CHAPITRE XIII

Kim-Lang était accroupie dans un coin, son kimono bleu déchiré, le teint verdâtre, les cheveux dans les yeux. En face d’elle, deux Thaïs en short, torse nu, se tenaient dans la même position. Entre les deux se trouvait une table en teck noirâtre, scellée dans le sol de ciment. Les murs étaient recouverts de faïence blanche immaculée jusqu’à hauteur d’homme. Une ampoule nue éclairait faiblement la pièce. Une chaleur lourde et visqueuse prenait à la gorge.

Les deux Thaïs se levèrent brusquement quand le colonel Makassar entra, suivi de Malko et de Thépin.

L’officier alla jusqu’à Kim-Lang et se planta devant elle. Elle ne bougea pas, la tête penchée sur la poitrine. Lentement, il lui fit lever le visage vers lui en lui tirant les cheveux en arrière. La Chinoise frissonna.

— Où se trouve Jim Stanford ? demanda le colonel d’une voix égale.

Kim-Lang secoua la tête.

— Je ne sais pas.

Il claqua sa langue avec impatience.

— Ne fais pas l’idiote. Tu sais où tu te trouves ? Personne ne peut rien pour toi. Alors parle.

Malko regarda la forme prostrée, presque avec pitié. Dans le sous-sol de l’immeuble de l’avenue Plœnchitr, base des Services spéciaux thaïs, on pouvait égorger quelqu’un le plus tranquillement du monde.

— Comment t’appelles-tu ? continua le colonel.

— Kim-Lang.

La Chinoise répondait d’une voix atone, presque sans bouger les lèvres.

Le kimono s’écarta et Malko aperçut sur la cuisse droite un bleu comme une soucoupe. La mise en condition avait déjà commencé. Elle n’avait pas dû dormir beaucoup.

Il avait retrouvé le colonel Makassar, toujours aussi poli et candide, qui s’était cassé en deux devant Thépin… Donc, il ne rêvait pas.

— Qui t’a donné l’ordre de coucher avec Jim Stanford ? Ce devait être la centième fois qu’on lui posait la question. Kim-Lang répondit d’une voix sourde.

— Personne.

Calmement, le colonel Makassar la fit lever en la tirant par les cheveux. Puis il la gifla à toute volée. À la seconde fois, la tête de Kim-Lang cogna le carrelage et elle laissa échapper un gémissement.

— Mais, souffla Malko…

Il n’aimait pas voir frapper une femme. Même si elle avait tenté de l’assassiner.

— Taisez-vous, murmura Thépin. Laissez-le faire.

— Qui t’a dit de coucher avec Jim Stanford ? répéta le colonel.

— Personne.

Cette fois, la voix était légèrement chevrotante. Brusquement, le colonel Makassar saisit la Chinoise à la gorge et hurla :

— Salope ! Menteuse ! Je sais tout. Ce sont les communistes qui t’ont payée. Mais je veux que tu me le dises. Qui ? Qui ?

Sa mâchoire prognathe à deux centimètres du visage de Kim-Lang, il criait. Elle secoua la tête et se laissa glisser le long du mur.

— Pourquoi pensez-vous cela ? souffla Malko à l’oreille de Thépin.

— Parce qu’on n’a retrouvé aucun objet de valeur chez elle et qu’elle n’a rien vendu. Nous la surveillons depuis longtemps. Or, Jim Stanford lui a offert de très beaux bijoux. Qu’en a-t-elle fait ? En plus, les quatre hommes qui ont failli te tuer sont tous des communistes.

Le colonel s’écarta de Kim-Lang et jeta un ordre en thaï. Un des deux sbires accroupis se leva et sortit en courant.

— Déshabille-toi, ordonna l’officier à Kim-Lang, en anglais. Vite.

Il répéta son ordre en thaï. Aussitôt, le second sbire se jeta sur elle. D’une seule main, il arracha le kimono. Kim-Lang resta nue, debout, le corps couvert d’ecchymoses et de bleus, les mains croisées devant son sexe. À un moment, elle leva les yeux sur le groupe en face d’elle et son regard croisa celui de Malko. Malgré lui, il baissa les yeux : il avait honte. Il se pencha à l’oreille de Thépin, décidé à faire interrompre l’interrogatoire. Mais elle ne lui laissa pas le temps de parler.

— Le colonel Makassar sait ce qu’il fait, dit-elle à mi-voix. Et n’oubliez pas qu’il vous a sauvé la vie. Si vous ne pouvez supporter cela, partez.

Au même moment, l’homme qui était sorti revint avec un petit panier d’osier, qu’il posa devant la table, ainsi que des pincettes en bois, d’une trentaine de centimètres de long.

— Tu es sûre que tu ne veux pas parler ? répéta le colonel à Kim-Lang.

Makassar aboya un ordre. Les deux gorilles se jetèrent sur Kim-Lang et l’attachèrent sur la table de bois, par les chevilles et les poignets, grâce à des sangles de cuir. Elle resta là, les yeux clos, de fines gouttelettes de sueur sur la poitrine.

Un des Thaïs torse nu ouvrit le panier. Le colonel prit lui-même les pincettes, farfouilla un instant et, comme un magicien sort un lapin d’un chapeau, brandit un ruban clair vivant, fouettant l’air de secousses désordonnées.

Un serpent !

Le reptile, saisi derrière la tête par les deux spatules de bois, dardait une langue furieuse, se détendant comme un ressort. Il pouvait avoir une cinquantaine de centimètres de long, avec le corps strié de bandes jaune clair et marron.

— Regarde, salope, menaça le colonel. C’est un serpent corail. S’il te pique, tu crèves en une minute. Tu vas parler, maintenant ?

Malko sentit la chair de poule lui hérisser la peau. Il avait entendu parler des serpents corail, les reptiles les plus dangereux du monde, vivant à la fois sur terre et dans les rivières chaudes.

— Je ne sais rien, répondit la Chinoise d’une voix blanche. Kim-Lang devint grise, sa bouche s’agrandit d’horreur, mais elle secoua la tête et murmura :

— Je ne sais rien…

Le colonel recula d’un mètre. Délicatement, il jeta le serpent sur le corps étendu. Kim-Lang poussa un cri inhumain et son corps se tordit sur la table. Le reptile glissa sur le ventre de la Chinoise, fila le long de sa cuisse, revint sur le bas ventre et tomba par terre. Avec une rapidité diabolique, le colonel Makassar le rattrapa entre ses pincettes. Cette fois, il s’approcha encore plus de la table et déposa l’affreuse bête presque autour du cou de la fille.

Sa queue fouetta une oreille et Kim-Lang poussa un gémissement étranglé.

Ses yeux s’ouvrirent démesurément et elle parut en même temps se recroqueviller. Cette fois, le reptile rampa sur le visage, redescendit sur le cou et la poitrine par petites saccades et coula le long de la hanche jusque par terre.

Dès qu’elle ne sentit plus l’horrible contact Kim-Lang fut prise d’une crise de nerfs. Le corps agité de soubresauts nerveux, de la bave autour des lèvres, elle glapissait des mots sans suite, en chinois et en thaï, tirant désespérément sur ses sangles. Son visage enlaidi par la terreur, avait pris une teinte verdâtre. Elle respirait par à-coups, avec des halètements courts et convulsifs, comme si elle allait avoir une syncope cardiaque.

Le colonel Makassar rattrapa le serpent corail entre les pincettes et l’éleva lentement vers la table. Fatigué, le reptile ne se débattait presque plus. Cette fois, l’officier de la Sécurité procéda différemment. Sans lâcher le reptile, il posa le corps sur la poitrine de Kim-Lang, juste entre les deux seins. La tête triangulaire et plate n’était qu’à quelques centimètres des lèvres de la Chinoise. D’où il se trouvait, Malko pouvait voir la langue fourchue entrer et sortir à toute vitesse. Les yeux de Kim-Lang s’ouvrirent, exorbités et troubles. Tout son corps fut agité d’un long frisson et elle marmonna quelques mots inintelligibles. Elle était en train de devenir folle de peur.

— Regarde, dit le colonel. Cette fois, le serpent va te piquer. Tu ne m’intéresses plus puisque tu ne veux pas parler.

La gueule minuscule approchait millimètre par millimètre des lèvres renflées qui avaient embrassé Malko la veille.

Kim-Lang ne parvint pas à faire sortir un son de sa gorge. Mais ses lèvres dessinèrent silencieusement un mot. Le colonel écarta de quelques centimètres le reptile dont la queue fouettait encore lentement les petits seins de la Chinoise.

— Tu vas dire la vérité ? demanda-t-il en thaï.

La Chinoise dit une phrase d’une voix étranglée et le colonel souleva le reptile, le maintenant au-dessus du corps étendu. Dès que le contact gluant se fut éloigné d’elle, un flot de paroles s’échappa de la bouche de Kim-Lang.

Incompréhensibles pour Malko : c’était du thaï et du chinois.

La Chinoise ponctuait son récit de petits sanglots, comme si elle implorait la pitié.

Le colonel posa une question et elle tarda un peu à répondre. Aussitôt, la queue du serpent frôla le flanc droit de Kim-Lang. Elle poussa un piaillement aigu et recommença à dévider encore plus vite sa confession. Maintenant plus rien ne pourrait l’arrêter.

Fatigué, le colonel laissa tomber le serpent minute dans le panier qui fut immédiatement refermé. Puis, il se tourna vers Malko et Thépin, sans interrompre Kim-Lang.

— Les révélations de cette personne intéressent la Sécurité de ce pays. Je préfère les entendre seul.

Cela, c’était pour Malko. Il eut un dernier regard de pitié pour la Chinoise et sortit de la cellule, suivi de Thépin. Il avait envie de vomir.


* * *

Dès qu’il fut seul avec Thépin, il explosa :

— C’est inhumain, ce que fait le colonel. À quoi bon se battre contre le communisme, si c’est pour employer les mêmes méthodes. En plus, si le serpent avait mordu Kim-Lang, vous auriez été bien avancé ! Morte, elle ne vous servait à rien.

Thépin sourit d’un air entendu et zozota sentencieusement :

— Les serpents corail ont la particularité d’avoir une bouche très petite. Pratiquement, ils ne peuvent mordre un être humain qu’en quelques endroits très précis. Entre les doigts, par exemple, ou à la lèvre. Autrement, sa bouche minuscule n’a pas de prise. Kim-Lang ne risquait pas grand-chose…

Malko resta sans voix. Il s’attendait certes à tout sauf à cela. C’était ingénieux. Sauf si la victime devenait folle de terreur. Décidément, les Jaunes avaient des inventions créatrices. Les tortionnaires de la Gestapo ou du M.V.D. étaient des brutes sans imagination, à côté d’eux.

Le colonel Makassar revint une demi-heure plus tard dans son bureau. Ses petits yeux noirs pétillaient de joie. Malko et Thépin l’attendaient sagement, sans beaucoup parler. Il lissa sa chemise, maculée de sueur comme de coutume, et s’assit dans son fauteuil.

— Je sais tout ce que je voulais savoir, annonça-t-il dans son anglais scolaire. Cette jeune fille a été vraiment très utile. Et vous aussi, cher monsieur, dit-il à Malko.

— Mais pourquoi ne l’avez-vous pas arrêtée plus tôt puisque vous la soupçonniez ? demanda celui-ci. Au lieu d’attendre qu’elle attente à mes parties vitales.

Le Thaï rit de bon cœur.

— Cher monsieur, Kim-Lang a un passeport malais. La Malaisie est un pays ami. Il m’était difficile de l’accuser d’être un agent communiste, sans preuve, d’autant plus que je n’avais aucun délit à lui reprocher.

— Et alors ? interrogea Malko, mal à l’aise.

Le colonel prit le temps d’allumer un cigare, puis tira une bouteille et trois verres d’un tiroir de son bureau.

— Trinquons, dit-il. Au succès commun.

Malko trempa poliment ses lèvres dans son verre.

C’était du mékong. Infect. Sirupeux et acre à la fois. À l’image du colonel.

— C’est une triste histoire, fit pensivement l’officier. Qui prouve que les hommes les plus solides ne sont pas à l’abri d’un faux pas. En ce qui concerne Kim-Lang, rien d’extraordinaire. Elle a des parents en Chine, dans le Se-Tchouan. Un jour elle a été contactée par les gens d’un réseau communiste. On lui a ordonné, si elle voulait qu’il n’arrive rien de fâcheux à sa famille ou à elle-même, de s’arranger pour devenir la maîtresse de Jim Stanford. Et de le rendre fou d’elle. Ce qui n’était pas très difficile, étant donné leur différence d’âge et la beauté de cette fille. Lorsque Jim Stanford a été bien accroché, la seconde partie du plan a démarré. On a ordonné à Kim-Lang de se mettre à exiger des cadeaux de plus en plus chers. De façon à mettre Jim Stanford dans une situation financière inextricable.

C’est sur ordre que deux ou trois fois Kim-Lang a fait semblant de rompre. Pour voir si son amant était assez ferré.

— C’est diabolique, soupira Malko.

Le colonel hocha la tête avec compassion.

— Le plan a très bien marché. En six mois, Kim-Lang avait fait dépenser beaucoup plus qu’il ne le pouvait à Jim Stanford. Il était aux abois. Alors, « on » l’a contacté. Des Chinois ont proposé de lui acheter de la soie très cher. Trente pour cent au-dessus des cours à une époque de mévente. Jim a fermé les yeux sur cette anomalie ; il n’avait pas le choix, talonné par les goûts dispendieux de sa maîtresse, bien que sachant que cette offre alléchante cachait un piège. Au dernier moment il a découvert que sa soie lui était payée en armes. Et, comme par hasard, il avait un acheteur pour ses armes, au sud du pays, presque en Malaisie.

Les communistes avaient ainsi réussi leur coup : ravitailler les maquis du Sud sans danger. Jim était connu dans tout le pays. Il passait tous les barrages de police sans difficulté. Alors que nous avions réussi à noyauter toutes les filières d’approvisionnement. Il aurait encore pu refuser, à ce stade, nous prévenir. Mais il perdait Kim-Lang.

— Mais comment avez-vous été amené à le soupçonner ? demanda Malko. Puisqu’il était justement au-dessus de tout soupçon.

Le colonel sourit mystérieusement :

— Bangkok est une petite ville, cher monsieur. Tout finit toujours par se savoir. Malheureusement pour Jim Stanford. Et il s’est mis à voyager un peu trop souvent dans le Sud.

— Qu’allez-vous faire de ces Chinois ? Le colonel sourit encore :

— C’est notre affaire. Nous allons les mettre hors d’état de nuire, discrètement. Ou attendre un peu. Qui sait ?

Malko contemplait pensivement son verre :

— Pensez-vous que Jim Stanford ait su que Kim-Lang le trahissait ?

Le colonel fit un magnifique rond de fumée et dit lentement :

— Je l’ignore, mais je ne le pense pas. Son orgueil l’aurait alors sauvé. Du moins, je l’espère. Je suis extrêmement peiné de ce qui est arrivé.

— Vous avez pourtant fait assassiner sa sœur d’une façon… heuh, plutôt inhumaine, coupa Malko.

Le colonel Makassar écarta les mains dans un geste d’impuissance.

— Nous n’aurions pas dû faire cela, reconnut-il. C’est une erreur commise sous le coup de la colère. L’officier qui avait été assassiné sur l’ordre de Jim Stanford était un homme de grande valeur. Il a été massacré. À ce moment, nous pensions que Jim Stanford était déjà hors de portée. Nous ne pouvions pas laisser ce meurtre impuni.

— Mais cette femme n’était pour rien dans les activités de son frère !

Le Thaï contempla Malko avec une certaine commisération :

— Vous devriez savoir, mon cher, que nous ne faisons pas un métier d’enfant de chœur. Dans vos services, on ne sacrifie donc jamais un agent pour mettre sur pied une opération ? Même s’il n’a pas démérité ?

Malko n’eut pas grand-chose à répondre. Il se souvenait d’avoir été lui-même traqué par les tueurs du Gehlen Apparat et de la C.I.A. Juste avant d’avoir trop bien rempli une mission[36].

— Mais à votre avis, Jim Stanford est-il encore en Thaïlande ? demanda Malko. En dépit de sa connaissance du pays, c’est un risque terrible.

Le colonel dessinait rêveusement sur son bureau. Il leva sur Malko des yeux où, pour la première fois depuis le début de la conversation, il y avait un peu d’humanité :

— Je crois, en effet, qu’il se trouve encore dans ce pays, peut-être tout simplement parce qu’il l’aime, dit-il. Il y a passé vingt ans de sa vie. Parce qu’il ne sait pas où aller. Je ne sais pas. Cette fille n’a rien pu nous apprendre. Et je crois qu’elle ne savait vraiment rien d’autre. On ne résiste pas au serpent corail.

— Vous allez continuer à rechercher Stanford ?

— Non. Il n’est plus dangereux. Je ne veux plus risquer des hommes pour le retrouver. C’est peut-être mieux ainsi. Il a fait beaucoup pour notre pays, du temps des Japonais. Et, jusqu’à l’heure de sa mort, il n’oubliera pas que sa sœur est morte à cause de lui. Maintenant, c’est un homme traqué. Il doit être caché par les Chinois qui lui fournissaient des armes. Ceux qui se trouvaient avec lui dans la vieille maison de Domburi. Il n’ira pas loin. Eux aussi l’abandonneront. Il est trop dangereux, maintenant. Si vous le trouvez, il est à vous.

L’émotion du colonel n’était pas feinte. Malko le remercia d’un signe de tête. C’est toujours humiliant d’être du côté des traîtres.

— Et cette jeune Chinoise ? demanda-t-il encore. Cette fois le colonel eut un rire cruel :

— Vous vous intéressez à son sort ? Eh bien, vous allez être fixé. Vous verrez que nous ne la torturerons plus. Elle ne peut plus nous servir. Elle a dit tout ce qu’elle savait. Ce n’est qu’un rouage.

Ils le suivirent jusque dans la cave où on avait interrogé Kim-Lang. La Chinoise était toujours là, attachée sur la table de bois. Avec les deux affreux accroupis à ses pieds. Le colonel donna l’ordre de la détacher.

L’un des Thaïs défît les sangles et Kim-Lang roula à terre. L’un des affreux était sorti et revint avec une couverture qu’on étendit sur le sol. Brutalement, il y roula Kim-Lang, toujours évanouie et nue, puis elle fut saucissonnée, comme un paquet. Les deux affreux la prirent sous leurs bras comme un tapis roulé et sortirent de la cellule.

Thépin, Malko et le colonel leur emboîtèrent le pas.

Une camionnette bâchée était garée dans la cour. Le corps de Kim-Lang y fut jeté sans ménagement et l’un des deux geôliers s’assit sur le rouleau. L’autre prit le volant. Le colonel monta dans sa Datsun avec Malko et Thépin.

Ils enfilèrent Plœnchitr Road puis tournèrent à droite dans Soi-Chid Road et ensuite dans un dédale de petites rues, en lisière d’un khlong verdâtre, pour s’arrêter finalement devant un immeuble assez miteux.

La rue était peu animée. Personne ne prêta attention au colis transporté par les deux Thaïs jusqu’au premier étage. Guidés par le colonel, Malko et Thépin montèrent l’escalier à leur tour. L’officier leur ouvrit une autre porte donnant sur un local plongé dans le noir. Le Thaï alluma et Thépin poussa une exclamation de surprise : une immense glace était enchâssée dans le mur du fond, deux mètres sur trois.

— C’est une glace sans tain, souligna le colonel Makassar, d’une voix neutre.

De l’autre côté se trouvait une chambre à coucher simplement meublée, dans laquelle les deux affreux étaient en train de décharger Kim-Lang sur le lit. Ils ressortirent en refermant la porte derrière eux.

— Que voulez-vous faire ? demanda Malko, intrigué.

— Chut, c’est une surprise, fit le colonel. Excusez-moi, je dois m’absenter quelques instants. Restez-là.

Il disparut dans une pièce voisine et Malko l’entendit téléphoner sans comprendre ce qu’il disait. L’autre parlait thaï, bien entendu.

Résigné, Malko s’assit sur un sofa peu confortable, à côté de Thépin qui arborait un air aussi mystérieux que le colonel.

De l’autre côté de la glace sans tain, Kim-Lang ne bougeait pas, étendue nue sur le lit, les yeux fermés. Impossible de dire si elle était assommée, évanouie, ou si elle dormait simplement, épuisée par son interrogatoire.

Ils étaient là depuis une demi-heure environ lorsqu’ils entendirent des pas dans l’escalier.

Thépin se pencha sur Malko et dit méchamment :

— Tu vas voir ce qui va arriver à ta putain.

Ils avaient tous les deux les yeux fixés sur la glace sans tain. La Chinoise n’avait pas changé de position.

Il y eut un conciliabule sur le palier puis la porte de la chambre où se trouvait Kim-Lang s’ouvrit brutalement.

Une femme s’encadra dans le chambranle. Malgré les lunettes noires, Malko reconnut immédiatement Mme Stanford, plus distinguée et plus séduisante que jamais, drapée dans un manteau de soie grège. Elle tenait un petit sac noir dans la main droite. Calmement, elle referma la porte et retira ses lunettes. Jamais Malko n’avait vu un visage respirer une telle cruauté. Les lèvres et les yeux ne formaient plus qu’un trait fin, un rictus de haine faisait trembler son menton.

Mme Stanford s’avança vers le lit et secoua Kim-Lang par l’épaule. La Chinoise ouvrit les yeux et poussa une exclamation que la glace étouffa. Malko vit seulement bouger les lèvres. Elle essaya de se lever mais la longue main de Mme Stanford la repoussa sur le lit.

Comme fascinée par un serpent, Kim-Lang ne bougea plus. Mme Stanford se pencha et, de la main droite, gifla violemment Kim-Lang, laissant sur sa joue cinq traînées sanglantes. Puis droite comme un I, implacable, elle injuria sa rivale pendant plusieurs minutes. On voyait ses lèvres bouger, ses yeux flamboyants de haine. Les paroles parvenaient à travers la glace comme une rumeur sourde.

Soudain, elle ouvrit son sac et y plongea la main. Elle la ressortit, tenant un pistolet automatique noir, un Beretta 7,65. Calmement, elle l’arma, ramenant la culasse en arrière.

Les mains croisées sur la poitrine, Kim-Lang se recroquevilla sur le lit, tellement effrayée qu’elle ne cria pas. Comme au stand, Mme Stanford étendit le bras et tira. La première balle frappa Kim-Lang au pied droit. Elle cria et tenta de se lever. Mme Stanford continua à tirer.

Malko vit un trou sanglant apparaître dans la poitrine de la Chinoise. Puis un autre juste au-dessus de son nombril. Elle bascula en avant. Mme Stanford tira encore deux fois, dans le dos, des éclats d’os jaillirent de la colonne vertébrale de la Chinoise. Elle eut une convulsion violente et glissa par terre.

Déjà Malko se précipitait à travers l’appartement. Il se heurta au colonel Makassar qui, fermement, mais poliment, lui enfonça le canon de son propre revolver dans l’estomac.

— N’intervenez pas, murmura-t-il. C’est un simple drame passionnel. Je viens d’apprendre à Mme Stanford où se trouvait la femme qui avait ruiné son mari… Elle a réagi comme toute épouse digne de ce nom.

Juste à ce moment, on entendit un autre coup de feu, venant de la rue. Abandonnant son interlocuteur, le colonel bondit sur le palier et dévala l’escalier, Malko sur ses talons.

Mme Stanford était debout près d’une Toyota, le corps d’un homme étendu à ses pieds. Elle tenait encore le pistolet avec lequel elle avait abattu Kim-Lang. Le colonel se précipita et le lui arracha. Elle se laissa faire sans résistance, hébétée, et s’appuya à la voiture.

— Qui est-ce ? demanda le Thaï en désignant le mort qui portait un affreux trou à la tempe.

— Mon chauffeur, murmura Mme Stanford.

Les gens s’attroupaient autour de la voiture. Le colonel furieux, s’exclama :

— Mais pourquoi l’avez-vous tué ?

— J’étais tellement énervée, fit Mme Stanford. Et il me restait encore une balle.


* * *

Le colonel White était verdâtre, presque de la couleur de sa tenue de jungle. Et, pour une fois, pas à cause de la dysenterie. Malko venait de l’informer, point après point, de l’épilogue de l’affaire Stanford. L’Américain en avait perdu la parole. Il ponctuait le récit de Malko de grognements douloureux et finalement abattit son poing sur la table :

— Ce putain de pays pourrit tout. Même des types comme Stanford. C’est l’humidité et la chaleur, on devient dingue.

Plus calmement, il ajouta :

— C’est dur de penser que nos types du Spécial Corps se sont fait descendre avec des mitrailleuses vendues par Jim Stanford.

— C’est dur, reconnut Malko ; mais nous n’y pouvons rien. Je n’ai pas de raisons de mettre la parole des Thaïs en doute.

White secoua tristement la tête :

— Ils se sont fait une joie de vous faire découvrir, à vous, l’histoire Stanford. Je suis sûr que la petite ne vous a pas tout dit. C’était difficile de venir me trouver pour m’annoncer la trahison de Jim Stanford. Tandis que si vous découvriez vous-même le pot aux roses…

— Peut-être, concéda Malko. Mais en tout cas mon rôle est terminé. J’ai un avion pour New York demain matin, par la Scandinavian, via Copenhague. Je le prends. Je n’ai plus envie de retrouver Jim Stanford.

— Moi non plus, fit tristement le colonel White. Mais, si on me le signale, je serai obligé de faire quelque chose.

— Dure journée, colonel, conclut Malko.

— Dure journée, répéta l’Américain en écho.

Ils se quittèrent sur une poignée de main sans chaleur. L’ombre de Jim Stanford gâchait beaucoup de choses.

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