CHAPITRE IV

La Mercedes quitta Sukhumvit Road, large avenue filant vers l’est de Bangkok pour entrer à gauche dans un chemin étroit bordé d’un côté par un khlong marécageux au-delà duquel on apercevait d’élégantes villas, et de l’autre par de misérables maisons de bois.

Brusquement, on se serait cru en pleine campagne. À part un immense dépôt des autobus blancs qui sillonnaient Bangkok, incongru entre deux parcs soigneusement entretenus, la route n’était pas goudronnée et le véhicule soulevait une épaisse poussière.

Un petit pont en bois coupait le khlong. La Mercedes s’engagea dessus, dans un grand brinquebalement de planches et stoppa sur une placette ronde. Il y régnait un calme surprenant après le tumulte de Sukhumvit Road, pourtant à moins de deux cents mètres à vol d’oiseau.

Thépin Radjburi arrêta son moteur et montra à Malko une grille, juste en face d’eux.

— Voici la maison de Jim Stanford, dit-elle. La grille, là. Sonnez et entrez. Je vous attendrai ici.

Malko la regarda, un peu surpris.

— Pourquoi ne venez-vous pas avec moi ? La jeune Thaï sourit :

— Je pense que Sirima Stanford sera plus à l’aise pour vous parler en tête à tête.

— Mais où allez-vous attendre ? fit Malko.

Bien entendu, il n’y avait aucun bistrot en vue. Rien que de somptueuses résidences closes de barrières de verdure.

Le soleil tapait déjà très fort. Thépin eut un sourire espiègle et montra une sorte d’enclos, un peu comme un jardin de banlieue, ombragé de frangipaniers.

— Je serai là, à l’ombre, dit-elle. Venez m’y chercher.

Elle claqua la portière de la Mercedes, poussa la barrière en bois et s’enfonça dans un petit sentier, disparaissant aux yeux de Malko, après un signe joyeux de la main.

Il traversa la place et ouvrit la grille de la maison de Jim Stanford, et crut que Thépin lui avait fait une blague. Il avait devant lui un temple, ou plutôt plusieurs temples disposés autour d’un espace central. Les tuiles vertes et oranges du toit brillaient sous le soleil et les solives se recourbaient gracieusement en arabesques compliquées à chaque extrémité de la charpente comme pour les temples. L’ensemble dégageait une impression extraordinaire de beauté.

Il traversa la pelouse, aussi impeccable qu’un gazon du Oxfordshire, et découvrit en s’approchant que tous les bâtiments étaient en bois sombre, très certainement du teck.

Il monta les trois marches de marbre du perron, franchit la véranda et s’arrêta devant une porte ouverte. Pas de sonnette en vue. Personne. Comme une maison abandonnée.

Il pénétra dans le hall. Le sol était en marbre blanc et noir, avec des colonnades de bois torsadé soutenant le plafond. Au fond, un large escalier de bois donnait sur une galerie au premier étage. Dans la pénombre, Malko distingua la même galerie au second étage. Une odeur de santal flottait sans que l’on puisse distinguer son origine.

Soudain Malko sentit une présence derrière lui. Il se retourna brusquement pour se trouver nez à nez avec une Thaï en sarong long, pieds nus, avec un chignon compliqué.

— Mrs Stanford, demanda Malko.

La domestique sourit sans répondre. Par geste, elle fit comprendre à Malko de la suivre.

Elle le précéda, nu-pieds, à travers une nouvelle entrée qui ressemblait furieusement à un musée. Partout des bouddhas de jade ou de pierre, des statuettes de bois et d’or, des vitrines d’objets précieux. Ils débouchèrent dans ce qui parut être un salon.

Tout y était aussi beau. À part le lustre, moderne, la pièce était telle qu’elle avait dû être deux siècles plus tôt. Un parquet de bois ciré, impeccable, des murs en boiserie montant jusqu’au plafond, une table basse carrée, plusieurs fauteuils de bois noir et un divan recouvert de tissu mauve.

Sur le panneau du fond, deux statues de un mètre de haut, des vierges de Birmanie, contemplaient Malko, énigmatiques. Il s’assit, abasourdi par tant de beauté. Il était un peu connaisseur en art oriental et devinait que tous les musées du monde auraient donné des millions pour posséder les merveilles qui se trouvaient là.

La servante avait disparu. Il régnait dans la maison un silence total. Elle réapparut avec un petit brûloir qu’elle déposa près des pieds de Malko après l’avoir allumé. Pour éloigner les moustiques. Il n’y avait pas d’air conditionné et seul, un très fin grillage séparait la pièce de l’extérieur. On était seulement à deux minutes de voiture de l’Érawan… Dans un autre monde et un autre siècle.

Et dire que Jim Stanford était né en Virginie !

Malko entendit soudain un glissement léger et une voix mélodieuse dit en anglais :

— Vous êtes le prince Malko Linge, je suppose ?

C’était la même voix qui lui avait répondu au téléphone, une heure plus tôt. Le colonel White lui avait donné le numéro de la maison de Jim Stanford.

Il s’était présenté, avait rappelé ses rencontres avec Jim aux U.S.A.

— C’est vrai, avait concédé la voix froide. Jim m’a parlé de vous. Ainsi vous êtes à Bangkok ?

— J’aimerais vous rencontrer, avait demandé Malko. Elle n’avait pas demandé pourquoi. De la même voix indifférente et lointaine elle lui avait proposé de venir une heure plus tard, sans lui poser d’autres questions et avait raccroché.

Comme si elle se moquait éperdument qu’il vienne ou non ! Elle devait pourtant bien se douter que le but de sa visite à Bangkok n’était pas la visite des temples khmers.

Étrange.

Il se leva rapidement pour se trouver en face d’une femme étonnante : aussi grande que lui, les cheveux très noirs tirés en arrière dans un chignon sophistiqué, un long corps filiforme moulé par un chong-seam[11] de soie grège fendu légèrement au-dessus du genou. Le visage, surtout, était extraordinaire. La bouche et le menton charnu étaient thaïs, mais les yeux largement fendus en amande et les hautes pommettes saillantes venaient tout droit de Chine. Impossible de lui donner un âge : elle pouvait aussi bien avoir trente ans que cinquante. La peau était merveilleusement lisse, très claire, presque transparente.

Subjugué, Malko s’inclina sur une longue main aux ongles taillés en pointe, au vernis d’un rouge si profond qu’il en paraissait noir.

— Sirima Stanford, je suppose, interrogea-t-il. Elle inclina la tête gracieusement.

— Oui.

Mme Stanford s’assit en face de lui et croisa ses longues jambes dans un crissement de soie. À la voir de plus près, on s’apercevait à de petits détails qu’elle était du mauvais côté de la quarantaine : des mèches argentées soigneusement noyées dans la masse noire des cheveux, deux petites rides autour de la bouche ; la peau légèrement parcheminée des mains. Et surtout la profondeur triste du regard posé sur Malko. Mais telle qu’elle était, Mme Stanford pouvait encore damner le pion à bien des honnêtes femmes et à quelques-unes moins honnêtes.

Elle attendait, les mains posées sur les genoux, que Malko parlât.

Pour briser la glace, il proféra une banalité :

— J’admirais les collections quand vous êtes arrivée. Vous avez des merveilles…

Mme Stanford soupira :

— Jim… mon mari aimait beaucoup les antiquités. Il a passé vingt ans de sa vie à les réunir. Certaines pièces sont introuvables maintenant. Ce Bouddha de Locburi, par exemple, qui se trouve derrière vous, est unique au monde…

Malko tiqua :

— Pourquoi dites-vous que votre mari « aimait »… Vous pensez donc qu’il est mort ?

Les yeux noirs impénétrables s’ouvrirent un peu plus.

— Mais évidemment ! Où serait-il, autrement ? Il aurait donné de ses nouvelles. Cela fait une semaine maintenant qu’il a disparu.

— Et s’il avait été enlevé ?

Les sourcils se soulevèrent, un rien ironiques.

— Enlevé ? Mais par qui ?

Malko regarda Mme Stanford, pour voir si elle se moquait de lui, et remarqua :

— Vous n’êtes pas sans savoir que Jim, que j’ai connu aux U.S.A., fut un des meilleurs agents de l’O.S.S. Et qu’il a collaboré activement à la C.I.A.

La longue main fine de Mme Stanford balaya une poussière invisible sur le chong-seam :

— Bien sûr. Mais tout cela est loin… Jim avait maintenant une vie très calme. Il se partageait entre ses collections, le magasin et des visites à ses fabricants de soie, dans le quartier.

Comme si le rappel de ce passé récent l’avait troublée, Mme Stanford prit une cigarette et un fume-cigarette d’ébène dans un coffret et se pencha vers Malko, qui avait déjà tiré son briquet.

— Voulez-vous une Benson ? Jim ne fumait que cela. Je suis une très mauvaise maîtresse de maison, continuât-elle d’une voix plus légère, que buvez-vous ? Après ce long voyage, vous devez être fatigué ? Whisky, thé, namana[12] ? C’est notre boisson thaï.

Malko était trop bien élevé pour réclamer de la vodka. À tout hasard il opta pour le namana. Mme Stanford appela, la servante apparut à la porte et se cassa en deux. Sa maîtresse lui jeta une courte phrase, et enchaîna :

— Qu’est-ce qui vous fait croire que mon mari est vivant, prince Malko ? Et pourquoi vous intéressez-vous tellement à sa disparition ?

Elle avait appuyé imperceptiblement sur le titre… Malko remercia d’une caresse de ses yeux dorés, mais crut bon de mettre les pieds dans le plat.

— Madame Stanford, j’appartiens à la C.I.A. et je suis venu spécialement à Bangkok pour élucider le mystère de sa disparition.

Il avait appuyé sur le mot « spécialement ». Il continua.

— Tant que je n’aurai pas la preuve qu’il est mort, je le croirai vivant. Et, de plus, je considérais Jim comme un ami. C’est une raison supplémentaire de m’attacher à… ce travail.

Elle hocha la tête.

— C’est une tâche difficile, presque impossible. Nous ne sommes pas dans un monde policé comme les U.S.A. Peut-être ne retrouvera-t-on jamais aucune trace de mon mari, bien qu’il soit mort…

Toujours cette voix monocorde. Malko scruta le visage de Mme Stanford. Impossible de discerner la moindre émotion derrière cette beauté rigide. Les yeux noirs fixaient un point dans le lointain.

— Racontez-moi sa disparition, suggéra Malko.

Elle écarta ses longues mains en un geste d’impuissance :

— Je ne sais rien de plus que ce que j’ai dit à la police. Jim est parti d’ici mardi dernier avec sa voiture personnelle, une Toyota, vers neuf heures du matin. Il devait passer voir des fabricants, à côté, à Bankrua, puis il m’avait prévenue qu’il monterait jusqu’au cimetière de la rivière Kwaï et qu’il serait de retour en fin d’après-midi. Il avait, paraît-il, un petit bas-relief à acheter à Kanchanaburi.

Après un petit silence, elle ajouta :

— Je ne l’ai jamais revu…

La voix s’était cassée imperceptiblement. Cette femme d’acier avait donc une sensibilité !

— Mais enfin, vous ne vous êtes pas affolée devant cette disparition ? C’est terrible.

Cette fois, la bouche sensuelle s’ouvrit sur un sourire presque ironique.

— J’ai vécu trois mois dans la jungle autour de Chieng-Mai, en 1945, poursuivie par les Japonais. C’est là que j’ai connu Jim, et que nous avons décidé de nous marier. Je sais que, s’il ne revient pas, c’est qu’il est mort.

Elle avait donc plus de quarante ans. Malko allait répondre quand il resta la bouche ouverte de surprise : la servante venait d’entrer, un plateau à la main. Mais, au lieu de marcher, elle se traînait sur les genoux, dans un glissement balancé. Arrivée devant Sirima Stanford, elle s’inclina à toucher le sol, déposa le plateau sur la table et repartit de la même façon. Malko ne put s’empêcher de remarquer :

— Est-ce en mon honneur ?

Une lueur de gaieté passa dans les yeux de son hôtesse :

— Pao est avec moi depuis quinze ans. Elle sert encore à l’ancienne mode. Hélas ! les Américains ont gâché les domestiques.

Amusant. La Sécurité sociale devait être considérée comme une entreprise hautement subversive.

Sirima Stanford prit son verre et Malko l’imita. Malko réfléchissait en laissant la boisson glacée glisser sur son palais. Il avait l’impression que cette femme ne lui disait pas tout ce qu’elle savait.

— Avez-vous une idée des gens qui ont enlevé ou tué votre mari ?

— Aucune !

C’était parti comme un coup de fusil. Malko tâcha de la pousser dans ses derniers retranchements.

— Il a mené une vie dangereuse, il s’est fait des ennemis. C’est peut-être une vengeance ?

— Je pensais que les ennemis de Jim étaient tous morts, dit d’une voix douce Mme Stanford. Et il menait depuis des années une vie paisible. Vraiment, je ne vois pas.

Quelque chose dans l’attitude de Sirima Stanford troublait Malko. Bien sûr, il y avait la fameuse impassibilité orientale, mais quand même. Par moments, il sentait que son hôtesse était mal à l’aise. Comme si elle avait souhaité qu’il ne fût pas venu. Pourtant, il était l’ami de Jim, il était là pour l’aider.

Pendant qu’il était plongé dans ses réflexions, un énorme perroquet blanc et rose surgit dans la pièce, voleta autour de Malko et se pencha sur le canapé de Mme Stanford.

— Voilà Jimmy. Le meilleur ami de Jim. Tous les soirs il allait au-devant de lui dans le jardin. Depuis qu’il a disparu, il ne mange presque plus. J’ai peur qu’il ne meure.

À se demander si le sort du perroquet ne lui importait pas plus que son mari.

— Ne voyez-vous rien dans la vie de votre mari, demanda-t-il, qui ait pu provoquer une disparition brutale ? Cela peut vous sembler déplacé, mais tout est possible. Une fugue, par exemple ?

Mme Stanford ne cilla pas.

— C’est complètement exclu, dit-elle d’une voix égale. Jim avait une vie sans histoire et sans mystère, je vous l’ai dit. Il avait près de cinquante ans, vous savez…

Malko eut envie de dire « justement ». Ce n’eut pas été diplomate.

— Je crois que Jim est mort, conclut Mme Stanford. C’est terrible, mais il faut regarder la vérité en face. Peut-être même ne retrouvera-t-on jamais son corps.

Malko leva la tête : les yeux en amande étaient plongés dans ses yeux dorés, avec une expression indéfinissable. Quelque chose dans l’attitude de son hôtesse avait changé. Sans qu’elle ait bougé d’un centimètre. Un abandon imperceptible détendait son corps. La ligne des cuisses moulées par le chong-seam semblait frémir tout en restant immobile. Le perroquet voleta lourdement jusqu’au fond de la pièce et ne bougea plus.

L’atmosphère de la pièce silencieuse s’était chargée d’électricité. Tout à coup, Malko fut certain que cette femme mentait. Qu’en ce moment elle était prête à n’importe quoi pour détourner son esprit de ce qui l’avait amené là. Qu’elle s’offrait avec infiniment de réserve et d’intelligence, mais qu’elle s’offrait quand même. Apparemment sans raison. Il y eut quelques secondes de tension muette, puis elle se leva, avec beaucoup de grâce. Les yeux noirs traversèrent Malko d’un regard aigu.

— Je suis à votre disposition, prince Malko. Mais je dois m’occuper des affaires de mon mari. Avertissez-moi, si vous apprenez quelque chose.

L’entretien était terminé. Malko s’inclina sur la main de sa belle hôtesse, notant la minceur des hanches, avec deux os qui saillaient légèrement sous la soie. Un parfum très discret émanait de tout son corps. Il se demanda ce qui pouvait faire vibrer une telle femme.

Comme par miracle, la servante reparut. Malko traversa le hall de marbre et se retrouva sur la pelouse, avec une sensation de malaise. À travers la grande fenêtre du salon de bois, Mme Stanford le regarda partir, et refermer la grille derrière lui.

La Mercedes était toujours là. Mais sans Thépin. Malko poussa la petite barrière en bois par laquelle il l’avait vue disparaître, et entra dans une sorte de jardin, avec un sentier serpentant entre des arbustes tropicaux. Thépin était assise au fond, tournant le dos, sur un banc de bois, devant un gros arbre dégoulinant de lianes.

Il arriva tout doucement derrière la jeune fille et demeura interdit. Un petit autel de bois était niché au creux du tronc qui éclatait en innombrables racines. Des fruits étranges pendaient de l’arbre : des morceaux de bois taillés en forme de sexe, peints en rouge !

Cela allait de la taille du bazooka à celle de la banane. Tous taillés de la même façon avec un luxe de détails extrêmement véridiques.

D’autres sortaient de terre. Plantés debout, à même la terre meuble. L’un, énorme, était posé sur une sorte de petit chariot.

Il y en avait des dizaines et des dizaines, certains délavés par les moussons, d’autres encore tout frais. Incroyable.

Thépin se retourna. Elle avait le visage grave comme d’habitude, mais une lueur d’amusement s’alluma dans ses yeux en voyant l’expression de Malko.

— Ne vous méprenez pas, zozota-t-elle. Nous sommes dans un temple.

Elle montra à Malko l’autel où brûlaient de nombreux bâtonnets d’encens et de petits cierges de cire. Légèrement perplexe, Malko demanda :

— C’est un temple élevé à quelle divinité ?

En Autriche on ne montrait pas ces choses-là aux jeunes filles. Du moins pas en public.

— Les gens viennent ici pour obtenir la fécondité ou la puissance sexuelle, expliqua Thépin. Ils prient et, si le résultat est obtenu, ils déposent un ex-voto, fait de leur main.

Le saint Christophe de l’amour, en somme. La jeune Thaï croisa le regard des yeux dorés et rougit tout à coup :

— Vous avez été bien long, dit-elle très vite.

— Pour vous laisser le temps de prier…

— Je n’ai pas de vœux à faire, fit-elle un peu sèchement.

Ils regagnèrent la Mercedes sans autres commentaires.

— Je vais aller me reposer un peu à l’hôtel, suggéra Malko. J’ai besoin de réfléchir.

La jeune fille le raccompagna à l’Érawan. Avant de le quitter, elle proposa :

— Voulez-vous venir prendre un verre à la maison, tout à l’heure ? J’enverrai mon chauffeur vous chercher pour vous éviter de prendre un taxi.

Malko accepta avec plaisir. Il la regarda partir du perron de l’Érawan. Dès que la Mercedes eut disparu dans Radjadamri, il appela un taxi :

— 126, Plœnchitr Road ? demanda-t-il.

C’était à cinq cents mètres après le Cinéma Siam, mais il n’avait pas envie de marcher. Le colonel White lui avait ménagé une entrevue avec son homologue de la Sécurité thaï, le colonel Makassar.

Le taxi le déposa devant un bâtiment moderne, entouré de vieilles maisons de bois. De l’extérieur, on ne pouvait rien deviner. Cela ressemblait à n’importe quelle administration. Mais le hall grouillait littéralement de policiers en tenue, avec casquette à l’américaine, toujours aussi filiformes, un colt qui paraissait trop grand pour eux au côté. Dès que Malko eut prononcé le nom du colonel Makassar, les visages se détendirent. Un planton téléphona puis fit signe à Malko de le suivre, le long d’un long couloir sale. Toutes les portes étaient fermées, sans aucune indication.

Le guide de Malko frappa à une porte, s’effaça pour le laisser entrer et referma derrière lui. La pièce était minuscule, avec des tas de dossiers dans un coin et un vieil appareil d’air conditionné Carrier qui faisait un bruit d’enfer, accroché tant bien que mal à l’unique fenêtre.

Le colonel Makassar se leva pour tendre à Malko, par-dessus le bureau, une main molle comme une méduse.

C’était un homme petit et boulot, avec une tête curieuse pour un Thaï. Les cheveux rasés comme un bonze, de grandes oreilles décollées, une large bouche au pli volontaire et des yeux noirs, surmontés d’épais sourcils. Deux auréoles de transpiration maculaient sa chemise aux aisselles et son pantalon tire-bouchonnait sur ses mocassins tressés.

Il dévisageait Malko avec insistance, comme s’il avait voulu le photographier mentalement. Chose qui devait être déjà faite si ses services fonctionnaient bien.

Malko s’assit sur une chaise de bois qui avait dû connaître bien des interrogatoires.

— Le colonel White m’a expliqué le but de votre visite à Bangkok, attaqua le colonel Makassar dans un anglais parfait. Je vous souhaite la bienvenue dans notre pays. Bien entendu, la mission que vous a confiée votre gouvernement ne peut être qu’un travail de renseignements officieux. Il n’est pas question qu’un agent étranger puisse opérer sur le territoire thaïlandais.

— Il n’en est pas question, souligna Malko.

Air America et Design Thaï ne se livraient bien entendu qu’à des activités absolument normales, telles que la guérilla, le bombardement léger et l’assassinat politique. Commencée sous de tels auspices, la conversation ne pouvait qu’être fructueuse.

— Je suppose, colonel, demanda Malko, que vos services se sont déjà préoccupés de la disparition de Jim Stanford.

Le colonel Makassar leva les yeux au ciel :

— Hélas ! non, cher monsieur. Ce n’est pas une affaire de mon ressort. Mais notre police d’État a suivi le cas. Sans résultat d’ailleurs. Je me suis fait communiquer le dossier sur la demande du colonel White. D’ailleurs, le voici si vous voulez le parcourir.

Il tendait à Malko une mince chemise rose. Malko l’ouvrit, le cœur battant, et resta en arrêt : il avait devant lui cinq feuillets dactylographiés en thaï. Il leva les yeux sur le colonel. Celui-ci lui rendit son regard, impavide :

— Bien entendu, souligna-t-il, la police thaïlandaise a mis tout en œuvre pour retrouver M. Stanford, qui était un citoyen estimé à Bangkok. Comme elle l’aurait fait pour n’importe lequel de ses nationaux.

— Naturellement, fit Malko en écho.

— Mais nous n’avons retrouvé aucune trace, conclut le colonel Makassar. C’est regrettable.

Malko repartit du tac au tac :

— Vous en concluez donc qu’il est mort.

Le colonel Makassar hocha douloureusement la tête :

— On ne peut pas encore l’affirmer, mais c’est fort probable. Il y a encore trop de violence dans ce pays.

— Mais pourquoi aurait-on tué Jim Stanford ? Le Thaï eut un geste vague :

— Tous les jours, nous avons des meurtres à déplorer. Peut-être a-t-on voulu le voler. Jim Stanford était un homme riche.

— Il ne se promenait quand même pas avec un coffre-fort sur le dos. Et, dans ce cas, fit perfidement Malko, pourquoi aurait-on fait disparaître le cadavre ?

— Évidemment, il y a le cadavre… fit pensivement le colonel, comme s’il venait seulement de s’en apercevoir.

Pour le chef de la Sécurité extérieure et intérieure du territoire, il était étrangement candide.

— L’enquête sur la disparition de Jim Stanford est-elle close ? demanda-t-il par acquit de conscience.

Makassar leva des sourcils indignés :

— Bien entendu, non. Le dossier ne sera refermé qu’une fois le corps retrouvé. C’est la règle.

Il ne disait pas ce qu’il ferait pour le retrouver. Cela sortait probablement de sa compétence.

Un instant les deux hommes se regardèrent en chiens de faïence. Le silence n’était troublé que par le ronronnement du climatiseur. Le Thaï semblait de plus en plus angélique. Il soupira à l’adresse de Malko.

— Je voudrais bien pouvoir vous aider, cher monsieur, en raison de l’amitié qui unit nos deux pays…

Malko voulut faire une ultime tentative.

— Vous n’ignorez pas que Jim Stanford a eu une activité importante dans votre domaine, colonel ; ne pensez-vous pas que certains éléments auraient pu se venger de lui ?

Le colonel ouvrit des yeux qui auraient fait paraître un agneau noir de péchés :

— Le pays est calme, fit-il. Très, très calme. Tout cela est très loin maintenant. S’il y avait des éléments étrangers ou traîtres mêlés à cette disparition, nous le saurions. Je peux dire que nous avons la situation bien en main.

Aux Olympiades du mensonge, le colonel Devin Makassar aurait raflé toutes les médailles d’or.

Malko se leva avec un grand sourire, ne voulant pas être en reste d’hypocrisie.

— Colonel, je vous remercie de votre efficace collaboration…

Le Thaï ne cilla pas et rendit la poignée de main. On était entre gentlemen. Il fit le tour de son bureau pour raccompagner son visiteur. Avec sa vieille chemise et son pantalon frippé, il semblait complètement anodin. Le haut de son crâne arrivait tout juste à l’épaule de Malko. Il guida ce dernier à travers le long couloir jusqu’au hall d’entrée, et le quitta sur une petite courbette.

L’épicier chinois dont la boutique jouxtait l’immeuble de la Sécurité détourna vivement le regard quand Malko passa devant lui. Après tout, le colonel Makassar n’était peut-être pas aussi inoffensif qu’il en avait l’air. Malko était furieux. Depuis son arrivée à Bangkok, il se heurtait à un mur de caoutchouc. À se demander si Jim Stanford avait jamais existé. Sa femme le croyait mort. Le colonel White le croyait mort. La police thaï semblait se moquer éperdument de sa disparition.

Le trottoir inégal requit toute l’attention de Malko. Il se trouvait devant l’hôtel Siam International, en forme de pagode tourmentée, avec juste en face l’énorme cinéma Rex.

On y jouait un film indien doublé en thaï, mais il faillit y entrer rien que pour avoir un peu de fraîcheur. Quand il eut brusquement une idée. Le temps de héler un taxi et, dix secondes plus tard, il roulait vers Suriwong Road.


* * *

Le magasin de Jim Stanford était petit mais très luxueux. En retrait du trottoir, il occupait un immeuble à un étage. Partout des rouleaux de soie, des femmes élégantes, pour la plupart étrangères. Malko demanda à une vendeuse thaï où se trouvait la direction et se fit conduire au premier étage, par l’arrière-boutique.

Une jeune fille blonde était assise derrière une table de verre. Un visage agréable avec de grosses lèvres et des yeux bleus rieurs. Malko se présenta comme un employé du consulat enquêtant sur la disparition d’un ressortissant américain et expliqua le but de sa visite. Aussitôt, le visage de la fille se crispa :

— C’est terrible, murmura-t-elle, nous l’aimions tous tellement. Que lui est-il arrivé ?

— C’est justement ce que j’aimerais savoir, fit Malko. Il commença à poser quelques questions. Très vite, son interlocutrice se mit à bavarder sans retenue. Elle était arrivée de Nouvelle-Zélande six mois auparavant.

— Y a-t-il d’autres personnes qui travaillent ici en dehors de celles qui sont en bas ? demanda-t-il.

La Néo-Zélandaise réfléchit puis répondit :

— Non, je ne pense pas. Pourquoi ?

— Heuh, pour rien, fit Malko. Vous n’avez rien remarqué de spécial, dans la vie de Jim Stanford qui pourrait nous mettre sur une piste ?

Elle secoua la tête :

— Je voudrais vous aider, mais je ne vois pas. Il était là tous les matins ; l’après-midi, il allait se faire masser et revenait s’occuper des comptes, ou bien allait voir des fabricants.

Une petite lumière s’alluma dans le cerveau de Malko. Encore un trait inconnu de Jim : le massage. Ce qu’on lui avait dit des massages thaïlandais n’avait que de lointains rapports avec la kinésithérapie.

— Savez-vous où il allait se faire masser ? demanda-t-il prudemment.

Elle fronça les sourcils et dit en hésitant :

— Je crois que c’est chez Takara Onsen…

— Merci.

Il se leva. La jeune fille semblait fascinée par les yeux dorés de Malko. Il sentit qu’elle s’ennuyait. Quel dommage de ne pas avoir le temps de lui faire la cour. Avant de quitter Bangkok, il essaierait de dîner avec elle. Comme si la Néo-Zélandaise avait lu dans ses pensées, elle lui tendit une carte de visite où elle avait griffonné son nom et un numéro de téléphone.

— Si vous avez d’autres questions à me poser, expliqua-t-elle en baissant les yeux. J’aimerais tant que l’on retrouve M. Stanford…

— Certainement.

Bien que rondelette, elle dégageait une sorte de sensualité animale et saine. Et ses yeux disaient qu’elle était prête à beaucoup aider Malko. Même en payant de sa personne.

Il empocha sa carte et elle le regarda descendre l’escalier, un sourire rêveur sur ses lèvres épaisses. Un beau fauve. Malko n’eut pas le temps de flâner le long des vitrines des marchands de soie de Suriwong. C’était l’heure du rendez-vous avec Thépin. Un taxi lui extorqua dix bahts pour le conduire à l’Erawan. Un Thaï l’attendait dans le hall, le chauffeur envoyé par la jeune fille. Le portier lui désigna Malko. Celui-ci décida de remettre la séance de massage à plus tard. De plus, il ignorait où se trouvait Takara Onsen. Il s’installa à l’arrière de la Mercedes 250 et se détendit.


* * *

Ils traversèrent presque toute la ville, longeant d’interminables avenues aux noms à coucher dehors… Un passage à niveau coupait Pahom Yotnin Road, en pleine ville, et ils durent attendre dix minutes un convoi de marchandises. Ensuite, longeant les bâtiments de l’ECAFE, ils arrivèrent dans le quartier résidentiel du nord. Le chauffeur tourna dans une allée et stoppa devant une porte en bois.

Thépin l’attendait, moulée dans un pantalon de Lastex noir collant comme un gant et un chemisier de Nylon transparent. Pas du tout jeune fille.

— Bonzour, fit-elle. Le déjeuner nous attend.

Pourtant, quand elle zozotait ainsi, on ne lui donnait pas plus de quatorze ans. Malko la suivit dans une maison, presque aussi belle que celle de Jim Stanford. Toute en bois, bourrée de statuettes et de bouddhas. La table était mise dans une petite salle à manger attenante au grand living-room.

— Je vous ai fait un vrai déjeuner thaï, dit Thépin. Après un namana rapidement expédié, ils passèrent à table. Selon la mode thaï, tous les plats étaient servis en même temps, sauf la soupe, qui venait en dernier.

Malko se servit de poisson coupé en cubes assaisonnés de sauce très piquante et découvrit par la même occasion que les Thaïs ignoraient l’usage du couteau. Tout se passait avec la fourchette et la cuillère.

Le thé, servi dans des tasses minuscules, était brûlant et très fort. Thépin le buvait comme si c’était du lait froid. Elle tendit à Malko un petit bol : la soupe.

Le goût en était délicieux, très fin, onctueux. Il en fit la remarque :

— Plus de quarante herbes différentes entrent dans la composition de cette soupe, expliqua Thépin. Moi-même, je ne saurais pas la préparer. Mais ma cuisinière passe des journées à cela.

Malko hocha la tête. Sous sa langue, il sentit un petit corps étranger et mordit dedans avant de l’avaler.

La seconde suivante, il était violet. D’énormes larmes jaillirent de ses yeux. À tâtons, il attrapa sa tasse de thé, la vida d’un coup, se brûla encore plus et pour la première fois de sa vie se permit de jurer grossièrement en présence d’une dame. Heureusement que c’était en allemand…

Il avait l’impression d’avoir avalé de la fonte en fusion. La chose diabolique descendait le long de son œsophage, laissant une traînée de feu.

Étouffant de rire, Thépin appela la servante, qui accourut avec une grande carafe d’eau. Malko se précipita, inondant sa chemise. Étouffant, mais un peu calmé, il parvint à demander :

— Vous essayez souvent d’assassiner vos invités ?

— C’était juste un petit piment ! fit la jeune fille, indignée. Tenez, regardez.

Elle piqua dans sa soupe le même piment orange et le croqua tranquillement sans même rosir. Écœuré, Malko vidant une seconde carafe d’eau jura, mais un peu tard, de ne plus se nourrir que de conserves. Il commençait à approuver le colonel White.

Même la gelée de pulpe de noix de coco n’arriva pas à calmer sa brûlure. Ils sortirent de table et s’installèrent dans le salon.

Thépin approcha un petit bar roulant.

— Regardez, dit-elle à Malko. J’ai un chink-chok ivrogne.

Elle souleva délicatement une bouteille de whisky J and B et Malko vit un petit lézard, enroulé sous la bouteille. Il ne bougea même pas.

— Il vit dans le bar depuis trois mois, expliqua la jeune fille, se nourrissant uniquement des gouttes qui tombent des bouteilles. Il est ivre mort toute la journée.

Effectivement, le chink-chok semblait plongé dans une béatitude totale. Malko effleura le bout de sa queue sans qu’il daignât ouvrir l’œil. Il cuvait son whisky.

Pour se remettre de sentiment, il se fit servir un grand namana. À demi étendue sur le divan, près de lui, Thépin l’observait du coin de l’œil.

Spontanément, elle se tourna vers lui :

— Vous êtes très gentil, murmura-t-elle.

Quand elle était émue, son zozotement était terrifiant.

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes doux et que vous avez des yeux extraordinaires, dit-elle. Je n’en ai jamais vu comme cela. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive malheur.

Malko sursauta :

— Pourquoi voulez-vous qu’il m’arrive malheur ?

— Vous faites un métier qui n’est pas de tout repos, n’est-ce pas ? dit-elle simplement. Et Bangkok est une ville dangereuse.

Elle jouait distraitement avec son énorme brillant. Soudain, elle se pencha vers Malko et souffla :

— Embrassez-moi.

Sans attendre la réponse elle avança le visage. Assez maladroitement, mais avec beaucoup de fougue. Son corps glissa contre le sien et le Lastex s’appuya contre l’alpaga de son costume. Mais elle se dégagea brusquement et jeta :

— Je suis folle.

Elle se mit debout d’un saut, puis se recoiffa. Son beau visage lisse avait repris toute sa froideur.

Malko se leva à son tour. Thépin était amusante, mais il n’était pas à Bangkok pour faire des galipettes avec une apprentie barbouze milliardaire et vierge.

— J’ai besoin d’un renseignement, dit-il. Savez-vous où se trouve le salon de massage Takara Onsen ?

Le visage de la jeune fille devint de glace. Comme si on avait vaporisé dessus de la neige carbonique. Les lèvres pincées, le menton hautain, elle jeta, avec un mépris sidéral :

— Vous n’avez pas perdu de temps. Demandez à votre hôtel, ils le savent sûrement. J’ai un peu mal à la tête, je vais demander à mon chauffeur de vous reconduire.

Sans même lui dire au revoir, elle tourna les talons et disparut de la pièce.

Avant de réaliser, Malko se retrouva dans la Mercedes, en route pour l’hôtel. Avec la vague impression que Thépin était en train de tomber amoureuse de lui.

Il ne manquait plus que cela.

Effectivement, le portier de l’Érawan se fit une joie d’aider Malko. Après lui avoir successivement proposé du cinéma cochon en couleur à domicile et cinq petites filles garanties presque vierges.

Malko savait que Bangkok pullulait d’instituts de massage qui n’étaient que des maisons de rendez-vous. Mais il ignorait qu’on puisse vraiment s’y faire masser.

— Takara Onsen, c’est à deux pas d’ici, la première impasse à droite, après l’immeuble de la BOAC, dans Ratchadamri. Ne payez pas plus de cent bahts. Sauf si vous voulez un massage spécial, ajouta le portier avec un clin d’œil.

Malko remercia et se replongea dans l’étuve.

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