Le rond-point de Sawankaloke Road, à un mille de l’aéroport de Don Muang, au nord de Bangkok, était, comme d’habitude un magma sans nom de véhicules divers, cherchant tous à se dépêtrer de l’embouteillage. Sam-los, camions, autobus blancs chargés d’ouvriers, et même quelques chars à buffles étaient emmêlés dans un nœud inextricable.
À l’ombre d’un grand parasol, un policier thaïlandais, qui avait l’air d’avoir quatorze ans avec ses hanches de fillette, regardait la mêlée d’un air philosophe en suçant un épi de maïs nain. Il faisait beaucoup trop chaud pour intervenir.
Soudain, il y eut un remue-ménage dans la rizière enserrée entre Sawankaloke Road et la voie unique du chemin de fer. Des cris, des éclaboussements. Vaguement intéressé, le flic jeta un œil.
Deux buffles se battaient dans l’eau boueuse, à grands coups de cornes ; un gamin tentait de les séparer, tapant dessus avec un gros bambou et s’accrochant à leur queue. L’un des deux animaux rompit soudain le combat et fila au trot vers un trou d’eau où il s’ébroua voluptueusement. Mais le second restait sur place, grondant, secouant le mufle, soufflant. Brutalement, il ébranla ses deux tonnes et escalada le fossé qui le séparait de la route. Le policier porta la main à son étui à pistolet. Il n’y avait pas longtemps qu’il était à Bangkok. Dans le Nord, il avait souvent vu des buffles devenir amok, fous. Ils étaient alors aussi dangereux qu’un troupeau d’éléphants, détruisant tout sur leur passage…
Le policier arma son colt 11,45 aussi vite qu’il le put et cria pour prévenir les gens. Déjà, le buffle fonçait, tête baissée, les cornes en avant, droit sur l’embouteillage du rond-point.
C’est un petit taxi Toyota bleu qui reçut le choc. Les cornes traversèrent la tôle mince comme si c’était du papier, empalant le chauffeur de part en part. Pour se dégager, le buffle se mit à secouer violemment la voiture. Une passagère fut éjectée dans un concert de glapissements. Aussitôt, le buffle détourna sa rage sur elle, la piétinant et l’encornant. Avec horreur le policier vit une des cornes traverser le cou de part en part.
À genoux, au milieu de la route, il visa soigneusement et tira. La balle du 45 frappa le buffle à l’épaule, lui causa une blessure superficielle, mais acheva de le rendre enragé. Se dégageant des débris de la Toyota et du cadavre piétiné de la femme, il fonça sur le rond-point.
C’était la panique totale.
Les gens sautaient des véhicules et s’enfuyaient dans toutes les directions. Deux taxis entrèrent en collision dans un effroyable fracas de ferraille, bloquant définitivement le carrefour.
Maintenant, le buffle s’attaquait aux voitures abandonnées, les lardant de coups de cornes, de ruades. Il réduisit un Sam-lo en poussière tandis que son propriétaire se tordait les mains de désespoir devant la disparition de son gagne-pain. Abrité derrière les voitures, le policier vidait son chargeur. Il toucha encore deux fois l’animal furieux qui ruisselait de sang. Mais il possédait une force herculéenne. Il s’arrêta enfin, cherchant un autre objet à détruire.
Il n’y avait plus que des voitures vides autour de lui et cela ne semblait pas le satisfaire.
Soudain, il aperçut une camionnette Datsun, que son chauffeur n’avait pas abandonnée. Le policier vit le buffle foncer au petit trot.
Il hurla à l’homme de se sauver.
Trop tard : le buffle atteignit son but au moment où le conducteur ouvrait la portière. Il n’eut pas le temps d’éviter le choc. Les cornes du buffle firent voler en éclats la caisse de bois, comme une bombe. Il se secoua pour se débarrasser des éclats de bois et accrocha l’homme au moment où il sautait par terre. La corne effilée lui transperça la cuisse et l’envoya, assommé, à trente mètres.
Obstinément, l’animal revint à la camionnette, s’acharnant sur la portière. Tant et si bien qu’il se coinça les cornes dans les tôles déchiquetées. Il resta sur place, piétinant et grondant, brusquement calmé.
Le policier n’attendait que cela. Il contourna la camionnette et, à bout de bras, enfonça le canon du colt 45 dans l’oreille du buffle.
Le bruit de la détonation et le meuglement d’agonie de l’animal se confondirent. Il trembla quelques secondes puis s’effondra, la tête retenue dans les tôles. Encore tremblant, le policier jeta un coup d’œil à la camionnette et écarquilla les yeux.
Dans le choc, une des caisses du chargement s’était ouverte et éventrée. Il avait devant lui des canons de mitrailleuses, soigneusement enveloppés dans des papiers graissés. Douze canons. Et il y avait une vingtaine de caisses. Le chauffeur du véhicule était toujours étendu à une dizaine de mètres, perdant son sang en abondance. Le policier se précipita et, avec sa ceinture, lui fit un garrot à la cuisse.
Les gens revenaient vers leur voiture, évaluant les dégâts, criant, protestant. De chaque côté du carrefour, une queue de véhicules s’allongeaient sur plusieurs kilomètres dans une pagaille indescriptible.
Le blessé ouvrit les yeux et son regard rencontra la casquette du policier. À l’expression de son visage, il comprit immédiatement. Il tenta de bouger, réprima un cri de douleur et retomba. Alors, de sa main gauche, il attira le policier à lui et murmura :
— Dix mille bahts pour toi si tu ne dis rien.
Dix mille bahts, c’était deux ans de salaire. Le policier hésitait lorsque une voiture de police stoppa au carrefour, avec quatre de ses collègues à l’intérieur.
Dix mille bahts à cinq, cela ne valait pas le risque. Il se releva et appela les autres policiers à grands cris.
— Nous savons où se trouvera Jim Stanford demain à dix heures, dit le colonel Makassar. Voulez-vous vous en occuper ou préférez-vous que nous nous en chargions ?
Malko était assis en face du colonel, dans son bureau de la rue Plœnchitr, mortellement triste. C’est pour assister à l’hallali d’un vieux camarade qu’il était venu de si loin. Mais il vaut mieux laver son linge sale en famille. Comme les Thaïs. Mme Stanford avait été arrêtée pour avoir tué, sans préméditation, une rivale. Et remise en liberté provisoire. Elle passerait quelques mois en prison, ou serait condamnée à une peine de principe.
Kim-Lang reposait au cimetière communal de Bangkok. Personne n’avait réclamé son corps. Les Malais, très pointilleux en ce qui concerne leurs ressortissants, ne pouvaient que déplorer un crime passionnel aussi limpide.
— Colonel, dit Malko, je me charge de Jim Stanford. Vous n’en entendrez plus parler.
L’officier thaï se renversa dans son fauteuil et dit :
— Vous nous avez beaucoup aidé dans cette affaire. Je vous en suis reconnaissant. Aussi je vous donne carte blanche. Toutefois, je vous demanderai de vous faire accompagner par Mlle Radjburi. Et je vous prierai également, le cas de Jim Stanford étant réglé, de quitter la Thaïlande dans les plus brefs délais. Je me permets même de vous signaler qu’un avion de la Scandinavian Airline quitte après-demain à dix heures du matin, Bangkok pour Copenhague et New York via Tachkent. C’est de loin le vol le plus direct pour les U.S.A.
Il consulta un papier sur son bureau.
— Vous avez même une correspondance à Copenhague pour New York à dix-huit heures par le même avion. Vous serez à New York pour souper. C’est extraordinaire le progrès, n’est-ce pas ? Qui aurait pu penser qu’on pourrait aller un jour de Bangkok à New York dans la journée, sans changer d’avion ? J’ai même pris la liberté de retenir une place en première à votre nom. Ce vol n’existe en effet qu’une fois par semaine.
Malko remercia pour une telle sollicitude. Derrière ses yeux mi-clos, le colonel Makassar l’observait en souriant.
— Nous ne pouvons tolérer sur notre sol un agent étranger, ajouta-t-il. Les hommes du colonel White, eux, travaillent en liaison étroite avec nous. Vous, non. Au revoir, prince Malko. J’espère vous revoir ici dans d’autres circonstances.
Il appuya sur un bouton et, quelques secondes plus tard, Thépin entra dans le bureau.
— Je vous demande de ne pas quitter notre ami jusqu’à son départ, dit le colonel Makassar.
Cette fois, la bouteille de mékong resta dans le tiroir. Malko prit congé un peu froidement. Ce n’est jamais agréable de se voir déclarer persona non grata. Il sortit, avec Thépin sur ses talons.
Sa Mercedes était garée dans la cour. Au moment de monter dedans, Malko sursauta :
— Le colonel ne m’a pas dit où se trouverait Jim Stanford demain.
— Je sais où il est, dit Thépin, et comment nous l’avons retrouvé.
Elle raconta l’incident du buffle. Le conducteur avait parlé pour éviter d’être exécuté. Les armes trouvées dans la camionnette représentaient une toute petite partie d’un stock qu’ils avaient découvert dans un hangar de Domburi. Il devait être acheminé par camion le lendemain jusqu’à un rendez-vous sur la rivière Kwaï, avec Jim Stanford. Les armes lui appartenaient.
Ensuite, dissimulées dans des jonques, elles seraient acheminées, par la rivière, vers le sud.
Le cœur serré, Malko pensa au vieil homme qui avait tout perdu, caché dans la jungle, traqué par ses propres amis.
La voiture se faufilait dans les embouteillages. Thépin ne disait pas un mot, contrairement à son habitude. Soudain, elle se tourna vers Malko, juste avant d’arriver à l’immeuble de Air America :
— Si tu ne veux pas partir demain, j’arrange tout. Mon père est très puissant ici. Même le colonel Makassar ne peut rien contre un de ses ordres.
— Pourquoi resterais-je ?
Les yeux sombres noircirent encore.
— Pour m’épouser.
Elle le regardait avec un mélange de supplication et de haine. Malko comprit qu’il devait gagner du temps. Maintenant, il connaissait les Thaïlandaises.
— Je ne peux pas te répondre maintenant, dit-il. Je dois fermer d’abord le dossier Stanford.
Elle posa sa main sur la sienne et insista :
— Reste. Nous serons heureux. Je t’aime.
— Mais que ferai-je dans ce pays ? objecta Malko. Elle balaya l’objection.
— J’ai de l’argent pour deux. Tu monteras des affaires. Cela n’a pas d’importance. Je veux que tu t’occupes de moi, avant tout. J’ai parlé de toi à mon père. Il veut bien que je t’épouse. C’est très rare, tu sais.
Malko ne savait que répondre. Elle était belle, jeune, amoureuse. Les lèvres entrouvertes, elle quêtait sa réponse avec une obstination enfantine.
— Nous parlerons de cela plus tard, dit-il. Maintenant, je dois voir le colonel White. Il vaut mieux que tu m’attendes.
Depuis que le patron de la C.I.A. de Bangkok connaissait le double jeu de Thépin, il l’avait surnommée le Cobra.
Le colonel White avait les yeux rougis de fatigue, comme toujours. Et, pour une fois, sa chemise n’était pas impeccable. Il écoutait le récit de Malko en le ponctuant de grognements. Lorsque ce dernier eut terminé, il émit une espèce de ricanement :
— Vous croyez vraiment que les Thaïs passent l’éponge sur Jim Stanford ? Grands et généreux, hein ! Il vous a fait un beau cinéma, cette ordure de Makassar.
Il pointa un doigt accusateur sur Malko :
— Vous ne les connaissez pas. Ils ne sont pas fous. Ils ne veulent pas avoir sur les mains le sang d’un type comme Jim Stanford, même traître. C’est un peu comme Soekarno en Indonésie. Il a mené le pays à la ruine, c’est un fumiste, mais il est intouchable. C’est le libérateur de la patrie. Jim, lui, en 45, a fait foutre le camp aux Chinois de Kuomintang. Les Thaïs ne sont pas reconnaissants, mais il y a encore à Bangkok des types qui couperaient Makassar en morceaux s’il faisait abattre Jim Stanford. Même après le coup des armes. C’est pour cela qu’ils l’ont cherché mollement et qu’ils se sont vengés sur sa sœur.
— C’est bien ce que je dis, coupa Malko. Ils nous le laissent.
White secoua la tête.
— Oui, pour que nous le liquidions. À leur place. Et vous allez le liquider ?
Il y eut un long silence, coupé par la pétarade d’un Sam-lo et le cri d’un marchand de soupe chinoise ambulant, bruits de fond de Bangkok.
— Oui, dit le colonel White. Nous devons le liquider pour plusieurs raisons.
Il se leva et désigna la grande carte murale de la Thaïlande derrière son bureau.
— Vous voyez ces cercles ? Ce sont les maquis du Sud. Ils n’existeraient pas sans Jim Stanford. La semaine dernière, trois de nos hommes sont tombés dans une embuscade, morts tous les trois, à cause des mitrailleuses que Jim a fait venir. Cela, je ne peux pas lui pardonner.
— Et puis, il y a autre chose. Si nous le sauvons, les Thaïs nous feront chanter. Ils cherchent à avoir barre sur nous par tous les moyens. Le jour où ils veulent nous neutraliser, ils sortent l’histoire Stanford et nous accusent découvrir les traîtres. Moi, j’y laisse ma carrière et le service en prend un vieux coup.
— Vous irez à la rivière Kwaï demain matin. Mais je veux que vous reveniez seul. C’est un ordre. Sinon, je m’en occupe moi-même.
Il ouvrit un tiroir et en tira un lourd 45 qu’il poussa à travers le bureau.
— Prenez ça.
— Merci, dit Malko, j’ai déjà une arme.
Ils restèrent silencieux de nouveau, puis White dit :
— Je ne peux pas vous parler autrement, S.A.S. Je suis le chef de ce service, ici. Plus tard, j’irai un jour sur la tombe de Jim. Pas pour y cracher. Parce que le présent n’efface pas le passé. Mais il n’y a pas d’autre solution.
Malko inclina la tête.
— Je ferai ce qu’il faut. Et, lundi matin, je m’en vais. Le colonel Makassar me fait expulser. Je ne vous reverrai donc plus.
White se leva et lui tendit la main.
— Bonne chance. C’est un sale boulot. Comme presque toujours dans notre métier.
Il raccompagna Malko jusqu’à la porte et le regarda partir. Le bureau de Thépin était vide.
Un peu plus tard, Malko réfléchissait, assis au bord de la piscine de l’Érawan. Jamais encore dans sa carrière d’agent secret, il n’avait abattu un homme de sang-froid. Même au Brésil[37], il avait laissé une chance au docteur Brandao qui n’en méritait pourtant pas. Incorrigible gentleman. Dix ans de barbouzerie n’effacent pas dix siècles d’atavisme. Il n’avait pas l’intention de tuer Jim Stanford. Même si cela s’appelait trahir.
— À quoi penses-tu ? demanda Thépin, assise en face de lui.
— À demain.
Soudain, il en eut par-dessus la tête de ce métier. Derrière ses lunettes noires, il contempla le visage distingué, hautain et cependant plein de charme de Thépin. Avec une femme comme elle ce serait une autre vie.
— Tu pourrais vivre en Europe ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.
Elle éclata de rire :
— Je n’aime pas le froid. Ni les grandes villes. Ici je suis chez moi.
Malko n’insista pas. Il ne se voyait pas vivre à Bangkok le restant de ses jours. Il fallait maintenant tuer le temps jusqu’au lendemain. Il commanda une vodka avec la ferme intention de se soûler à mort.
Le Thaï qui conduisait la camionnette n’avait pas dit un mot depuis le départ de Bangkok. C’était évidemment un gorille des Services de sécurité.
Il était très tôt mais les rizières autour de la route étaient déjà grouillantes de paysans, le visage abrité sous des chapeaux à large bord.
Le plan était simple : le chauffeur irait tout seul au-devant de Jim Stanford pendant que Malko et Thépin aborderaient le cimetière, lieu de rendez-vous, par un autre côté. Lorsque Jim réaliserait que le Thaï n’était pas celui qu’il attendait, il serait trop tard.
Malko avait son pistolet extraplat. Avec la ferme intention de ne pas s’en servir. Jim accepterait sûrement de disparaître. Surtout quand il apprendrait la mort de Kim-Lang. À Washington, Malko s’expliquerait avec David Wise. Et tant pis, si cela bardait.
Pendant tout le voyage, Thépin ne dit pas un mot. Ses lunettes noires dissimulaient les ravages de la nuit. Elle avait fait l’amour comme une folle, ne laissant Malko en paix qu’aux premières heures de l’aube.
À Kanchanaburi, ils stoppèrent à la sortie de la ville pour que Malko et Thépin se dissimulent à l’arrière parmi les caisses vides, censées représenter le chargement d’armes. Le chauffeur devait être seul. De tout cœur Malko souhaita que Jim ait été averti et qu’il ne soit pas au rendez-vous.
La camionnette s’arrêta brusquement. La charpente métallique du pont était en vue. Malko éprouva un pincement désagréable. C’est ici que sa mission allait se terminer d’une façon ou d’une autre.
Thépin et le Thaï échangèrent quelques mots à voix basse, puis l’homme s’éloigna :
— Dans cinq minutes nous irons à notre tour, dit la jeune fille. Le colonel nous a fait dissimuler un sampan un peu en aval du pont.
Les premiers contreforts des collines commençaient tout de suite après Kanchanaburi. La vallée de la rivière était beaucoup plus étroite et la route serpentait entre deux murailles de jungle.
Jusqu’à ce que le pont soit en vue, ils ne croisèrent aucun véhicule. De temps en temps, un paysan, accroupi au bord de la route, les regardait passer avec indifférence.
L’île où se trouvait le cimetière apparut, drapée encore d’une brume légère. Sans qu’on lui ait rien dit, le chauffeur arrêta le véhicule et coupa le moteur. À part le bruissement de la rivière et des cris de singes et d’oiseaux, le silence était total.
Sur l’autre rive, un troupeau de buffles défila lentement encouragé par deux gamins aux cris perçants. Le soleil était déjà haut au-dessus des collines. Il était neuf heures du matin, et la chaleur était encore supportable.
Sans mot dire, le Thaï descendit sur la berge boueuse là où il y avait toujours des sampans, tandis que Malko et Thépin restaient dans la camionnette. Rapidement, il poussa une embarcation dans l’eau jaune et se mit à godiller. Il lui fallut cinq minutes environ pour aborder de l’autre côté. Il disparut alors dans la végétation et réapparut quelques minutes plus tard. Il fit un signe discret de la main : la voie était libre. L’endroit où se trouvait le véhicule était en contrebas et on ne pouvait les voir du cimetière.
Malko et Thépin sautèrent à terre et coururent jusqu’au bord de la rivière, sur l’espèce de petite plage où se trouvaient les sampans.
Thépin était en pantalon. Malko s’installa à l’avant et elle prit la godille. Elle ne mit guère plus de temps à traverser que le Thaï. Malko trempa sa main dans l’eau : elle était tiède. Ce devait être bourré de sangsues et de crocodiles.
Lorsqu’ils abordèrent à leur tour, le Thaï avait disparu. En principe, Jim Stanford devait se trouver à l’autre bout de l’îlot, à l’extrémité nord du cimetière, à près de cinq cents mètres. Heureusement, le terrain faisait un dos d’âne, ce qui les protégeaient des regards. De plus, il était relativement facile de se dissimuler derrière les bouquets d’arbustes tropicaux.
Au moment où Thépin sauta à terre, Malko remarqua une bosse insolite à la hauteur de l’estomac : elle était armée.
La traversée du cimetière ne posa pas de problème. Mais il faisait plus chaud de minute en minute. Puis ils parvinrent à un gros bosquet de jacarandas, dernier abri possible, à cent mètres de la pointe de l’île, plate comme la main.
Le Thaï était déjà arrivé. Il attendait debout, près des dernières tombes. Un perroquet poussa un cri perçant qui le fit sursauter. L’oiseau s’envola lourdement, un lézard dans son bec.
La tension nerveuse était insupportable. Les nuages qui dissimulaient le soleil se déchirèrent brusquement et Malko eut l’impression de recevoir une coulée de fonte en fusion sur le crâne. Il avait la bouche sèche et le sang battait à ses tempes. À côté de lui, le visage de Thépin semblait de marbre.
Soudain son cœur battit plus vite : une haute silhouette venait de surgir du bout du cimetière, probablement venant en contrebas, de la rivière : un Européen, vêtu d’une chemise à manches courtes et d’un pantalon. En dépit de la barbe, Malko reconnut immédiatement Jim Stanford. D’un pas égal, il se dirigea vers le Thaï qui l’attendait, immobile. Il le prit par le bras et le tira à l’abri d’une tombe où ils s’accroupirent, tournant le dos à Malko et à sa compagne. Il n’y avait pas de temps à perdre : Jim Stanford ne mettrait pas longtemps à s’apercevoir de la substitution. Malko se décida. Penché à l’oreille de Thépin, il murmura :
— J’y vais. Ne bouge pas d’ici.
Elle inclina la tête et dit à voix basse :
— Embrasse-moi.
Elle avait les lèvres sèches et chaudes. Très vite elle se détacha de lui et le poussa en avant.
Un gros gecko, perché sur une tombe, les regardait. Thépin le suivit des yeux et il plongea dans les broussailles.
Il sembla à Malko qu’il mettait un siècle pour arriver à l’endroit où se trouvait Jim Stanford. Ce dernier, accroupi, lui tournait le dos, en grande conversation avec le Thaï. Brusquement, il se retourna.
Son regard croisa celui de Malko et ils restèrent vrillés l’un à l’autre. Une expression de surprise totale se peignit sur ses traits.
Son visage n’était pas à cinq mètres de Malko. Celui-ci fut frappé par les rides sous les yeux, l’expression de lassitude et de fatigue.
Jim Stanford se redressa lentement, braquant sur lui un parabellum japonais.
Malko ne chercha pas à sortir son arme. Les mains bien en évidence, il dit :
— Ne tirez pas, Jim.
— Malko !
L’Américain abaissa son arme. Il répéta « Malko » à voix basse. Le Thaï n’avait pas bougé, toujours accroupi. Les deux hommes restèrent face à face, puis Malko dit :
— Jim, je suis au courant de tout. Kim-Lang est morte. Elle travaillait pour les communistes. Le colonel White m’envoie avec l’ordre de vous abattre.
Une impression d’indicible tristesse passa sur le visage de Jim Stanford. Il ferma les yeux un instant et murmura :
— Quel idiot j’ai été ! J’y ai pensé, mais je ne voulais pas le croire. Par moments, elle était si douce, si aimante.
— Jim, coupa Malko, je n’ai pas l’intention de vous tuer.
L’Américain eut un sourire sans joie :
— Cela n’a pas beaucoup d’importance.
— Disparaissez, supplia Malko. Vous connaissez cette région comme votre poche. Vous referez votre vie quelque part. Personne ne vous poursuivra.
Jim Stanford ouvrait la bouche pour répondre quand il y eut un léger bruit derrière le dos de Malko. Vif comme l’éclair Jim poussa Malko qui tomba en arrière.
Un coup de feu claqua. Malko vit Jim se plier en deux avec une grimace de douleur en portant les mains à son ventre. Une nouvelle détonation et Jim tomba. Fou de rage, Malko roula sur lui-même et sortant son pistolet, tira au jugé dans la direction des coups de feu. Il y eut un cri étouffé.
Un cri de femme.
Malko bondit sur ses pieds, pris d’un affreux pressentiment.
Thépin était appuyée contre une tombe, très pâle, une large tache de sang sur son chemisier à la hauteur de l’épaule droite. Un Beretta 7,65 par terre, près d’elle.
— Pourquoi as-tu voulu tuer Jim ? cria Malko.
Il glissa un mouchoir entre le chemisier et la blessure. Elle ouvrit les yeux.
— Ce n’est pas lui que j’ai voulu tuer, c’est toi, balbutia-t-elle. Mais il m’a vu.
— Moi ! Mais pourquoi ?
— Parce que tu t’en vas, avoua-t-elle.
Ainsi, Jim Stanford lui avait sauvé la vie. Voyant que la vie de Thépin n’était pas en danger, il ramassa son pistolet et retourna près du vieil Américain. Le Thaï de la Sécurité était accroupi près de lui, impénétrable comme un Sphinx.
Jim Stanford avait rampé jusqu’à une tombe où il avait appuyé son dos. Une mousse rosâtre coulait de sa bouche. Il eut une toux sèche et cracha un gros caillot de sang. Tout le devant de sa chemise n’était plus qu’un emplâtre rouge. Malko déboutonna la chemise et eut du mal à ne pas montrer son désarroi ; la première balle de Thépin avait transpercé l’estomac pour finir probablement dans le foie et la seconde avait frappé le poumon droit. En l’opérant immédiatement, il y avait une toute petite chance…
— Je suis foutu, souffla Jim Stanford. Dites-moi seulement comment vous êtes arrivé ici. Et qui est cette fille qui voulait vous tuer ?
Malko lui résuma son séjour à Bangkok. Sans oublier le rôle de Thépin. Jim l’interrompit :
— Je n’ai jamais cherché à vous faire tuer. C’est ma femme. Elle craignait que vous découvriez la vérité. Je vous demande pardon. Sa-Mai travaillait aussi bien pour elle que pour moi.
— Je n’aurais jamais dû le prendre avec moi. C’est un tueur, un être cruel et dangereux… Tant pis, c’est trop tard.
Il eut un hoquet qui lui arracha un cri de douleur. Malko voulut le prendre par les épaules pour le faire lever.
— Venez, on va vous soigner. Jim secoua la tête :
— Non, c’est fini. Je suis trop vieux pour courir la jungle. Je l’ai trop fait du temps des Japonais !
— Mais pourquoi n’avez-vous pas fui la Thaïlande, s’exclama Malko.
Jim sourit faiblement :
— Je tenais encore à Kim-Lang. Il me fallait de l’argent pour la garder. Depuis pas mal de temps, je connaissais un très vieux dépôt d’armes de l’armée japonaise. Il a fallu que je trouve un acheteur. Au point où j’en étais, un peu plus ou un peu moins. L’affaire devait se conclure aujourd’hui. Je serais parti par la rivière, avec de l’or. Assez pour refaire ma vie. Le sort en décide autrement.
Le visage du vieil Américain avait pris la couleur du granit auquel il était appuyé. Il ferma les yeux un instant et les rouvrit :
— Voyez-vous, avec Kim-Lang, si c’était à refaire, je crois que je recommencerais. Pour avoir vingt ans lorsqu’on en a cinquante, on paie toujours très cher.
Le ciel était immaculé maintenant et le soleil chauffait diaboliquement. La sueur coulait sur le visage de Jim Stanford et se mêlait au sang, à la commissure de ses lèvres.
Ses mains étaient agitées d’un mouvement spasmodique. Il dit à voix basse :
— Voulez-vous me rendre un dernier service, Malko ? Tout à l’heure, enterrez-moi ici. Il y a de la place et personne ne viendra m’y chercher. J’ai toujours aimé cet endroit. Comme ça, personne ne saura jamais.
Malko s’accroupit près de lui. Le regard de l’Américain était déjà vitreux.
— Je vous le promets, articula Malko, la gorge serrée. Jim voulut remercier, mais ne réussit qu’à faire une sorte de croassement. Sa main serra celle de Malko.
Il leva la tête vers le ciel bleu et ses doigts s’ouvrirent dans un ultime spasme. Son cœur eut un raté et s’arrêta définitivement. Les bras en croix, son corps glissa.
Le bruissement de la rivière Kwaï parvenait faiblement aux oreilles de Malko. De nouveau un nuage passa sur le soleil et des singes se poursuivirent en criant un peu plus loin. Malko se pencha et ferma les yeux du mort. Maintenant, avec sa barbe, Jim semblait très vieux, un de ces vieillards sages qui prennent leurs petits-enfants sur leurs genoux.
Malko se leva, épousseta ses vêtements et revint à pas lents vers Thépin, le Thaï sur ses talons. Il n’éprouvait plus rien qu’une immense tristesse.
Ils ne furent pas trop de deux pour remuer une des lourdes pierres tombales scellées par l’humidité. Malko avait étendu le corps de Jim Stanford à l’ombre, mais les mouches tournaient déjà autour du cadavre. Thépin était à quelques mètres du corps, abritée sous un bouquet d’orchidées sauvages. Par moments, elle sanglotait. Ils parvinrent enfin à dégager une ouverture suffisante pour y glisser le corps. Malko eut un dernier regard pour son vieil ami et fit glisser la tête dans l’ouverture.
En dix minutes tout fut terminé. La pierre remise en place, rien ne pouvait attirer l’attention. Malko avait jeté dans la tombe le pistolet du mort. Pendant une seconde, il resta debout, les yeux fixés sur la croix, enregistrant l’inscription : Ralph Cate, Captain, 31 Royal Armored Corps. 7 juillet 1945.
Jim Stanford était en bonne compagnie.
L’immense cimetière avait retrouvé sa paix. Dans quelques jours ce serait Noël. Un Noël sans neige, avec trente-cinq degrés à l’ombre.
Malko prit Thépin à demi inconsciente dans ses bras. Le Thaï godilla habilement pour les faire retraverser la rivière. Tout le temps du retour, Thépin, délirant à moitié, garda la tête sur les genoux de Malko. Lorsqu’ils arrivèrent dans Bangkok, elle murmura :
— Je te demande pardon. Je sais que tu voulais sauver Jim Stanford.
Malko lui caressa les cheveux.
— Cela ne fait rien. Peut-être est-il mieux là où il se trouve.
La camionnette stoppa devant l’immeuble de la rue Plœnchitr. Malko descendit, laissant la jeune fille sur la banquette, avec le Thaï au volant. Il prit la main de Thépin et lui baisa le bout des doigts.
— Adieu, Thépin, dit-il.
Avant qu’elle ait le temps de répondre, il était parti. Il monta dans le premier taxi qui passait.
Malko lisait le Bangkok Post dans la salle d’attente de l’aéroport de Don Muang. Il n’arrivait pas à détacher ses yeux d’un entrefilet en page trois. Une dépêche d’agence de Kuala Lumpur. Un porte-parole de l’Ambassade américaine avait déclaré avoir obtenu la certitude que Jim Stanford, disparu depuis un mois, avait été abattu au cours d’une mission dont l’avaient chargé les Services spéciaux de son pays.
Les haut-parleurs grésillèrent, annonçant :
— Les passagers du vol 972 des Scandinavian Airlines sont priés de se présenter à la sortie numéro 3.
Au moment où Malko se levait, une Thaï âgée, en sarong de coton, s’approcha de lui, un petit paquet à la main. Sans mot dire, elle le lui tendit et s’éloigna.
Ce n’est qu’un quart d’heure plus tard, confortablement installé dans le DC-8 que Malko défit le papier. Il retint un cri d’admiration : le paquet contenait un splendide Bouddha en or massif de vingt centimètres de haut. Merveilleusement ciselé. Il y avait une carte de Mme Stanford dans le paquet, avec un seul mot : « Merci ».
Effectivement, tout se savait vite à Bangkok.
Le gros avion montait rapidement dans le ciel limpide. Au-dessous, la Thaïlande n’était plus qu’une grosse tache verte. Soudain, la voix de l’hôtesse annonça :
— Sur la droite de l’appareil, vous pouvez apercevoir la rivière Kwaï.
Le commandant de bord inclina légèrement l’énorme avion. Les passagers se pressaient aux hublots, fascinés par le ruban argenté qui se découpait sur la jungle verte.
Malko, le cœur lourd, détourna les yeux.