Ne nous perdons pas en vaines lamentations, décoctions, dissertations et bredouillis en tout genre. Affrontons. Assumons. Soyons dignes de cette réputation qui a franchi les frontières à bord du Trans Europe Express et de quelques jets ayant fait leur plein de schizophrènes, comme dit Béru. Ne jamais se désunir, ni se départir. Rester groupés, monolithiques, massifs ! En boule ! En bull-mastif !
La situation est dra-ma-tique. Mais non désespérée.
Du moins pour moi, car la pauvre chère Maryse est au bout de ses peines, elle.
J’essaie de piger.
Je pige.
C’est moi que j’aurais dû défunter. On a versé deux gouttes d’acide prussique dans l’unique verre posé sur le mini-bar. Ainsi ces rascals, comme on dit aux U.S.A., se sont introduits dans ma carrée pour me mijoter ce tour borgiaque. Il leur a suffi d’emporter les autres glass et de laisser ma soif faire le reste ! Ça, c’est astucieux !
Je tâte le pouls de la malheureuse jeune femme. Tout est archifini. Je signe Delacroix. Elle est cannée comme une chaise. Si vite, si sottement…
Ah ! vie cruelle, tu ne nous ménages pas ! Tu aurais même tendance à nous déménager.
Je décroche mon turlu. Sonne le juge Favret.
Elle répond d’un grognement.
— C’est moi, fais-je. Il faut absolument que…
Elle raccroche.
Je rappelle mais son turlu est resté débranché. Alors je griffonne quelques lignes sur le papier de l’hôtel et pars à travers les couloirs semés de beaux tapis. Parvenu devant sa chambre : toc toc ! C’est le grand méchant loup, gentil Chaperon Rouge, avec son petit pot de beurre et son gros braque. Elle s’abstient. Comprenant qu’il serait vain, vin, vingt de réitérer, l’Antonio coule son message sous la porte, ne laissant dépasser à l’extérieur qu’un mignard triangle. Je m’éloigne pour la frime, reviens à concert pas de loup pour m’assurer qu’elle l’a emparé.
Le brimborion de triangle disparaît.
Je compte jusqu’à deux, mais très lentement. « Voilà, me dis-je, elle prend connaissance du mot. » Et, mentalement, je me le récite de mémoire.
Il y est dit : Hélène, la personne que vous avez vue dans ma chambre n’était autre que Mme Michel Lainfame, à bout de résistance, venue se réfugier ici. Elle est morte peu après votre départ, terrassée par un poison qui m’était destiné. Il faut absolument que nous ayons solutionné cette affaire avant l’aube. Je vous adjure de venir me rejoindre car les choses prennent des proportions démesurées. S.-A.
Belle prose. Rien à y retrancher. Tout y est exprimé sans effets faciles, avec une grande économie de moyens. Bravo, Sana, Flaubert était un pauvre con, comparé à toi dont les moyens d’expression sont aussi confortables que les moyens d’existence.
Je gagne ma piaule, bien assuré qu’elle va m’y rejoindre. Mais les minutes s’écoulent et rien ne se passe. J’ai rabattu le couvre-lit sur le corps de Maryse. Pour me donner du nerf, j’écluse les petites boutanches d’alcool mises à la disposition des clients en les tutant à même le goulot, tu t’en doutes.
Au bout de vingt minutes, je me dis : « Elle aura voulu faire les choses officiellement, et pour cela se sera rhabillée, refardée, aura réveillé sa vieille guenillerie mitée de Roupille. Ils vont se pointer. »
J’attends encore. Je deviens schlass, moi, à force de fatigue et d’alcool absorbé auprès de ce cadavre.
Sais-tu, ô noble glandu, que malgré ce terrible voisinage, je dodeline ? Pour un peu je m’allongerais auprès de la pauvre morte, histoire d’en concasser un chouïe.
Mon menton a tendance à vouloir entrer en communication avec ma poitrine ; mes paupières plombées s’abaissent contre ma volonté. Je commence à rêver. Je suis au dernier étage d’un immense bâtiment lépreux, genre vieille caserne ou groupe scolaire d’avant les guerres. Il y a une cage d’escalier gigantesque, avec de grandes fenêtres à chaque palier. Je m’y trouve en compagnie de Maryse. Elle tient un seau de peinture et un pinceau ; elle porte un ensemble rouge et blanc de chez Chloé. Elle descend l’escalier et disparaît. Je la suis. Parvenu à l’étage inférieur, j’aperçois son seau de peinture et son pinceau devant la fenêtre ouverte. Me penchant à celle-ci, j’aperçois un groupe de militaires en chemises kaki autour d’un cadavre de femme ensanglanté. Mon cœur se fripe. Je me dis : « Elle s’est défenestrée ! » Et pourtant non : Maryse débouche dans la cour. Il ne s’agit pas d’elle. La morte, c’est Aline Sambois, maîtresse de l’infâme Lainfame.
Une sonnerie aigrelette retentit dans les profondeurs du bâtiment, alors les militaires cessent d’entourer la morte et s’éloignent au pas cadencé.
Je m’éveille. La sonnerie continue : celle de mon téléphone. La lucidité m’afflue. Je décroche en m’efforçant de récupérer. La sinistre, la lugubre, la morbide (ou mord bite) réalité me flanque l’âme dans un baril de goudron. Je décroche, croyant qu’il s’agit enfin de mon juge.
— Un certain M. Pinaud insiste pour vous parler, m’informe le concierge de noye.
Je réponds que je suis preneur et le certain M. Pinaud me bêle que le marin batave a repris connaissance et qu’il s’agite dans sa penderie comme un tronçon de serpent coupé en deux. Il a beau être ficelé et bâillonné, il parvient à créer un raffut inquiétant. Que faut-il faire ?
Je réfléchis, mais n’arrive pas à une conclusion, biscotte deux mecs, pas chérubins la moindre, viennent de pénétrer dans ma chambrette, j’ignore comment.
L’un d’eux se précipite au turlu, me l’arrache des pognes et raccroche. Le second va au plumard et dévoile le cadavre.
Pour ma part, je ne vois pas d’autre riposte que de dégainer mon flingue, m’étonnant que ces vilains intrus ne fussent point armés. Car ils ont les mains libres de tout engagement, les féroces.
Je cabriole en arrière, de façon à me trouver à la pointe d’un triangle isocèle (le meilleur le triangle de l’élite), ce qui me permet de les couvrir presque simultanément.
— Ne jouez pas au con, commissaire, me conseille sans se troubler celui qui m’a arraché le combiné, nous appartenons à la police niçoise ; je suis l’officier Jules Fernet et voici mon camarade Luigi Branca.
— On peut voir vos brèmes, collègues ?
Ils produisent du tricolore plastifié désorné de leurs binettes flashées par un photomatuche couleur. Je renfouille Tu-Tues.
— Qui me vaut l’honneur de votre visite ? Le juge Favret, je suppose ?
Au lieu de répondre, mes honorés collègues se mettent à fureter dans la chambre. L’un ramasse le verre avec son mouchoir et l’hume ; l’autre étudie le visage de la morte.
— Que lui est-il arrivé ? questionne Branca, en désignant la défunte.
— Ce qui aurait dû m’arriver à moi si elle ne m’avait pas réclamé du champagne. Quelqu’un a enduit les parois du verre de cyanure ou d’une autre saloperie aussi expéditive, l’effet a été foudroyant.
— C’est votre petite amie ?
— Non.
— Alors vous recevez les dames à poil ?
La montagne d’explications qu’il va me falloir déballer me décourage. Je me sens vanné, perdu, expulsé. Phénomène de rejet de la société qui, cette nuit, me défèque purement et simplement.
— Ecoutez, les gars, c’est tout un roman, je veux bien faire une déposition, mais pas trente-six, couchez-la directo sur le papelard, qu’on n’ait plus à y revenir !
— A qui téléphoniez-vous lorsque nous sommes entrés ? s’inquiète Fernet, tandis que Branca tute à la dérobée un petit flacon de Cointreau puisé au mini-bar.
— A ma sœur, réponds-je : l’aînée, celle qui a une montre.
Fernet me jette un regard de reproche.
— Vous avez tort de prendre les choses à la légère.
Tirez la chevillette et la bombinette cherra ! Moi, j’ai trop tiré dessus et je morfle. Depuis le départ, je subodore l’affaire à la con !
Le côté Bayard du mec Sana lui vaut une hernie étranglée (r nie être anglais) au pedigree, c’est réglo. « Tu es un ange descendu sur la terre », me dit parfois Félicie quand je lui narre mes équipées chevaleresques. Peut-être, l’ennui c’est que je peux plus remonter !
— Il va falloir me suivre, décide Fernet ; toi, Branca, tu fais le nécessaire pour madame.
Je leur répondrais bien que l’essentiel a déjà été fait, mais ce serait de mauvais goût.
La nuit est très avancée pour son âge. Fernet tape à la machine en bras de chemise. Ses manches trop longues sont raccourcies grâce à des élastiques passés au niveau du coude. Il dactylographie très bien, contrairement aux flics de cinoche qu’on voit martyriser des claviers universels avec deux doigts hésitants.
Je cause, je cause. Je dis tout, sauf l’anecdote du Gerba III. J’ai l’impression de parler en dormant, voire même de dormir en parlant.
Le copain y va prompto. Lui n’a pas sommeil. Frais comme une rose qui ne se serait pas rasée et puerait un peu de la gueule. Temps à autre, il consulte sa montre en or, dont le placage la plaque, ce qui laisse apparaître le bel acier véritable du boîtier.
Il doit penser à son logement : la bouffe anti-fringale qui l’attend sur le dernier rayon de son frigo, et bobonne, au plume, en train de dormir et dont il relèvera la chemise de noye pour une petite enfilade express, avant de pioncer. Elle s’en apercevra à peine, Mme Fernet. Le coup qui concordera avec celui de la pendule sonnant la demie de quelque chose. C’est beau, la vie, c’est modeste comme un cul endormi.
Lorsque j’en ai fini, il me présente ses fafs à signer. Je les lui dédicace sans même les relire.
— Bon, vous pouvez aller, mais ne quittez pas Nice jusqu’à nouvel ordre, me déclare-t-il.
Dans le fond, c’est pas un méchant, ni un bravache. Il cherche pas à jouer les Zorro. Lui, boulot, boulot !
— Vous avez un petit cabanon dans l’arrière-pays, n’est-ce pas, lui dis-je.
— Comment le savez-vous ?
— Combien de mômes ?
— Trois.
— Et votre épouse cuisine bien mais n’aime pas coudre, exact ?
Il me défrime d’un œil cloaqueux.
— Pourquoi vous dites ça ?
Je souris.
— Votre bide qui s’arrondit annonce la bonne table, et les élastiques pour remonter les manches dénotent un certain relâchement côté cousette. Les bonnes femmes, c’est l’un ou l’autre, vous avez touché la meilleure part, car on n’arrange pas la jaffe avec du caoutchouc.
Fernet rougit. Pourquoi la pensée me vient-elle qu’il me tirerait volontiers un taquet dans le portrait, en gros plan ?
Je lui souris triste.
— Fernet, j’espère que vous me connaissez de réputation et que vous savez que je ne suis pas un douteux ? Blagueur, insolent, ça oui, mais intègre. Farfelu, certes, n’hésitant pas à user de moyens pas toujours homologués, mais flic de devoir.
Il se décide à me voter un sourire plein de dents mal ravaudées.
— On parle de vous comme du dingue de la Poule, il avoue. Un superman made in Paris : le cul, la blague, le culot.
— Ajoutez : « et les résultats positifs » pour me faire plaisir, car c’est la finalité de mon action.
— Si vous y tenez, j’ajoute volontiers.
Je lui tends la main, il me confie la sienne. Poilue. Un rien patte de chien. Il est gentil, Fernet-Médor. Ça deviendrait un pote, malgré la mauvaise impression de départ. C’est le type à reconsidérer « dans son contexte » comme disent les ronds-de-phraseurs.
— Ecoute, Jules, je lui chuchote : tu vas m’aider.
— A quoi ?
— J’ai décidé qu’avant l’aube, j’aurai résolu ce mystère.
— T’as de la santé.
— Mon estimable homologue, le commissaire Quibezzoli, a appréhendé un gonzier nommé Martial Courre, t’es au courant ?
— J’étais là quand on l’a amené.
— Tu vas me rendre le service du siècle.
— C’est cher ?
— Juge toi-même : je voudrais que tu m’enfermes avec lui !
Fernet libère une moue pas bandante.
— C’est hors de prix, fait-il, et donc hors de question.
— Pourquoi ?
— Je n’ai aucune raison de te boucler.
— En voilà une ; fais-je en lui filant mon poing dans le museau.
Son pif se met à raisiner Wallace.
Je me rappelle Gabin dans Au-delà des grilles. Le dur rouleur : regard blanc, mâchoires contractées, léger rictus pas enjôleur.
Je m’efforce, en m’installant dans la cage à poules grillagée d’un côté où le dénommé Courre en écrase, en chien de flingot, sur une banquette de bois qui a vu défiler les culs les plus honteux des Alpes-Maritimes. Une fois bouclarès dans cette volière, on ne voit plus la vie de la même façon. Dans les lointains, un gros agent prépare son tiercé dans la loupiote violette d’un néon tuberculeux. Au-dehors, une rumeur de circulation subsiste encore, indécise. J’ôte ma veste, la plie soigneusement et la dépose à l’autre extrémité du bat-flanc. L’endroit pue la détresse : odeur d’alcool, de crasse, d’eau de Javel impuissante.
Je regarde pioncer Martial. Quelque part, à mille bornes plus haut en allant vers le pôle Nord, Michel Lainfame doit roupiller également dans une cellote à peine plus confortable. Sa maîtresse est morte, et à présent son épouse aussi, le voilà donc totalement veuf. Et M. Moulayan ? Sous quels cieux s’est-il réfugié ? Et Ira, sa belle copine disparue avec le couple holianduche ? Comme salade, c’est de la Batavia, admets ! Et le fugace Freddo ? Hein ?
Mais c’est vers Hélène que ma pensée tire d’aile. Elle, venue enfin de son plein gré dans ma chambre, prête à tous les abandons. Belle et mouillante, offerte ! Putain, ce manque d’azur ! T’as parfois le destin qui franchit la raie jaune et va emplâtrer les platanes. Je la tenais, la respirais, lui allongeais un braque long comme un discours d’ouverture au vingt-cinquième congrès du Machin-Chose. Et puis cette conne de Maryse, que paix à ses cendres, croit opportun de se pointer, avec une touffe de poils en guise de robe du soir. Mes poings se crispent. Deviennent boules d’acier. Oh ! je n’en veux pas à la morte, comment se pourrait-ce ? Mais je ne pardonne pas au sort de m’avoir joué ce tour-là.
— Bon, assez jérémié dans mes appartements privés. Au turbin, Antoine ! Comme le dit mon pote Renaud : « Une gonzesse de perdue, c’est dix copains qui reviennent ! » L’emmerde c’est que j’ai pas envie de fourrer les potes.
Je me penche sur l’endormi. Il est épuisé, Courre Martial. Mon arrivée ne lui a pas fait remuer un cil.
Je dénoue ma cravate, m’agenouille auprès du truand. Délicatement, j’insère le petit bout de ma cravetouze entre sa nuque et le banc. Le récupère, tire à moi de façon à ce que se constituent deux parties d’égale longueur. Après quoi, je fais un nœud. C’est à cet instant qu’il se réveille enfin et marque un sursaut. Alors je serre à tout-va. Ce faisant, je me suis couché sur lui pour le bloquer sur son banc. Il essaie de se dégager, mais je tire encore plus fort. Ma bouche est à quelques centimètres de son oreille.
— Calmos, brin d’homme ! chuchoté-je. Si tu ne réponds pas à mes questions, dans moins de deux minutes t’auras ta pomme d’Adam dans l’œsophage, c’est pigé ?
Et comment répondrait-il, alors que je l’étrangle ? En usant de l’alphabet des sourds-muets ? Mais va-t’en savoir s’il le connaît, l’artiste. Un râle gargouilleux s’échappe de sa bouche. Je desserre un peu la prise et applique le tranchant de ma main gauche sur son haut-parleur.
— Si tu gueules, t’es viande froide avant que le dreauper ait eu le temps de trouver sa clé pour venir ouvrir, j’ai la consigne. Tu me reconnais, j’espère ? Commissaire San-Antonio, y a pas de « t » à San, la liaison se fait donc à l’aide du « n », la plupart des gens se gourent parce qu’ils manquent de subtilité. Si tu ne deviens pas aussi souple qu’un gant de caoutchouc, c’est scié pour ta pomme… toujours d’Adam. Les ordres viennent de très haut. Officiellement tu te seras pendu dans la cellule. Et tu ne seras pas le premier : tu te rappelles, ce pauvre Baader et les gonziers de sa bande, l’épidémie qui s’est saisie d’eux, une nuit pareille à celle-là ? Y a des méthodes qui finissent par s’exporter quand elles sont bonnes. On vit l’ère de l’espionnage industriel. Dis-moi que t’as tout compris, mon beau loulou ?
J’ôte ma main.
— Oui, oui, fait-il vivement.
— Bravo. Si tu bouffes à ma gamelle, on ne reparlera jamais de rien et tu chiqueras les comparses ignorants. Avec un bavard convenable, tu en verras la farce avec deux marcotins, ça dépendra de tes antécédents. Sinon…
Sauvage, l’Antonio ! Il tire raide sur les deux extrémités de sa cravate, une bioutifoule Lapidus, peinte à la main, dans les tons pastel, si c’est pas dommage !
Couac ! fait la gargane de l’apôtre.
Je desserre.
— On sait que tu travailles pour Moulayan, juste ?
— Oui.
— Avec Freddo, Foutré et quelques autres, toujours O.K. ?
— C’est vrai.
— Bon, maintenant pénétrons dans le gras. Si une seule fois tu me réponds que t’es pas au courant, je te fais tirer une menteuse d’un mètre vingt. On reste sur la même longueur d’onde ?
— Toujours.
— Tu commences à me plaire sérieusement, tu vas voir que ça finira par un mariage, nous deux. Dis-moi : Michel Lainfame…
— Eh bien ?
— Il maquille quoi, avec l’équipe Moulayan ?
La réponse est spontanée :
— Ben, des affaires.
— Quelle sorte ?
— Import-export.
— Ça veut tout dire et rien du tout. Pas une histoire marloupine qui ne se cache sous ce double vocable. Quel genre d’affaires font-ils ensemble ?
— Ils vendent des moules !
Fumier, va !
Je tire sur les extrémités de ma baveuse avec une telle rogne que je crains un instant de lui avoir carbonisé une ou deux cervicales. J’ai beau relâcher l’étreinte, Courre reste sans souffle, couaqué à mort. Oh ! dis donc, tu vois pas que j’aie eu un geste malheureux ? J’aurais l’air fufute.
Ensuite je lui secoue le menton. Il a un halètement de julot qui voudrait manger des cornichons en trempant sa tronche dans le bocal.
— Dernier avis, je t’avais prévenu, gars ! grondé-je.
Après quelques démêlés avec son larynx et ses poumons, lesquels sont en bisbille, il retrouve une vitesse de croisière.
— M’égorgez pas, bordel ! C’est pas un vanne, je vous jure qu’ils vendent des moules en provenance de Hollande.
Du coup je reprends mes billes :
— Avec un dénommé Van Delamer dans le circuit ?
— Exact.
Un temps. La nuit devient de plus en plus poisseuse, un noctambule n’en voudrait même pas pour aller gerber son trop-plein de scotch au pied d’un lampadaire. C’est une noye pour veillée funèbre ou agonisant.
— Pourtant, il travaille dans la banque, Lainfame.
— Ben oui, et Moulayan aussi, ça n’empêche rien.
— Ecoute, fiston, des moules, moi je veux bien, j’ai rien contre les lamellibranches, mais je vois pas ce qui justifie l’intervention d’une équipe de malfrats dans cette exploitation folklorique.
— Van Delamer a un parc d’élevage.
— Et ensuite ?
— Il expédie ses petites pensionnaires en France par camions frigorifiques. Là, Lainfame, sous une raison sociale anonyme les met en conserve, et c’est Moulayan qui achète la production et s’occupe des exportations. Il en vend dans le monde entier.
— La chaîne du bonheur par la moule ! ricané-je. Ça cache quoi ?
Mon pote Courre Martial a une voix pathétique pour déclarer :
— Me butez pas, commissaire. Mais je vous jure sur ma mère que j’en sais rien ! Je suppose qu’il y a une monstre arnaque là-dessous, seulement j’en ignore tout et, croyez-moi, avec un boss comme Moulayan, on se dit que moins on sait de choses, plus on a de perspective d’avenir. Il faut me croire ! Vous voudriez pas que je vous invente n’importe quoi !
Je le regarde dans les vilaines pénombres du poste. Ses yeux ont d’étranges brillances de cataphotes.
— Je vais te faire un beau cadeau, Martial : je vais te croire.
— Sympa, balbutie-t-il.
— En remerciement, toi tu vas continuer de me mouiller la compresse.
— Si je peux, commissaire… si je peux…
— Oublions nos mytiliculteurs et quittons les moules de Hollande pour celles de France ; tu n’ignores pas ce qui est arrivé à la maîtresse de Lainfame ?
— Vaguement.
— Qui l’a scrafée ?
— Là encore, je sais ballepeau.
— Pourtant, placardé chez les parents Lainfame, tu guettais la venue de sa femme ?
— C’est pas pour autant que j’ai trempé dans le décès de sa souris. J’avais ordre d’intercepter Maryse Lainfame. On m’avait montré son portrait, point à la ligne ; bête et discipliné, Martial. Quand je suis convenablement payé je fais ce qu’on me dit, à condition que ça ne compromette pas la santé de quelqu’un, et surtout pas la mienne.
— Et t’as aucune idée lumineuse au sujet de ce meurtre ?
— Pas la moindre ; comprenez que je ne suis qu’un sous-fifre. Les troufions qui ont gagné Verdun, ils savaient pas pourquoi, tandis que les maréchaux qui l’ont mijoté sur le papier savaient comment tout ça s’est goupillé.
— Ce qui me séduit en toi, c’est que tu es un littéraire, soupiré-je. Maintenant, on va jouer à compléter les cases vides de la grille ; elle siège où, la conserverie de moules de Lainfame ?
— Cagnes-sur-Mer.
— Dis donc, elles se font traiter loin de leur Néerlande natale, les bouchots de M. Van Delamer. Tu connais la fabrique ?
— J’y suis allé une fois avec M. Moulayan. C’est pas très important, du point de vue bâtiment. Sur la droite avant d’arriver dans Cagnes, c’est indiqué.
— Il vient souvent en France, Moulayan ?
— Chaque mois.
— Il y séjourne longtemps ?
— Trois ou quatre jours.
— Et toi ?
— Moi, quoi ?
— Tu fais quoi pendant son absence ?
— Je bricole.
— Et pendant sa présence ?
— Je bricole aussi.
— Quel genre de bricolage ?
— C’est selon.
Moi qui suis un psychologue laminé à l’extrême (tout le monde me traite de fin psychologue), je sens qu’une mignonne renversée s’est opérée depuis un instant. Courre, qui n’est pas con, a repris le dessus, sentant parfaitement que je n’étais pas homme à le mettre à mal. Dans la foulée, tout à l’heure, son sommeil et la brutalité de mon intervention jouant, il a eu les grelots, mais quand deux mecs discutent, t’empêcheras pas qu’il se crée, à leur insu souvent, un climat de confiance. Puisqu’il a pris confiance, je ne lui fais plus peur, dès lors, il me pisse à la raie, comme dit volontiers en conseil des ministres, le brave roi Baudouin de Belgium qui n’a pas la chaude-pisse, ayant déjà attrapé la reine Fabiola…
Je me rends parfaitement baron, pardon : je me rends parfaitement compte, qu’il est vain de continuer mon petit interro plus avant, car il me berlurera coquettement, l’apôtre. A quoi bon perdre son temps ?
J’ai toujours mon sésame que Pinaud m’a rendu, alors j’ouvre, sors et referme. Le pandore de surveillance qui hésitait entre Vertige du Prose et Va te faire aimer, dans la troisième, bondit en me voyant déambuler.
— Halte ! il égosille, se débattant farouche avec la patte de fixation de son étui à flingue.
— Minute, minus ! objecté-je en lui produisant ma brème.
Ma photo, là-dessus, bien qu’en couleur, ne donne qu’une faible idée de mon personnage, lequel, tu le sais, madame, mériterait d’être en relief.
Il s’agit d’un bâtiment dans les tons crème, avec des caractères d’azur pour annoncer la raison sociale : « EMAFNIAL S.A. Conserves ». Moi, trop téléviseur des « Chiffres et des Lettres » pour ne pas, d’un coup d’œil, lire à l’envers le nom de cette boutiquerie, d’émettre le ricanement de circonstance. Y en a qui se foulent pas les muscles du cerveau, je te jure ! Le jour où j’aurai besoin d’un code secret, c’est pas à LAINFAME A.S. que je le demanderai, ou alors pour cloquer dans une bande dessinée visant les plus de nonante ans.
Courre Martial me l’a précisé : l’entreprise n’est pas très importante. Trente pas sur quinze, tu vois ? Et non des pas écartement de Gaulle, lequel arquait vilain des compas ; non plus d’ailleurs que des pas style Toulouse-Lautrec, mais du pas pour salle des pas perdus. Une forte odeur de marée retentit, comme l’écrivait je sais plus qui dans je sais plus quoi, mais ça méritait la dépense.
Je matouze le pourtour, et aussi les environs. L’usinette est érigée au centre d’un ancien terrain vague, lequel depuis lors a gagné en précision. Pas besoin d’être grand clerc (de l’une) pour piger qu’un système d’alarme protège l’entreprise. Quand on a de l’odorat, de la jugeote, et une matière grise qui ne poisse pas, c’est une chose qu’on retapisse illico. D’autant qu’il n’existe aucune maison de gardien à proximité.
Je m’envoie une convocation en express pour une conférence au sommet. J’y réponds par retour et nous voilà tous réunis dans la grande salle des délibérations de ma gamberge, San-Antonio et moi, à essayer de déterminer ce qu’il convient de faire, et comment on peut le faire. C’est mézigue qui ai la bonne idée le premier. Je l’expose à moi-même, lequel se déclare d’accord à cent pour cent, ce qui constitue une majorité suffisante.
Auparavant, je vais remiser ma chignole à encablure raisonnable des lieux. Une impasse propice l’accueille, une ombre complice l’enveloppe. Satisfait, je me repointe à pied d’œuvre, non sans m’être muni d’un outil à usages multiples que tu trouveras au B.H.V. à droite de l’escalier principal ; tu ne peux pas te gourer, la vendeuse a un bec-de-lièvre et vend aussi des becs-de-cane.
Mon choix se porte sur la porte principale, composée d’un large panneau basculant et qui permet à des véhicules de pénétrer dans les locaux. Elle est actionnable grâce à une cellule hygiéno scrafeuse, posée à quatre mètres de l’entrée. Elle cesse de fonctionner lorsqu’on coupe le contact. Pour le rétablir, il convient d’introduire une clé spéciale dans une serrure en forme d’interrupteur fixée au-dessus de la cellule, tu me suis ? Tu piges bien tout ? Ah, c’est technique, je sais bien. Je suis un maniaque de la documentation, moi, mon pauvre chéri. Tu sais, il vaut mieux être comme ça que d’avoir la vérole ou de lire les œuvres complètes de Mme Yaourth Noir.
Bibi, pas emprunté pour une fève, je glisse l’un des manches de ma pince sous la serrure, car ce manche est goupillé en arrache-clou, tandis que le second fait tournevis, et tout en exerçant mon métier de flic de choc, j’exerce simultanément une pesée de droite à gauche trois fois égale au poids du liquide déplacé. Le socle d’acier supportant l’interrupteur joue. Moi aussi, mais au con. Gling-gling ! L’autre manche peut se couler par l’interstice. A l’aide d’un caillou, voire même d’une pierre, je frappe la tête de l’outil. Psouc ! J’ai senti que je sectionnais des fils. Parfait. Ces déprédations me suffisent.
Ne me reste qu’à évacuer les lieux. Aucun signal sonore n’a retenti, ce qui n’est pas surprenant, compte tenu de l’isolement de l’usine ; si protection d’alarme il y a, celle-ci s’effectue à distance, soit dans un poste de police, soit chez des particuliers. Il faut attendre, se planquer et laisser lancequiner le mouflon.
Je trouve l’asile qui me convient, à savoir un pin parasol fourchu sur une éminence de terrain. Ses rudes écailles ne vont pas servir la gloire de mon costar, mais peu importe. J’ai donc du pin sur la planche, une fois lové dans cette fourche rugueuse, signe d’une victoire toujours garantie dans mes ouvrages, qu’un jour, merde, je te feinterai en terminant un book dans les noires calamitas, mystères non résolus, dégueulades en tout genre. Manière de vérifier si tu seras capable de m’aimer encore un peu après ce coup d’arnaque. Mais je doute. Je te devine peu pardonneur. Je t’en veux pas : on en est tous là.
Jouant les « Baron Perché », j’attends.
Et ce n’est point trop longuet. Peu after, une chignole policière se radine, deux flics en sortent, torches électriques en main, qui se mettent à vérifier le bidule.
Et puis une seconde auto, occupée par un seul mec en civil, vêtu d’un manteau léger et coiffé d’un feutre souple. Il se déplace en s’appuyant sur une canne.
Je le vois parlementer avec les perdreaux. Ces messieurs examinant les lieux, les communs, les lieux communs, tout bien, jusqu’à ce qu’ils découvrent l’origine de l’alerte. Il y a con s’il y a bulle. Les palabres se poursuivent encore. Puis l’homme boitillant ouvre la porte des bureaux et le trio va vérifier à l’intérieur si j’y suis. Mais l’Antonio demeure sagement dans son arbre comme le corbeau sur sa branche, bien décidé à ne pas larguer son frometon.
Un quart d’heure s’écoule. Les poulets vont examiner les alentours pour chiquer aux consciencieux vis-à-vis du gars. Vite fait, bien fait. Une locomotive haut le pied échapperait à leurs investigations si elle n’était pas peinte en orange fluorescent.
Ils se retirent, le bonhomme à la canne également. Je décide de compter jusqu’à seize mille huit cent trente sept avant d’agir.
Et j’agis.
Sans barguigner, cette fois-ci.
Le dispositif d’alarme ne sera réparé que demain. Sans doute, les poulets ont-ils cru à une tentative de cambriole avortée. La loi des probabilités excluant une deuxième violation au cours de la même nuit, ils sont retournés à la niche, certains d’avoir épouvanté les malfrats par leur prompte venue.
Ne me reste plus qu’à chanter le grand air de « Cède ou crève » à la porte des burlingues. C’est l’affaire de quatre minutes. Je pousse un cri d’allégresse muet, car un cri peut très bien demeurer mental. Ce serait de moi, on ne s’exprimerait plus que par cris, ou onomatopées, comme dans la préhistoire. Quand l’homme a organisé la parole, il s’est mis à déconner. C’était franchement pas la peine. Eurf eurf, gnougnouf et berg suffisaient à mon bonheur. Maintenant on se croit obligé, on affûte, on tartine, donc on dérape de la pensée « Madame, quand je vois ton regard posé sur moi, un trouble étrange m’envahit ». Merde ! son braque, c’est-il-t’y pas plus fort, plus direct et éloquent ? Des phrases, encore des phrases, au lit, chez l’épicier, aux enterrements, au Parlement. « Françaises, Français, dans l’intérêt général de la nation, et compte tenu des données fondamentales… » Merde encore ! Merde toujours ! L’économie. Le geste ! Le cri, quoi ! Tiens, j’ai connu un bordel de province chez Mamie Germaine, où la plainte, le cri, le mot étaient tarifés. Elle avait pigé, la gravosse. « Encore ! », « Oh ! voui ! », ça coûtait cinq francs pièce. Il y avait des « Donne tout » à dix balles. L’article le plus chérot étant « Maman ! ». Elle plaisantait pas avec les grands sentiments, Mme Germaine. Le gazier qui voulait qu’on lui bieurle « Maman » dans les manettes au moment électrique, fallait qu’il passe à la caisse. Vingt-cinq francs ! Toc ! C’est te dire, Mme Germaine, l’économie des mots comme elle la défendait pied à pied. Dans sa crèche (pleine de rois mages) fallait pas s’attendre aux grandes extases lyriques, style « Enfonce-moi ta grosse louloute, grand sauvage ! » ou encore « Arrête, tu me rends folle ! ». Tout dans la sobriété, chez Mme Germaine. Un système de phonie lui permettait de comptabiliser les clameurs. Et si, au moment de raquer, le clille grinchait, ce qui est fréquent chez les mecs venant de s’essorer les burnes, elle lui repassait la bande (si je puis dire). « Comptez vous-même, monsieur Charles ! » L’ergoteur vérifiait et devait admettre le bien-fondé.
Moi, ayant clamé dans mon subconscient, manière de ne déranger personne, tu sais quoi ? Je fais l’inventaire des lieux. En deux coups de crayon à pot je t’en dessine la distribution. L’entrée, avec deux grands burlingues vitrés à droite. Le hall de travail, puis l’aire d’embarquement, très modeste, dans le fond de l’usinette. La zone de mise en conserve comprend : le sas d’arrivage en containers frigorifiques, des tables de décorticage, des chaudrons de stérilisation, une chaîne de mise en bocaux et d’étiquetage, l’emballage, le stockage, très proche de la sortie.
Moi, tu me connais ? Sinon, va falloir tout reprendre depuis le début, remonter aux croisades où un de mes arrière-grands-pères combattit sous les ordres des Onze, et dévaler la pente jusqu’à ce jour d’hui, ou plutôt cette nuit d’hui qui n’en finit pas, mais tant pis, je la passe à Perte et Profit, mes hommes d’affaires habituels qui gèrent ma fortune avec une splendide compétence. Mais admettons que tu me connaisses bien. Au cours de cet éminent récit qui me vaudra un regain d’estime de mes pairs et un surcroît d’activité de ma paire, tu as déjà, à l’aide de ta minuscule cervelle de poche, opéré le raisonnement suivant : des moules arrivent de Hollande, alors qu’on en cultive d’excellentes en France, et notamment à Bouchot dans les Côtes-du-Nord. Ces moules arrivent par modestes quantités, ce qui justifie mal l’exploitation EMAFNIAL S.A. Il est surprenant que la conserverie soit située sur la Côte d’Azur, si loin de leur point de départ. Une équipe bizarre dirigée par un banquier libanais plus étrange encore s’occupe de leur diffusion. Automatiquement, tu penses quoi, técolle ? Comme moi, non ? Ben voyons ! Et toi aussi, petite madame jolie, t’arrives à la conclusion que ce « moulinage » couvre un trafic. On se sert des aimables mollusques aux valves oblongues et renflées pour faire passer des choses de Hollande en France, puis de France dans d’autres pays. Tope là, ma gosse, nous alunissons de conserve[5]. Il est en conséquence de quoi judicieux d’examiner les moules d’arrivée, et les moules de départ. Les premières sont dans leurs coquilles, les secondes dans leurs bocaux.
« Fort bien, me dis-je en catimini, dialecte que j’utilise volontiers dans les carrières de cas rares, très bien. Commence donc par la fin, Antonio joli. Va ouvrir quelques emballages pour vérifier le contenu de certains bocaux. »
Mes conseils étant des ordres pour moi, je joins le geste à la pensée, escomptant un résultat fructueux.
De l’ongle justement inséré en tranchet, je fends la bande adhésive d’un carton et me saisis d’un bocal. L’étiquette représente des moules dorées sur un lit de riz nappé d’une sauçaille de teinte orangée qui te sublimise les papilles.
Je déventouse le couvercle et hume. Ça sent banal : la moule en ordre de marche, quoi. Je pique un mollusque et le croque lentement. De la moule courante, dodue, qui n’a pas oublié la mer. C’est gentiment caoutchouteux, pas trop. L’Antonio intrépide vide le contenu du bocal sur l’un des comptoirs d’emballage. L’eau se répand. J’examine chacune des moules, en bouffant une au hasard pour m’assurer qu’elle n’est pas truquée. Mais tout me paraît normal. Déçu, je passe à un second bocal du paxif. Mon raisonnement est reparti à la charge. Je me dis, in extenso : « Mon Antoine, ce qui est expédié est une chose illicite. Donc elle doit être bien planquée. Redonc, la prudence commande de cacher cette chose par petites quantités. Suppose que, sur l’ensemble d’un carton, une seule moule soit “bricolée” ? » Je me livre à un compte rapide. Chaque carton comprend douze bocaux. Il y a une centaine de moules par bocal, ce qui revient à dire que chaque emballage en contient plus de mille ; comment veux-tu qu’on mette la main sur « LA » moule truquée, compte tenu de la quantité ? A moins, bien entendu de « savoir » qu’il y a trafic. Bon, jouant cette hypothèse, ne me reste plus qu’à aller chercher ma chignole pour embarquer un carton complet. J’étudierai la chose à tête reposée ; toutefois, un coup d’œil aux dossiers factures serait une bonne chose.
Je remets les moules à sec dans le bocal, replace celui-ci dans son carton, rajuste la fermeture au moyen d’un rouleau de bande collante avant de le replacer dans sa pile initiale.
Ayant accompli, je fonce aux bureaux. L’un est destiné aux secrétaires, l’autre au patron, et inversement. Pourquoi ne débuterais-je pas par le second ? Tu m’approuves ? Ça ne fait rien, je vais commencer tout de même par celui-ci.
Une grande stimulance me perpètre, comme l’écrit André Gide dans son Journal (1515–1789). Le sentiment d’accéder à la gagne. Le coquetier, une fois de plus, il va être pour le bel Antonio, ma poule. En doutais-tu, jolie charogne ? N’était-ce point inscrit dans la voie lactée (au lait maigre), le marc de café et le prix du bouquin ? Foin de mon épuisement physique qui confine au dénuement : j’agis ! Donc je suis. Agir étant une preuve d’existence autrement évidente que penser, non ? Du moins, je vois les choses ainsi et j’ai l’habitude d’être toujours de mon avis, c’est ce qui fait ma force.
En conséquence de quoi, bureau directorial, please. Il est pourvu d’un coffre-fort dans lequel tu pourrais élever des girafes (l’animal qui ne peut marcher que l’amble, comme M. Canuet). M’attaquer à ce monument avec mon seul sésame, serait d’une audace stupide. Décortique-t-on un destroyer avec un ouvre-boîtes ? Conscient de cette impuissance, je me rabats sur un classeur plus modeste et moins récalcitrant, bien qu’il soit métallique tout de même. Guili-guili, fait mon mignon instrument dans la serrure. Vraoutttt ! répond la porte en s’ouvrant. Poum !!!! conclut la bombe soporifique qui se trouvait à l’intérieur et que ma manœuvre frauduleuse a déclenchée.
Floc ! doit ajouter l’Antonio en s’affalant sur la moquette chamois. J’y exécute quelques ruades. Tente d’y retrouver mon souffle, mais hélas il n’est pas là. Alors je suffoque, halète, vais aux prunes. Tu ferais quoi t’est-ce, à ma place, gros malin ? Tu sais, on en invente, des gaz, qui sont de plus en plus sophistiqués comme l’on dit à tout propos. Des ultra-rapides ! Des qui te sautent au cerveau avant que t’aies eu le temps de comprendre. Là, j’ai tout de même eu le temps d’entraver ce qui se passait, je dois m’estimer heureux.
Et même bienheureux !
A genoux devant le bienheureux San-Antonio, please ! On a, par le passé, honoré des martyrs qui, en comparaison, ne valaient pas un coup d’hydromel.
Ma pionce est de longue durée car, lorsque je rouvre mes calots, l’aube aux doigts d’or caresse les vitrages environnants.
Un doux moment, malgré le féroce mal de tronche couché en rond au creux de ma nuque, je crois rêver, et faire du rêve grand luxe ! Une fille magnifique, comme on n’en trouve même pas dans mes books, se tient debout devant moi. Oh ! la personne ! Attention les z’œils ! Crème de beauté ! Et ce gabarit ! Une Noire, ou ayant tendance à l’être soit par hérédité, soit par vocation profonde. Longue, moulée faut voir ! Bottée, je te prie de constater : des bottes en toile écrue, renforcées au talon en peau de lézard ou de zob chinois (c’est seulement au toucher qu’on comprend la différence). Pantalon de fin velours bis. Blouson de cuir fauve, tee-shirt jaune. Et les cheveux décrêpés, ou pas crêpés, j’ignore, rabattus sur un seul côté. La bouche qui te fait jaillir popaul du porte-mine ! Seigneur, comment parviens-Tu à nous bricoler des gonzesses aussi belles ? T’as vraiment plus d’un tour dans Ton sac, révéré Maître. En tout cas, merci ! Ça, c’est pas du pouvoir perdu !
La Sublime me pousse le menton du bout de sa jolie botte.
— Voilà, il est réveillé, annonce-t-elle à quelqu’un que je ne vois pas.
Je vais pour reprendre mon aplomb, car, généralement ça n’est pas ça qui me manque, mais je constate avec un rien de désolation que l’on m’a entravé bras et jambes pendant mon sommeil.
Loin de montrer quelque inquiétude, je soupire :
— Je ne me rappelle pas avoir admiré femme plus belle depuis le jour où je me suis permis de guigner l’ex-reine Juliana par le trou de serrure de sa salle de bains.
L’Hyperbelle (que j’ai un hyperbol de pouvoir contempler) me sourit.
— Vous êtes un sacré curieux, commissaire ! fait-elle d’une voix dont le ramage correspond au plumage.
— Hélas vous aviez prévu et prévenu les curiosités en équipant ce classeur d’une bombe et d’un second signal d’alarme privé, n’est-ce pas, chère féerique créature ?
Elle a un léger sourire qui permet à ses impeccables ratiches scintillantes de me filer un phare de D.C.A. dans les mirettes.
— Qui est-ce qui vous a conduit jusqu’à cette usine ? demande la Mirifique.
— Mon flair ; figurez-vous que la République française me rétrocède les impôts de quelques contribuables pour m’inciter à en avoir.
— Il n’existe pas de bon flair sans bon indicateur, répond la Supra-terrestre. Qui vous a parlé de cet endroit ?
— Et le secret de la confession, ma fille, qu’en faites-vous ?
Sa botte s’avance vers mon visage ; talon pointé. Je le déguste sur la bouche. Mes lèvres éclatent. J’écarte mes dents pour qu’elles ne soient pas brisées. La môme pèse de tout son poids. Son foutu talon a un goût de cuir et de poussière. Il me pénètre jusqu’à la glotte, fend mes commissures, meurtrit ma langue en la retroussant. Pour bien affirmer le coup, elle décrit un mouvement de vrille avec son pied. Cela dure. C’est désagréable. J’en crève d’étouffement, de douleur.
Quand elle se retire je me mets à cracher comme un perdu, j’ai du mal à récupérer ma menteuse. Il m’est déjà arrivé de me fendre la gueule, mais jamais à ce point.
— Alors ? demande la Plus-que-belle.
— J’ai souvent eu l’estomac dans les talons, jamais encore le talon dans l’estomac. Dites donc, cette peau de lézard, ce ne serait pas du synthétique ?
Et dis, la voilà-t-il pas qui me shoote dans les côtelettes ? Une furie froide ! Je me demande ce qu’elle peut donner au pieu quand elle inverse les réacteurs ? Là, tu peux passer un contrat d’entretien chez Espéda, mon pote ! La lutte de David contre Colgate !
Derrière moi, une voix inconnue, sèche, soucieuse, et dont je ne puis voir l’émetteur because le bloc du bureau entre nous, déclare :
— Il faut que d’ici trente minutes tout soit terminé, Brenda !
La Rarissime opine. Ah ! si cela pouvait être avec moi ! Elle coule sa main de pianiste de jazz dans la poche de son élégant blouson à pompons de cuir mordoré, j’avais omis de te préciser, tu voudras bien m’excuser, je suis trop zoli pour être Zola ; on cause, on raconte et j’oublie le plus important. Deux pompons ravissants qui donnent du chic au blouson. Donc, sa main in the pocket sort de celle-ci un rasoir à manche de nacre dans lequel est incrusté un léopard femelle.
Elle m’acalifourchonne, la diablesse, à hauteur du poitrail, m’emprisonnant bien de ses cuisses musclées.
— Si vous pouviez seulement remonter de trente-sept centimètres, l’ensupplié-je, je vous pratiquerais un petit solo dont vous me diriez des nouvelles.
— Pas possible !
Elle se penche, pose sa main libre sur ma tête afin de l’immobiliser.
— Vous n’avez pas de préférence pour l’un de vos yeux ? demande-t-elle, car je me propose de vous rendre borgne.
— J’ai seulement onze dixièmes de vision dans le gauche, rétorqué-je, choisissez-le de préférence.
Elle reste impassible, concentrée par son boulot, elle est seulement appliquée, comme pourrait l’être une esthéticienne travaillant sur le physique de M. Michel Jobert.
La lame s’approche de ma prunelle. Je mets toute la gomme pour le sursaut du siècle. Ce qui suit alors est difficile à narrer, compte tenu de la confusion et de la promptitude, mais attends, le réalisateur va nous passer le replay autant de fois qu’il sera nécessaire à la parfaite compréhension. Quand on travaille pour les constipés de la coiffe, faut être outillé.
Je bande mes muscles dorsaux, premier point. Secundo, me jette en avant. Troisio, dans l’élan, ma boîte (ou plutôt mon écrin, car compte tenu de ce qu’il contient, le mot est plus davantage mieux apte) crânienne (ou crânien) heurte durement le fin menton de la déesse sombre. Quatrio, sans me départir de quoi que ce soit, et surtout pas du reste, je saisis l’un des pompons de cuir avec mes dents carnassières. Cinquio, je tire fortement à moi. Sixio, la nana noire me bascule contre. Septio, mon front pur meurtrit pour la seconde fois consécutive sa figure de madone cirée, lui filant un étourdissement de première. Huitio, je roule sur moi-même, l’entraînant dans cette rotation. Neuvio, me couche sur elle. Elle sent comme j’aime. Une odeur comme chez Mme Germaine, après la partouze du mardi soir, avant qu’on aère en grand la chambre de travail.
Elle se débat avec les grâces d’une tortue sur le dos.
Bon, cela ne fait que différer le problo car n’oublie pas que je suis toujours entravé. Un bruit de pas. Je vois s’avancer deux jambes d’homme claudiquant, assistées d’une canne. Un déclic. Une lame que je vais te qualifier d’acérée, sans me faire chier la bite car les clichés sont faits pour illustrer les instants critiques après tout, non ? Donc acérée, la lame qui jaillit du bout de la canne : pssouk ! Textuel. Peut-être y a-t-il un « s » de plus, mais je ne suis pas sûr. Longue d’une vingtaine de centimètres, cette lame. Elle quitte mon champ visuel, semé d’étoiles polaires, pour venir se poser au creux de ma nuque.
— Cessez vos grimaces, mon vieux, vous n’intéressez personne ! déclare la voix.
Une légère pression. La pointe aiguë m’entame la couenne. Je me dis que c’est là qu’on estoque les tores quand le matador a salopé le boulot. Le bulbe en prise directe. Un petit coup sec, et bonsoir madame !
Un pied me pousse sur le côté. Je me dédéesse, non sans regrets car on se fait très bien à une telle posture. J’ai connu des coussins moins moelleux.
Le pauvre Sanan bascule de sa superbe mais trop provisoire monture.
Et c’est pour lors que j’aperçois mon tagoniste. Oh ! stupeur stuprême ! Devine ? Non, mon grand, ne donne pas ta langue, j’en voudrais même pas pour cacheter un faire-part de deuil. Je vais te dire, mais cramponne-toi au bastingage, Totor, y a de la tempête. On joue siphon sur le zinc ! Tu vas être basourdi, promis, juré ! Note bien que t’es chiche de renauder encore, ensuite, lorsque tu sauras, saurien vaurien. Eternel insatisfait, tel que je te pratique depuis des millénaires. Ronchon invétéré. Toujours moutardé de l’anus aux lèvres ! Faut une rare constance pour t’écrire des conneries pareilles, l’ami ! Se rémouler la pensarde, toujours et sans cesse. Escalader son imaginance, plume-baïonnette au canon, merde ! Quand toutes les cadémies t’ouvrent leurs lourdes et t’envoient des vieilles chèvres émissaires te rambiner ; te conjurer d’être enfin raisonnable. « M’sieur l’Antonio, un style qu’on n’avait jamais revu depuis Eschyle, dites, si c’est pas malheureux de gâcher la marchandise en turpidant, alors qu’en ajoutant un tant soi peu de chantilly et en balayant les étrons de votre œuvre vous feriez un admirable gentleman-rider, parmi nous autres, gentlemen ridés. On vous exige pas beaucoup : juste vous rasez les poils de cul de vos bouquins et vous vous passez une noisette de Gomina Argentine (histoire de faire le Malouin) dans les cheveux. Acceptez et vous aurez droit à notre moins branlant fauteuil, à nos grands cordons, à nos vains donneurs. Déjà qu’on vous médaille, qu’on vous grave dans le marbre, tout bien ! Faut pas hésiter. Il est temps de rentrer dans le rang d’oignons qui vous font chialer.
Mais l’Antonioche : fume ! J’imperturbe ! Vos gueules les pouettes ! Je reste dans les frites et les ballons de rouge. Fils du peuple, en vers et contre la toux ! D’appartenance socialo-communiste tendance Chirac avec des sympathies Valériennes pour couronner. Va-t’en piger les méandres ! Liberté, amour, sincérité. Tout le reste, t’en fais un gros paquet et tu le descends à la poubelle. L’esprit ainsi fagoté, tu peux pas savoir le combien tu es à l’aise. Quand tu te regardes dans la glace, c’est pas pour te cracher à la gueule, mais pour te raser ou t’enlever les points noirs sur le pif. Françaises, Français : je me suis compris ! Vrouhaaaaa ! Cela dit, je ne souhaite pas la mort des cons : j’aime trop mes semblables !
Mais j’en entends qui piaffent. J’en sais qui me sautent des paragraphes pour vite aller à la manœuvre. Des qui grondent, fulminent, explosent : « Mais il a pas fini de nous faire tarter, ce con, avec ses digressions à discrétion, pas fini de calembreder au lieu d’y dire carrément qui c’est l’homme à la canne ? »
Le papa Lainfame, tout bêtement. Tu te rappelles, à la page je sais plus combien : le gâteux dans sa petite voiture ? Lui ! En chair, os, et muscles. Et il a pas le regard d’une plante en pot, espère. Quel sale œil ! Quelle mine rébarbative ! Oh ! le vilain blafard !
Il m’examine sans la moindre connivence, se foutant que je sois surpris ou pas. Il n’a pas le temps de savourer l’hébétude de l’ennemi.
— Ma parole, vous êtes allé à Lourdes, depuis notre rencontre, lui dis-je.
Mais le vieux fumelard n’apprécie pas la boutade Amora, même quand elle est extra-forte.
Je lis mon avenir dans son regard froid. Et il y est écrit que je ne sortirai pas vivant de sa moulerie.
Il ne peut pas se le permettre.
Chacun ses problèmes.
Je suis le sien.