut subitement sans avoir eu le temps d’assurer l’avenir de sa maîtresse.


Celle-ci dut liquider sa situation… L’argent qui lui resta ne tarda pas à lui fondre dans les mains… et, ses mauvais instincts reprenant le dessus, elle devint promptement l’une de ces «fleurs de vice» qui, sans souci du lendemain, ne demandent au jour qui vient que l’assurance de cette vie d’oisiveté honteuse et de factice plaisir que volontairement elles ont choisie… Cela dura jusqu’au jour où un hasard la mit en présence du banquier Favraut, à Nice… sur un banc de la Promenade des Anglais, où complètement décavée au jeu, sans le sou, n’ayant même plus la ressource de vendre des bijoux depuis longtemps engagés au Mont-de-Piété, elle était venue s’échouer.


Favraut, voyant une petite femme simplement mise, et en proie à une profonde tristesse, s’était approchée d’elle… et l’avait questionnée… Diana, reconnaissant le célèbre marchand d’or qu’elle avait croisé plusieurs fois au casino, sans qu’il fît le moindrement attention à elle, se dit que si elle avouait la vérité au puissant financier, qu’elle s’appelait Marie Verdier… (c’était d’ailleurs son vrai nom)… qu’elle était institutrice, sans place, sans relations, sans espérance… que certes il ne tiendrait qu’à elle de sortir, et promptement de cette situation douloureuse… mais qu’elle aimait mieux mourir que de devoir son bonheur à de pareils moyens… Bref, elle manœuvra si habilement que Favraut qui, pour la première fois de sa vie, avait senti vraiment battre son cœur d’amour, l’installait chez lui comme institutrice de son petit-fils.


Trop épris pour entrevoir un seul instant tout ce qu’il y avait de choquant dans cet acte, rassuré par les excellents certificats que Marie Verdier s’était fabriqués elle-même, le marchand d’or se passionna d’autant plus pour la belle Diana que celle-ci, se cuirassant de la plus austère vertu, s’était toujours opiniâtrement refusée.


Désormais, elle ne voulait plus être la maîtresse, mais la femme.


L’on sait qu’elle avait été sur le point d’atteindre son but… Et maintenant qu’après la désillusion de cette splendide affaire manquée, elle sentait revivre son rêve, toute sa volonté, qu’elle avait formidable, se tendait dans le désir le plus inouï qui eût pu avoir germé dans le cerveau d’une aventurière: reconstituer l’édifice écroulé… en remettant la main sur l’homme qu’elle avait déjà amené à sa merci… Le plan machiavélique qu’elle avait déjà forgé se déroulait dans son esprit… tel que seul un être de l’envergure de cette femme pouvait l’accepter. Il se résumait en ces quelques mots: retrouver Judex… le contraindre à lui rendre Favraut… faire réclamer à l’Assistance publique les millions abandonnés à celle-ci par la fille… l’épouser… et achever son œuvre en se faisant assurer par lui une véritable fortune.


Pour en arriver là, plus que jamais elle était résolue à tout…


Quiconque l’eût aperçue à ce moment, vautrée sur son divan, la tête appuyée entre les mains, la bouche entrouverte en un rictus d’ambition affreux, les yeux hypnotisés par l’abîme d’infamie dans lequel délibérément elle allait se plonger, eût reculé comme à l’aspect d’un monstre ou d’une bête féroce!


Un coup de sonnette l’arracha à cette horrible méditation… C’était Moralès qui rentrait.


– Tu as été bien longtemps, reprocha aussitôt Diana avec nervosité.


– Ce n’est pas de ma faute, répliqua le rasta, qui semblait plier de plus en plus sous le joug de son impérieuse maîtresse. Crémard n’était pas chez lui. J’ai dû le chercher pendant deux heures. J’ai fini par le découvrir, en train de faire une partie de cartes avec quelques amis, dans un petit estaminet aux environs de la gare du Nord.


– Viendra-t-il?


– Ce soir, il m’a promis d’être à six heures précises à la maison avec le «Coltineur».


– Tout va bien, je te remercie.


Il y eut entre les deux amants un de ces instants de silence lugubre dans lesquels il semble planer comme de la mort.


Puis, Moralès, qui avait enlevé son chapeau et son pardessus, s’approcha de sa maîtresse… et, lui prenant la main, il fit d’une voix où perçait de l’inquiétude.


– Diana, tu vas encore dire que je suis un trembleur.


– Pourquoi?


– Certes, je ne doute pas que tu réussisses entièrement dans tes projets… J’ai la conviction, comme toi, que fatalement nous découvrirons Judex et que nous retrouverons Favraut… Mais as-tu bien réfléchi à une chose?


– À quoi donc?


– Favraut a une fille… Elle te connaît… Elle peut parler…


– Elle ne parlera pas.


– Pourquoi?


– Parce que ce soir elle aura cessé de vivre!…


– Non, non, pas cela! Je ne veux pas! s’écria Moralès, devenu blême.


– Hein, quoi, qu’est-ce que tu dis? Tu ne veux pas!… sursauta la misérable.


– Je suis un voleur, c’est entendu…, ripostait le rasta en un réveil subit de conscience qui semblait sincère… Mais devenir un assassin, jamais!


– Qui te demande de tuer?


– Toi!


– Tu es fou! Puisque Crémard et le «Coltineur» seront là, tu n’auras pas besoin de mettre la main à la pâte.


– Qu’importe!… je serai toujours complice… Et puis… demain qui me dit que tu n’exigeras pas que je frappe moi-même?


– Mon petit Mora… prends garde! fit l’aventurière sur un ton de calme effrayant… Tu sais que je n’ai pas l’habitude de perdre mon temps en paroles inutiles. Tu feras ce que tu voudras… Tu resteras ou tu t’en iras… Mais, sache une chose… c’est que si tu refuses de m’obéir, on saura immédiatement que le baron Moralès s’appelle Robert Kerjean… qu’il est le fils du meunier des Sablons, condamné à vingt ans de bagne, pour vols, faux, abus de confiance, etc., et qu’il est lui-même recherché par la police pour avoir dévalisé…


– Tais-toi!…


– Choisis!


Accablé, l’amant de Diana se laissa tomber sur un siège.


Alors, dans l’effroi de l’expiation d’une faute qui lourdement, pesait sur lui, dans la veulerie de son âme sans caractère, de son cœur sans ressaut, de sa volonté sans énergie, il murmura d’un air abattu.


– Eh bien, c’est dit! La fille de Favraut disparaîtra cette nuit.


*

* *

À la même heure, Judex, à cent lieues de soupçonner le nouveau danger qui menaçait Jacqueline, et laissant son prisonnier sous la garde du vieux Kerjean et de son frère, quittait le Château Rouge pour une destination inconnue.

VI LE GUET-APENS

En attendant l’heure du dîner, Jacqueline Aubry lisait avec une douce émotion la lettre de Gisèle de Birargues qu’elle avait reçue le matin…


Château des Aigles près Florac


Chère Madame et amie,


Aussitôt arrivée ici, après un long et pénible voyage, je m’empresse de vous donner de mes nouvelles.


Mon frère n’avait pas exagéré. Maman et moi, nous l’avons trouvé très changé… Il avait une forte fièvre… Le médecin, sans être absolument inquiet, déclare que son état demande de grands soins… Il m’a priée de vous dire qu’il s’inclinait bien bas devant votre admirable générosité…


Aussitôt qu’il sera guéri, il demandera à notre père l’autorisation de faire un grand voyage en Extrême-Orient…


Et vous, chère madame, que devenez-vous? Écrivez-moi… je serai si heureuse de vous lire… de passer quelques instants avec vous… Dès mon retour…


Jacqueline ne put continuer… On frappait à la porte… C’était la bonne madame Chapuis, qui, toute essoufflée et brandissant à la main un papier bleu, annonçait:


– Une dépêche pour vous, madame Bertin.


– Une dépêche! fit Jacqueline surprise.


Aussitôt un cri douloureux lui échappa; le télégramme était ainsi rédigé:


Venez vite, le petit’Jean est très gravement malade.


Il ne me manquait plus que cette épreuve, s’écria Jacqueline en un sanglot. Mon Dieu, je vous avais donc remercié trop tôt!


Puis, dominant l’angoisse qui s’était emparée d’elle, elle décida:


– Il est six heures un quart… Il doit y avoir un train vers sept heures pour Loisy… J’ai encore le temps de le prendre… Dites, ma bonne madame Chapuis, pendant que je mets mon chapeau, voulez-vous m’envoyer chercher une voiture?


– Très volontiers, mon enfant! s’empressait l’hôtelière… Je regrette bien de ne pas pouvoir vous accompagner… Ce pauvre mignon, pourvu que ce ne soit pas grave.


Jacqueline, le cœur brisé, se demandait si cette dépêche laconique et brutale ne cachait pas une partie de la vérité… et si elle ne lui avait pas été adressée pour la préparer à une nouvelle encore plus mauvaise.


Tout en montant dans le taxi qui allait la conduire à la gare, elle songeait, rongée d’anxiété:


– Pourvu qu’il ne se soit pas livré à quelque nouvelle escapade, avec ce petit garçon, qui est habitué à rôder seul dans les rues… Pourtant, Marianne m’avait bien promis de les surveiller… Mais un accident est si vite arrivé… Ah! oui, maintenant, je le sens plus que jamais, si je perdais mon fils, ce serait mon arrêt de mort!


Tout en s’efforçant de refouler ses larmes, la fille du banquier murmurait, comme si elle parlait déjà à son enfant.


– Me voilà, mon ange…, oui, voilà ta maman, mon bien-aimé.


Oh! combien le trajet lui semble long… combien elle a hâte de le voir… d’entendre sa voix… d’être là près de lui… fixée… rassurée… Aussitôt le train arrêté, elle se précipite hors de la gare… Elle marche vite, très vite… Si elle osait, elle se mettrait à courir… La voici sur le pont qui traverse la Seine et qu’il lui faut franchir pour arriver jusqu’au village de Loisy… Le soir tombe… Tout est calme, silencieux en ce coin, généralement désert… D’ailleurs, c’est l’heure du dîner… Personne… Si… deux hommes qui s’avancent là-bas… les mains dans les poches, avec toutes les allures de tranquilles promeneurs… Ils se sont arrêtés au milieu du pont… Ils regardent avec une certaine insistance deux enfants qui pêchent à la ligne dans un bateau accroché à la rive.


– On y va tout de même, Crémard?


– Oui, Coltineur.


– Mais les gosses?


– Ils ne nous voient pas, et c’est toujours pas eux qui la tireront d’affaire.


Jacqueline, tout à la pensée de son fils, arrive à la hauteur des deux bandits… Elle va les dépasser, mais voilà qu’ils se jettent sur elle… Ils lui recouvrent la tête d’une sorte de voile noir… et avant que la malheureuse ait eu le temps de se défendre… ils la précipitent dans la Seine, par-dessus le parapet…


Tandis que la mère du petit Jean disparaît dans les flots, Crémard et Coltineur, leur audacieux et immonde exploit accompli, s’en vont vite rejoindre Diana et Moralès, qui, de l’autre côté du pont, les attendent anxieusement dans une rapide automobile.


*

* *

… Or, Jeannot ne s’était jamais si bien porté.


Devenu l’inséparable du môme Réglisse, il s’en allait chaque jour avec lui à l’école du village.


Les deux enfants étaient très sages… Si Jeannot avait profité de la leçon que lui avait donnée sa mère, le môme Réglisse se montrait lui-même très raisonnable… Pour rien au monde, il n’eût voulu se livrer à la moindre incartade qui eût compromis sa nouvelle situation dont il appréciait énormément les avantages… Bien couché, bien nourri, ayant troqué son fantaisiste costume pour des vêtements de petit paysan dans lesquels il se trouvait tout à fait à son aise, il éprouvait une vive reconnaissance envers son jeune ami auquel il devait tout ce bonheur. Cette gratitude s’était traduite en une affection et un dévouement qui ne demandaient que l’occasion de se manifester de toutes les manières.


Or, un samedi que Jean était revenu de l’école avec la croix et que le môme Réglisse avait rapporté lui-même une ample moisson de bons points, le père Bontemps et sa fille Marianne, occupés tous deux au jardin, et complètement rassurés sur l’état d’esprit de leurs deux pensionnaires, avaient cru pouvoir se départir quelque peu de leur surveillance habituelle et les autoriser à aller jouer une partie de cache-cache avec leurs petits camarades…


Sans doute, les deux bambins ruminaient-ils depuis quelque temps déjà un de ces complots enfantins qui font sourire les papas et trembler les mamans… Car après avoir échangé un rapide coup d’œil d’intelligence, tous deux, sans dire un mot, au lieu de se rendre sur la place de la Mairie, où avaient lieu les ébats ordinaires et extraordinaires de la jeunesse dorée de Loisy, se faufilèrent dans un chemin creux qui conduisait jusqu’à la Seine…, et, après avoir coupé dans une haie deux gaules de dimensions modestes, ils pénétraient dans une petite boutique en planches achalandée par les nombreux pêcheurs qui, le dimanche, s’en viennent de Paris se reposer de leurs fatigues en déclarant une guerre acharnée aux ablettes et aux goujons.


En sa qualité de directeur-administrateur-caissier de l’association, le môme Réglisse auquel Jeannot avait remis la pièce de vingt sous qu’au nom de sa maman la bonne Marianne venait de lui donner en récompense de sa sagesse, fit l’emplette de deux lignes et d’une poignée d’asticots… Puis, revenant vers son compagnon qui l’attendait sur la berge, il le fit monter avec lui dans un petit bateau amarré à la rive, à quelques mètres du pont qui traverse la Seine en cet endroit… Fort adroitement, Réglisse eut vite fait de monter les deux lignes et de les amorcer… Passant l’une à son ami et lançant l’autre d’une main exercée, il s’exclama:


– Maintenant, les poissons n’ont qu’à bien se tenir!


La séance durait déjà depuis un bon moment, sans autre résultat, d’ailleurs, que deux ou trois emmêlages de fils que le môme avait débrouillés avec une dextérité remarquable… lorsque tout à coup… Réglisse poussa un cri:


– Mince alors! une dame dans le bouillon!


Les deux petits, qui, l’œil sur leurs bouchons, n’avaient rien aperçu du drame atroce qui venait de se dérouler sur le pont, virent tous deux en même temps une forme humaine s’enfoncer dans le fleuve.


Jeannot avait poussé un cri de terreur… Mais le môme Réglisse, avec une rapidité de décision remarquable, lançait aussitôt:


– T’en fais pas, mon gosse… bouge pas surtout, et laisse-moi me débrouiller… Quand je travaillais du côté d’Auteuil, j’ai aidé des mariniers à retirer des macchabées de la flotte… C’est pas malin… Et puis, on est costaud ou on ne l’est pas!…


Enlevant l’amarre qui retenait le bateau à la berge le môme Réglisse sauta sur les avirons et se mit à «nager» avec une vigueur et une régularité qui révélaient un réel entraînement vers l’endroit où la victime du drame avait disparu.


Au moment où le petit bateau arrivait à la hauteur de la première pile du pont, Jacqueline revenait à la surface.


– La vlà…, s’écria Réglisse… Et, saisissant une gaffe qui se trouvait au fond de la barque, il eut le temps d’accrocher par ses vêtements la malheureuse, au moment où pour la seconde fois, elle allait couler à pic.


– À toi, Jeannot…, ordonna le merveilleux petit bonhomme, cramponne-toi au morceau de bois… et ne lâche pas la rampe… Sans ça la «poule» boirait encore la goutte, et y aurait pas moyen d’aller la chercher.


Le petit Jean, entraîné par l’énergie de son camarade, saisit la gaffe… employant tout ce qu’il avait de force, le pauvre mignon… à exécuter les instructions de son ami qui sans perdre une seconde avait saisi les avirons et regagnait la rive distante à peine de trois ou quatre mètres…


Enfin, grâce à ses efforts, le bateau entraînant le corps de l’infortunée, s’en vint échouer sur la rive…


Ce fut alors seulement qu’inconscients de leur acte héroïque… ils songèrent à appeler au secours… Comme personne ne leur répondait, Réglisse voulut enlever le voile qui recouvrait le visage de la pauvre femme…


Un cri lui échappa…, tandis que, du geste, il écarta le petit Jean et lui ordonna:


– Va à la maison chercher du secours… Cavale, mon gosse… Cavale!


C’est que le môme avait reconnu dans la noyée la maman de son petit ami. Alors, dans l’intuition exquise de son cœur excellent, il ne voulut pas que Jeannot la vît comme ça, tout de suite… avant qu’il fût certain lui-même qu’elle était encore vivante.


Et… le petit héros, ainsi qu’il l’avait vu faire aux mariniers, s’empressa de pratiquer les mouvements rythmiques destinés à rétablir la respiration de la noyée.


Oh! le brave enfant… il suait sang et eau… Tout essoufflé, il n’en pouvait plus de l’effort inouï qu’il venait de fournir, mais n’importe… il allait… toujours…, allait jusqu’au bout… et, lorsqu’un premier souffle s’échappa des lèvres de Jacqueline, le môme Réglisse demanda:


– Ça va t’y mieux, ma bonne dame?


Puis, il s’écria avec un accent de triomphe:


– Il va être rien content, mon gosse, que je lui aie rendu sa maman!…

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