Malko était venu à pied depuis l’avenue Rama-IV, en flânant, s’assurant plusieurs fois qu’il n’était pas suivi. Pour plus de précautions, en quittant l’Érawan, il s’était fait d’abord conduire à l’Oriental. Du jardin, il était monté dans une jonque qui promenait les touristes sur la Ménam Chao Phraya.
Il avait débarqué quai de la Lune et, de là, pris un taxi. Aucun bateau n’avait suivi le sien, il en était sûr.
Personne ne savait qu’il avait rendez-vous avec la Chinoise.
Ni le colonel White plongé dans ses problèmes de guérillas. Malko ne l’avait pas revu depuis la fusillade des khlongs. Ni le capitaine Kasesan et les gens de la Sécurité thaï. Leur enquête sur le trafic d’armes n’avait pas dû avancer beaucoup car ils n’avaient pas non plus donné signe de vie.
Ni même Thépin qui, pour la seconde soirée consécutive, allait se morfondre à l’attendre. Elle n’avait posé aucune question sur sa soirée précédente et ce calme ne lui disait rien de bon. Cette fois, il avait prétexté la rencontre avec de vieux amis, des gens de l’O.N.U. trop ennuyeux pour l’emmener, avait-il affirmé.
Dans cette petite rue sombre de Bangkok, Malko était seul et bien seul. Avec, comme seul compagnon, son pistolet. Il était payé pour savoir que, dans son métier, les armes à feu vous sauvaient rarement la vie.
Il avait pris une seule précaution. Dans sa case, à l’hôtel, il y avait une lettre adressée à Thépin, disant où il était et pourquoi.
Cela servirait toujours à le venger. Il voyait mal la douce Thépin venir l’arracher aux griffes de dangereux tueurs.
Il regarda sa montre : deux heures du matin. Normalement, Kim-Lang devait être rentrée depuis une demi-heure, puisque son tour de chant finissait à une heure.
Lentement il monta le petit escalier de bois et s’arrêta sur le palier. En face de lui, il vit faiblement luire la raie de lumière sous la porte de la chambre. Il ne pouvait plus reculer. Un instant il se demanda s’il n’allait pas se trouver nez à nez avec Jim Stanford. Cette histoire était tellement étrange que tout devenait possible.
Au dernier moment, il imagina la tête du colonel White, si lui, Malko, disparaissait à son tour ? Il finirait quand même par croire qu’il y avait quelque chose à découvrir.
Il frappa un léger coup, l’estomac contracté.
Presque aussitôt la porte s’ouvrit sur le sourire de Kim-Lang. La chambre était vide. Elle l’attira par les deux mains à l’intérieur, comme un ami très cher longtemps attendu. Cette fois, elle n’était pas en kimono. Elle portait un chemisier, genre filet de pêcheur en grosses mailles, sans dessous, qui ne laissait rien ignorer de sa poitrine et une micro-jupe orange en grosse soie, arrivant péniblement à mi-cuisse. Si elle s’était promenée, accoutrée ainsi dans Bangkok, elle aurait provoqué une émeute. Même avec la queue de cheval et les grands yeux innocents. Mais depuis San Francisco[34] Malko se méfiait des Chinoises trop belles pour être honnêtes.
Kim-Lang s’assit sur le lit et attira Malko par la main, près d’elle. Un plateau avec plusieurs bouteilles était préparé sur une petite table. Tout cela flairait la mise en condition. Malko se raidit intérieurement.
Elle mit un disque de chansons chinoises sur l’électrophone et proposa :
— Whisky ?
— Merci, dit Malko. Vous m’aviez promis de parler. Je vous écoute. Je ne suis pas venu ici pour boire.
Il jouait avec ses lunettes en évitant de la regarder. Secouant sa queue de cheval, elle se rapprocha encore de lui et leva deux grands yeux innocents, avec une moue boudeuse.
— Pourquoi vous autres Blancs, êtes-vous toujours pressés et brutaux, dit-elle. De toute façon, je ne peux pas encore vous parler. Pas avant deux heures au moins ; alors…
Malko eut une exclamation d’impatience.
— À quoi jouez-vous, Kim-Lang ? Je suis venu ici pour avoir des nouvelles de Jim Stanford. Si vous n’avez rien à me dire, je m’en vais.
Il tenta de se lever du lit. Comme un poulpe parfumé la Chinoise s’accrocha à lui. Elle s’était inondée d’un parfum français qui avait dû coûter les yeux de la tête à Bangkok. Au contact de ce corps chaud et souple qui s’offrait, Malko sentit sa raison vaciller. Presque à son insu, sa main entoura un des seins moulés par le filet. Aussitôt, Kim-Lang se renversa en arrière, l’entraînant avec elle sur le lit, faisant adhérer son corps au sien, comme une ventouse. Personne n’aurait pu résister à un tel assaut. À moins d’être un pédéraste chevronné. Kim-Lang compléta son attaque par un baiser qui aurait mérité de passer à la postérité. En même temps, avec une rapidité d’infirmière, elle faisait glisser sa veste, défaisait sa cravate et déboutonnait sa chemise.
La déesse Siva aux douze bras.
Malko eut un sursaut et la repoussa à bout de bras, essoufflé. Une fois de plus, il ne comprenait pas. Si cette fille couchait avec lui uniquement pour lui faire oublier pourquoi il était venu, c’était naïf.
— Qu’est-ce qui vous prend ? grogna-t-il brutalement. Pourquoi cette comédie ?
Mais Kim-Lang continuait à le déshabiller. Sa main heurta le pistolet et elle poussa un petit cri. Elle l’ôta de la ceinture de Malko et le posa à côté de la bouteille de J and B.
Puis, lâchant Malko, elle fit glisser par-dessus sa tête son filet doré et apparut torse nu, les seins cambrés.
La tentation de saint Antoine.
Malko avait beau réfléchir à se faire bouillir le cerveau, il ne comprenait pas. Ce n’était pas le désir qui poussait Kim-Lang à effectuer cette brillante démonstration. Pour en avoir le cœur net, il laissa glisser sa main vers son ventre. Aussitôt elle se renversa en arrière, gémissant des mots sans suite. Mais ses réactions physiologiques n’étaient pas à la mesure de sa comédie.
Dès cette seconde, le ventre glacé, Malko sut que quelque chose allait arriver. Après tout, cela ferait peut-être avancer l’histoire. Il décida alors déjouer le jeu. Un œil sur son pistolet à trois mètres de lui.
— Pourquoi voulez-vous faire l’amour avec moi ? demanda-t-il d’un ton beaucoup plus serein.
À genoux, nue, les mains sur les hanches, elle lui jeta :
— Parce que je veux avoir tous les hommes qui m’approchent. Pour qu’ils se souviennent de moi toute leur vie.
Les yeux étincelants, elle était l’image même du désir. Décidément, l’Oscar du mensonge allait être difficile à attribuer à Bangkok…
Au lieu de chanter, Kim-Lang aurait mieux fait de fréquenter le Conservatoire d’art dramatique.
— Et Jim ? fit-il pour qu’elle ne se méfiât pas trop.
— Tout à l’heure, fit-elle avec un sourire mystérieux. Je vous ai dit dans deux heures.
Elle se rependit à son cou. Cette fois, Malko se laissa faire. Quelle que soit l’idée qu’elle avait derrière la tête, il fallait en passer par là. Mais il n’avait vraiment pas l’esprit à la bagatelle. Etendu sur le lit, il la vit se lever en mettant un doigt sur les lèvres et aller éteindre l’électrophone.
Elle revint en ondulant jusqu’au lit et, d’un seul geste, s’allongea sur le corps nu de Malko, joignant ses mains aux siennes, en riant, comme pour le clouer au lit, par jeu.
La sonnette d’alarme s’alluma dans le cerveau de Malko. Le peu de désir qu’il avait éprouvé, disparut instantanément en dépit du corps de la Chinoise ondulant sur le sien.
D’un coup de rein, il tenta de se dégager, mais Kim-Lang pesait de tout son poids sur lui. Malko croisa son regard et comprit instantanément que ce n’était plus du désir.
La porte de la chambre s’ouvrit brutalement. D’un effort désespéré il fit rouler Kim-Lang par terre et plongea vers le plateau où se trouvait son pistolet.
Trop tard. Dans une mêlée confuse plusieurs hommes foncèrent sur lui. Il reçut un coup sur la tête et perdit connaissance quelques secondes. Quand il revint à lui, quatre Asiatiques au visage impassible, tous habillés de la même façon, chemise blanche et pantalon, le maintenaient par les poignets et les chevilles sur le lit. Kim-Lang, drapée dans son kimono bleu le fixait avec un rictus de mépris.
L’un d’eux enfonçait son genou dans la gorge de Malko, l’autre s’était assis sur son ventre. Il tenta de bouger et parvint tout juste à remuer le bout des doigts. Alors, il se laissa aller en arrière, réservant ses forces pour plus tard. Il ne comprenait pas pourquoi Kim-Lang avait joué cette comédie pour en arriver là.
Encore un mystère.
Pas pour longtemps. La Chinoise se pencha sur Malko un mauvais sourire aux lèvres. Un objet brillant dans sa main droite.
Lorsqu’il reconnut un rasoir, Malko sentit un frisson d’horreur parcourir son épine dorsale. Il avait souvent pensé à la mort, au cours de ses missions. Il l’avait vue de très près sous une forme affreuse, parfois[35], mais la perspective d’être découpé vif à coups de rasoir, à la mode sud-coréenne, c’était autre chose.
Kim-Lang dit une phrase en chinois et l’un des hommes qui maintenaient Malko s’écarta pour permettre à la jeune femme d’approcher du lit.
— Alors, monsieur l’agent américain, fit méchamment Kim-Lang, vous n’aurez même pas eu la joie de faire l’amour avec moi avant de mourir…
Les yeux de Malko avaient viré au vert.
— Je ne sais pas pourquoi vous voulez me tuer, dit-il, mais vous ne l’emporterez pas au paradis…
— Imbécile, fît-elle. Je vais vous tuer et personne n’en saura jamais rien. Demain j’aurai quitté la Thaïlande et je n’y reviendrai jamais. Quant à vous, on trouvera votre corps d’ici quelques jours, dans le canal. Châtré. Personne ne se posera aucune question. On pensera seulement que vous avez été la victime d’un drame passionnel.
Elle s’approcha encore, se pencha sur lui et sa main gauche s’abaissa sur son ventre, tandis que la droite ouvrait le rasoir avec un petit crissement horrible.
— Vous m’avez fait perdre la face, à Kuala Lumpur, cracha-t-elle. C’est moi qui ai demandé à vous exécuter, à ma manière. Mais vous seriez mort de toute façon.
— Et Jim Stanford ? demanda Malko.
À la fois pour gagner du temps et aussi pour satisfaire sa curiosité. Il allait la payer assez cher.
— Ne vous occupez plus de Jim Stanford, répliqua-t-elle d’un ton sec.
Il sentit l’acier sur sa peau et laissa échapper un cri étranglé sans réfléchir, dans un réflexe viscéral, son corps tendu en arc de cercle, la chair de poule hérissant sa peau.
Cette fois, il crut que le typhon Dora entrait dans la chambre. Une silhouette passa à travers la fenêtre et atterrit sur le dos d’un des Chinois qui immobilisait les jambes de Malko. Une seconde plus tard celui-ci portait la main à sa gorge pour essayer de recoller sa carotide. Un jet de sang arrosa le disque sur l’électrophone. Trois hommes franchirent la porte et se jetèrent sur les autres Chinois dans une mêlée confuse. Malko vit le bras droit de Kim-Lang armé du rasoir se lever, et il cria. Le Chinois le plus près de sa tête le frappa à toute volée sur la gorge et tout devint noir. Il eut le temps de penser qu’il ne saurait jamais s’il mourait intact ou non…
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était toujours étendu sur le même lit. Il voulut se lever et sentit que ses poignets et ses chevilles étaient étroitement attachés par de fines cordelettes.
Un visage était penché sur lui : Thépin.
Mais pas la Thépin qu’il connaissait. Le visage lisse était froid comme celui d’une statue, les cheveux tirés en arrière et attachés par un élastique accentuaient encore la rigidité des traits. Aucun maquillage n’adoucissait les yeux.
C’en était trop pour Malko. Il referma les yeux. Cela tournait au cauchemar. Mais Thépin lui demanda :
— Tu es blessé ?
La voix était infiniment moins dure que le regard. Il rouvrit les yeux et éprouva le troisième choc de la soirée. Deux hommes étaient dans la chambre, en train de déménager les corps inertes des amis de Kim-Lang. Celui qui lui faisait face et donnait des ordres était l’un des inconnus qu’il avait surpris en train de torturer Mme Stanford.
Thépin vit l’expression de Malko et dit en désignant l’homme :
— Je te présente le capitaine Patpong des Services de sécurité intérieure et extérieure.
Le Thaï inclina poliment la tête avant de quitter la pièce, en remorquant un cadavre. Thépin parla à l’autre, employant le même ton autoritaire qu’avec le barman du Vénus-Bar.
L’homme quitta la pièce. Kim-Lang avait disparu, elle aussi, morte ou vive.
Malko restait seul avec Thépin, assise sur le lit à côté de lui. Sans faire mine de le détacher, elle jouait distraitement avec le rasoir de Kim-Lang, l’ouvrant et le fermant.
— Cela ne t’ennuierait pas de m’expliquer ce qui se passe et de me libérer, dit-il.
Cette fois, il ne comprenait plus rien. Mais alors, rien. Elle eut un sourire assez inquiétant et reprise par son zozotement elle expliqua :
— Mon père est le général Radjburi. C’est lui qui dirige le Service de sécurité. Je travaille avec lui.
— Quoi ?
Là, c’en était trop ! Thépin barbouze ! Cela tournait au grand guignol.
— Tu veux dire que tu travailles pour la Sécurité thaï et que le colonel White n’en sait rien ? demanda Malko.
— Oui.
Sa secrétaire agent double, et la dysenterie. White ne rentrerait pas vivant au pays.
— Que fais-tu ici ce soir ? Et comment m’as-tu retrouvé ?
— Je suis passée à l’hôtel. J’avais envie de te voir, comme une idiote. Le concierge m’a donné ta lettre. Ensuite je t’ai involontairement trouvé.
— Involontairement ?
— Oui. J’avais donné l’ordre à mes hommes d’intervenir seulement après que tu aies crié. Tant pis !
— Et tu savais ce que cette harpie se préparait à faire ? Elle sourit, de plus en plus inquiétante :
— Je m’en doutais un peu. C’est une façon classique de se débarrasser d’un homme ici.
Malko n’y comprenait plus rien.
— Mais enfin, pour qui travailles-tu ?
— Je te l’ai dit : pour la Sécurité thaï. Et pour le colonel White, ajouta-t-elle avec un sourire.
— Pourquoi voulais-tu me laisser châtrer et pourquoi ne me détaches-tu pas ?
D’une voix glaciale, elle dit lentement.
— Parce que je me demande si je ne vais pas continuer ce qu’avait commencé cette putain chinoise.
La lumière réfléchit la lame de rasoir. Malko la regarda sans comprendre.
— Mais tu viens de me dire que… Elle se pencha sur son visage.
— C’est entre nous, cela. Tu m’avais juré de m’être fidèle. Que fais-tu dans le lit de cette traînée ?
Malko ferma les yeux, épuisé. Ainsi dans la même nuit deux femmes avaient voulu le tuer, pour des raisons radicalement différentes. Et on osait dire que l’Asie était le paradis des hommes !
— Tu sais très bien pourquoi j’ai été voir Kim-Lang, dit-il. Et, de plus, je n’ai même pas fait l’amour avec elle.
— Parce que tu n’as pas eu le temps.
Cette discussion ubuesque lui ôtait toute peur. Il demanda, très détaché :
— Tu pourrais me tuer de sang-froid ? Elle secoua la tête avec désinvolture.
— Cela ne pose aucun problème. Je n’ai qu’à déclarer que, malheureusement, je suis intervenue un peu trop tard. Après tout, tu n’es qu’un agent étranger. Personne ne te pleurera beaucoup.
Charmant. Au point où il en était, Malko voulut en avoir le cœur net.
— Mais alors, tu as couché avec moi pour rendre service à ton père ? Pour mieux m’espionner ?
Sans répondre, elle le gifla à toute volée, lui frappant le maxillaire avec le manche du rasoir.
— Me prends-tu pour une putain ? Je t’aime… et je le regrette.
Malko ferma les yeux et attendit. Il savait que la jeune Thaï était à deux doigts d’exécuter sa menace. Cela tenait à des nuances très légères.
Tout à coup, il sentit la lame du rasoir entamer les cordelettes qui retenaient ses chevilles. Thépin lui annonça :
— Je te donne un sursis. Mais ne crois pas que je te pardonne. Ici, en Thaïlande, on ne se moque pas d’une femme impunément. Tu sais ce que ferait mon père s’il apprenait que tu m’as trompée ?
Sans attendre la réponse à sa question, elle précisa gentiment :
— Il te ferait attacher à un arbre et peler vivant.
C’est ce qui s’appelle le sens de la famille.
Détaché, Malko s’abstint prudemment de toute manifestation de tendresse. Thépin n’avait pas lâché le rasoir. Il se rhabilla aussi vite qu’il le put et se sentit quand même un peu rassuré après avoir mis des vêtements entre le redoutable rasoir et lui.
— Maintenant que nous sommes réconciliés, demanda-t-il, veux-tu m’expliquer ce qui se passe ? Où est Jim Stanford ?
— C’est la seule chose que je ne sais pas, dit sombrement Thépin, mais ta putain doit le savoir.
— Il est vivant ?
— Hélas !
Une main glacée serra le cœur de Malko. Il aurait voulu crier à Thépin de se taire, de ne pas dire ce qu’il soupçonnait depuis la bataille du khlong.
Elle le regarda avec pitié et répéta :
— Oui, hélas. Tu sais pourquoi Jim Stanford a disparu ?
— Non.
Thépin dit tristement :
— Jim a tué ou fait tuer sauvagement un de nos hommes qui le surveillait. Il est à la tête d’un important trafic d’armes pour les maquis communistes…
— Jim !
Malko regarda la jeune fille, incrédule. Il n’avait jamais pensé que c’était allé si loin.
— Ce n’est pas possible. C’est de l’intox !
— Tout est vrai. Jim Stanford a disparu pour ne pas être arrêté ou abattu par nous, après l’assassinat d’un de nos hommes.
— Qui a tué sa sœur ?
— Les hommes de mon père, admit Thépin. Pour venger le lieutenant Pong Punnak.
— Vous !
Brusquement, Malko revit les photos de la sœur de Jim affreusement mutilée.
— Et vous en êtes fiers !
— Non, avoua-t-elle à voix basse. Tout est horrible dans cette histoire.
— Mais, enfin, pourquoi Jim Stanford a-t-il trahi ? Par idéologie ? Il est devenu communiste, ou quoi ?
— Pour pouvoir faire des cadeaux à cette putain. Elle lui faisait faire n’importe quoi.
— Mais Stanford était très riche, éclata Malko. C’est idiot. J’ai vu chez lui des objets valant des dizaines de milliers de dollars.
— C’est vrai, dit tristement Thépin, mais Jim Stanford ne se serait jamais séparé d’une pièce de sa collection. Même pour sauver sa vie. Il a préféré vendre de la soie aux communistes et se faire payer en mitrailleuses qu’il revendait à prix d’or aux maquisards du Sud. Ça leur était égal. Ce qui leur importait c’est que les armes passent dans le Sud. Et qui pouvait les passer mieux que Jim Stanford ? Le célèbre Jim, la barbouze américaine. Insoupçonnable.
Malko écoutait, assommé.
— Pourquoi avez-vous torturé sa femme ? demanda-t-il.
— Parce qu’elle sait sûrement où il se trouve. Mais elle l’aime encore. Elle n’a pas voulu nous le dire.
— Et pourquoi ne pas l’avoir tuée, elle.
— Jim ne l’aimait plus. Cela ne l’aurait pas fait souffrir. Et puis, cela aurait été injuste : c’est une Thaï, une femme de notre race.
— Ainsi, conclut Malko, depuis le début, tu m’aides à retrouver Jim Stanford pour mieux le liquider.
— Oui, admit Thépin en baissant les yeux. Nous voulions que ce soit toi qui découvres la vérité. Pour que la C.I.A. ne nous accuse pas d’avoir compromis Jim pour Dieu sait quelle vengeance.
Malko se prit la tête dans les mains. Il avait sommeil et il était fatigué, pris d’un invincible dégoût. Ainsi, tous ses efforts avaient seulement aidé à la perte d’un vieux camarade qui avait lui-même trahi.
— Pourquoi, demanda-t-il, a-t-on cherché à me tuer, bien avant que j’ai contacté Poy ?
Thépin hocha la tête.
— Sa-Mai travaillait pour Jim Stanford. Nous pensons que c’est sa femme qui lui a donné l’ordre de te tuer. Tu comprends, en dehors de nous, tu étais le seul à le rechercher. Et tu avais plus de chances que la police de le retrouver. Poy, par exemple, n’aurait jamais parlé aux Services de sécurité.
— Allons-nous-en, fit Malko, je n’en peux plus. Je suis venu de trop loin pour sauver Jim.
Elle le regarda avec quelque chose qui ressemblait à de la pitié.
— Je te comprends. Mais il a fait beaucoup de mal.
— Ainsi, conclut Malko en descendant l’escalier, la vie de Jim a été fichue en l’air parce qu’il a rencontré une petite putain avide et qui faisait bien l’amour.
— Ce n’est peut-être pas aussi simple que cela, soupira Thépin. Ce soir, ce n’est ni Jim, ni Mme Stanford qui ont donné l’ordre de te tuer.