CHAPITRE XI

Étendu sur un matelas au bord de la piscine de l’Érawan dans le mini-jardin tropical, Malko lisait le Bangkok Post pour éviter la dépression nerveuse.

Mme Stanford faisait la morte. À chacun de ses appels téléphoniques, elle faisait répondre qu’elle était absente. Au magasin, rue Suriwong, il n’avait pas eu plus de succès. D’ailleurs, à quoi bon ? Il était sûr qu’elle ne parlerait pas. Certain aussi qu’elle savait. Peut-être pas l’endroit où se trouvait son mari, mais, au moins, pourquoi il avait disparu.

Une semaine après son arrivée, il était sûr d’une chose : grâce à Poy, la naine, il avait été sur le point d’aboutir. Mais il ignorait ce qu’il avait failli découvrir. Et aussi qui avait mis le tueur sur ses traces. Un agent double, chez le colonel White ? Mme Stanford ? La Chinoise ? Un élément inconnu ? Il avait l’impression d’une véritable conspiration du silence pour l’empêcher de découvrir la vérité sur la disparition de Jim Stanford et le meurtre de sa sœur.

Qui pouvait y avoir intérêt ?

Le matin, il avait encore passé une heure dans le bureau du colonel White. Celui-ci avait retrouvé le sourire : il expérimentait un nouveau traitement contre la dysenterie : du diphosphate de chloroquine. Il avait appris à Malko que les Thaïs avaient passé au peigne fin tous les khlongs de Domburi sans rien trouver. Mais il y avait des centaines de jonques et on ne pouvait toutes les fouiller.

Malko n’avait pas donné signe de vie à David Wise depuis son départ. L’autre devait être fou furieux. Mais que dire ? En réalité, il n’avait pas avancé d’un pas.

Seule Thépin l’avait vraiment aidé. Malheureusement cela n’avait mené à rien. Aujourd’hui, elle avait repris sa place dans les bureaux de Air America. Mais ils dînaient ensemble le soir. Au moins une consolation. Depuis qu’elle s’était donnée à lui, elle s’était considérablement dévergondée. Elle passait la tête haute à une heure du matin dans le hall de l’Erawan. Pourtant, elle le quittait toujours au milieu de la nuit. Ses parents étaient revenus à Bangkok et ils n’auraient pas admis qu’elle découchât.

Ayant assez laissé son esprit vagabonder, Malko se replongea dans le Bangkok Post. Il lisait en diagonale la quatrième page lorsque son œil tomba en arrêt devant un encart publicitaire. La direction des Three Kingdoms annonçait le retour de miss Kim-Lang dans son récital de chansons chinoises modernes.

Il posa son journal, songeur, et laissa errer son regard sur une des gracieuses serveuses en long sarong.

Kim-Lang…

Il n’y avait plus pensé depuis l’expédition à Kuala Lumpur. Impossible de la rattacher à la disparition. Et pourtant ! De son côté aussi, il éprouvait une sensation de malaise. Pourquoi l’aurait-elle pris pour un maître chanteur ? Que cachait-elle ? Et pourquoi ce revolver chargé et armé, à portée de la main ?

Elle avait été beaucoup plus intime avec Jim Stanford qu’elle voulait bien l’admettre. Sa décision fut prise : il irait la voir ce soir. Peut-être déclencherait-il quelque chose.

L’esprit calmé, il pensa à quelque chose de plus agréable. Son idylle avec Thépin était délicieuse. Jamais il n’avait connu de femme aussi attachante, aussi avide de donner du plaisir, sous son apparente froideur. Il préférait ne pas penser à l’avenir. Par moments les lueurs qu’il surprenait dans ses yeux lui faisaient peur. Elle était d’une jalousie défiant l’imagination. Chaque fois qu’elle venait à l’Érawan elle foudroyait du regard l’hôtesse de service, à titre préventif. À tel point que la malheureuse n’osait plus sourire à Malko, ce qui, pour une Thaï, est le comble de l’impolitesse…

Si elle venait à soupçonner sa brève aventure avec Mme Stanford, elle le découperait en morceaux.

Afin de chasser ces idées noires et pour échapper à la chaleur, il piqua une tête dans la piscine.


* * *

En dépit d’une sono japonaise, véritable laboratoire ambulant, le filet de voix de Kim-Lang ne dépassait pas la troisième rangée de tables. Elle attaqua en chinois d’une voie aiguë : Coucher de soleil sur Haï-Nan sans coup férir. D’ailleurs, elle aurait pu chanter la Marseillaise ou des pensées de Mao, l’effet eût été le même. L’assistance se composait uniquement d’Américains en bordée plus préoccupés d’explorer le chong-seam de leurs taxi-girls que d’art lyrique et d’entraîneuses que le seul nom de Kim-Lang mettait au bord de la crise de nerfs. Mais l’attraction permettait de majorer le prix de la bouteille de Champale de cent bahts, et tout le monde s’y retrouvait.

D’ailleurs, ce soir-là, il y avait au moins un spectateur qui s’intéressait à Kim-Lang : Malko. Un peu cafardeux. La gentille Sirikit n’était plus là pour l’égayer de son babillage. Pour ne pas se faire remarquer ni froisser la mama-san, il avait dû accepter la compagnie d’une Laotienne au visage à la fois lunaire et malicieux, muette comme une carpe, heureusement. Mais sous différents prétextes, elle faisait défiler à la table toutes ses collègues qui poussaient de petits gloussements de joie en découvrant ses yeux dorés. À telle enseigne que Malko se demandait si elle ne prélèverait pas un discret péage par la suite. Comme au zoo. En Asie, tout est possible.

Il avait quitté Thépin très tôt, sans même lui faire l’amour, prétextant un accès de fièvre due à sa blessure. Elle l’avait embrassé et conduit jusqu’à un taxi.

Kim-Lang salua la salle après une dernière roucoulade et disparut dans la coulisse, accompagnée de quelques maigres applaudissements et de bruits divers.

Malko se leva avec un sourire d’excuse pour sa Laotienne et se faufila à travers les tables jusqu’à la porte rouge qui desservait les coulisses.

Il n’eut aucun mal à trouver la loge de Kim-Lang : son nom était inscrit en lettres de dix centimètres et en trois langues.

Au moment où il levait la main pour frapper au battant, il s’arrêta, pris d’une idée subite. Il serait toujours temps de rencontrer la chinoise. Pour l’instant, il bénéficiait de la surprise : autant en profiter. Rapidement, il revint dans la salle et reprit sa place à la table. En cinq minutes, grâce à la Laotienne, il savait ce qu’il voulait : la Chinoise quittait tous les soirs les Three Kingdoms, immédiatement après son tour de chant. Pas jalouse, la Laotienne apprit à Malko que ses faveurs coûtaient un prix exorbitant : plus de deux cent cinquante dollars. Et encore, elle choisissait les élus.

— Écoutez, demanda Malko, Kim-Lang me plaît beaucoup, mais je ne voudrais pas lui parler ici, cela me gêne. Je voudrais la suivre jusque chez elle, cela sera plus facile ainsi.

La Laotienne éclata de rire. Malko continua. Accepterait-elle de le mener jusqu’à un des taxis qui attendaient devant la boîte de nuit et de lui expliquer de suivre celui de Kim-Lang lorsqu’elle sortirait ?

La taxi-girl accepta. Il paya le Champale, laissa cent bahts à la Laotienne, qui le précéda vers la sortie. Comme Malko le lui avait demandé, elle l’installa dans un taxi après avoir expliqué au chauffeur ce qu’il désirait. Un peu en retrait, dans l’ombre, l’intérieur de la voiture n’était pas visible de la porte des Three Kingdoms.

Malko n’attendit pas longtemps : il n’était pas assis depuis trois minutes que Kim-Lang apparut, moulée dans un tailleur de soie verte. Le portier lui appela un taxi où elle monta sans regarder autour d’elle.

— Go ! ordonna Malko à son propre chauffeur.

La première partie de son plan se déroulait parfaitement. Mais sur quoi allait-il déboucher ?

Ils roulèrent près d’une demi-heure, dans des avenues de plus en plus désertes. Finalement le taxi de Kim-Lang stoppa devant une maison de bois de deux étages, ne payant pas de mine. Pour une chanteuse richement entretenue, ce n’était pas brillant.

Malko fit arrêter son propre taxi trois cents mètres après la maison de Kim-Lang. Après avoir payé, il le regarda partir, et tourner à droite assez loin. Alors, seulement, il revint sur ses pas. Il était dans un quartier qu’il ne connaissait pas. Toutes les maisons étaient bordées de l’autre côté par le khlong Sathon, le plus important de Bangkok, qui s’enfonçait en ville jusqu’à l’avenue Rama IV.

Aucun Européen n’habitait dans ce coin et Malko ne se sentait pas tellement rassuré. Un Sam-lo attardé ralentit près de lui puis repartit sans trop insister. Trois cents mètres plus loin, un restaurant chinois encore ouvert crachait de la musique aigrelette. C’était le seul signe de vie.

La porte de la maison de la Chinoise était entrouverte. Il la poussa et elle s’ouvrit sans bruit sur un couloir sombre. Malko attendit encore. Mais tout paraissait dormir. Aucune fenêtre ne s’était allumée après l’arrivée de la Chinoise.

Il s’enfonça dans le noir, laissant la porte ouverte pour avoir un peu de lumière. Malgré cette précaution, il buta dans l’escalier et s’arrêta le cœur battant, il ne savait pas très bien ce qu’il cherchait, mais ne tenait pas à être surpris.

Pas à pas, il entama la montée, marchant tout près du mur pour ne pas faire trop craquer les marches. Il parvint ainsi au premier étage. Une raie de lumière filtrait d’une porte, en face de lui. Le seul signe de vie dans la maison endormie. L’appartement de la Chinoise donnait donc sur le khlong.

Brusquement, il ne savait plus quelle conduite adopter. Il était venu là un peu à l’aventure, sans idée préconçue. Maintenant, il hésitait à aller plus loin. Frapper à la porte de Kim-Lang ? Pour quoi faire ? Appuyé au mur, il réfléchissait. De temps à autre un sampan passait sur le khlong et un murmure de voix lui parvenait. Mais aucun bruit ne filtrait de l’appartement de la Chinoise. Pourtant, elle ne dormait pas car la lumière ne s’était pas éteinte. Peu à peu ses yeux s’étaient habitués à la pénombre. L’obscurité n’était pas totale sur le palier, grâce à une fenêtre donnant sur le khlong.

Ankylosé par sa longue immobilité, il essaya de changer légèrement de place. Catastrophe ! Son pied droit heurta une boîte métallique vide qui fit un bruit de tonnerre.

Ou, du moins, cela parut tel à Malko.

Se tenant coi, il retint sa respiration. Soudain son cœur se mit à cogner dans sa poitrine : la porte en face de lui s’ouvrait doucement, millimètre par millimètre.

Il posa la main sur la crosse de son pistolet, prêt à toute éventualité. La porte était entrebâillée de vingt centimètres maintenant. Soudain, il se rendit compte que sa silhouette se découpait dangereusement sur la lumière diffuse de l’extérieur. Pour regagner l’obscurité, il se déplaça de cinquante centimètres, sans quitter la porte des yeux.

Un chuchotis troua le silence :

— Jim ?

Ce simple mot tétanisa Malko. D’abord il crut avoir rêvé. Mais non, il avait bien entendu : Kim-Lang avait appelé « Jim ». D’une voix inquiète.

Une vague de joie submergea Malko. Depuis qu’il était à Bangkok, ce simple mot était le premier indice certain que son intuition était bonne : Jim Stanford n’était pas mort.

Instinctivement, il fit un pas en avant, sans répondre. Au même moment, la lumière inonda le palier. Kim-Lang venait de presser la minuterie.

Pendant plusieurs interminables secondes, ils restèrent face à face. Toutes les expressions passèrent sur le visage de la Chinoise : la colère, la haine, la surprise, la peur. Et, finalement, une ruse infinie. Elle se recula vivement et Malko crut qu’elle allait lui claquer la porte au nez.

Mais, désormais, il y avait ce mot entre eux qu’elle avait prononcé. Dans l’obscurité sa haute taille le faisait reconnaître pour un Européen. Donc Kim-Lang s’attendait à voir Jim Stanford.

Jim Stanford de la mort duquel tout le monde était persuadé. Y compris Kim-Lang.

— Je peux entrer ? demanda Malko. Il n’avait pas revu Kim-Lang depuis Kuala Lumpur. À moins qu’elle l’ait aperçu dans la boîte de nuit : peu probable. Sans mot dire, elle ouvrit un peu plus la porte et le laissa passer. Elle était vêtue d’un kimono bleu pâle, avait ôté son maquillage et ses faux cils. Elle paraissait dix-huit ans. Sauf la lueur dure dans les yeux qui ne quittaient pas Malko. Il sentait qu’elle ne savait pas très bien quelle attitude adopter à son égard. Elle opta pour la brutalité :

— Qu’est-ce que vous faites ici à cette heure ? demanda-t-elle d’une voix furieuse. Vous m’espionnez ?

Malko secoua la tête :

— Ce n’est pas le mot qui convient. Vous êtes le seul lien qui me reste avec Jim Stanford. Je voulais vous revoir.

Elle le regarda en dessous :

— En attendant derrière ma porte dans le noir ?

— J’hésitais, avoua-t-il. Vous ne m’aviez pas très bien reçu à Kuala Lumpur…

— Je ne vous recevrai pas mieux ce soir, fît-elle sèchement.

Cette fois, il se permit un sourire.

— Vous auriez mieux reçu Jim, n’est-ce pas ? Vous m’avez pris pour lui…

Elle secoua la tête et s’assit sur un canapé bas bordé par une installation de stéréo. La pièce était petite mais bien meublée et douillette, ce qui était rare dans un intérieur thaï. Une porte était ouverte sur une minuscule salle de bains, où on apercevait de la lingerie en train de sécher.

Sans y être invité, Malko se laissa tomber dans un grand fauteuil de rotin, en face de la Chinoise.

— Vous vous trompez, dit-elle soudain, je n’attendais pas Jim Stanford ce soir…

Son ton était aussi convaincant que possible. Malko prit son air le plus sérieux pour dire :

— Peut-être pas ce soir, mais vous l’attendiez. Et vous êtes peut-être la seule personne dans Bangkok qui l’attende encore. Avec moi. Puisque tous ceux que j’ai vu m’ont assuré qu’il était mort.

Elle ne marqua aucune émotion. Il aurait donné une aile de son château pour savoir quels étaient les liens qui l’unissaient vraiment à Jim Stanford.

— Je ne sais pas où est Jim, dit-elle nerveusement. Je ne sais même pas s’il est vivant.

— Vous avez l’habitude d’accueillir des fantômes ? Elle ne répondit pas. Les yeux baissés, elle contemplait ses orteils soigneusement peints. Un sampan passa sur le khlong, avec une pétarade joyeuse. Malko changea de tactique et prit sa voix la plus caressante pour dire :

— Kim-Lang, je suis un ami de Jim. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, mais vous, vous le savez. J’espère que vous êtes son amie aussi. Dites-moi où il se trouve, je veux l’aider. Je peux l’aider.

Brusquement Kim-Lang releva la tête. Ses mains jouaient nerveusement avec un minuscule mouchoir. Elle avait un regard presque suppliant pour dire à voix basse :

— Je vous crois… Mais je ne peux rien vous dire. Pas ce soir. Il faut que vous partiez maintenant, vite. C’est dangereux pour vous et pour moi. Partez vite.

— Mais pourquoi, insista Malko. Pourquoi ? Elle se tordit les mains :

— Partez. Partez, je vous en prie. Demain, je vous parlerai, je vous le jure.

Malko se leva. Pourquoi cette panique soudaine ? La Chinoise semblait sincèrement effrayée. Elle prit Malko par la main et le fit se rasseoir sur le lit, presque collé à elle. Il respirait son parfum et pouvait voir ses lèvres trembler légèrement. Penchée sur lui comme si on avait pu les entendre, elle chuchota :

— Ne parlez à personne, vous m’entendez, à personne, de votre visite. Sinon, je ne vous revois jamais. Et vous ne saurez rien. Vous le jurez ?

— Je vous le jure, dit Malko.

Ses yeux noirs, agrandis de peur, étaient vrillés dans les yeux d’or de Malko comme pour voir s’il disait bien la vérité. C’était une femme bien différente de la mégère de Kuala Lumpur qu’il avait devant lui. La pointe d’un de ses seins pointait à travers son kimono, elle paraissait abandonnée, fragile et sans défense. Et merveilleusement belle. Quand elle se leva, il put apprécier la finesse et l’harmonie de ses jambes.

— Venez demain soir à la même heure ici, dit-elle dans un souffle. Assurez-vous que vous n’êtes pas suivi et ne dites à personne où vous allez.

Elle se tut quelques secondes et ajouta en détachant les mots :

— Je vous dirai ce qui est arrivé à Jim Stanford. Puis, comme si elle en avait trop dit, elle poussa Malko vers la porte, après l’avoir ouverte pour s’assurer qu’il n’y avait personne sur le palier.

Lorsqu’il retrouva la moiteur de la rue déserte, Malko se demanda tout d’abord s’il n’avait pas rêvé. Il se retourna vers la maison pour noter le numéro puis partit lentement à pied, partagé entre plusieurs sentiments. Il éprouvait un malaise en dépit de sa joie. Comme toujours depuis le début de cette histoire, il avait l’impression que les gens le manœuvraient à leur guise, qu’il évoluait dans un univers souterrain et kafkaien où tout le monde mentait. Souvent, sans raison logique.

Il dut marcher jusqu’à l’avenue Rama-IV avant de retrouver un taxi qui lui extorqua vingt bahts pour le ramener à l’Érawan, après avoir voulu à tout prix l’emmener dans un institut de massage qui fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Malko, après avoir contemplé nostalgiquement la photo de son château, se replongea dans son casse-tête : de quoi avait tellement peur Kim-Lang ? Et où était vraiment Jim Stanford ? Il ne fallait pas oublier la fusillade du khlong. Ceux qui tiraient les ficelles avaient froidement tiré pour l’empêcher d’arriver à temps à la maison hantée.

Il aurait donné cher pour être au lendemain soir. In petto, il s’était promis de tenir la promesse faite à Kim-Lang. Il ne dirait rien à personne. Trop d’étrangetés s’étaient succédées depuis le début de son enquête. Il n’avait plus confiance en personne. Cette fois au moins, il saurait de quel côté était Kim-Lang.

S’il s’en sortait vivant, bien entendu…

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