La cabine téléphonique de l’Érawan était minuscule et chaude. Malko laissa la sonnerie grelotter cinq fois et raccrocha, pensif. Il était huit heures du soir et Mme Stanford était chez elle. La Néo-Zélandaise du magasin lui avait appris qu’elle était partie à sept heures et que le chauffeur l’avait déposée à la villa.
De toute façon, un domestique aurait dû répondre. La standardiste avait certainement compris un mauvais numéro. Malko lui répéta celui de Mme Stanford et reprit son poste.
De nouveau la sonnerie retentit interminablement. Cette fois Malko s’était promis de ne pas raccrocher avant la vingtième sonnerie. Personne ne peut résister à un téléphone qui sonne indéfiniment.
À la huitième sonnerie, il y eut un déclic. Puis un léger grésillement, comme si la personne qui avait décroché attendait que l’on parle.
— Madame Stanford ? fit Malko.
— Oui.
La voix était imperceptible, comme venant d’un autre monde. Déformée, presque inaudible. Décontenancé, Malko continua :
— C’est le prince Malko Linge. Je souhaite venir vous voir, afin de vous tenir au courant de l’enquête sur la disparition de votre mari.
Il y eut un silence assez long, puis Mme Stanford dit d’une voix plus ferme :
— Pas maintenant. Je ne peux pas vous voir.
Sans même laisser à Malko le temps de répondre, elle raccrocha.
Il sortit de la cabine, perplexe. Mme Stanford n’était pas dans son état normal. Ce qu’il avait senti dans sa voix, c’était de la peur.
En quoi une visite de Malko pouvait-elle lui faire peur ?
Il fit quelques pas au bord de la piscine, s’interrogeant sur ce nouveau mystère. De qui, et pourquoi, la femme de Jim Stanford avait-elle peur ?
C’était kafkaien : les gens tuaient, mentaient, suaient de peur, sans motif apparent. Il était l’élément étranger, l’empêcheur de tourner en rond.
Malko n’hésita pas longtemps. Il remonta dans sa chambre, glissa dans sa ceinture son pistolet extra-plat, jeta un coup d’œil à la photo fétiche de son château et fila.
Il se fit débarquer par le taxi au coin de Sukhumvit Road et du chemin menant à la villa des Stanford. Cela faisait trois cents mètres de marche.
Le khlong était tout noir et sinistre. Sur la rive gauche, des lumignons à pétrole clignotaient dans de vieilles maisons de bois. Des gens accroupis dehors le regardèrent passer en silence.
Il franchit le petit pont et s’arrêta en face du temple phallique. La maison de Jim Stanford était en face. Il regarda autour de lui. Personne, et pas de voiture en vue. Des cris de crapauds-buffles venaient du parc. Il s’approcha de la grille et regarda. La maison, au fond, était sombre.
La porte s’ouvrit facilement et il la referma derrière lui. Il avait agi sur une impulsion. Une fois dans le parc, il gagna l’abri des grands arbres et se mit à progresser doucement vers la maison. Pourvu que Mme Stanford n’ait pas une douzaine de bergers allemands pour garder ses trésors d’art…
Il arriva sans encombre jusqu’au perron par lequel il était entré à sa précédente visite et s’arrêta, assez confus.
Après tout, Mme Stanford ne lui avait pas demandé de venir. Et si elle était avec son amant ? Ou si elle dormait, tout simplement ? Accroupi sur ses talons, Malko resta dans le noir plusieurs minutes, hésitant sur la conduite à tenir. Il avait nettement l’impression d’avoir commis un pas de clerc. Il irait le lendemain voir Mme Stanford au magasin et tenterait de la faire parler.
L’histoire de Poy était dans tous les journaux, sans commentaires. Règlement de comptes, disait-on.
Il s’éloignait déjà en marchant sur la pelouse quand un bruit venu de la maison le figea sur place.
Un cri étouffé.
Malko revint sur ses pas et colla son oreille à la porte du rez-de-chaussée. Cette fois, il n’y avait aucun doute. Les cris paraissaient venir du haut de la maison. Faibles comme étouffés par un bâillon. Ils se répétaient toutes les trente secondes environ.
Il fit rapidement le tour de la maison. Sur le côté gauche du bâtiment il trouva ce qu’il cherchait : une des portes de bois était simplement poussée. Il l’ouvrit et se trouva de plain-pied dans une pièce plongée dans l’obscurité.
Pistolet au poing, il avança au jugé dans le noir, vers l’escalier. Les cris venaient toujours du haut, beaucoup plus audibles maintenant. Des gémissements de femme.
Jamais Malko n’avait entendu un parquet craquer à ce point. Pour limiter les dégâts, il se déchaussa et continua à avancer en faisant glisser ses pieds sur le bois ciré. Il parvint ainsi jusqu’au hall qui desservait l’escalier et les galeries du haut. Heureusement, sa mémoire extraordinaire lui permettait de se souvenir de la topographie de ces lieux où il n’était venu qu’une fois.
Les gémissements continuaient. Si réguliers que Malko se demanda un moment si Mme Stanford n’était pas tout simplement en train de faire l’amour.
Et, brusquement, ce fut la catastrophe.
Le coude de Malko accrocha le bras d’une statue haute d’un mètre. Elle resta en équilibre une fraction de seconde puis bascula en avant.
Le bruit de la chute sur le marbre couvrit largement son juron.
L’explosion d’une grenade !
La pauvre statue s’était brisée en mille morceaux, dans un fracas épouvantable. Retenant son souffle, Malko, accroupi derrière une commode laquée, attendit les réactions, le canon de son arme braqué à tout hasard vers l’escalier.
Rien.
Les gémissements s’étaient tus. Plus un bruit ne venait du haut. Malko laissa passer trois minutes puis commença à grimper l’escalier à quatre pattes, s’attendant à chaque seconde à recevoir une balle. Maintenant, il était sûr qu’il y avait quelque chose d’anormal dans cette maison.
Il parvint à la dernière marche sans incident et se leva avec précaution, puis remit ses chaussures. Il lui avait semblé que les cris venaient de la porte la plus éloignée de l’escalier et il s’y dirigea directement.
Arrivé devant, il colla son oreille au panneau de la porte. Rien. Le silence total.
Sa main avait trouvé dans le noir un bouton électrique, commandant probablement le couloir où il se trouvait. Au point où il en était, il n’y avait plus à hésiter. Doucement, il mit la main sur le bouton de la porte, le tourna, alluma et poussa la porte d’un coup de pied, s’aplatissant contre la cloison.
Il eut le temps de distinguer trois Asiatiques groupés en arc-en-ciel autour de la porte. L’un tenait un pistolet court, probablement un colt Cobra, les deux autres étaient mains nues. La vision ne dura qu’une fraction de seconde. L’homme au pistolet avait tiré dans le globe du couloir qui vola en éclats et tous se retrouvèrent dans le noir. En même temps, celui qui se trouvait le plus près de Malko plongea dans ses jambes.
Tout se passa très vite. Malko crut qu’un bloc de pierre lui atterrissait sur la nuque. Ce n’était que le tranchant de la main d’un de ses adversaires. Il pressa la détente de son pistolet avant de recevoir un coup violent au foie.
Un jet de bile lui monta dans la gorge. Titubant, il tenta de se relever, mais un dernier coup sur la tempe le fit plonger dans le noir. Il sentit un des hommes l’enjamber et n’eut même pas la force de l’attraper…
La chambre était toujours plongée dans le noir. Malko se redressa, la tête lourde, un goût aigre dans la bouche et chercha le commutateur.
Dès qu’il eut allumé, il demeura interdit. Il se trouvait dans une petite pièce lambrissée, aux murs couverts de tableaux, deux superbes peaux de panthère par terre, uniquement meublée d’un grand lit bas et d’un paravent.
Mme Stanford était étendue sur le lit. Entièrement nue ; de fines cordelettes liaient ses pieds et ses mains aux montants du lit. Deux larges bandes de sparadrap marron couvraient sa bouche et ses yeux. Le petit tas de ses vêtements était en vrac sur une des peaux de panthère. Malko remarqua aussi quelque chose qui le glaça : les deux fils électriques qui, dénudés à leur extrémité, traînaient sur le lit.
Craignant le pire, il s’approcha du lit après avoir ramassé son pistolet. Penché sur le corps inerte, il découvrit encore autre chose. En plus des petites taches rouges que les électrodes avaient laissé tout autour du bout des seins, la peau de la poitrine était striée de fines coupures, presque invisibles à l’œil nu.
Mme Stanford respirait pesamment et régulièrement par le nez.
Le plus délicatement possible, il arracha le sparadrap qui couvrait les yeux et reçut le choc du regard de la femme torturée.
L’expression était égarée, farouche, avec en plus une dureté indicible. Elle reconnut Malko et s’adoucit imperceptiblement. Pourtant, dès qu’il eut arraché le sparadrap de la bouche, ses premiers mots furent :
— Je vous avais dit de ne pas venir.
Elle avait dit cela d’une voix presque normale. Étonnante femme.
Malko s’affaira autour de ses liens et la détacha entièrement.
Son corps aurait pu avoir trente ans, sauf la peau du ventre, légèrement fripée. Quand Malko l’eut détachée, elle resta immobile, à la même place, les yeux fermés, sans aucune réaction de pudeur.
Puis sa main droite monta jusqu’à sa poitrine, elle se massa doucement et laissa échapper un cri de douleur.
— Qu’y a-t-il ? demanda Malko, assis sur le bord du lit. Vous êtes blessée ?
— Les piments. Ils m’ont frottée avec des piments. Ne me touchez pas.
Il remarqua pour la première fois, plusieurs petits piments jaunes, comme celui qu’il avait croqué imprudemment, écrasés au pied du lit.
Pourquoi avait-on torturé aussi horriblement Mme Stanford ? Était-ce ceux qui avaient massacré à coups de hache la sœur de Jim ?
Il avait hâte qu’elle parlât, qu’elle lui expliquât enfin tous ces mystères, ces crimes sauvages. Quel était donc l’enjeu ?
Mais Mme Stanford dit seulement à voix basse :
— Derrière le paravent, un petit meuble, ouvrez-le. Prenez ce qui s’y trouve.
Malko obéit et revint avec un plateau en argent, une pipe à opium très belle, une lampe et un petit pot. La panoplie complète du fumeur d’opium.
Mme Stanford se leva sur un coude, prit des allumettes sur le plateau et alluma la lampe. Elle ouvrit la boîte avec une longue aiguille d’acier, cueillit une goutte grosse comme un grain de riz, la maintint au-dessus de la flamme. La boule gonfla, cloqua, prenant des reflets irisés.
Malko avait déjà vu fumer l’opium[29], mais il était toujours fasciné par le cérémonial. Mme Stanford enfonça vivement la boule d’opium brûlante dans le fourneau de la pipe, approcha celle-ci de la flamme et aspira longuement.
On n’entendait plus que le grésillement de l’opium. Elle tirait à petits coups sur la pipe, ne laissant rien perdre. Puis elle se laissa aller en arrière, gardant la fumée le plus longtemps possible. Elle la recracha par petites bouffées.
Après quelques secondes de repos, elle recommença son manège comme si Malko n’était pas là.
Elle fuma six pipes coup sur coup. L’expression de son visage se modifiait au fur et à mesure. Il se détendait, les creux des joues se remplissaient, le regard vide redevenait brillant. Ses gestes étaient plus sûrs. Enfin, elle reposa la pipe sur le plateau et celui-ci par terre, et souffla la lampe.
Elle se leva et disparut dans ce qui devait être une salle de bains pour revenir enveloppée dans un peignoir de soie noire. Elle s’assit sur le lit en face de Malko.
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle alors. Malko la regarda, un peu suffoqué.
— Comment, mais ces hommes vous torturaient. J’ai l’impression que je suis arrivé à temps ?
Un sourire imperceptible découvrit ses dents :
— Ils ne m’auraient pas tuée. Et la douleur s’oublie très vite.
— Pourquoi vous torturaient-ils ?
Elle ignora la question et dit d’une voix sèche :
— Et vous, pourquoi êtes-vous venu ?
Il raconta l’attentat dont il avait été victime et la mort de Poy.
— Je suis sûr maintenant que votre mari est vivant, conclut-il. Il faut que vous m’aidiez à le retrouver.
Elle secoua la tête lentement.
— Jim est mort.
Les yeux fixés sur le plancher ciré, elle ignorait Malko. Il revint à la charge :
— Vous ne connaissez pas les hommes qui vous torturaient ?
Elle haussa les épaules :
— Cela n’a aucune importance.
— Mais que voulaient-ils savoir ?
— Cela ne vous regarde pas.
— Pourquoi mentez-vous ? Elle le regarda bien en face :
— Je ne mens pas. Vous me posez des questions auxquelles je ne veux pas répondre.
— Et ceux qui vous ont torturée, ils vous ont bien fait parler ? fit Malko, ivre de rage.
— Non, fit-elle calmement. Personne ne me fera parler. Même les Japonais n’y sont pas arrivés.
Il la crut.
Soudain, quelque chose se brisa dans sa voix. Elle saisit Malko par les revers de son veston et son visage tout près du sien, elle souffla :
— Partez, quittez la Thaïlande. Je vous en supplie. Ne cherchez plus à retrouver Jim. Vous allez être tué. C’est idiot.
— Vous savez qu’il est vivant ?
Elle secoua la tête avec désespoir et cria :
— Non. Je ne sais rien. Mais partez, je vous en prie ! Personne ne peut plus rien pour Jim. Pas même moi…
Malko était ébranlé. Contre lui, il sentait le corps un peu maigre mais sensuel de la belle Mme Stanford. Comme si elle avait lu dans ses pensées, elle se laissa aller un peu plus contre lui, simulant une défaillance. C’était tentant, mais il la repoussa fermement.
— Laissez-moi vous aider, gronda-t-il. Vous êtes en danger. On vous torture pour vous faire avouer quelque chose. Je peux vous protéger. Vous savez la vérité sur Jim.
Elle secoua la tête.
— Non.
Un instant elle resta en face de lui, le toisant. Ils étaient de la même taille. Puis, il vit soudain passer une lueur indéfinissable dans son regard.
Sans transition, elle mit ses bras autour du cou de Malko, l’entraînant en arrière sur le lit. Elle était étonnamment forte, et savait parfaitement ce qu’elle voulait.
Son corps était dur comme du teck. À croire qu’elle passait sa vie à faire de la culture physique.
Elle s’allongea sur Malko et fit l’amour comme s’il avait été un esclave.
Pas une seconde elle ne quitta son regard, gardant les yeux grands ouverts, se démenant avec une rage farouche, comme si elle livrait un combat.
Un peu plus tard, à genoux sur le lit défait, elle reprit sa pipe d’opium et aspira une longue bouffée. Elle avait rajeuni de vingt ans. Malko était perplexe.
— J’aime vos yeux, dit-elle soudain. Je n’en ai jamais vu de semblables. Ils m’ont donné envie de faire l’amour. À moins que ce ne soit l’opium…
— Pourquoi avez-vous…
— Vous êtes convaincu que Jim est mort, maintenant ? demanda-t-elle.
Ainsi, même cela était calculé ! Malko se rhabilla rapidement sous son regard à la fois ironique et désespéré. Il avait nettement l’impression que Mme Stanford s’était servie de lui.
À tous points de vue.
Sans bouger, elle répéta :
— Je n’ai jamais trompé Jim en vingt ans. Maintenant il est mort, ce n’est plus la même chose.
On n’en sortait pas. Habillé, Malko se sentait tout bête à côté de cette femme nue à qui il venait de faire l’amour.
— Partez, maintenant, dit-elle.
Malko voulut faire une dernière tentative.
— Ecoutez, fit-il. Je vous jure de ne répéter à personne ce que vous me confierez. Mais dites-moi ce que ces hommes voulaient savoir ?
— Quels hommes ?
C’était sans espoir. Malko se laissa guider sur le palier. Mme Stanford avait remis son déshabillé noir et faisait de nouveau très femme du monde. Elle alluma la cage de l’escalier et descendit avec lui.
En voyant la statue brisée dans le hall, elle poussa un cri :
— C’est vous qui…
— Bien involontairement, affirma Malko. Je suis prêt à vous dédommager…
Ce qui était un comble. Mais on est galant ou on ne l’est pas. Elle secoua la tête, désolée :
— Impossible. C’était un Dakini de la période khmer. Une pièce introuvable, que Jim avait dénichée dans le Nord-Est, à Khon-khaen… J’étais avec lui.
Soudain, une ombre de tristesse passa sur son visage, tandis qu’elle contemplait les débris de la statue.
— Jim aimait beaucoup ses collections, remarqua Malko.
— Jamais, il ne se serait séparé d’une seule pièce, affirma-t-elle. Souvent, nous nous sommes privés pour acheter un objet auquel il tenait…
Sans transition, elle tendait sa main à baiser à Malko.
— Adieu. Quittez Bangkok. Ne cherchez plus Jim. Elle referma la porte derrière lui. Il traversa la pelouse plongée dans la pénombre en espérant que ses agresseurs étaient loin.
Il était de plus en plus perplexe. Décidément, personne ne voulait qu’il retrouvât la trace de Jim Stanford. Certains avaient tué pour l’en empêcher. Mme Stanford employait des moyens tout aussi efficaces.
Et pourquoi l’avait-on torturée ? Quel secret y avait-il entre ces trois inconnus et elle ? Peu d’hommes se seraient remis aussi rapidement du traitement qu’elle avait subi. À elle, il avait suffi de six pipes d’opium et d’un homme pour tout oublier.
Quelque chose tracassait Malko. Ses agresseurs auraient pu facilement le tuer. Ils s’étaient contentés de l’assommer. Alors que la veille il avait échappé à la mort par miracle. Pourquoi ?
Et si Jim Stanford était encore vivant, pourquoi ne donnait-il pas signe de vie ?
Avant de refermer le portail, il se retourna vers la maison. Tout était redevenu obscur. Mme Stanford dormait avec son secret.
Tout en longeant le khlong désert, il se dit que sa seule piste était désormais l’homme qui avait tué Poy. Il fallait le retrouver et le faire parler.
Il déboucha brusquement dans Sukhumvit Road, plein de lumières et de bruit. Le trou noir de la petite allée derrière lui était inquiétant. C’était un autre Bangkok, plus mystérieux et secret que les grandes avenues parcourues par les touristes. Un Bangkok dans lequel Malko n’arrivait pas à pénétrer.
Un taxi freina près de lui conduit par un vieux Chinois avec une casquette Mao. Malko tendit un billet de dix bahts et l’adresse de Thépin.
La prochaine escale, c’était le Vénus-Bar.