PRÉFACE

Je tombe prélavablement sur Georges Roupille. Il veut savoir ce que je compte bonnir au juge Favret ; probable que la chochotte magistrate lui a donné des instructions (si j’ose m’exprimer ainsi), à mon propos, et qu’il a ordre de me « filtrer » sévère, le nœud volant.

— J’ai une importante communication à faire concernant l’affaire Lainfame, dis-je.

— Quelle communication ?

— J’en réserve la primeur au juge ! réponds-je comme tu réponds au tomobiliste qui te traite de « boug’ de con » parce que tu l’as frôlé de la hanche en traversant les clous.

Ça parlemente, hors antenne. Roupille a posé sa main scribouilleuse sur les petits trous par lesquels il introduit ses microbes intimes.

Je ronchonne dans ma Ford intérieure, qu’après tout, merde, cette jugette me court un brin, à force d’à force ; je ne vais pas la violer par téléphone ! Veuve tant qu’elle voudra, mais faut pas pousser !

— Mme le juge d’instruction me demande d’enregistrer votre déposition, elle estimera ensuite si une convocation s’avère nécessaire.

Bon, ça y est, le lait déborde. T’as beau éteindre le gaz : trop tard ! C’est parti pour la gagne !

— Ecoutez, môssieur Roupille, explosé-je, dites à la mère Favret qui n’est pas plus foutue de faire progresser son enquête que moi un rouleau compresseur avec l’épaule, dites-lui que je me trouve à Antibes et que je viens de dégauchir du chouette, bien juteux, bien fracassant. Si elle veut être tenue au courant, qu’elle me rappelle dans les cinq secondes qui suivent au 61 21 19, passé ce délai je balance le paquet à des potes de la grande presse. Je connais vingt-cinq mecs qui me feraient une pipe pour obtenir un scoop pareil.

Et je raccroche.

Un couple de pigeons blancs vient faire une petite démonstration de flirt sur la branche d’un pécher (de jeunesse). C’est beau à voir, un peu con aussi. Les mâles, qu’ils soient à plume ou à poil, ils ont tous et toujours une gaucherie glandouilleuse dans ces cas-là. Ils roulent, quoi ! Font les mirliflores, comme dit Mamaman. Se prennent pour des épées. Proclament du geste et de la voix qu’ils possèdent le grand attirail au complet : à la belle bibite, mesdames !

Je laisse ce couple en transe pour mater quelque chose de moins folichon, à savoir, le vieux Lainfame dans sa brouette, tout inerte, et flasque du mental, des cannes également, le tiroir pendant, râpé, se survivant juste pour dire, à peine encombrant. Je lui souris, il me regarde sans paraître me voir vraiment.

— Votre chiare est dans une curieuse béchamel, lui dis-je.

Le téléphone demeure aussi muet que lui. Hélène ne rappellera pas. Quelle hostilité ! Pimbêche, va ! Les hommages d’un homme, pourtant, c’est flatteur, non ? Tu crois que j’ai l’air aussi glandu que ce pigeon dans le pécher quand je fais ma cour ? Probable, hein ? Nos simagrées d’empressé-de-mettre-sabre-au-clair, ça prend quand y a concomitance, que la personne d’en face mouille à la demande, sinon, tu te ramasses. Et là, pardon, je me suis à ce point écrasé que pour me ramasser, il faudrait un buvard !

Jérôme Lainfame, il a été fringant en son temps. Séduisant, cavaleur, sabreur. Et le voici plante d’ornement, le bulbe en caramel extra-mou ; n’attendant plus que la mort. Du moins, ses proches l’attendent. Sa rombiasse, en tout cas. Il a perdu pied. Ignore que son grand fiston est en taule et qu’il se passe un sacré rodéo dans sa crèche ensoleillée. Il a dû rêver de sa retraite pendant sa vie active, eh bien maintenant il l’a.

La sonnerie du biniou vrombit. Je m’hâte de décrocher.

— Présent ! je tonitrue, merci d’avoir rappelé aussi vite, mon cher juge, vous n’allez pas le regretter.

— Qui est à l’appareil ? demande une voix extrêmement masculine.

Quel œuf, mézigue, avec ma grande gueule et mes élans du cœur !

— Quel numéro demandez-vous ? je fais.

— Soixante et un, vingt et un, dix-neuf ? fait la voix extrêmement masculine d’un ton extrêmement prudent.

— Ah ! non, vous faites erreur : ici soixante et un, vingt-deux, dix-neuf.

— Excusez-moi !

On raccroche. Moi pas. Je cavale jusqu’à l’escadrin pour héler Mme Lainfame, la conjure de débouler fissa. Ce dont elle.

— Les petits amis du copain d’en haut, dis-je, ils vont rappeler, vous décrocherez et direz que votre pensionnaire s’est élancé à la poursuite de quelqu’un et qu’il n’est plus là, feignez l’innocence la plus complète.

Là-dessus, je replace le combiné sur sa fourche, en brave descendant de paysan que je suis, cré bon gu !

Quelques secondes passent, le téléphone gazouille, mémère décroche.

La vioque tient bien son rôle. Mentir, les femmes les plus sages, les plus pieuses, les plus édifiantes savent le faire sans apprentissage. C’est inné, chez elles, travestir le vrai pour pécher le faux. Berlurer à tout-va, prétendre ce qui n’est pas, avec l’aplomb de la vérité indéformable. Un art, un don, un élan du cœur. Bien con, bien sombrement con, bien indélébilement con, et d’essence conne, d’extraction connesque, celui qui croit à la sincérité d’une femme. Seules les mères ne mentent pas trop, mais mentent lorsqu’il est dans votre intérêt qu’elles le fassent. Quand une femme t’affirme, admets la possibilité qu’elle puisse dire vrai, mais pas plus ! Ce faisant tu lui auras accordé le maximum de crédit qu’elle mérite. Vosne-Romanée vaut mieux que ceinture dorée.

Toujours miso, l’Antonio, vont-elles récrier, les chéries. Que non point. Conscient seulement. La vie lui aura enseigné ça, plus deux ou trois autres trucs de moindre utilité que je te dirai peut-être un jour.

Mame Lainfame débite que le type est parti en courant, comme s’il avait aperçu quelqu’un qu’il veuille rattraper, et qu’il n’est point encore revenu ; voilà vingt minutes que la chose s’est opérée.

Elle jacte recta, sans hésiter. Le ton ? Un chef-d’œuvre ! Tu ne peux pas ne pas la croire, tant tellement les accents sont somptueux d’authenticité. A l’autre bout, on cesse de la questionner. On raccroche tout de go.

Mémère en fait autant, me regarde, anxieuse.

— C’était parfait, lui dis-je.

Je continue de mater le bigophone, espérant encore un appel du juge Favret.

Mais le juge Favret est une salope qui déteste Sana, mon petit, j’ai le regret de t’y dire. Son attitude va plus loin que l’indifférence ; jusqu’à l’hostilité déclarée. Faut pas lui déranger le veuvage à ce magistral magistrat. Achtung ! Pas toucher ! Pas regarder ! Pas y causer ! Hélène, elle est en deuil, en berne. Voilée comme une roue de carriole ! Pleureuse sèche, comme y a des nourrices sèches ! L’âme en peine, le corps inappétent. La vie, connaît plus ! Boulot-boulot ! Point à la ligne. On promène le cador, on mange un sandouiche avec son connard de greffier quand le coup de feu commande.

Pour un peu, je l’invectiverais, ce téléphone.

« Ben, sonne, charogne ! Carillonne, merde ! Apporte-moi sa voix, à cette guenuche de mes deux ! »

Ce que je te la tringlerais toute crue, la sœur ! Sur son burlingue, parmi les dossiers verdâtres. Rrran ! Le coup du soudard ! La chevauchée héroïque ! Que sa chatte fume comme un moteur surmené. Lui boufferais ses cris à pleine gueule ! Oh ! mais c’est que je vais opter pour les solutions extrêmes, moi ! Te la kidnapperais, l’Hélène ! La violerais d’autor, à la santé éternelle de son cher défunt ! Je le commettrais, ce péché de vie que causait mon merveilleux Cohen. Dis-toi bien, l’artiste, que si tu ne vis pas la vie pendant qu’elle est à dispose, personne la vivra à ta place.

Le téléphone joue relâche. Le juge Favret m’a déjà oublié. Je me suis retiré de ses préoccupances. Adieu ! Seulement, son enquête, qui est-ce qui la fait ? Elle, dans son cabinet ? En écrivant des notes sur du papier mieux réglé qu’elle ? Elle, en interrogeant gentiment Michel Lainfame, à heures fixes ? En recueillant les témoignages gnagnateux de sa concierge, de son crémier, de ses amis et connaissances ?

Je m’avise du regard tendu que la maman Lainfame laisse braqué sur moi.

— Vous risquez d’avoir une visite, dis-je. Si quelqu’un s’annonce aux nouvelles du type d’en haut, dites-lui qu’il est rentré et qu’il se tient dans sa chambre.

Elle acquiesce.

Je sais que je peux compter sur elle, question efficacité.


Notre pensionnaire menotté est assis sur le bord de son plumard. Pinuche rallume son clope en forme de cloporte avec une obstination qui force l’admiration (la demi-ration). La haute flamme fumeuse éclaire son cher visage de morille déshydratée. Il rabat le couvercle de cuivre du vénérable briquet, lequel pue davantage l’essence que le stand Matra aux Vingt-quatre plombes du Mans.

L’homme enchaîné me considère avec un air d’en avoir deux.

Comme j’en ai deux moi-même, je m’approche de lui et soupire :

— Bon, il faut bien que ça arrive, non ?

Ce disant, je coule la main le long de sa poitrine afin de griffer le contenu de ses poches. Son larfouillet est en vieux cuir fatigué, dans les tons marron crasseux.

Exploration rapide, parce que de professionnel. Des fafs usuels : carte d’identité, permis de conduire. Il se nomme Courre. Prénom : Martial. Profession : représentant.

— Vous représentez quoi ? je lui questionne.

— Une certaine manière de voir les choses, me répond-il.

Faut pas craindre les gnons, pour, enchaîné, se permettre une telle réplique. Courageux. Bravo. Je ne me donne pas la peine de le questionner, comprenant d’emblée que ce genre de client ne se met à table qu’après de longues séances de conditionnement.

— Est-il indiscret de vous demander pour le compte de qui vous êtes ici, cher monsieur ?

— Me le demander ne constitue pas une indiscrétion mais vous le dire en serait une, répond Courre Martial.

— Vous savez que je suis le commissaire San-Antonio ?

— Votre physionomie ainsi que vos méthodes me disaient quelque chose, assure-t-il.

— Vous n’ignorez pas que je passe pour obtenir des résultats positifs lorsque je m’occupe d’une affaire.

— Cela fait également partie de votre légende.

— Seulement, ce n’est pas une légende.

J’enfouille la totalité de ses papiers.

— Vous m’arrêtez ? demande-t-il.

— Pour le moment, je me contente de vous interrompre ; du moins d’interrompre le cours de vos activités.

— Pour longtemps ?

— La suite des événements en décidera.

Il hoche la tête.

— Cela vous ennuierait de m’ôter ces bracelets un instant : je dois me rendre au petit endroit ?

— Pensez-vous ! dis-je, vous me prenez pour un benêt ?

— La nature exige.

— On va lui donner satisfaction.

Avant qu’il soit revenu de sa surprise, j’ai dégrafé son pantalon, Pinaud m’aide à le lui retirer, de même que son slip. Il a bien des velléités de rebufferie, mais deux manchettes en diagonale le font accepter cette position ridicule.

Le voici cul nu. Je le cornaque jusqu’à la porte des chiches.

— Prenez tout votre temps, conseillé-je avant de l’y boucler, je sens que nous allons rester ici un tel bout de moment qu’il sera superflu de vous reculotter, mon cher Martial. Plus la vie est simplifiée, plus elle est facile à vivre.

Ce disant, je ne fais qu’extérioriser un rêve jusqu’ici secret. J’eusse aimé passer quelques vacances à l’état sauvage, belle contrée s’il en est, où l’on vit nu, sans se raser ni beaucoup se laver, mangeant chichement des denrées faciles, baisant sans formalités préalables la femelle dont le cul vous tente, dormant sans tenir compte de cette ignominie qui s’appelle l’heure, pissant sous soi en cas de paresse extrême, déféquant de même, ne parlant que par nécessité absolue et n’écoutant personne, ça oui, surtout ! Bref, dérivant sur l’eau calme de son âge comme un esquif sans gouvernail entraîné par les souffles de l’air. Contemplant ce qui mérite de l’être. Pétant en toute relaxation organique, pleurant à plaisir, ne haïssant plus personne puisque oubliant tout le monde et soi-même. Le rêve, te dis-je. Et qui sait ? Peut-être l’approche extrême du bonheur ? Etre pour être, se laisser vivre et mourir. Aurais-je suffisamment navigué dans la mer des Délires ?

Réveille-toi, l’Antonio. Tu accumules trop. Ça laisse des traces. Tu laisseras des traces, comme l’escargot ou la limace, cette démunie. Il y aura des auréoles sur ton linceul, pas derrière ta tête : sous tes meules, l’ami, sous tes meules ! Et l’attente s’organise.

Courre Martial se résigne. Grâce aux poucettes de Pinuche, on enchaîne l’enchaîné au tuyau du chauffage central, ainsi qu’il sied dans un roman d’action dont l’auteur connaît les roueries de la profession.

Ce qui nous laisse libres.

La nuit descend, majestueusement sur le Cap d’Antibes. En cette intersaison, il possède un charme qu’il abandonne l’été, quand la horde déferle.

Mme Lainfame s’occupe de son époux. Elle le fait claper et le zone dans un canapé-lit facile à développer. Ensuite, elle nous régale d’une omelette aux œufs et d’une boîte de petits pois auxquels s’ajoutent un morceau de gruyère durci par l’âge, plus quelques biscuits au chocolat en cours de moisissance, car tu sais combien le littoral est humide. Le tout arrosé d’une bouteille d’un bordeaux mis en bouteilles dans le Roussillon.

Chaque fois que j’entends le bruit d’une voiture, je dresse l’oreille et remue la queue, mais après chaque alerte, l’auto poursuit sa rue.

J’essaie de questionner la mère Lainfame sur son rejeton. Un garçon doué, elle s’hâte d’affirmer. Crack en matière bancaire. Fondé de pouvoir d’une agence du Crédit Lyonnais à l’âge où d’autres remplissent encore les encriers. Nommé administrateur de la Kou Kou Clock Bank lors des derniers grands remaniements, destiné à diriger la Banque de France un jour, ça se profilait impec pour sa pomme, espère ! Elle le prévoyait ministre des Finances, maman Lainfame, son génial rejeton. Ça s’inscrivait dans la logique des choses.

— Et avec sa femme, comment cela marchait-il ?

Très bien, merveilleux, bleu azur ! Délices et orgues ! Mariage d’amour. Elle, fille d’un grand chirurgien, belle (je sais), intelligente (j’ai apprécié), bonne épouse (ça, j’avais pas remarqué). Le couple heureux, quoi ! Assistant parfaitement son époux dans sa vie mondaine. Si Michel a pris une maîtresse, c’est parce qu’il est porté sur la fesse, ce chéri. Le cul, c’est son violoncelle d’Ingres. Jadis, son père était pareil, c’est à force de brosser qu’il est devenu gâtoche, selon son estimation, à Mme sa dame. Il limait trop en force, le Jérôme, un peu n’importe qui : depuis des actrices en renom jusqu’aux soubrettes les plus espagnoles. Le jus de couilles, quand tu te contrôles pas, ça affecte le cerveau, à preuve !

Un frénétique, le vieux Lainfame. Si elle me disait un jour, elle l’a surpris qui emplâtrait leur femme de ménage, à la campagne, une paysanne de soixante-dix balais (si je puis parler ainsi à propos d’une femme de ménage).

La sonnerie du téléphone retentit.

D’un hochement de tête, je fais signe à mon hôtesse d’aller décrocher.

— Que dois-je répondre :

— Votre pensionnaire n’est toujours pas de retour. Elle défourche, écoute.

— C’est pour vous ! dit-elle.

Mon guignolet danse une gigue frénétique. Ainsi, elle s’est décidée ! Elle consent à me téléphoner, ma belle Hélène (dont je suis la poire pour la soif).

Une voix mâle et corse tonitrue :

— Vous êtes le commissaire Santantonio ?

— Effectivement, réponds-je, éberlué.

— Heureux de vous entendre, collègue, ici le commissaire Quibezzoli, de la police judiciaire de Nice. Je vous téléphone à la demande du juge Favret de Paris qui me prie de vous entendre sur commission rogatoire à propos de certaines déclarations importantes que vous auriez à lui faire…

Mais elle veut donc me tuer, cette charogne de veuve ! Ah ! la rarissime salope ! Ah ! la verminerie magistrate ! Humilier un homme en transe pareillement, c’est inhumain ! Pourvu qu’il existe une autre vie et qu’elle aille se faire rôtir les fesses en enfer, la gueuse atroce ! A déguster des coups de fourche dans le pétard, fumière, va ! On ne joue pas avec les sentiments de San-Antonio ! De quel droit ! Si je veux lui filer un chibre dans le train, c’est mon droit, non ? En vertu de quoi refuserait-elle ? En vertu de sa vertu endeuillée ? Tiens, chope !

— Je crois qu’il est inutile que nous prenions un rendez-vous, mon chère confrère, articulé-je d’une voix plus froide que les fesses d’une apprentie patineuse, je remonte demain sur Paris, et le juge pourra enregistrer personnellement ma déposition.

Quibezzoli se racle la gargante.

— J’oublie de vous préciser, San-Antonio, que le juge Favret exige que je vous entende immédiatement ; j’ai des ordres précis, immédiatement, ça veut dire tout de suite, vous comprenez ?

Des chandelles de rage froide me dévalent la raie culière.

— Pour l’instant, je suis en planque, il m’est donc impossible…

— Nous allons vous relever. J’arrive avec deux gars de mon équipe.

— Mais je…

— Vous vous trouvez à la villa La Pointe, chemin des Arbousiers, au Cap d’Antibes, n’est-ce pas ?

— Comment diable êtes-vous au courant ?

Il éclate de rire :

— A Paris, vous qui êtes si malins, vous ne savez pas trouver une adresse en partant d’un numéro de téléphone ? Ne bougez pas, j’arrive !

Il raccroche.

Je crèverais de rage si je n’étais pas jeune et beau, avec un superbe avenir tendu de velours bleu roi devant moi !


Moins d’une demi-heure plus tard, Quibezzoli est là. Et attends, bouge pas ! il s’est radiné à bord d’une bagnole sur laquelle il est écrit police en caractères aussi gros que ceux qui annoncent Johnny Halliday au Palais des Congrès.

La discrétion même ! Si par hasard les complices de Martial Courre se pointaient aux renseignements, je n’aurais plus besoin de leur faire un dessein (j’écris bel et bien dessein). C’est vraiment me foutre la cabane par terre, non ? On devrait pouvoir fusiller les gens qui méritent de l’être, à tout le moins les gifler copieusement, jusqu’à ce que leurs joues soient en cuir de Cordoba. La faute en est à cette garce de juge ! Dedieu, qu’on me la donne une heure, cette péteuse ! Que dis-je une heure ! Soixante minutes me suffiraient. Alors oui, tu verrais du grand art, Suzette ! Je suis là, à la pêche aux indices pour ses beaux yeux, bricolant son enquête en ses lieux et place, et Mme veuve Moncul, son remerciement, c’est de me filer des bâtons (d’agent) dans les roues motrices. J’enrogne au point que je bégaie en saluant Quibezzoli. Un pas-sympa, l’artiste.

Pourtant, d’ordinaire, j’aime bien les Corsicos ; d’ailleurs, tout ce qui trempe ses pinceaux dans la Méditerranée, j’en raffole. Mais le collègue Quibezzoli est l’exception qui confirme la règle. Un bilieux, si tu vois ce que je veux dire ? Le genre de flic qui soupçonne tout le monde des crimes les plus abominables et qui doit, parfois, se passer les menottes devant sa glace manière de voir l’effet que ça fait.

Il est grand, mince, avec beaucoup de poils gris et des sourcils en comparaison desquels, ceux du regretté président Pompidou auraient paru duveteux. Tu dirais deux haies pour parcours de jumping. Il mâchouille un cure-dent parce qu’il a vu faire ça, un jour, dans un film, à Humphrey Bogart, et que l’idée lui a paru intéressante. Il est flanqué de deux autres mecs du même tonneau, style sous-fifres lécheurs. Chemises à col ouvert, jeans, blousons de cuir « patiné » artificiellement : on ne patine plus avec amour ; de nos jours, les nouveaux poulagas ne ressemblent plus à des poulets, ce qui les rend davantage efficaces.

Quand j’étais mouflingue et qu’on jouait aux gendarmes et aux voleurs, rien ne nous distinguait de l’un et l’autre état, mes camarades et moi-même, rien sinon la convention que nous avions établie d’être l’un ou l’autre. Maintenant, c’est pareil, rien ne distingue les flics des truands, sauf le fait qu’ils se tirent dessus le cas échéant.

Il me serre la main sans grand enthousiasme. L’un de ses guignols tient une machine à écrire portable sous le bras. Quibezzoli est un fonctionnaire avisé.

Nous nous installons au salon, ses péones foutent du papier en chiée d’exemplaires carboneux dans l’Olivetti et j’y vais de ma chansonnette. Je raconte le coup de fil transmis par l’un de mes subordonnés, mon départ pour la Côte, mon arrivée ici, ma découverte de Courre Martial qui « contrôlait » la maison et tenait Mm Lainfame à merci. La manière que j’ai comporté, enfin quoi, merde, tout ce que tu viens de bouquiner avec délectation, sans y changer une virgule. Mes confrères transcrivent. Le suceur qui claviotte connaît la dactylographie car il frappe aussi vite que je jacte. Quibezzoli étoffe avec des questions judicieuses, en homme connaissant parfaitement son boulot. A la fin j’écoute la lecture de mes révélations, approuve et signe.

— Vous n’aviez pas à descendre de Paris, dit alors mon homologue, l’affaire est de notre ressort.

Je pose ma main frémissante sur son épaule d’autant plus inerte que son tailleur lui a filé cinq kilogrammes de rembourrage dans le veston pour lui donner l’air athlétique.

— Ecoutez, vieux, lui dis-je, vous avez enregistré ma déposition, je crois que c’est ce qui vous a été demandé, n’est-ce pas ? Maintenant, pour tout ce qui est conseils, leçons de morale, recettes de cuisine, j’ai mes fournisseurs attitrés, inutile de vous fatiguer.

« Tu viens, Pinuche ? »

C’est la décarrade, dans un silence de mort. Simplement, je m’incline devant la mère Lainfame, laquelle paraît regretter mon départ. Dans le fond, elle préférait mes manières à celles, plus classiques, de mon collègue.

La Vieillasse maugrée des présages sous sa moustache brûlée. Elle dit, la brave Pine, que ce grand connard n’arrivera à rien, que le coup est carbonisé par sa faute, et qu’on devrait le nommer dans une sous-préfecture du Cantal. Comme j’adore le Cantal, je l’assure qu’elle a tort.

Je retrouve ma Maserati, ce qui me réconforte, car c’est toujours un bonheur pour moi que de m’asseoir au volant d’une bagnole puissante. Dans le fond, j’aurais dû me lancer dans la compétition automobile. Mais quoi, on n’a qu’une seule et unique existence, qu’on use à faire des choix et qui vous désespère parce que ces choix, vous les jugez mauvais par la suite.

Je démarre en souplesse et fonce au bout du chemin des Arbousiers, lequel donne dans celui des Lentisques qui, nul d’en ignore au Cap d’Antibes, débouche sur l’avenue des Frères Roubignoles.

Donc, je vire à droite, puis à droite et encore à droite sans ralentir l’allure, conducteur consommé, te répété-je, et consommé en toute priorité par les dames, lesquelles me commencent immanquablement par la tige. Si tu suis mon texte à la lettre, tu es en train de te dire : « S’il tourne encore une fois à droite, ce grand con, il va revenir à son point de départ. » Eh bien non, rassure-toi, Bazu. Au lieu de, j’opère une manœuvre, au beau mitan de l’avenue des Frères Roubignoles, qu’ensuite de laquelle, comme l’écrit avec ferveur M. Canuet dans ses mémoires dont, si la mienne est exacte, le héros s’appelle Cadichon, qu’en suite de laquelle, me crois-je obligé de reprendre, soucieux de ne pas laisser s’égarer un lecteur dont je sais toute la faiblesse d’esprit, qu’en suite de laquelle, donc, je renquille à rebrousse-poil, le chemin des Lentisques et me dirige rapidos jusqu’à celui des Arbousiers, parvenu à l’angle duquel, je freine atrocement. Mais les cris de freins désespérés sont les crics les plus beaux.

J’ai débouclé ma portière avant de stopper. Elle s’ouvre en très grand, spontanément, à mon coup de patin. Je m’arrache en trombe de ma tire pour sauter sur le paletot d’un gusman planté à l’angle de la rue, sur sa moto arrêtée, dos tourné à ma pomme car il paraît scruter le chemin des Arbousiers. J’avais enregistré le personnage en passant, il y a un bout d’instant et ce qui m’avait surprisi (j’ai bien écrit surprisi, pour renforcer le sens du mot) c’était la paire de lunettes d’approche pendant sur son blouson de cuir noir. Mon œil de faucon avait enregistré, à ma sortie de chez les Lainfame, le geste brusque du tocycliste pour laisser tomber les jumelles. Il se tient sous un petit pin de Régine dont l’ombre modeste suffit à le rendre anonyme. Moi, imperturbable, je lui ai passé devant sans le regarder. Mais dis : oh ! hein ? Bon ! D’où ma rapide manœuvre à laquelle la révérende Pine n’a rien entravé. Et je cramponne le gus par-derrière, ce qui est incommode, because la moitié de motocycle qui lui sert de traîne. Le cuir du blouson me glisse des mains, parce que le mec a une ruade des épaules, comme dit Béru. Il file un coup de botte dans son démarreur. Sa péteuse vrombit et malaxe la paix de ce coin aimable. Comme je me rapproche pour réassurer ma prise, il me file un coup de boule. Or, il est resté casqué, le gredin. Je déguste sa mappemonde dans les badigoinsses, ce qui me fait étinceler la Grande Ourse. Pourtant, mon action en force aurait pu, aurait dû payer, comme elle a payé, tantôt, avec le client de la mère Lainfame. La foirade vient du bolide qu’il a entre les jambes, que veux-tu, Ninette ! On ne peut pas réussir tout ce qu’on entreprend.

L’engin bondit et me file sous le blair. Illico, je me rabats sur ma guinde. Hop ! En selle, Antoine ! Mon démarrage clôt la porte que mon freinage avait ouverte. J’appuie tout ce que ça peut. A l’extrémité de la rue, le futard vire à gauche dans l’avenue. Il met plein gaz en direction du port. On arrive à la boutique où l’on vend de l’huile d’olive. Tout de suite après, il y a un feu rouge. Mais, tu peux te le carrer au fion pour t’en faire des hémorroïdes de cérémonie ! Vzoum ! Vzoum ! Nous passons. La circulation est inexistante à cette heure avancée. Le gus bombe à la rencontre de la place Charles-de-Gaulle, mais il oblique à droite avant qu’elle ne l’ait rejoint. Il réveille tout un quartier d’autochtones pour gagner le port. Et il le gagne ! Bravo, ça c’est de la chance ! Maintenant, il se prend le bord de mer. Cette fois, on joue « Poursuite Infernale ». La « Siesta » n’a pas le temps de nous voir déferler. Dans la ligne droite, je lui prends quelques mètres. Pinaud soupire :

— La mer au clair de lune, moi je trouve qu’il n’existe rien de plus beau.

Ses premières paroles depuis le début du rodéo. Un poète !

— Je t’offrirai un calendrier, promets-je, les dents serrées, ce qui ne facilite pas mon élocution, les yeux rivés au feu rouge du fuyard.

On se pointe à la hauteur de Marina Baise-des-Anges dont l’impressionnante architecture moderne fait l’orgueil du paysage.

Mon sang cogne à mon cerveau. Les giclées d’adrénaline se succèdent en moi, ravageant ma chère glande médullo-surrénale. « Je dois l’avoir ! Je dois l’avoir ! Le doit, l’avoir ! Le doigt lavoir ! » m’exhorte-je indiciblement. Tout n’est pas cirrhose, dans la vie, comme le dit si justement mon chosefrère Bukowski.

Le bolide du mec mérite chiément ce qualificatif. On est à plus de deux cents dans Cagnes-sur-Mer. Les voitures que nous dépassons embardent sous l’effet du double déplacement d’air que nous créons. Le gonzier a décidé de radier les feux rouges de ses préoccupations, cette nuit. Jusque-là, la chose n’est point trop périlleuse puisque nous longeons la mer et que, quelque piéton excepté, rien ne peut surgir de notre droite. Or, comme nous allons en finir avec Cagnes, au dernier feu un bonhomme s’engage sur le passage dit protégé, en poussant sa vieille maman impotente dans une invraisemblable carriole qu’il a dû confectionner lui-même avec des roues de vélo et une corbeille à linge. Décidément, nous sommes placés sous le signe du fauteuil à roulettes !

Le tocycliste oblique à droite, pour leur passer par derrière ; mais le bonhomme a pris peur, quand il a compris que l’engin ne stopperait pas, et il a voulu, au même instant, regagner le trottoir. L’impact est inévitable. Donc, inévité ! Cela produit peu de bruit. Simplement la carriole disparaît. La moto déséquilibrée louvoie, comme à un conseil des ministres de Louis Quatorze. Elle écrit 88 881 sur la chaussée. Le 1 terminant le nombre est fatal à notre mateur car il lui fait traverser toute la route et emplâtrer un camion de déménagement néerlandais qui survenait de Nice pour regagner ses polders à la con. Alors cette fois, oui, ça badaboume vilain. La moto explose en une gerbe de feu. Le motard volplane, en flammes lui aussi, illico, et c’est très surprenant, cet instantanéisme du feu.

Il atterrit sur le macadam, la frite la première et s’y immobilise, les bras en « V », avec ses jambes qui crament.

Est-il besoin de te préciser, sombre ganache, que j’ai pilé à mort au moment de l’accident, suis parvenu à maîtriser ma caisse et à la ranger sur le trottoir ?

Je me précipite vers le tocycliste. Au volume de son casque, je comprends que tout espoir de pouvoir discuter les cours de la Bourse avec lui est à jamais perdu. Il est réduit de moitié, le beau casque noir à bande médiane jaune. Une casserole, mon pote ! Cabossée ! Pour retirer sa tronche de là-dedans, Ernest, faudra d’abord trancher son cou et évider avec une cuiller à sorbet.

J’ôte ma veste pour éteindre le feu qui consume le bas de sa carcasse. Chez nous, on a des avantages, mais ce qui nous ruine, ce sont les faux frais ! Va te faire rembourser un costar sous prétexte qu’il t’a servi à éteindre un mec non ignifugé, toi ! Le camionneur batave installe son triangle de panne en vociférant des trucs que seulement treize millions de personnes peuvent comprendre en ce monde puisqu’il jacte le néerlandais.

Pinaud, belle âme, s’occupe, quant à lui, d’assister le signor Simadépanzani, lequel cherche sa vieille maman en bieurlant comme un sauvage.

Avant l’arrivée du trèpe, je fouille les poches à fermeture Eclair du mort. Lui engourdis son permis de conduire et remets le reste en place.

Des gens, déjà, s’empressent. La circulation se bloque. La foule grossit, ronronne. Je m’en dégage.

Pinuche me rejoint dix minutes plus tard à la bagnole. Il paraît content.

— La vieille dame est indemne, annonce-t-il, triomphalement, comme si le miracle lui était dû ; tu parles d’une chance ! Elle est allée valser sur un tas de vieux pneus, en contrebas de la route. Son fils tient une friterie ambulante, il fait également la pizza et le pan bagnat.

Il se tait et me tend un objet noir.

— Tiens, j’ai trouvé ça, en même temps que Mme Simadépanzani mère ; je crois que c’est les jumelles du motocycliste. Regarde par le petit bout : elles sont à infrarouge et permettent de voir dans l’obscurité. Comment va notre homme ?

— Mort. Il s’est fracassé le crâne.

— Tu penses, à l’allure où il allait ! M. Simadépanzani est vannier dans la morte saison.

— Ça lui permet de toujours mettre la main au panier, ne puis-je me retenir de proférer, conservant malgré moi, l’humour constamment en éveil.

— Il m’a invité à aller chasser à courre l’automne prochain dans son manoir de Sologne, reprend Pinuche en extrayant une carte gravée de sa poche.

Il la lit à la loupiote du plafonnier.

— Château de La Roche-Sirupeuse, il possède huit cents hectares de forêt, là-bas.

— Dis donc, la frite nourrit son homme.

— Il faut croire. Alors, que faisons-nous ?

J’examine le permis de conduire du mort. Curieux d’avoir coursé un type dont pas un instant je n’ai aperçu le visage et de le découvrir une fois qu’il s’est tué, à travers la méchante photo d’identité d’un document banal.

Je vois un gars jeune, mais il y a peut-être longtemps qu’il a passé son permis. Attends, je vérifie : six piges. Donc, il a trente-deux ans. Une gueule plutôt énergique, à cause des crins taillés court, une moustache de don Juan de flippers, un regard hardi, voire insolent, une balafre au menton. Son nom ? Georges Foutre. L’adresse indique : 6, rue de l’Amadouade, Nice.

Je mate l’effervescence qui s’accroît autour de l’accident. Le grand ahuri hollandais gesticule dans la lumière de ses phares, tâchant à expliquer les circonstances du drame. Sur l’immense camion blanc, des caractères noirs annoncent l’entreprise Van CHIASSEN d’Amsterdam.

— Bon, allons-y, soupiré-je.

— Où cela ? bêle César.

— Nice.

— Nous ne rentrons pas à Paris ?

— Non.

— Te dirais-je que je n’en suis pas mécontent ? murmure ma petite tête de litote (j’écris litote, compte tenu de sa réplique).

— Pourquoi, vieux biquet ?

— Ton affaire me captive.

Tiens, c’est « mon » affaire. Oui, au fond : n’ai-je point été l’amant de Maryse Lainfame ? N’aspiré-je point à devenir celui du juge Favret ?

Bon, il reste que je vais devoir faire mon affaire de « mon » affaire.

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