– Une lettre pour vous, madame Bertin.
– Merci, madame Chapuis.
– Comment cela va-t-il, ce matin? Pas trop fort, n’est-ce pas? En voilà des yeux rouges!… Je parie que vous avez encore pleuré toute la nuit.
– Mais non, j’ai très bien dormi…
– Il ne faut pas me dire cela, mon enfant. Vous avez du chagrin, ma pauvre petite…
Et Mme Chapuis, personne d’une quarantaine d’années, à la tenue extrêmement correcte, à la physionomie avenante et sympathique, ajouta, tout en enveloppant d’un regard de bienveillance émue, une ravissante jeune femme qui, vêtue d’une robe noire toute simple, demeurait debout dans l’entrebâillement d’une porte:
– Il n’y a pas très longtemps que vous êtes chez moi… Eh bien, je ne vous le cacherai pas, rien qu’en vous voyant, j’ai deviné que vous étiez une brave créature; et si jamais vous avez besoin de moi je ne vous en dis pas davantage.
– Moi aussi, je me suis aperçue combien vous étiez bonne, répliquait la jeune femme d’une voix aux vibrations harmonieuses.
– Allons, bon! le téléphone! Il faut que je redescende au bureau… Au revoir, mon enfant, et bon courage.
Celle que Mme Chapuis venait d’appeler «mon enfant» avec tant d’insistance, rentra aussitôt dans une chambre des plus simples, mais très propre, et presque gaie… Puis, s’asseyant devant une table à ouvrage, elle décacheta la lettre que venait de lui remettre Mme Chapuis et lut ce qui suit:
Chère Madame,
Tout d’abord, laissez-moi vous dire que nous avons été bien heureux d’avoir de vos nouvelles et que votre petit Jean se porte à merveille. Les premiers jours, le soir surtout, il a pleuré en demandant sa maman… Mais nous l’avons consolé de notre mieux en lui promettant que nous le conduirions bientôt vous voir. Il a dansé de joie quand je lui ai lu votre lettre; et j’ai dû la lui donner pour qu’il la garde sur son cœur! C’est un vrai chérubin du bon Dieu! Nous sommes satisfaits de savoir que vous êtes tombée à Neuilly sur une bonne pension de famille et que vous avez déjà trouvé quelques leçons de piano et d’anglais. En tout cas, chère madame, vous pouvez compter entièrement sur notre dévouement ainsi que sur notre discrétion.
Mon père se joint à moi pour vous adresser tous ses respects.
MARIANNE BONTEMPS.
au Verger… Loisy (Seine-et-Oise).
Un post-scriptum à la grosse écriture mal formée suivait ces lignes:
Marianne me tient la main pour t’envoyer mille caresses… en attendant de te voir bientôt, toi… ma vraie petite maman.
Ton petit garçon qui t’aime,
Jean.
La jeune femme approcha de ses lèvres la tendre et naïve missive… Puis ses yeux se dirigèrent vers le portrait de son fils.
– Mon Jeannot chéri, murmura-t-elle. Oh! oui, comme je t’aime! Désormais, tu es tout pour moi… mon bien-aimé!
Réconfortée par l’amour maternel, la jeune femme se coiffa d’un modeste chapeau autour duquel s’enroulait un long voile de crêpe… et, prenant un carton à musique, elle partit après avoir envoyé un long baiser à l’image radieuse de son enfant. Vite, elle gagna la rue, marchant d’un pas rapide, assuré, lorsque soudain, elle s’arrêta, tandis qu’un nom lui échappait:
– Monsieur Vallières!
Un homme d’une soixantaine d’années s’approchait d’elle, son chapeau à la main en une attitude pleine de déférence affectueuse.
– Madame, fit-il, je vous demande pardon de vous aborder ainsi. Mais puisque j’ai l’avantage de vous rencontrer en ce lointain quartier où j’avais une course à faire, me sera-t-il permis de vous demander de vos nouvelles et de celles de votre cher petit Jean?
– Mon fils est à la campagne, chez les Bontemps, répliquait la maman du petit Jean. Quant à moi, je vais aussi bien que possible… Et vous, cher monsieur?
– J’ai eu la chance de trouver une situation, qui, sans valoir celle que j’occupais auprès de Monsieur votre père…
– Monsieur Vallières, interrompit la jeune femme en pâlissant… vous m’avez donné, récemment, dans de bien cruelles circonstances, une preuve d’amitié loyale que je n’ai pas oubliée!… Eh bien, laissez-moi vous dire que pour vous comme pour tous, Jacqueline Aubry, la fille du banquier Favraux, a cessé d’exister pour faire place à Mme Jeanne Bertin… professeur de piano et d’anglais… Vous voyez… je me suis tenu parole… je travaille… Et j’en suis toute fière et très heureuse…
– Vous êtes la plus noble femme que j’aie jamais connue… affirma Vallières en s’inclinant respectueusement devant Jacqueline qui reprit:
– Excusez-moi, monsieur Vallières… je suis attendue et je ne voudrais pas être en retard… Donnez-moi de temps en temps de vos nouvelles. Je demeure tout près d’ici, à Neuilly, 10, impasse Saint-Ferdinand… Mais pas un mot à personne, je vous en prie.
– Je vous le promets.
La fille du banquier continua sa route. Absorbée par les souvenirs douloureux et angoissants que sa rencontre avec Vallières venait de réveiller en son cœur, elle n’avait pas remarqué que, depuis un moment, elle était suivie par un jeune homme à la silhouette élégante, aux allures aristocratiques, mais dont l’air de morgue et d’arrogance révélait à la fois le cerveau étroit et l’âme ingrate.
Au moment où Jacqueline atteignait l’avenue de Neuilly, l’inconnu accéléra le pas, comme s’il voulait dépasser Jacqueline. Mais il s’arrêta, songeant:
– Décidément, ce n’est pas une femme que l’on peut aborder dans la rue.
Et, contemplant d’un regard flambant de passion malsaine, l’exquise et frêle créature qui, toute à ses pensées, c’est-à-dire rien qu’à son devoir, traversait la chaussée pour se diriger vers la station du tramway à vapeur Saint-Germain-Porte-Maillot, il murmura, sur le ton de la plus insolente fatuité:
– Quelle adorable maîtresse je vais avoir!
Regagnant une auto fermée, très basse et très puissante, et qui stationnait à l’angle de la rue Saint-Pierre et de l’avenue, il lança impérieusement au wattman impeccable en sa livrée marron aux boutons d’or, où s’incrustait largement une couronne de marquis:
– Teddy, rue de Varennes, et très vite n’est-ce pas?
Puis, tout en s’installant sur les coussins gris perle de la voiture, il grommela:
– Quoi qu’il arrive, et quoi qu’il m’en coûte, cette femme sera à moi!
Celui qui venait ainsi de décréter avec tant de cynique désinvolture la conquête ou plutôt le déshonneur de Jacqueline n’était autre que le jeune marquis César de Birargues, vice-président du Polo-Club, trésorier du cercle des Sports et des Arts, champion de golf, prince du tennis et «roi du cotillon»!
Tous ces titres, d’ailleurs, ne l’empêchaient nullement d’être le snob le plus insupportable et le personnage le plus inutile de la terre.
Le duc, son père, excellent gentilhomme, avait en vain cherché à éveiller dans l’âme de son fils les sentiments d’honneur chevaleresque de tradition dans la famille. La duchesse, noble femme toute de vertu souriante et de charme captivant, avait dû, elle aussi, renoncer à lui prodiguer ses excellents conseils.
À sa majorité, quittant la somptueuse demeure que, depuis le XVIIe siècle, les Birargues occupaient au faubourg Saint-Germain, César s’était installé avenue Henri-Martin, dans un luxueux appartement de garçon… où il menait depuis près de deux ans… l’existence la plus désordonnée, ne rendant aux siens que des visites rapides et intéressées.
Aussi, grandes furent la surprise et la joie de sa sœur, la jolie et délicate Gisèle, lorsque, vers dix heures du matin, elle vit entrer le marquis dans le vaste salon où, depuis un moment déjà, elle s’exerçait sur un magnifique piano aux gammes chromatiques et aux arpèges les plus ardus.
– Bonjour, César! s’écria-t-elle en courant embrasser son frère qu’elle ne pouvait juger qu’à travers la limpidité de son cœur virginal.
– Bonjour, mignonne, répondit le champion de tennis… Tu es en train d’étudier… Aussi, je te laisse.
– Non, reste…, suppliait gentiment Gisèle. Les instants que tu nous consacres sont si rares que je m’en voudrais de te les disputer même pour Beethoven ou pour Mozart.
César ripostait, cherchant à se mettre à l’unisson:
– J’en suis d’autant plus charmé que tu adores la musique.
– C’est un art si admirable.
– Es-tu en progrès?
– Mme Bertin m’affirme que oui.
– Mme Bertin? questionnait le «roi du cotillon» avec l’hypocrisie d’un «roué».
– Mon nouveau professeur…, expliquait Gisèle. Je l’attends d’un moment à l’autre… et je suis persuadée qu’elle se fera un plaisir de te dire elle-même ce qu’elle pense de moi…
– Je suis très pressé…, affirmait César de Birargues.
– Oh! Reste un peu, insistait Gisèle, je tiens beaucoup à ce que tu voies Mme Bertin… C’est une personne très distinguée, très douce… qui a eu, paraît-il, de gros revers de fortune… Elle nous a été recommandée par M. l’abbé Villetot… le premier vicaire de Saint-Philippe-du-Roule. Si tu pouvais lui procurer quelques leçons, je t’assure que tu ferais une bonne action… car cette jeune femme est tout à fait intéressante.
– Oh! moi, les leçons de piano, ce n’est guère mon affaire, ripostait le «roi du cotillon» d’un air d’indifférence affectée… lorsqu’une porte s’ouvrit, livrant passage à une femme de chambre qui annonça:
– Mme Bertin.
Simplement… modestement… Jacqueline s’avançait, vite rejointe par Gisèle qui, gracieusement, présentait:
– Mon frère le marquis César de Birargues… Mme Bertin, mon professeur.
Saluant avec déférence, César fit aussitôt:
– Ma sœur, madame, m’a tant dit de bien de vous que je ne puis être que très flatté de faire votre connaissance.
– Mlle Gisèle me connaît depuis très peu de temps, répliquait la fille du banquier… Je crains qu’elle ne s’aperçoive très tôt combien elle exagère mes mérites.
– Je suis sûr, au contraire, protestait César, que ma sœur ne se trompe pas et que chaque heure que vous lui consacrez lui permettra de découvrir en vous de nouvelles et précieuses qualités.
À ce compliment, un peu trop direct pour une première rencontre, Jacqueline rougit légèrement; et, après s’être inclinée avec une aisance discrète qui révélait une parfaite éducation mondaine, elle s’en fut déposer son carton de musique sur le piano.
– C’est cela, travaillons! s’écria joyeusement Mlle de Birargues.
– Suis-je de trop? demanda César, en esquissant un geste de sortie.
– Pas du tout! lança Gisèle.
– Alors, commençons, fit gracieusement la fille du banquier.
Jacqueline, qui avait suivi jadis en bénévole les cours du Conservatoire, se montra non seulement excellente maîtresse, mais aussi véritable et vibrante artiste, achevant ainsi, sans s’en douter, d’exacerber la passion qu’elle avait inspirée à César.
La leçon était presque terminée, lorsque la femme de chambre reparut, prévenant que la baronne d’Orsel demandait Mlle Gisèle au téléphone.
La jeune fille déclara:
– C’est pour notre vente de charité… Vous permettez, madame Bertin?
– Certainement, mademoiselle.
– Mon frère va vous tenir compagnie.
À peine avait-elle disparu que César, incapable de se maîtriser davantage, se levait brusquement, s’en allait droit à Jacqueline, et attaquait d’une voix que le désir faisait trembler:
– Madame, vous allez dire que je suis le plus maladroit et le plus insensé des hommes… mais je suis incapable de vous dissimuler plus longtemps le sentiment que vous m’avez inspiré.
À cette déclaration, aussi brutale qu’inattendue, Jacqueline était restée toute interdite.
– Monsieur, balbutia-t-elle, en se levant à son tour, je vous prie de cesser une plaisanterie qui m’est d’autant plus pénible…
Elle n’acheva pas…
Cédant à la fougue d’un tempérament naturellement emporté, César s’emparait de force des mains de la jeune femme et s’écriait avec un accent de passion véritablement insultante et sans vergogne:
– Écoutez-moi… je vous en supplie. Le premier jour où vous êtes venue ici… vous avez produit sur moi une impression tellement foudroyante que j’ai attendu que vous sortiez… Alors, je vous ai suivie, sans que vous vous en doutiez, jusque là-bas, à Neuilly… oui, jusqu’au seuil de cette pension de famille où vous demeurez, dans une chambre dont se contenterait à peine une ouvrière… Toujours à votre insu, je me suis attaché à vos pas… J’ai vécu avec vous ce véritable enfer qu’est l’existence à Paris d’une femme jeune, jolie, dénuée de ressources et qui se croit obligée de gagner sa vie par son travail… Votre courage tranquille, votre résignation touchante n’ont fait que grandir l’irrésistible sentiment que vous m’avez inspiré… Car je vous aime, madame, je vous adore à un point que je ne saurais vous exprimer… c’est-à-dire… à en devenir fou… à en perdre la tête… Voilà pourquoi, puisque les préjugés du monde auquel j’appartiens ne me permettent pas de vous donner mon nom, je vous conjure de me laisser faire de vous la femme la plus heureuse et la plus adorée.
Superbe d’honnêteté sereine, Jacqueline avait écouté sans un mot, sans un geste, la tirade classiquement enflammée du snob. Ce fut seulement quand il eut terminé qu’elle reprit, non plus de sa voix si naturellement douce et enveloppante, mais sur un ton de mépris glacial:
– Vous êtes gentilhomme, monsieur de Birargues?
– De vieille race et je m’en vante.
– Alors, pourquoi vous conduisez-vous comme un manant?
– Vous dites? s’exclama César, cinglé par cette virulente apostrophe.
– Je dis, monsieur, qu’en abusant de ma situation pénible pour me faire une déclaration aussi outrageante, et cela dans la maison de vos parents, vous avez agi d’une façon indigne d’un homme d’honneur.
– Ne soyez pas implacable, et laissez-moi…
– Retirez-vous, monsieur… ou c’est moi qui m’en vais!
Intimidé par l’autorité souveraine qu’exprimaient le verbe et l’attitude de Jacqueline, César de Birargues balbutia:
– Je n’insiste pas, madame, mais rien ne m’empêchera de penser à vous, et d’espérer quand même.
Gisèle revenait souriante… César, reprenant instantanément sa physionomie habituelle, fit d’un air dégagé:
– Cette fois, petite sœur, je te laisse. Mais je tiens à te dire que le peu de temps que j’ai passé auprès de Mme Bertin n’a fait que grandir en moi le désir de la connaître davantage.
Et il s’en fut, un mauvais sourire aux lèvres, tandis que Gisèle, s’installant à son piano, modulait les premiers accords de l’adorable «Clair de lune», de Werther, où Massenet, notre Musset lyrique, semble avoir voulu faire passer en un frissonnement divin toute la douceur et la tendresse humaine… À mesure que les notes s’égrenaient et que son élève, toute à la musique, laissait errer sur ses lèvres un sourire de joie contemplative et chaste, Jacqueline, dont le visage reflétait une indicible tristesse, demeurait penchée vers son élève, au-dessus du clavier; et comme deux larmes tombaient sur les touches blanches, Gisèle releva la tête.
Effrayée par cette manifestation subite de déchirante détresse, elle eut un cri d’effroi… Instinctivement, ses bras se nouèrent autour du cou de la jeune femme, et plongeant son regard clair dans les yeux noyés de la malheureuse, elle interrogea:
– Qu’avez-vous, chère madame?
– Je pense à mon fils! murmura Jacqueline en laissant retomber sa tête sur l’épaule de son élève.
Ce soir-là, Jacqueline, après avoir couru le cachet toute la journée, rentrait à Neuilly, vers sept heures du soir… Avant de descendre à la table d’hôte prendre son repas du soir, elle monta dans sa chambre.
Comme elle ouvrait sa porte, un cri de surprise lui échappa. Sur une table, au milieu de la pièce, dans une cage en osier, deux jolis pigeons blancs la saluaient d’un roucoulement de bon augure.
La jeune femme s’aperçut qu’une lettre était attachée à l’un des barreaux de la cage… Elle la décacheta, et lut ces quelques mots, qui la plongèrent aussitôt dans la stupéfaction la plus vive:
Madame, si quelqu’un vous menace, rendez la liberté à ces pigeons… J’accourrai à votre secours… Je veille sur vous!
JUDEX.
– Judex. Encore Judex!… murmurait la fille du banquier, oppressée. Quel est ce nouveau mystère? Oh! savoir! Oui, tout savoir!… Mais, à quoi bon?… Mieux vaut oublier! Le coupable a subi un châtiment terrible… Je n’ai plus qu’à prier pour lui… Quant à ce justicier inconnu qui, après avoir frappé mon père, se fait aujourd’hui mon défenseur, je ne veux et ne dois rien accepter de lui… Quoi qu’il puisse m’arriver, ces oiseaux resteront à jamais enfermés dans leur cage.
Et, tout en enveloppant d’un regard de bonté attendrie les deux pigeons qui, simultanément, eurent un léger et gracieux battement d’ailes, Jacqueline se prit à murmurer:
– C’est étrange! Il me semble que me voilà plus tranquille!
Et joignant les mains, elle ajouta, sublime en sa résignation de martyre volontaire:
– Merci, mon Dieu. Faites que mon fils soit heureux. Je n’ai pas le droit de vous en demander davantage!
Dans la nuit qui suivit les obsèques du banquier Favraux, une automobile, sans phares ni lanternes, s’arrêtait, vers une heure du matin, en face du petit cimetière des Sablons.
Deux hommes en descendaient aussitôt. L’un, très grand, à l’allure aristocratique, aux traits d’une beauté étrange et à l’expression d’indomptable volonté, se drapait dans une ample cape noire. Il était coiffé d’un chapeau de feutre mou, dont l’un des bords se relevait d’une façon cavalière.
L’autre, plus petit, mais nerveux, robuste, bien musclé, portait un élégant costume de sport en velours gris. Une casquette de même teinte surmontait une figure toute de jeunesse ardente en même temps que de précoce maturité.
– Roger, fit à voix basse le premier des deux personnages, tu es bien sûr que nous n’avons pas été suivis?
– Absolument sûr.
– Tu n’as rien oublié?
– Rien… Jacques.
– Alors… viens!
La route était déserte… Aucun bruit ne s’élevait aux alentours… De gros nuages voilaient la lune et les étoiles… et l’on distinguait à peine, à deux cents mètres de là, quelques maisons isolées, révélant la présence d’un village endormi.
L’homme à la cape noire gagna la grille du cimetière, dont il fit jouer la serrure à l’aide d’une clef toute neuve, choisie dans un trousseau abondamment garni. Puis, suivi de son compagnon, qui s’était emparé d’un sac de voyage en cuir jaune et d’un paquet, long, étroit, enveloppé dans de la serge verte, il pénétra dans le champ de l’éternel repos.
Après un rapide salut aux morts, qui montrait que les deux mystérieux individus n’étaient nullement de vulgaires bandits ou d’immondes violateurs de tombes, ils s’avancèrent sans la moindre hésitation vers une petite chapelle qui servait de sépulture à la famille Favraux…
Après en avoir ouvert la porte à l’aide d’une seconde clef, également neuve et empruntée au même trousseau, ils s’enfermèrent mystérieusement dans le monument funéraire… Au bout d’une demi-heure environ, ils en ressortaient emportant un corps enveloppé d’un blanc linceul qu’ils s’en furent déposer avec précaution sur les coussins, à l’arrière de la voiture…
L’homme au complet de velours gris rentra dans le cimetière… où il demeura un assez long instant…
Puis il reparut, son sac et son paquet à la main; et, regagnant l’auto où son ami avait pris place, il murmura d’une voix qui n’était pas sans trahir une légère émotion:
– Tout est en ordre et nul ne se doutera jamais…
– Alors… filons! coupa net l’homme au manteau noir qui semblait exercer sur son associé un ascendant considérable.
Après avoir mis le moteur en marche, Roger sauta sur le siège, s’empara du volant, et démarra avec l’adresse tranquille d’un chauffeur accompli… La voiture qui filait tous feux éteints, à une allure raisonnable, disparut bientôt dans la nuit.
Une heure après, elle s’arrêtait au pied d’une colline assez élevée dominant la vallée de la Seine et surmontée par les ruines d’une vieille et vaste demeure historique que la tradition, en souvenir des drames sanglants qui s’y déroulèrent au moyen âge, a surnommée le Château Rouge.
Après avoir remisé leur voiture dans une sorte de garage aux trois quarts dissimulé sous un épais manteau de lierre, et dont la fermeture métallique, réglée par un mécanisme secret, apparaissait d’une solidité à toute épreuve, Jacques et Roger, qui semblaient doués tous deux d’une remarquable vigueur physique, s’emparèrent à nouveau du corps et entreprirent l’ascension d’un sentier rocailleux, escarpé, qui aboutissait aux ruines encore imposantes de l’antique repaire féodal…
Ils traversèrent ensuite plusieurs salles dont il ne restait plus que de vagues pans de murs aux trois quarts écroulés et quelques arceaux brisés au milieu desquels nichaient de nombreuses corneilles…
Enfin, ils arrivèrent devant une sorte d’anfractuosité où se dressaient de robustes piliers de granit soutenant une lourde voûte encore solide et qui devait abriter jadis les sous-sols du château.
Sans doute l’un des deux hommes appuya-t-il sur quelque ressort invisible, car une dalle assez large bascula sur elle-même laissant apercevoir les montants d’une échelle en fer qui, solidement fixée à la muraille, se perdait dans le sol.
Jacques et Roger s’y engagèrent avec leur fardeau; la dalle, automatiquement, se referma derrière eux.
– Frère…, fit Roger sur un ton qui révélait une affection sans bornes et une déférence absolue. Tu as donc résolu de laisser la vie à ce misérable?
– Peut-être! répliqua énigmatiquement l’homme à la cape noire, tandis qu’au lointain, parmi les ruines, une chouette, en un vol éperdu, rythmait son sinistre hululement.
Le lendemain soir, dans un vaste et lumineux laboratoire où se trouvaient rassemblés, à côté d’appareils électriques aux formes les plus étranges, tous les instruments nécessaires à un chimiste expert en son art, Jacques et Roger considéraient le corps du banquier Favraux qui, toujours inerte dans son suaire, était étendu sur un chevalet à la forme de table opératoire.
– Tout est prêt? demanda Jacques, dont le visage était empreint d’une sorte d’autorité mystique.
– Oui, frère, répliqua Roger.
– Tu crois qu’il va revenir à la vie?
– J’en suis sûr!
– Bien!
Roger, encore hésitant, demandait d’une voix grave, émue:
– Pourquoi veux-tu soustraire ce misérable au châtiment qu’il a cent fois mérité? Pourquoi veux-tu qu’au lieu de se réveiller entre les planches de son cercueil… ses yeux aperçoivent encore la lumière et ses poumons aspirent librement l’air pur de la vie?
– Parce qu’il le faut!
– Pourtant… rappelle-toi notre serment!
– Roger, déclara gravement, solennellement, l’aîné des deux frères, auquel un costume de velours noir au dolman boutonné jusqu’au col donnait presque l’allure d’un héros légendaire… Mon ami… mon frère… je t’en prie… pour l’instant, ne m’interroge pas… Bientôt, tu sauras, et tu m’approuveras!… Mais quoi qu’il arrive, je prends tout sur moi… tout! Réveille cet homme!
Sans rien répliquer, Roger se dirigea vers une armoire en verre… Il y choisit une fiole qui contenait un liquide laiteux dont il remplit une seringue Pravez, et, s’emparant du bras glacé de Favraux, il y pratiqua une forte injection…
Dix minutes s’écoulèrent sans que le banquier donnât le moindre signe de vie. Puis, lentement, en imperceptibles soubresauts, le cœur recommença à battre, le sang circula de nouveau… Un long soupir s’exhala de la bouche, qui, avidement, s’était entrouverte… Les paupières se soulevèrent, se refermèrent, battirent plus fort découvrant enfin un œil atone et bientôt éclairé d’une lueur vague… Le cerveau se réveillait à son tour.
Favraux ne se rappelait rien encore; mais il commençait à percevoir les objets… La silhouette altière et menaçante de Jacques se dessinait de plus en plus précise dans l’énigme qui l’entourait… Enfin, le père de Jacqueline, qui avait l’impression de sortir d’un sommeil sans rêve, bégaya d’une voix étouffée:
– Où suis-je?
– En mon pouvoir…, répliqua Jacques d’une voix terrible.
– Qui donc êtes-vous?
– Je suis Judex!
À ce nom, le banquier eut un cri d’épouvante…
Instantanément, il se souvenait de la minute effroyable où tout s’était brisé en lui… Ce toast aux fiancés… les dix heures sonnant à l’horloge… puis… plus rien… le néant… la mort!… Et voilà que tout à coup, il revivait, il ressuscitait face à face avec Judex… en tête à tête avec son bourreau!
Il voulut réagir… entamer une lutte… mais l’étreinte puissante de Roger l’immobilisa aussitôt… tandis que Jacques, après avoir appuyé sur un bouton électrique, approchait de son visage un appareil téléphonique, branché sur quelque poste lointain, inconnu, et lui ordonnait sur un ton impérieux:
– Favraux!… Demandez pardon à votre fille!…
– Non, non… laissez-moi…, écumait le banquier. C’est un guet-apens… un attentat abominable… Vous n’avez pas le droit…
– Demandez pardon à votre fille! insistait l’implacable justicier…
Dompté par cette force qu’il devinait formidable, hypnotisé par la flamme qui brillait dans le regard de Judex, le père misérable, désarmé, impuissant, hurla, dans la véhémence d’un désespoir inutile:
– Ma fille!… ma fille!… je te demande pardon!
Jacqueline n’avait donc pas été comme elle le croyait, le jouet d’une hallucination étrange.
C’était bien son père qui, ce soir-là, avait parlé à son enfant!
Moralement écrasé par cette formidable épreuve, en même temps que brisé physiquement par les efforts qu’il avait tentés pour se dégager, Favraux avait de nouveau perdu connaissance.
Combien de temps demeura-t-il ainsi, prostré, anéanti, privé de toute notion de vie?… Quand il reprit ses sens, il eût été lui-même parfaitement incapable de le préciser.
Il constata d’abord avec stupeur, puis avec épouvante, qu’il était étendu sur une sorte de lit de camp, dans une étroite cellule pénitentiaire, à la porte en chêne plein, percée d’un étroit guichet grillagé puis, détail étrange, qu’il était vêtu du costume réglementaire des détenus de l’État.
– Je suis perdu…, songea-t-il avec terreur. Cet homme me tient… Il ne me lâchera jamais.
Un soupir immense gonfla sa poitrine. Un cri rauque s’échappa par trois fois de ses lèvres qui s’étaient recouvertes d’une écume sanglante:
– Judex!… Judex!… Judex!…
Retombant sur sa couche, le banquier, repris d’un désir intense de liberté, mordu, tenaillé par sa passion pour Marie Verdier dont il revoyait le regard profond, dont il entendait la voix troublante, eut alors un éclair d’espérance…
– Qui sait…, se demanda-t-il, si ces gens non point pour me châtier de mes prétendus crimes mais pour se livrer sur moi à quelque chantage, m’ont ainsi séquestré?
Ignorant que pour tous, sauf pour ses deux geôliers, il reposait au fond d’une tombe dans le cimetière des Sablons, le marchand d’or raisonnait:
– Oui… ce doit être cela… Tout cet appareil romanesque n’a été inventé que pour me frapper, m’influencer, me terroriser… et me priver des moyens dont un homme de ma force dispose encore même au fond du cachot le plus solidement cadenassé. Mais nous allons bien voir… Si c’est une question de rançon, je suis prêt à la discuter… je paierai un million… deux… trois, si c’est nécessaire… quitte ensuite à les récupérer par la force… Mais je sortirai vivant d’ici!…
Alors… il sembla au misérable que de l’autre côté de la muraille s’élevait un ricanement fait de moquerie sans pitié et de sinistre défi.
Le père de Jacqueline tressaillit… dressant l’oreille. Puis, se levant, il promena son regard autour de lui… Bientôt, il recula, repris de frayeur, la gorge serrée… la sueur aux tempes. En haut de la muraille, au-dessus d’une table garnie d’un pot à eau et d’une cuvette en grès, tel un œil implacable et décidé à ne pas lui laisser un instant de répit, un miroir métallique, manœuvré par une main invisible, l’épiait, le suivait dans tous ses mouvements, dans ses moindres gestes, sans qu’il pût échapper à son inexorable surveillance.
Le banquier eut un rugissement de bête traquée… Il avait compris que ce miroir était là pour permettre à ses bourreaux de se repaître de ses souffrances… de triompher férocement de son immense douleur et de sa lente agonie!
Sa captivité se compliquait d’une nouvelle et atroce torture, celle qui consiste, pour un prisonnier, à sentir peser sur soi la perpétuelle observation d’un geôlier… non seulement le jour, mais la nuit, pendant le sommeil sans trêve… et après s’être vu retrancher de toute espèce de commerce humain, de se replier en soi-même, de se réconforter dans l’isolement total de son être, il allait donc lui être interdit de pleurer tout à son aise sur l’amertume d’un désespoir atroce!
L’être violent qu’était Favraux se rebella contre cette nouvelle épreuve.
– Non, non, pas ça, pas ça! clama-t-il, en une crise de furie orgueilleuse.
Et, s’emparant d’une serviette placée sur la table, il se haussa sur la pointe des pieds et voulut en recouvrir le miroir… Mais le linge s’embrasa en une flamme rapide qui, en un clin d’œil, le volatilisa.
Le banquier, ivre de rage, s’élança en un bond formidable vers le miroir dont il chercha à s’emparer pour le détruire en miettes. Mais une très forte décharge électrique le renversa, tandis que tout près s’élevait, pour la seconde fois, le ricanement diabolique qui le fit frémir cette fois… d’une indicible épouvante.
– C’est l’enfer… l’enfer! bégaya le père de Jacqueline avec un rictus de damné.
Mais tout à coup, un nouveau cri lui déchira la gorge. En face de lui… sur le mur… tandis qu’un crépitement léger se faisait entendre, des lettres fulgurantes apparaissaient sur le pan de muraille près de la porte… et voici ce qu’il lut:
Banquier Favraux,
Je vous avais condamné à mort… Votre fille, en abandonnant généreusement sa part d’héritage à l’Assistance publique, vous a sauvé la vie; mais je vous condamne à la réclusion perpétuelle.
JUDEX!
– À la réclusion perpétuelle! répéta le marchand d’or en claquant des dents.
Évoquant la silhouette énigmatique de cet étrange personnage qui s’était proclamé le justicier de ses crimes, Favraux comprit toute l’horreur de sa situation, toute l’étendue de sa misère… Il ne pouvait plus douter… Il ne pouvait plus espérer… Il n’était pas, ainsi qu’il l’avait cru un instant, l’otage de bandits audacieux et prêts à le remettre en liberté, moyennant finances; il se trouvait entre les mains d’un homme, d’un inconnu qui s’était donné, ou bien avait reçu la mission de venger ses victimes!
– C’est fini… bien fini…, songeait le misérable. Plus de marchandage équivoque… Pas d’évasion possible… C’est la prison jusqu’au bout… la réclusion perpétuelle… entre ces quatre murs… et sous le regard du terrible miroir!
Alors, il se mit à pleurer, le fier agioteur… le voleur doré… l’assassin sans scrupules… Il pleura, non pas de remords et de honte… mais de colère et de rage… Il pleura sur cette vie de vanité, de luxe, de volupté et de puissance… Il pleura sur cette femme tant désirée… sur la seule créature qui eût réussi à lui inspirer une de ces passions morbides qui suffisent à pervertir les cœurs les plus dignes, à entamer les cerveaux les mieux résistants… Ce fut à peine si, dans son désarroi, il s’arrêta à la pensée de sa fille, sacrifiée par lui à ses intérêts et à ses appétits… Un instant, l’image exquise de l’adorable petit Jean sembla devoir purifier ses larmes… Mais ce ne fut qu’un éclair… Égoïstement, férocement, il en revint presque aussitôt à lui-même, à sa douleur à lui… à sa détresse affreuse… et, tendant le poing vers le mur où les lettres de feu s’étaient évanouies, il s’écria… tout en s’effondrant sur le sol:
– Judex!… Judex!… Je sais maintenant pourquoi tu ne m’as pas tué tout à fait!
De l’autre côté, dans le vaste et lumineux laboratoire, Judex, quittant la machine électrique qui lui a permis de projeter dans la cellule le verdict dont il a frappé Favraux, a rejoint son frère…
Grâce au miroir mobile que Roger fait habilement manœuvrer à l’aide d’une manette à arc concentrique, tous deux contemplent le marchand d’or… qui gît sur la dalle de son cachot… les épaules secouées par des soubresauts convulsifs et râlant sans arrêt son effroyable désespoir.
Judex se penche vers son compagnon et lui demande sur un ton plein de gravité:
– Eh bien, Roger?
– Frère, tu as raison, répond le jeune homme d’un ton mystérieux. Elle ne pourra pas nous en vouloir!…
Le Callyx-Bar, situé dans une rue toute proche de la place de la Madeleine, est un de ces établissements au luxe criard et à l’aménagement ultra-moderne tels que, depuis plusieurs années, il s’en est fondé dans les quartiers de Paris où l’on s’amuse. Dirigé par une tenancière sans scrupule et fréquenté par une clientèle interlope, il est l’un des endroits où se retrouvent de préférence les rastas chics et les métèques inquiétants à l’affût de fructueuses aventures.
On y rencontre aussi quelques fêtards qui, par snobisme inconscient, se plaisent en ces compagnies regrettables, en ces promiscuités dangereuses, et trouvent «bien parisien» de s’entretenir dans le plus hideux argot avec les demoiselles aux mœurs faciles qui, juchées sur de hauts tabourets, semblent rechercher l’oubli de leur misère morale dans la dégustation de boissons fortement alcoolisées.
Ce jour-là, vers trois heures, le Callyx-Bar était presque vide… Dans un coin, à l’écart, un homme de vingt-huit à trente ans, assez joli garçon, vêtu avec une élégance d’un goût douteux, les doigts chargés de bagues clinquantes, et la cravate ornée d’une perle trop grosse pour être vraie, était attablé auprès d’une jeune femme brune d’une rare beauté, et qui… immobile… le regard sombre et le visage anxieux, semblait plongée dans une profonde rêverie que son voisin, visiblement préoccupé lui-même, semblait décidé à respecter.
Machinalement, celui-ci s’était emparé d’un journal qui traînait sur la banquette et s’était mis à le parcourir d’un air détaché, distrait, indifférent… Mais bientôt, son attention parut s’éveiller… Ses sourcils se froncèrent, sa bouche prit une expression d’amertume encore plus grande; et, passant la feuille à sa compagne, il fit, tout en lui désignant un écho de première page:
– Lis… c’est très intéressant.
Avec un geste nerveux, la jeune femme s’empara du journal… Presque aussitôt ses traits reflétèrent une expression d’émotion farouche, haineuse… tandis que ses lèvres remuaient automatiquement, répétant chaque mot de l’entrefilet:
La mort du banquier F… a eu un mystérieux épilogue… Rompant ses fiançailles avec M. de la R…, la fille du regretté financier a disparu après avoir donné toute sa fortune aux pauvres… Les uns la disent entrée dans un couvent… les autres partie en Amérique. Mystère!…
– Tout cela, fit la belle créature en haussant les épaules, ne ressuscitera pas Favraux et ne nous rendra pas ses millions.
– En attendant, je me demande ce que nous allons devenir, scandait l’homme, visiblement désemparé.
– Dire que notre plan a failli réussir, reprenait Marie Verdier… L’avais-je assez affolé, ce cher Favraux! Il allait m’épouser, moi, l’institutrice de son petit-fils… Je me faisais assurer par contrat les deux millions qu’il m’avait offerts de lui-même! Six mois après, j’étais veuve!…
Puis, enveloppant son amant d’un regard qui était tout le crime, elle soupira:
– On peut le dire: nous avons passé à côté du bonheur!
Mais, redevenant soudain ce qu’elle était encore un an auparavant, c’est-à-dire, la belle, l’impérieuse Diana Monti, l’habituée des tripots cosmopolites et la soupeuse des casinos méditerranéens, elle fit:
– Il ne s’agit pas de se laisser abattre. Dès à présent, il faut songer à l’avenir. Tu viens de me dire que tu avais rendez-vous ici avec le marquis César de Birargues?
– Je l’attends.
– Qu’est-ce que ce marquis?
– Un jeune snob que j’ai connu il y a quelque temps au cercle mixte de la rue Washington, une nuit qu’il perdait gros… J’étais en fonds; je lui ai prêté cinquante louis qu’il m’a rendus le lendemain… Nous sommes devenus une paire d’amis… Il me prend pour le baron Moralès et ne m’a jamais demandé ni mon extrait de naissance ni mon casier judiciaire. C’est un très gentil garçon… pas fier… fêtard en diable… bien fils à papa… colossalement riche et suffisamment poire pour qu’en s’y prenant adroitement, nous en tirions la forte somme.
– Parfait! Parfait! scandait la Monti, fort intriguée.
Moralès poursuivait:
– Il m’a confié l’autre soir qu’il était fort épris d’une jeune et «honneste» dame qui affiche une inattaquable vertu.
Il n’acheva pas…
César de Birargues s’avançait vers lui, daignant atténuer l’expression volontairement impertinente de son visage, par un sourire quelque peu familier.
Moralès se levant fit avec effusion:
– Cher marquis… voulez-vous me permettre de vous présenter mon amie… Mademoiselle Diana Monti… l’artiste lyrique dont je vous ai déjà parlé?
– Mademoiselle… tous mes compliments, ravi… enchanté…, affirma le «roi du cotillon» en dévisageant Diana derrière son monocle, d’un air connaisseur et satisfait.
– Veuillez vous asseoir… marquis…, invitait gracieusement la Monti.
Tandis que César s’installait en face d’elle, Moralès attaquait sur un ton d’égalité parfaitement familière:
– Et ces amours?
– Eh bien, justement, ça ne va pas, répliquait le «roi du cotillon» dont la naïveté égalait parfois l’orgueil.
Fort habilement, l’aventurière déclarait:
– Messieurs, si vous avez à parler de choses intimes, permettez-moi de me retirer.
Mais César, galamment, protestait:
– Du moment que vous êtes l’amie du baron Moralès, je ne dois pas avoir plus de secrets pour vous que je n’en ai pour lui.
Encouragé par un rapide coup d’œil de sa maîtresse, le rasta insinua aussitôt:
– Vous avez raison cher ami, car Diana peut nous être d’un excellent conseil.
– J’en suis persuadé, acquiesçait César qui, poussant l’inconscience jusqu’à son extrême limite, fit à Diana et à Moralès le récit de sa rencontre avec Jeanne Bertin, terminant par cette déclaration emphatique: Vous me direz que je suis complètement idiot… c’est fort possible… Mais je suis amoureux comme un collégien… et je sens très bien que si cette femme me repousse, la vie me deviendra absolument insupportable.
– Vous dites que cette personne est professeur de piano de Mademoiselle votre sœur? interrogeait Diana.
– Parfaitement.
– Par qui lui a-t-elle été présentée?
– Par l’intermédiaire de l’abbé Villetot, vicaire de Saint-Philippe-du-Roule. J’ai su également qu’elle avait fait passer quelques annonces dans les journaux…
– Et elle demeure?
– 10, impasse Saint-Ferdinand, à Neuilly.
Avec un aplomb inouï, Diana formula:
– Si vous voulez m’écouter, marquis, avant quarante-huit heures, cette femme vous appartiendra.
– Est-ce possible? sursauta César.
– Vous pouvez avoir confiance en Diana, insinuait Moralès, c’est une femme extraordinaire.
Le «roi du cotillon» reprenait:
– J’en suis persuadé… Cependant, je suis curieux de savoir comment mademoiselle va s’y prendre.
– Cela vous coûtera dix mille francs, posa cyniquement la Monti.
Et, considérant avec une expression d’ironie discrète César de Birargues qui semblait complètement ahuri, elle poursuivit:
– Vous allez voir combien c’est simple… Nous faisons enlever la belle… Laissez-moi vous expliquer… Nous faisons enlever la belle… tout doucement… tout gentiment… par des gens qui s’y connaissent… Je réponds de leur tact et de leur discrétion… Je vous préviens… Vous arrivez… Vous la sauvez… La reconnaissance la jette dans vos bras… et le tour est joué.
– Vous voyez! faisait constater Moralès, ce n’est pas bien difficile…
César, devenu songeur, gardait un silence hésitant, partagé entre la crainte des responsabilités et l’acuité de son désir.
– Peut-être, observa Moralès, trouvez-vous que dix mille francs c’est trop cher?
Piqué au vif dans sa vanité, César regimba.
– Pas du tout… Il n’y a pas de question d’argent pour moi… Mais… un enlèvement, c’est grave!
– Premièrement, la personne est majeure, rassurait Diana… Secondement, je puis vous affirmer que tout sera si bien réglé et si bien mis en scène, que nul ne soupçonnera que vous êtes l’instigateur du complot. D’ailleurs, je ne vois que ce moyen. Il est classique… Neuf fois sur dix, il réussit, vous auriez bien tort de refuser.
– Je verrai.
– Ces choses-là demandent à être exécutées promptement…, pressait la Monti. Et il ne tient qu’à vous que, dès demain, tout soit terminé.
– Dès demain?
– Si vous acceptez, nous vous téléphonerons l’endroit où nous aurons emmené la belle.
– J’ai besoin de réfléchir.
– Soit, acquiesça l’ancienne institutrice qui comprenait que mieux valait ne pas brusquer les choses.
Et, tendant la main à César, elle ajouta:
– Vous pouvez, marquis, compter sur nous comme sur vous-même.
… Le soir, vers dix heures… dans sa garçonnière de l’avenue de Villiers, où Diana Monti était venue se réfugier après son départ des Sablons, Moralès recevait le billet suivant:
Mon cher baron,
Comme convenu, je vous envoie ci-joint un chèque de cinq mille francs pour l’exécution de mes projets. Je vous remettrai pareille somme… à la livraison.
Très cordialement vôtre.
CÉSAR DE BIRARGUES.
– Et maintenant, fit Diana, à l’ouvrage!
Vers quatre heures de l’après-midi, Jacqueline, ses leçons terminées, était rentrée à Neuilly. Après avoir embrassé à plusieurs reprises le portrait de son cher petit Jean, elle était en train de changer l’eau et de renouveler les graines des deux pigeons, lorsqu’on frappa à sa porte.
C’était la bonne Mme Chapuis, qui, la figure toute réjouie, venait lui annoncer qu’il y avait en bas une dame très élégante qui demandait à lui parler pour des leçons de piano.
– Je n’ai pas voulu la laisser monter sans vous prévenir, ajouta-t-elle. Mais ce doit être une personne très bien, car elle est venue en auto de maître.
– Veuillez, chère madame, lui dire que je l’attends.
Quelques instants après, la porte s’ouvrait, livrant passage à Diana.
Deux noms vibrèrent en un accent de surprise simultanée:
– Mademoiselle Marie!
– Madame!
Tout de suite, avec une bienveillance exquise, la fille du banquier s’avançait les mains tendues vers l’ancienne institutrice de son petit Jean… stupéfaite de se retrouver en présence de Mme Aubry.
– Mademoiselle Marie…, reprenait celle-ci, que je suis heureuse de vous revoir!… Mais… comment avez-vous pu découvrir mon adresse? Seuls, M. Vallières et les Bontemps la connaissaient… et je m’étonne qu’ils se soient permis…
Diana, qui s’était déjà ressaisie, reprenait sur un ton d’hypocrisie affectueuse et déférente:
– Chère madame, je vous en prie, n’incriminez personne… Je n’ai revu ni les Bontemps… ni M. Vallières. Je suis en ce moment dame de compagnie chez de riches Américains qui viennent de se fixer à Paris. Chargée par eux de rechercher pour leurs enfants, un professeur de piano, sachant parler l’anglais… mon attention a été attirée par l’une des annonces que vous avez fait insérer dans un journal; et je me suis empressée de me rendre chez cette Mme Jeanne Bertin afin de m’entendre avec elle… Vous avez dû voir combien vives ont été ma surprise et ma joie en me trouvant en face de vous.
L’aventurière, plus décidée que jamais à mener jusqu’au bout sa besogne infâme, continua, nullement désarmée par tant de noble courage et de touchante infortune:
– Vous ne pouvez vous imaginer combien je bénis la Providence qui m’a conduite jusqu’à vous.
Et, mettant le comble à son hypocrisie, la maîtresse de Moralès dont le regard venait de se poser sur la photographie du petit Jean, s’écria:
– Ce cher ange adoré!… Excusez-moi, madame, dans mon trouble, j’avais oublié de vous demander de ses nouvelles.
– Il va très bien, je vous remercie, répondait Jacqueline, entièrement dupe des menées de l’ex-institutrice.
Celle-ci insistait, jouant avec un art infini son rôle abominable:
– Que je suis heureuse de pouvoir reconnaître enfin toutes les bontés que vous avez eues pour moi!… En effet, les Hopskings sont excessivement riches… Vous pourrez leur demander vingt francs l’heure… Mais rassurez-vous, je respecterai votre incognito… Ils ne sauront rien… je vous le promets… pas plus eux que personne… Les enfants sont fort bien élevés… très gentils… Ils seront ravis de vous connaître… Ah! tenez, chère madame, je suis tellement contente, que je vous demande la permission de vous embrasser.
– Très volontiers…, acceptait franchement Jacqueline qui, tout en rendant à la misérable son baiser de traîtrise, fit aussitôt dans l’élan spontané de son cœur généreux:
– Croyez, chère mademoiselle Marie, que je n’oublierai jamais la preuve d’affection que vous venez de me donner.
– N’est-ce pas tout naturel?
– Quand me présenterez-vous?
– Tout de suite; les Hopskings demeurent à Auteuil… Nous y serons dans quelques minutes et dans une demi-heure, tout sera réglé… Venez!
Un peu étourdie par ces paroles que l’aventurière exprimait avec une volubilité cordiale et persuasive, Jacqueline hésitait.
– Allons, chère petite madame, s’écria la Monti, décidez-vous, ou bien je vous enlève de force.
– En ce cas, je vous suis, consentait Jacqueline, pleine de gratitude envers la perfide créature qui avait imaginé le lâche guet-apens où, à force de fourberie et de ruse, elle avait si bien réussi à entraîner la pauvre jeune femme.
Moralès, en costume de sportsman de la plus correcte élégance, faisait les cent pas sur le trottoir… Aussitôt qu’il aperçut Diana et Jacqueline, il s’avança vers elles, sa casquette à la main.
– Mme Jeanne Bertin, présenta aussitôt l’aventurière, M. James Hopskings qui a bien voulu m’accompagner.
Très empressé, Moralès aida la jeune professeur à monter dans la luxueuse limousine qui stationnait devant la porte de la pension Chapuis.
Diana s’assit près de Jacqueline… Moralès s’installa en face d’elle… L’auto gagna rapidement le bois de Boulogne, traversa l’allée de Longchamp, s’engagea dans la route des Lacs… Mais presque aussitôt, au lieu de continuer sa route, le wattman bifurqua à droite, dans une allée déserte.
Alors, Diana bondit sur Jacqueline et appuya fortement contre ses lèvres et ses narines un tampon de ouate chloroformée.
La malheureuse jeune femme n’eut pas le temps de pousser un cri… Ce fut en vain qu’elle voulut se débattre… Moralès l’immobilisait de toutes ses forces, tandis que le narcotique faisait son œuvre, et bientôt ce ne fut plus qu’une pauvre petite chose inerte… que, triomphalement, sauvagement, Diana et son amant emportaient.
– Sais-tu quelle est cette femme? demanda la Monti à son amant.
– Non.
– Eh bien, c’est Jacqueline Aubry, la fille du banquier Favraux!
– Mais elle a dû te reconnaître?
– Elle m’a reconnue.
– Et tu as osé?
– Tais-toi! Maintenant que nous sommes embarqués, ricana l’aventurière, il faut que nous allions jusqu’au bout du voyage!
– Dites papa Julien, quand est-ce dimanche?
– Dans quatre jours, mon enfant.
– Et avant, je ne verrai pas maman?…
– Hé, non… mon petit Jeannot.
– Pourquoi ne vient-elle pas plus tôt?
– Parce qu’elle travaille, la pauvre chère dame!
– Oui… mais vous, pourquoi ne m’emmenez-vous pas la voir?
Et le brave père Bontemps qui était en train de remplir de choux une voiture de maraîcher, expliquait avec un accent de bonhomie affectueuse:
– Nous aussi, mon mignon, nous avons beaucoup d’ouvrage… Mais ne vous tourmentez pas, quatre jours, c’est vite passé.
– Quatre jours! quatre jours! répétait le bambin, en comptant sur ses doigts.
Et il ajouta, tandis que deux grosses larmes, voilaient ses beaux yeux si doux:
– Pauv’petite maman chérie!
Tout le restant de l’après-midi, malgré les efforts répétés de Bontemps et de sa fille pour l’égayer, Jeannot demeura triste. Ce ne fut qu’au moment d’aller se coucher que sa physionomie reprit son expression de joie enfantine; et lorsque après l’avoir bordé maternellement, puis tendrement embrassé, Marianne se retira chez elle, le regard de Jeannot se remplit d’une expression de satisfaction malicieuse et presque provocante. Puis le petit, fermant les yeux, parut s’endormir presque aussitôt, au lumignon d’une veilleuse qui répandait autour d’elle une discrète et rassurante clarté.
Or, M. Jeannot était parfaitement éveillé… L’oreille aux aguets, il entendit chaque bruit de la maison s’éteindre peu à peu; et lorsque autour de lui tout devint silencieux, il se dressa sur son séant, demeura un instant immobile; puis, se glissant hors de son lit, marchant sur la pointe des pieds, il s’en fut coller son oreille à la porte qui faisait communiquer sa chambre avec celle de Marianne.
Rassuré sans doute, il s’habilla entièrement, évitant avec soin de déranger inutilement les objets et de heurter imprudemment les meubles; puis, marchant à pas de loup, il descendit au rez-de-chaussée, pénétra dans la cuisine dont il ouvrit la fenêtre avec les précautions les plus minutieuses, sauta dans la cour, se dirigea tout droit vers la voiture du maraîcher qu’il escalada non sans peine, disparut aussitôt au milieu des énormes choux qui allaient lui procurer la plus sûre des cachettes, s’y installa, s’y cala, avec le calme et le sang-froid de quelqu’un qui sait très bien ce qu’il fait et où il va… et lorsque, vers une heure du matin, le père Mathieu, un cultivateur du pays qui conduisait la charrette aux Halles, partit comme chaque nuit pour la capitale, il ne se douta pas, un seul instant, qu’il emmenait avec lui, enfoui sous un tas de légumes, un garçonnet de cinq ans paisiblement endormi, et rêvant à sa maman.
Le maraîcher arriva vers l’aube aux portes de la ville. Après avoir franchi les fortifications, il s’arrêta à proximité d’un marchand de vins où il pénétra aussitôt pour y boire un coup en cassant la croûte.
À peine eut-il disparu, qu’un de ces types de gamins de Paris, nichant on ne sait où et vivant on ne sait de quoi, haut comme une botte, vêtu d’un vieux paletot déchiré, une musette de toile en bandoulière, et coiffé d’un énorme melon gris qui lui entrait jusqu’aux oreilles, s’en vint rôder autour de la charrette. Constatant bientôt que la rue était déserte, brusquement, il s’empara du plus beau chou qui s’offrait à lui, et il se préparait à s’enfuir avec son butin, lorsqu’un cri lui échappa… Un bel enfant blond venait de lui apparaître.
– Mince, alors! s’écria-t-il. On m’avait bien dit que les gosses venaient dans les choux… Mais j’aurais jamais cru ça!
Et tout de suite, d’un air important, il demanda à Jeannot:
– Quèque tu fais-là, le Momignard?
– Je viens voir ma maman…, répliqua aussitôt le petit Jean…
– Dans c’te carriole? reprenait le gosse à la musette.
– Je me suis sauvé cette nuit de la campagne.
– T’as donc pas le moyen de prendre le train?
– Non… et puis mes parents nourriciers, ils ne m’auraient pas laissé m’en aller tout seul à Paris.
– Alors, tu t’es trotté?
– Je m’ennuyais trop sans maman!
– Comment c’est-y que tu t’appelles?
– Jean… et toi?
– Le môme Réglisse.
– Le môme comment?
– Réglisse, quoi! C’est ceux du quartier qui m’ont donné ce nom-là, rapport que je suis noir comme une taupe… Et puis, c’est pas tout ça, mon vieux, s’agit de pas rester là et de te débiner en douce… car si un flic nous voyait là, il serait capable de nous demander not’livret militaire ou not’quittance de loyer! Allez, ouste!
Après avoir aidé Jeannot à descendre de la charrette, le môme Réglisse le prit par la main et l’entraîna rapidement jusqu’au fond d’un terrain vague; et, tout de suite, il lui demanda:
– Où c’est-y qu’elle demeure, ta mère?
– Je ne me rappelle pas… Mais tu sais lire?
– Un p’tit peu… pas beaucoup, et toi?
– Je connais mes lettres.
Et Jeannot sortit de sous son gilet le message de sa mère, qu’il avait gardé précieusement sur lui… Assis côte à côte, penchés vers le papier dont ils tenaient un bout chacun, tous deux se mirent à épeler chaque mot, s’entraidant de leurs mutuelles lumières.
Mon enfant chéri,
J’ai été bien contente d’apprendre que tu étais bien sage. Aussi, pour te récompenser, je viendrai passer mon prochain dimanche avec toi et tes bons parents nourriciers, auxquels tu feras toutes mes amitiés. Voici le nom sous lequel je suis connue, et mon adresse: Madame Jeanne Bertin, chez Mme Chapuis, 10, passage Saint-Ferdinand, Neuilly-sur-Seine.
– Neuilly! Neuilly! répétait le môme Réglisse après un travail de déchiffrage qui n’avait pas duré moins d’une demi-heure. C’est pas la porte en face, mon colon. Ici, on est à la Villette. S ’agit donc de traverser presque tout Paris. As-tu du pognon?
– Du pognon?
– De l’argent, quoi?
Jeannot fouilla dans sa poche et en tira triomphalement une pièce de deux sous.
– C’est pas «besef», constatait le môme Réglisse. Avec ça, pas mèche de se payer le tram, ni même le métro… et encore moins un taxi… Te v’là frais, mon pauv’lapin.
Jeannot, tout désemparé, se mit à pleurer.
– Chiâle pas comme ça mon gosse…, fit son compagnon… C’est moi qui vais te conduire auprès de ta maman.
– Bien vrai? s’écria le bambin.
– T’as une tête qui me revient, affirmait le gavroche… Tu ne fais pas de magnes (manières) et t’as l’air d’un bon fieu… Tu vas voir, on va se débrouiller… Le système D… ça me connaît… On mettra le temps qu’il faudra… Mais t’en fais pas, on y arrivera à Neuilly… et de bonne heure encore… et en carriole, comme des «bourgeois»!
Regardant son nouvel ami qui, grâce à son aplomb et à son bagout, lui inspirait la plus entière confiance, Jeannot demanda:
– Mais tes parents à toi… qu’est-ce qu’ils vont dire?
– Mes parents?… D’abord, j’en ai pas… j’en ai jamais eu… Je suis «empoyé» chez des zoniers… qui demeurent près des fortifs et qui m’ont ramassé quand j’étais tout petit, même que je m’en rappelle plus.
Et, baissant la voix, il ajouta:
– C’est des feignants qui n’en fichent pas un coup… Moi, dès le matin, faut que je parte au marché… Et quand je ne leur rapporte pas plein mes bras de légumes que j’ai barbotés dans les voitures ou aux étalages… qu’est-ce que je prends pour mon rhume… Et pis, je dégringole en ville, je ramasse des bouts de mégots aux terrasses des cafés… Aussi, depuis des ans que ça dure, je peux tout de même bien de temps en temps prendre un jour de sortie… Allons, viens, mon gosse… As pas peur… le môme Réglisse est un peu là!
Et passant son bras sous celui de son protégé, il ajouta, avec un accent de touchante envie:
– T’en as de la veine, mon gosse, d’avoir une maman!
Quel ne fut pas l’étonnement de Mme Chapuis en voyant un gamin presque en guenilles auquel donnait la main un petit bonhomme vêtu en paysan, sonner à sa porte vers six heures du soir et lui demander sur un ton plein de politesse comique:
– S’cusez-moi, madame, c’est bien vous, la pension de famille?
– Oui, mon enfant. Qu’est-ce que vous désirez?
– Mâme Bertin, si ou plaît? J’y amène son gosse.
– Comment! c’est le petit Jean?
– Oui, madame, répliquait le fils de Jacqueline qui, bien que fatigué par son escapade, gardait un petit air crâne qu’il avait pris au contact de son intrépide compagnon.
Et tout de suite, le môme Réglisse ajouta:
– Il s’embêtait de ne pas voir sa mère, c’pauv’lapin… Ça se comprend… Alors, il a pris le train des maraîchers – la voiture à choux, quoi! Je l’ai rencontré ce matin à la barrière, même qu’il ne savait plus où aller… Alors, on s’est débrouillé. On en a mis… C’est rien loin, chez vous. Pas commode à dégotter, votre boîte, même que si on n’avait pas trouvé en route une auto-taxi qui chargeait pour Neuilly… on ne serait arrivé que demain… Mais moi, mariolle… j’ai fait grimper mon copain sur un ressort, je me suis installé sur l’autre, et nous voilà!
– C’est très vilain, de se sauver comme ça, reprenait Mme Chapuis… Votre maman mon petit Jean, va vous gronder…
– Mais non, ripostait le bambin, puisque c’est pour l’embrasser… Où est-elle? Je veux la voir… vite… bien vite.
– Elle est sortie, mais elle va rentrer.
Il y avait, en effet, une heure environ que Jacqueline, cédant aux perfides instances de la Monti, était partie en auto avec elle.
S’emparant alors de Jeannot, Mme Chapuis lui dit:
– Venez, mon mignon… ne restez pas dans la rue…
Mais le petit hésitait.
– Et lui? demanda-t-il en montrant son ami.
Le môme Réglisse ripostait:
– Pas la peine, mon gosse… Va avec la dame… J’aime pas raser le monde… je retourne dans mon patelin… j’ai mon billet de retour. Bonsoir la «soce».
– Au revoir, Réglisse! s’écria le petit-fils du banquier, qui, en un élan charmant et spontané, lui sauta au cou.
– Au revoir, mon «pote», et t’en fais pas pour moi, fit le petit ramasseur de mégots qui s’en fut, fier de son exploit, conscient de son importance, tandis que Mme Chapuis, encore toute stupéfaite de cette aventure, conduisait Jeannot jusqu’à la chambre de Jacqueline.
Avec une franchise touchante, le bambin lui raconta tout…
Émue jusqu’aux larmes, la digne personne, qui n’avait pas le courage de le gronder davantage, l’embrassa avec bonté… Puis, comme une sonnerie stridente se faisait entendre, elle fit:
– Mon chéri, je suis obligée de descendre. Votre maman va revenir… Tenez-vous là bien tranquille…
Et Jeannot resté tout seul… regarda autour de lui… songeant:
– C’est pas si beau que chez grand-papa Favraut, mais c’est beau tout de même, puisque c’est la chambre de ma maman.
Puis, il se dirigea vers la fenêtre entrouverte, afin de guetter le retour de celle qu’il attendait avec une si adorable impatience.
Soudain, un cri de joie lui échappe:
– Oh! les beaux petits pigeons!
L’enfant vient en effet d’apercevoir, dans leur cage, les deux oiseaux devenus les compagnons de sa mère.
Il s’avance vers la cage et contemple les pigeons qui, nullement effarouchés, le regardent en roucoulant avec douceur, comme s’ils devinaient en lui un ami.
– Oh! oui, ils sont beaux…, admire-t-il. Je voudrais les caresser.
Mais, tout à coup, il cesse de sourire… il devient presque grave, tandis que ses yeux reflètent une expression d’exquise bonté.
– Maman, murmure-t-il, m’a dit bien des fois que les oiseaux n’étaient pas faits pour vivre en prison.
Et, tout doucement, il ouvre la porte de la cage en disant:
– Partez, mes petits, partez… Allez-vous-en vite, bien vite, retrouver vos parents.
Les deux pigeons se sont élancés au dehors… en un joyeux bruit d’ailes…
Après s’être orientés un instant, ils s’envolent bientôt vers les ruines du Château-Rouge… Jeannot les suit des yeux. Et sans se douter que son geste d’instinctive miséricorde va peut-être sauver sa mère, éperdu de ravissement, tout en frappant l’une contre l’autre ses menottes roses, il crie aux fidèles messagers de Judex:
– Bon voyage, mes petits pigeons blancs. Bon voyage!