Un pigeon à la noix roucoule comme un sac de noix crevé sur la corniche du Négresco, à quinze centimètres de ma fenêtre. Roucoule pour lui tout seul, sans la moindre intention lubrique. Furax, je me lève pour l’envoyer à mon ami Dache, mais quand je l’aperçois, tout blanc, avec la queue en éventail, les pattes roses et l’œil attentif, je me contente de lui sourire.
— Alors, vieux colombin, ça boume ?
Il reprend ses roulades, on dirait qu’il a l’accent du Midi. Je mate l’heure : huit plombes. Repu de sommeil, je réclame un café au lait complet. Bâille. Décroche le bigophone pour appeler Félicie, lui expliquer où je me trouve et qu’il fait un temps du tonnerre. Le ciel est bleu, la mer est verte, j’ai laissé la fenêtre ouverte. C’est Maria, notre soubrette portugaise qui répond. M’man est allée conduire Toinet à l’école. Excepté le calcul, ça flambe pour sa pomme, à notre chérubin. Additions, soustractions, la carburation se faisait bien, où la situasse a commencé de se détériorer, c’est aux multiplications, le pauvret. Et alors, les divisions, merci bien : une pure calamitas ; la grande foirade incontrôlée. Moi aussi, les chiffres me font chier. J’ignore toujours par quel bout les prendre, ni quel langage leur faire parler. Antoine bis, il se rattrape sur le français, la lecture, la poésie, la géo, l’histoire ; Henry IV, Napoléon, de Gaulle, tout le chenil. Il sait pas très bien l’ordre chronologique, mais, merde, hein ? Tu le sais, tézigue, lequel a régné le premier, d’Anchois Pommier ou de Louis XV ? Alors, sois gentil : écrase ! Maria qui s’en ressent pour moi me tient la jambe, à me raconter mille et deux conneries du trou de son cru. C’est toujours les gens qui parlent mal votre langue qui ont le plus de choses futiles à vous bonnir.
Je me dépêtre de l’ancillaire pour claper mes croissants chauds qu’un serveur souriant vient de m’apporter.
Je passe en revue les dernières péripéties : la séance chez les parents Lainfame, la course-poursuite tragique…
Je reprends pour appeler le juge Favret à son domicile. Huit heures dix, il doit être encore en train de se laver la chatte, le juge, non ?
Hélène décroche et sa voix imperturbable, froide et soucieuse répond « Allô » dès la deuxième réplique de la sonnerie.
— Toujours moi, San-Antonio, juge. Simplement pour vous dire que malgré l’entrée en piste de mon confrère Quibezzoli les événements continuent d’aller bon train. Si vous devez chaque fois lancer une commission rogatoire pour recueillir mon témoignage, vous n’aurez bientôt plus le temps d’emmener pisser Médor. Votre hostilité à mon égard vous fait perdre un temps précieux. A preuve : vous n’avez pas encore reçu le rapport des copains niçois. Les postes étant ce qu’elles sont, vous ne le recevrez pas avant deux jours, alors que mon intention était de vous mettre au courant, hier ! Laissez-moi au moins vous affranchir de deux choses essentielles : Mme Michel Lainfame est bien vivante, sa belle-mère l’a vue avant hier ; d’autre part, une bande de rigolos avaient établi une traque chez les parents de Lainfame ; traque qui a failli porter ses fruits. Je continue ou vous raccrochez ?
La donzelle déclare d’un ton froid comme un reste de mayonnaise dans le rayon du haut de ton réfrigérateur :
— Vous n’avez aucune qualité pour conduire une enquête dans une affaire où vous figurez en qualité de témoin, monsieur le commissaire ; si vous ne vous en dessaisissez pas immédiatement, je réclamerai des sanctions contre vous.
— Hélène, soupiré-je, je crois bien que je t’aime, c’est ta garcerie qui m’excite.
Et je raccroche avant elle.
D’un poil !
La rue de l’Amadouade est située non loin de la place Masséna, dans le vieux quartier. Le 6 est accroché à un immeuble début de siècle, garni de rémoulades, moulures, zizis divers. Il s’agit d’une petite maison à un seul étage, agrémentée d’un perron de marbre ébréché. Une plaque noire grande comme le tableau d’affichage du Parc des Princes annonce en caractères d’or, réalisés en creux, siouplaît :
Comme il est un peu plus de 9 plombes, je grimpe les quatre marches marmoréennes et j’entre sans sonner, ainsi que le conseille une deuxième plaque, minuscule et humblement émaillée celle-là, vissée sous le pommeau de la porte.
Le local où je débarque évoque un dispensaire de sous-préfecture. Murs peints en vert clair, comptoir de bois vernis au-delà duquel une vieille personne en blouse blanche s’active derrière un bureau sur des fiches calligraphiées en ronde noble, retirées d’un classeur qui ouvre tout grand la gueule pour les happer au plus vite[3].
La personne en question est affligée d’une protubérance au bas de la joue droite consécutive soit à une chique, soit à une fluxion dentaire, soit encore à une simple excroissance de chair. Elle a cet air résigné des gens qui ont toujours été laids, l’ont toujours su et n’en ont jamais voulu à personne de cette infortune.
Je la salue avec la gentillesse qui est de mise dans ce cas précis et qui relève de la plus élémentaire charité chrétienne.
Elle me considère sans appréhension, ni pitié ; sans antipathie ni sympathie ; sans esprit critique ni bienveillance ; sans tambour ni trompette, mais avec la calme placidité de la vache normande qui, en sa grasse prairie, regarde passer l’express de 10 heures 25 en direction de Rouen.
— Vous venez pour une émission, je suppose ? s’informe-t-elle avec déjà de l’indifférence pour la réponse que je vais formuler, quelle que soit celle-ci.
— C’est-à-dire…
— Voici nos barèmes, ajoute la personne, ayant considéré mon « c’est-à-dire » comme étant une affirmation franche et massive.
Elle me tend un imprimé. Je lis :
Nota : Au-dessus de 70 ans, la banque n’accepte plus les produits
Nous tenons à préciser que la personne qui procède au collectage de la semence est rémunérée au pourboire, merci pour elle
La dame fluxionnée paraît m’avoir oublié le temps de mon édifiante lecture. Pourtant, il n’en est rien.
— Voici une fiche à remplir, dit-elle en me présentant un bristol.
Je prends rapidement connaissance de ce second document tout aussi intéressant que le premier.
Nom : …
Prénom : …
Age (pièce d’identité à l’appui) : …
Adresse : …
Jure sur l’honneur de n’être atteint d’aucune maladie vénérienne et renonce à tout droit de suite concernant son émission qui deviendra propriété absolue de la Banque Jean Foutré.
Amusé et soucieux de pousser l’expérience, je remplis le formulaire, le signe et le rends à la dame. Elle y jette un pauvre œil dépourvu d’intérêt. Les gens résignés ne sont pas emmerdants, mais ils pèchent par un gros excès d’indifférence, nuisible aux rapports humains.
D’un geste las, elle presse un bouton blanc logé au centre d’une coquille de bois qui ressemble à un excrément canin comme toi au duc de Bordeaux.
Assez rapidement, une forte fille qui me dépasse de la tête surgit d’un rideau de perles comme on n’en voit plus qu’en pays du Sud.
Elle aussi porte une blouse blanche et paraît peu vêtue en dessous.
Elle est blonde par caprice, dodue par gourmandise, durement maquillée par nécessité professionnelle. Elle a le regard un tantisoit salingue et qui proémine comme chez les batraciens en état d’alerte.
— Si vous voudrez bien passer dans la cabine ! m’invite l’arrivante avec un accent pied-noir qui n’est pas près de s’estomper.
Je la suis. Nous longeons, à la queue (de toute beauté) leu leu, un vestibule sobrement orné d’un éventail espagnol sur lequel est écrit « Sevilla » en superbes caractères dorés. Au bout dudit, deux portes : l’une marquée « Laboratoire », l’autre « Cabine d’épanchement ».
La grande jument aux yeux de grenouille peureuse me fait franchir le seuil de celle-ci. L’endroit comporte un guéridon métallique servant de support à un appareil de projection, un écran de cinoche à enrouloir, un siège de cuir, un pouf bas et une console chargée de flacons stériles.
— Assoyez-vous, me propose gentiment la cavale.
Elle va quérir un récipient de verre, le débouche et me le tend :
— Faudra que ça va se passer là-dedans, m’indique-t-elle. Est-ce que vous aimerez rester seul, ou bien faut-il est-ce que je vous assiste ?
— En quoi consiste votre « assistance », chère madame ? m’enquiers-je.
Elle me sermonne du doigt, sourit en femme compréhensive qui sait l’essentiel des choses de la vie.
— Je vous projette des diapos suggestives, pour vous mettre en condition. Au besoin, parce que vous m’avez l’air de quéqu’un de bien, je peux déboutonner ma blouse, si vous promettez bien sûr que vous allez pas toucher ; mais ça, c’est très exceptionnel.
— Votre seconde proposition me paraît, de loin préférable, dis-je. Je n’aime l’abstrait qu’en peinture, et encore suis-je sensible à certaines œuvres hyperréalistes.
La grande haquenée (plus tellement juvénile) me refait sottement ce geste de l’index dont la traduction en langage cohérent serait « vilain petit garnement qui voudrait me voir faire des folies, pour qui me prenez-vous-t-il ? ».
Mais le sourire que je lui décoche est suave comme du Mozart sur chlorure de vinyle.
Elle soupire de consentement librement ajusté, déboutonne sa blouse et me produit un devant de dame qui eût intéressé Toulouse-Lautrec. Les seins sont volumineux et point trop flasques, quoiqu’un peu chutants ; le ventre est bressan ; les cuisses fortes, bien ajustées et ferment aussi hermétiquement que la porte d’un bathyscaphe ; la toison est franc-maçonne, d’une luxuriance étourdissante, et d’un brun bleuté qui rend anachronique la chevelure blonde de celle qui en est positivement vêtue.
— Voilà, dit-elle.
La simplicité de l’exposé me touche inexplicablement. Il y a une certaine humilité dans ce « voilà », quelque chose d’indéfinissable qui ressemble à un mot d’excuse.
— Merci, réponds-je avec le savoir-vivre que tu me sais.
Je regarde, le tableautin est saugrenu, donc plaisant pour un garçon comme moi épris de baroquineries. Cette dondon encore fraîche, appétissante ma foi, au garde-à-moi dans une semi-nudité, me fait songer à une grosse petite fille empotée.
— Vous ne vous mettez pas en action ? s’étonne-t-elle.
— J’incube, lui dis-je.
Et j’ajoute cette phrase qui a failli devenir le titre de ce livre, mais comme j’en ai trouvé un meilleur, tant pis pour elle :
— Tu sais que t’es belle, dans ton genre ?
La conscience professionnelle reprend le dessus chez elle.
— Ah ! écoutez, je vous en prille, c’est sérieux, fait-elle.
Elle me rappelle des gentilles radasses de mon adolescence, la mère. Une, entre autres, qu’on allait s’embourber, en sortant du lycée, avec des potes, moyennant des « petits cadeaux » de misère. Alice, elle s’appelait. Sa viande sentait bon la charcuterie fine et l’eau de Cologne bon marché. Carambolage express sur des coins de plumard.
« Attention au couvre-lit ! elle gueulait, le torchon a glissé. » Son couvre-lit de satin bleu des mers du Sud, à motifs de flamants roses, elle en était plus fière que de ses miches, la rose Alice. Depuis, elle s’est mariée à un type des pététés très gentil ; ils ont fait un gosse et acheté une caravane. J’espère que dans longtemps, elle ira au paradis, elle le mérite haut le cul !
Ma déclaration trouble « l’assistante » de la Banque Jean Foutré. Note qu’elle doit avoir l’habitude d’être entreprise par les « donneurs ». Ma modestie volontiers mise à part, il semblerait que je lui fasse de l’effet.
Au lieu de débloquer, je lui souris tendrement. Et puis mes deux mains vont à elle comme à la cruche d’eau fraîche, celles du déshydraté. Je les glisse sous la blouse.
— Mais qu’est-ce vous faisez ? Qu’est-ce vous faisez donc ? dit-elle, avec, tu en conviendras, une certaine hypocrisie, car si vraiment elle ignore ce que je lui fais, du coup je n’aurai aucun mal à passer pour Philippe d’Edimbourg le soir où j’irai me balader rue Sainte-Anne.
En guise de réponse, je la rapproche de moi. Il est très difficile, sauf à des frères siamois, de prendre simultanément les deux bouts de seins d’une dame dans sa bouche, aussi dois-je agir alternativement, mais avec une fréquence tellement étudiée qu’elle me croit bicéphale au bout de très peu de temps.
Alors, d’elle-même, elle m’acalifourchonne, m’extrapole, me dépopaule, m’engouffre, me chevauche.
Et tu vas voir, le combien est édifiant l’esprit professionnel de cette remarquable assistante, tout en s’activant à choper son panard joli, elle parvient à articuler le conseil suivant :
— Surtout, contenez-vous, sinon vous perdriez cinquante francs !
Ah ! la digne personne ! Ah ! la charmante ! Honneur, gloire à elle, si altruiste au plus fort de la fougue charnelle ! Et cette double délicatesse de ne point vouloir me faire perdre le bénéfice de ma production intime et de me laisser accroire qu’elle me situe sous la barre des trente-cinq ans puisqu’elle me parle du tarif maximal !
Exquise luronne, cuissue à plaisir, culue, poilue et si ardente. Brave et émérite amazone ! Cavale cavalante ! Je l’aime, l’espace d’une passe. En grande vigueur, je la soulève, lui fais exécuter un tour de manège sans désarçonner. Elle est renversée en arrière. Elle écrie des choses gentilles, approbatives avant tout. Complimenteuses, appréciatives, comme quoi, « oui, oui, oh ! oui, c’est bien, encore, bravo, tu me rends folle, tu me régales, t’es le surhomme, t’es beau, t’es fort, t’es monté, démonté, tu hardes, tu triques, tu briques, tu mets tout, tu sens bon, je te sens bien, je t’aimheû, je te veux, ras bord, complet, à fond, doucement, t’as une bite en fer, en os, en or, en acier, en délire, je vais partir, retiens-toi, moi toute seule, pense à tes cinquante balles, attention dans le fion c’est plus bon, ah ! que c’est inouï, ah ! rrrr, grrrr, oh ! là, vvvvouiiiiiii. »
Terminé.
Elle reste un long moment agrippée telle Agrippine à mon épée de feu, comme l’écrit si splendidement la pointe (Bic de) Duras, dans je sais plus quoi, mais c’était rudement beau.
Je me rassois doucement, toujours sans la départir de mon appareil à saillir. Elle tient ses bras serrés autour de mon cou, dolente, contente que je ne la foute pas par terre, comme le ferait n’importe qui, car tout homme venant de jouir passe de l’état de soupirant à celui de butor fieffé. Le mâle qui s’est débigorné le sagittaire n’a plus qu’une idée en tête : se récupérer et se garder pour lui jusqu’à ce que l’instinct du cul le rebiche. Il dégage la piste à toute vibure, qu’à peine la partenaire chérie a le temps de comprendre, zoup ! bye bye, connasse ! Les belles manières se perdent, se sont perdues, corps (surtout) et biens. Oh ! étalon cruel, si rampant avant, et si vite reculotté après ! Que la honte t’empare, toi qui si promptement désassièges ce que tu as eu parfois tant de peine à investir. La vie appartient à ceux qui savent marcher vite, mais s’attarder. A bon tendeur, salut !
— Je crois, murmure timidement cette femme de bien, je crois que vous n’avez pas pu vous contrôler.
— Madame, lui rétorqué-je, il ne s’agit pas d’un abandon, mais d’un don librement consenti. Acceptez-en l’hommage et veuillez agréer l’expression de mes sentiments particuliers.
Elle me donne un baiser, un très joli, presque chaste.
— Vous savez, fait-elle, il ne faudrait pas penser que je suis costumière de la chose. Excepté le manchot qui vient tous les vendredis, jamais je ne touche ou me laisse toucher par un fournisseur.
— Je n’en apprécie que mieux l’exception que vous avez bien voulu consentir en ma faveur, douce amie.
— D’ailleurs, mon mari n’aimerait pas ça, dit-elle.
— Quel époux, sinon animé de bas instincts, apprécierait ce genre de démonstration ! appuyé-je.
— C’est une chance qu’il ne soit pas là ce matin, reprend-elle.
— Parce qu’il travaille à la banque ?
— Je suis madame Jean Foutré, et c’est maman qui est à la caisse.
— Affaire artisanale, en somme ?
— On s’est reconvertis quand nous avons été chassés d’Algérie, je venais juste de me marier… Ma vie a été terriblement changée…
— Comme pour tant et tant de pieds-noirs, compatis-je.
— Elle a surtout été changée parce que, depuis que nous avons monté cette banque, mon mari n’accomplit pratiquement plus ses devoirs d’époux.
— Le souci des affaires qui le mobilise ?
— Non : son radinisme. Si je vous disais qu’il est devenu notre premier fournisseur. Vous pensez : un coït qui vaut trente francs, il n’entend pas le laisser perdre. D’ailleurs il exagère ; c’est une nature, je veux bien, mais trois masturbations par jour, ça finit par ruiner sa santé.
En soupirant, elle me déventouse l’ostrogoth à crinière et va se déterger le terrier à pafs au labo.
Elle revient peu après, la blouse refermée et les yeux soulignés de contentement organique.
— Donc, M. Jean Foutré est absent ? attaqué-je, car je ne suis pas seulement ici pour tringler la banquière.
— Il est allé à la morgue reconnaître le corps de son neveu qui s’est tué cette nuit en moto.
Marrant, non ? C’est elle qui me vient au-devant de l’enquête.
— Si j’avais pu penser que vous étiez en deuil…
Je prends l’air hypocrite d’un hippocampe hypocondriaque.
Ma chevaucheuse hoche la tête et dit cette belle parole qu’elle a dû lire dans un article de Jean-François Revel, c’est pas possible autrement :
— Y a des morts qu’engendrent pas le deuil !
Et ce sur un ton, mon général ! Tu parles d’un horizon funèbre ! Dans les bleus oraisons !
— Oh ! oh ! fais-je, mine de rien, je crois que voilà un garçon qui laissera fort peu de regrets.
— Un voyou pareil !
— A ce point ?
— Pire !
— Par exemple ?
— Prison !
— Non ?
— Si, deux fois.
— Vol ?
— Pire !
— Meurtre ?
— Presque !
Elle rêvasse.
— Y a une justice puisqu’il est mort, dit-elle durement.
— Vous ne le fréquentiez plus ?
— Depuis longtemps. Sauf mon mari qu’obstinait à le rencontrer, sous prétesque qu’il était le fils à sa sœur défunte. Au début on le faisait travailler ici. Il produisait beaucoup : trois ou quatre émissions par jour, et de bonne qualité, il était très demandé par des gens qui sont revenus à la décharge pour en ravoir.
— Ses enfants étaient particulièrement beaux ?
— Comment ça, ses enfants ?
— Eh bien, compte tenu du produit que vous vendez, je croyais…
— Quelle idée ! On a une clientèle privée, étant une banque privée. Nos clients sont des amateurs un peu spéciaux, comprenez-vous ? Très spéciaux, même. Ce qu’ils font de nos fournitures, on en a rien à branler.
— Ah ! bon, je comprends. Ou plutôt n’ose.
Femme de sentences, elle proclame que c’est la vie, et comme elle a raison de remiser dans ce large dossier, toutes les désactions, les dépravations, les bizarreries de l’homme.
Je lui flatte encore les meules, nonchalamment. Elle apprécie, me sourit triste.
— Je suis navrée pour vos cinquante francs, soupire-t-elle. Voulez-vous qu’on fasse un essai, pour si des fois vous auriez récupérationné ?
— Non, non, m’hâté-je, vous savez, c’est un peu comme au casino : il faut savoir perdre sa mise. A propos de votre défunt neveu, où votre époux le rencontrait-il ?
— A son bar habituel, près du port : le Chapeau Pointu ; mais ça ne me disait guère car c’est un endroit mal affamé. Heureusement, il y allait des plus peu.
Lesté de ce renseignement et délesté du reste, je prends congé de la personne, qui me dit se prénommer Ginette, ce que je n’osais espérer. Une langue fourrée cosaque, une main au médius farceur, un sourire franc et massif, c’est une véritable amie que je quitte, sur promesse expresse que nous nous reverrons, mes frères, car ce n’est qu’un au revoi… oi… oir.