Gérard de Villiers L’or de la rivière Kwaï

CHAPITRE PREMIER

Le cri grave d’un gecko éclata tout près de l’oreille de Pong Punnak, le faisant sursauter. Le gros lézard était perché sur une stèle, en plein soleil, à un mètre de l’homme accroupi derrière un bouquet d’arbustes piqués d’orchidées sauvages d’un rouge flamboyant. Le Thaï compta les cris, vaguement inquiet : un nombre pair, cela portait malheur, un nombre impair, c’était bénéfique.

Après le huitième bruit caverneux, le silence retomba sur le grand cimetière, rompu seulement par le bruissement des eaux limoneuses de la rivière Kwaï qui défilaient rapidement de part et d’autre de la petite île, en contrebas. Le sampan avec lequel Pong Punnak avait atteint l’île était dissimulé dans de hautes herbes, à l’extrême pointe de l’île, à près d’un demi-mile.

Pong Punnak regarda le lézard, comme pour l’implorer de crier encore un peu, mais le saurien avait repris sa sieste, ses gros yeux globuleux recouverts d’une taie grisâtre.

Il était près de midi et le soleil tombait à pic sur les pierres tombales, toutes semblables, alignées sur plusieurs centaines de mètres. Des fleurs sauvages avaient poussé qui donnaient un air de fête à cet endroit qui aurait dû être sinistre.

Pour passer le temps, Pong Punnak s’amusa à déchiffrer l’inscription gravée dans la plaque près de laquelle il était caché ; en dépit du temps passé, les lettres se détachaient nettement : « Winston Stilwell, sergent, 2nd King’s Own Yorkshire Light Brigade. 9 Janvier 1946. »

Pong Punnak, bien que courageux, était superstitieux. Tous ces morts autour de lui le troublaient. Bien qu’ils soient moins dangereux que les vivants qu’il poursuivait.

Peu de gens en Thaïlande connaissaient l’existence de cette immense nécropole. La petite île, située au milieu de la rivière Kwaï n’était qu’un cimetière, avec des allées rectilignes se croisant sur plus d’un kilomètre, et, çà et là, les racines énormes d’un banian que les bulldozers n’avaient pu arracher.

Toutes les stèles rectangulaires dépassant le sol d’une vingtaine de centimètres étaient identiques. Et sur chacune d’elle, il n’y avait qu’une inscription : le nom, le grade et la date de la mort.

Sept mille hommes dormaient là leur dernier sommeil. Des Anglais, des Hollandais, des Américains, morts entre 1942 et 1946, de dysenterie, de privations ou sous les balles japonaises. Ils étaient venus à pied de Singapour, en construisant le chemin de fer Singapour-Rangoon, à raison d’un mort par travée. Le pont sur la rivière Kwaï, à lui tout seul, avait coûté trois mille vies. Après la guerre, les alliés avaient recherché tous les tumulus perdus dans la jungle pour rassembler les corps près du pont. Souvent on n’avait pas trouvé grand-chose et les tombes ne renfermaient que quelques débris.

En aval du pont, il y avait un second cimetière, sur la terre ferme, de huit mille tombes. Entre les deux, la charpente métallique qui avait remplacé la passerelle provisoire des Japonais, tremblait deux fois par jour sous le passage des trains.

Oubliés dans la jungle, à cent trente kilomètres de Bangkok, les morts n’avaient pas beaucoup de visites, sauf, de temps à autre, un ancien compagnon de combat, des touristes venus voir le pont ou des gens pour qui ces croix ne comptaient pas beaucoup…

Comme Pong Punnak, par exemple. Superstition à part, il se moquait éperdument des milliers de morts qui reposaient sous ses pieds. Ses petits yeux vifs ne quittaient pas la silhouette d’un homme en chemise blanche, les yeux dissimulés derrière des lunettes noires, qui attendait à l’extrémité nord du cimetière, accroupi près de l’eau.

De temps en temps, il jetait un coup d’œil sur les tombes et Pong s’aplatissait vivement derrière l’arbuste qui le protégeait. Une peur animale commençait à s’infiltrer en lui. Personne ne savait qu’il était là. Contrairement à la plupart des Thaïs qui ont des hanches de garçonnet et sont maigres comme des clous, il était assez corpulent et boudiné dans un complet bon marché, de tissu léger.

Soudain une grosse jonque, au pont recouvert de tôle ondulée, surgit au coude de la rivière, large de plus de deux cents mètres, venant droit vers l’homme qui attendait. Elle s’échoua sur le sable et deux hommes, grands et minces, des Thaïs du Nord métissés de Chinois, sautèrent sur l’île. À ce moment, un second personnage qui était resté caché derrière l’homme à la chemise blanche, sortit de sa cachette et s’avança vers les deux hommes. Pong Punnak sentit son cœur se rétrécir dans sa poitrine. Sans penser à essuyer la sueur qui coulait dans ses yeux, il assista à toute la scène, fasciné. Il vit les paquets de billets passer de main en main. Il était si absorbé qu’il sursauta quand le cri du gecko éclata tout près de son oreille.

Le reste se passa très vite. Les quatre hommes se tournèrent dans la direction du cri. Le sursaut de Pong avait fait apparaître un bout de son crâne. Dans la même seconde, le Thaï perçut le second cri du gecko et un appel guttural dans sa propre langue :

— Tue-le !

L’homme à la chemise blanche bondit vers Pong Punnak. Il s’arrêta à quelques mètres du bouquet d’arbres et son bras droit se détendit tandis qu’un objet brillant traversait l’air.

Pong Punnak boula comme un lapin. Il était à cinq mètres de l’arbuste quand le poignard lancé transperça le gros gecko, toujours sur sa tombe. Frappé à mort, le lézard poussa un hurlement prolongé, affreusement humain, un cri d’enfant qu’on torturerait.

En dépit des trente-cinq degrés, une sueur glaciale coula dans le dos du Thaï et il accéléra encore son allure. Il avait moins de trente secondes d’avance pour atteindre son sampan, à l’autre bout du cimetière.

L’homme à la chemise blanche cueillit au passage son arme, l’arrachant du corps du lézard agonisant, et plongea sur les traces du Thaï.

Zigzaguant entre les tombes, Pong Punnak courait, plié en deux, s’attendant à chaque seconde à sentir l’acier du poignard lui transpercer le dos.

Aucun des deux hommes ne vit une silhouette décharnée émerger lentement d’un bouquet d’arbustes, en bordure du cimetière. Un vieux Thaï, sec comme un coup de trique, la tête abritée par un chapeau de latanier dépenaillé, vêtu d’une vieille robe de bronze. Le cri du lézard l’avait arraché à sa sieste.

Curieusement, il contemplait la poursuite. Il ne se passait jamais rien dans le cimetière qu’il était chargé d’entretenir contre un salaire dérisoire qu’on lui versait un an sur deux. Ce qui était quand même une bonne affaire car sa seule activité consistait à avoir défriché un coin entre deux tombes pour y planter un peu de pavot qu’il vendait aux paysans de la vallée.

Il vit les trois hommes debout près de la grosse jonque et décida d’aller s’informer.


* * *

Le poursuivant de Pong Punnak était plus rapide que lui. Parvenu presque au bout du cimetière, le Thaï se retourna et aperçut la chemise blanche à dix mètres derrière lui. Il n’aurait jamais le temps d’embarquer. Pris de panique, il plongea la main sous sa veste, pour prendre son colt cobra 38.

Ses doigts rencontrèrent un étui de cuir vide. Le pistolet avait dû tomber lorsqu’il était accroupi derrière la tombe. Affolé, il franchit d’un bond le dernier talus et enfonça dans le sable jusqu’aux chevilles. Encore à quatre pattes, il ressentit une douleur brûlante au côté, en même temps qu’un choc : la lame triangulaire d’un poignard venait de s’enfoncer dans son côté droit. Heureusement, en tombant, il bouscula son adversaire, plus léger que lui. Il y eut quelques secondes de lutte silencieuse, puis Pong, galvanisé par la terreur, prit le dessus. À toute volée, il envoya une manchette qui toucha l’autre à la gorge. L’homme à la chemise blanche dont les lunettes noires avaient volé plus loin, lâcha prise avec un hoquet.

Pong Punnak vomit sur lui, se redressa et tituba jusqu’au sampan. L’embarcation lui parut en plomb mais il parvint à la pousser dans l’eau et à s’affaler dedans. Aidé par le courant, il s’éloigna rapidement du bord au moment où son poursuivant se redressait.

Un éblouissement terrassa le Thaï et il ferma les yeux. Des oiseaux multicolores passèrent derrière ses paupières. À travers les doigts crispés sur sa blessure, il sentit le bouillonnement du sang. Un filet coulait le long de sa hanche. Il se dit qu’il n’aurait pas la force de regagner la rive est. Et à cette heure, la rivière Kwaï était déserte. Les rives défilaient de plus en plus vite. Trois kilomètres plus loin, il se fracasserait sur les rapides de Bor-Ploi, un cahot de rochers à fleur d’eau.

D’un effort surhumain, Pong Punnak parvint à prendre sa pagaie et mit le cap sur la rive est. Sa voiture, une petite Datsun, blue-bird, était cachée un peu plus haut près de la route. Il fallut au Thaï près de cinq minutes pour gagner la rive marécageuse. Il souffrait tellement qu’il ne se préoccupait même plus de ses éventuels poursuivants. Comme s’il avait eu un fer rouge dans le foie.

Pataugeant, à quatre pattes, dans la vase, il parvint à trouver un sentier à travers le fouillis de lianes d’arbres et de hautes herbes qui bordait la rive. Le sampan repartit tout seul dans le courant. Cassé en deux par la douleur, Pong Punnak avançait par à-coups, laissant échapper de petits gémissements.

Enfin, il perça le rideau de lianes, faisant fuir un singe et se retrouva sur la route. Déserte. Il souffla un peu au pied d’un bouquet d’énormes roseaux et songea à s’y cacher jusqu’au coucher du soleil. Mais il fallait qu’il parvienne à Bangkok, qu’il dise ce qu’il avait vu. Il sentait qu’il ne vivrait pas jusqu’au soir. Il lui fallut encore cinq agonisantes minutes pour atteindre la voiture. Il se laissa tomber sur le plastique brûlant avec un cri de soulagement.

Ses mains tremblaient tellement qu’il mit bien une minute à trouver le contact et à démarrer.

La Datsun s’ébranla. Affalé sur le volant, son mouchoir pressé contre sa blessure, Pong conduisait d’une main. Des lueurs fulgurantes passaient devant ses yeux. Et le sang continuait à couler le long de sa jambe. Il eut un sanglot en pensant aux cent vingt-cinq kilomètres de route jusqu’à Bangkok. Il n’y arriverait jamais.

Un quart d’heure plus tard, il passa un hameau. Inutile de stopper. Il n’y aurait ni médecin, ni téléphone. Et ses poursuivants l’y retrouveraient facilement.

La route sinuait entre des collines couvertes de jungle, suivant le lit de la rivière. Impossible de voir s’il était suivi. Le Thaï négociait virage après virage, faisant hoqueter son moteur, ne changeant plus de vitesse, hypnotisé par le ruban goudronné qui se tordait devant ses yeux. Il n’avait plus mal, mais le bas de son corps était complètement engourdi maintenant. Il n’osait pas toucher à sa blessure. Soudain, sans transition, la jungle disparut pour faire place à une savane plate entrecoupée de rizières. La route quittait la vallée de la rivière Kwaï qui continuait au sud, vers la Malaisie. Le paysage ne changerait plus jusqu’à Bangkok. Encore cent kilomètres.

À demi-inconscient, Pong évita de justesse un gros camion chargé de bambous. Maintenant la route était toute droite. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et aperçut un point dans le lointain. Une autre voiture.

Le sang battait dans ses tempes de plus en plus fort. La Datsun zigzaguait dangereusement d’un côté de la route à l’autre. Dans son demi-délire, Pong Punnak distingua un écriteau planté au bord de la route : Kanchanaburi, 1 kilomètre.

C’était un gros bourg où il y avait le téléphone. La Datsun s’engagea dans la rue principale, écrasée de chaleur.

Il n’y avait personne en vue. Pong Punnak ralentit devant une épicerie-restaurant chinoise, cherchant un téléphone. Il eut la force de stopper et d’appeler. Un gamin tout nu s’approcha :

— Téléphone, balbutia le Thaï.

Le petit désigna le mur, derrière le comptoir encombré de fruits tropicaux, de bananes et de bouteille de Coca-Cola, et s’enfuit en courant dans l’arrière-boutique.

Maintenant, il était sûr qu’il ne parviendrait jamais à Bangkok.

Il eut du mal à se décoller de son siège : le sang avait coulé, collant le tergal de son pantalon au plastique et formait maintenant une tache obscène et énorme sur ses fesses. Les quatre pas qui le séparaient du téléphone lui parurent interminables. De la main gauche, il s’accrocha au récepteur pendant qu’il cherchait dans sa poche une pièce de deux bahts. Mais ce n’était pas un taxiphone, il suffisait de décrocher et d’appeler Tinter.

Pong Punnak décrocha et composa le 110.

Par chance, l’opératrice vint en ligne immédiatement. D’une voix hachée, il donna le numéro qu’il voulait.

— Vite, murmura-t-il, je suis blessé. Vous me faites passer avant tout le monde. Djing-djing.[1]

— Djing-djing, assura l’opératrice.

L’oreille collée à l’écouteur, Pong écoutait les craquements de la ligne et les efforts de la fille pour avoir le 32341 à Bangkok.

Une éternité. Appelé par le gosse, le Chinois était accouru de son arrière-boutique et regardait craintivement cet homme aux vêtements pleins de sang, les cheveux dans la figure, cramponné à son téléphone.

— Voilà votre numéro, annonça triomphalement l’opératrice à Pong Punnak.

Il ouvrait la bouche pour parler quand il entendit la sonnerie « occupé ». Ne voulant pas y croire, il s’accrocha, fit « Allô ! allô ! » Gentiment l’opératrice expliqua :

— Je vais vous rappeler. Vous êtes le 16 à Kanchanaburi, n’est-ce pas ?

Mais Pong Punnak n’entendait que le bourdonnement monotone de la sonnerie. Il ne prêta même pas attention au claquement de portière, derrière lui. Le Chinois voulut crier, mais il pensa à sa famille. D’un pas leste, il disparut, entraînant son petit-fils.

Dans le central de New Road, à Bangkok, miss Petti Udorn entendit un cri étouffé qui lui glaça le sang.

— Monsieur, monsieur, voilà votre numéro, il est libre maintenant. Parlez, supplia-t-elle.

À cent kilomètres de là, Pong Punnak était en train de mourir, la lame triangulaire du poignard lui déchirant le cœur.

Le tueur à la chemise blanche retira sa lame et la replongea un peu plus bas, avec un frisson voluptueux. Le corps de Pong Punnak, secoué des fibrillations de l’agonie n’offrait plus aucune résistance. Pourtant, l’autre continua à frapper, empêchant le corps de tomber complètement.

Enfin, il retourna le corps, serrant sa victime à la gorge de la main gauche et plongea sa lame juste au-dessus du nombril. Puis il accompagna le corps jusqu’au sol, fouillant la blessure d’un mouvement circulaire du poignet.

Quand le cadavre fut étendu sur le dos, derrière le comptoir, l’homme en chemise blanche se pencha et lacéra encore le visage de plusieurs coups, arrachant presque un œil. Il regrettait que l’autre soit mort trop vite. Il aurait aimé le punir encore plus d’avoir osé vomir sur lui.

En partant, il lui envoya un coup de pied et méchamment éventra un sac de riz. Puis il raccrocha le téléphone et regarda autour de lui.

La rue et l’épicerie étaient désertes. Il revint au corps et le fouilla rapidement, puis il repoussa le cadavre rondelet et se redressa.

Derrière ses lunettes noires dont un verre était fêlé, le regard de l’assassin était impénétrable. Sans se presser, il remit son arme dans une gaine de cuir attachée à son mollet droit, sortit de la boutique et remonta dans la vieille voiture américaine arrêtée derrière la Datsun de Pong Punnak. Puis il démarra en direction de Bangkok.

Plusieurs minutes plus tard, le Chinois sortit craintivement de son arrière-boutique et se précipita sur le sac de riz éventré, appelant sa femme d’une voix aiguë pour qu’elle l’aide à le ramasser. Ce n’est que le dernier grain de riz ramassé qu’il jeta un coup d’œil au cadavre. Il le fouilla et empocha trois billets de cent bahts qui avaient échappé au tueur.

Alors, seulement, il envoya son petit-fils chercher la police à l’autre bout du village.

Загрузка...