CHAPITRE IX

La Mercedes longeait un khlong hideux bordé de taudis en bois. Thépin empruntait pour aller au Vénus-Bar un chemin inconnu de Malko, coupant à travers le quartier chinois. Son beau visage était barré d’une grosse ride sur le front. Avec un pantalon en lastex bleu, toujours aussi collant, elle avait mis un chemisier boutonné très haut et de courtes bottes, en dépit de la chaleur.

Quand la voiture stoppa sur la petite place, en face du Vénus, Malko eut un scrupule :

— Vous voulez vraiment venir avec moi ? Cela peut être dangereux.

Thépin arrangea ses cheveux dans le rétroviseur, et dit tranquillement :

— Seul, vous n’obtiendrez rien.

Son attitude avait beaucoup changé depuis qu’elle s’était donnée à lui.

Sa timidité et sa réserve avaient fondu et Malko découvrait une nouvelle Thépin, dure et décidée. Et elle ne zozotait presque plus.

L’escalier enfumé du Vénus était encombré de groupes de marins et de filles. La mort de Poy n’avait pas arrêté les affaires. Personne ne sembla reconnaître Malko. Un garçon plaça le couple à une table du fond, près du coin des ivrognes, et Malko commanda deux bières.

Il y avait toujours autant de bruit. L’orchestre de rock hurlait sur l’estrade pour un public indifférent qui ne pensait qu’à peloter les fillettes de la piste.

Lorsque le garçon apporta les bières, Thépin le retint et lui parla en thaï. Il secoua la tête sans que son visage ait changé d’expression et s’éclipsa.

— Il dit qu’il ne sait rien, traduisit-elle. Il n’est pas au courant. Mais il ment.

Un peu plus tard, Malko alla jusqu’au bar et tenta d’engager la conversation avec le barman. Mais dès qu’il parla du meurtre, l’autre détourna ostensiblement la conversation. C’était un Thaï maigrichon, avec des marques de petite vérole et les cheveux soigneusement calamistrés. Malko ne lui tira qu’un sourire angélique et commercial. Il n’avait rien vu, il ne savait rien.

Il revint à la table juste à temps pour arracher Thépin aux pattes d’un énorme marin danois qui tentait de lui glisser un billet de dix dollars dans la fermeture éclair de son pantalon, évitant ainsi une difficile conversation bilingue. Malko rendit poliment le billet et l’autre s’en alla chercher fortune à la table voisine, trop ivre pour provoquer une bagarre.

— J’ai parlé avec des filles, dit Thépin. Elles ne savent rien. Mais une m’a dit que le barman avait sûrement vu l’homme à qui Poy avait donné rendez-vous. De toute façon, il sait tout ce qui se passe. En plus, c’était l’amant de Poy, elle lui donnait tout son argent.

Malko eut envie de lui expliquer la différence entre « maquereau » et « amant », puis renonça. Il était découragé par cet éternel mur de caoutchouc.

— Il faut lui parler plus tard, dit Thépin. J’ai appris où il se déshabille. Il y a une toute petite chambre derrière le bar où il a ses affaires. C’est là aussi qu’il retrouvait Poy, pendant la soirée.

Il était un peu plus d’une heure du matin. Ils tuèrent d’abord le temps à observer les petites Thaïs flirtant entre elles avec beaucoup d’innocence, s’embrassant sous l’œil effaré des marins Scandinaves, comparant leur poitrine en ouvrant leur chemisier et, plus tard, balançant des bordées d’obscénités aux hommes qui osaient un geste audacieux. Elles étaient impudiques comme de jeunes ouistitis. Plusieurs fois, elles louchèrent vers la table de Malko, lui adressant de grands sourires, cambrant la poitrine. À tel point que Thépin laissa tomber perfidement :

— Voulez-vous en essayer une pendant que nous attendons. Ce n’est pas cher : cinquante bahts, plus la pénicilline.

Malko lui assura que jamais une idée pareille ne lui était passée par la tête. Sauf peut-être une petite verte aux longs cheveux noirs, mince comme un bambou, avec d’immenses yeux jade. Mais il ne fit pas part de cette réserve à la jeune Thaï.

À trois heures, le Vénus-Bar était presque vide. Deux couples oscillaient encore sur la piste. Au fur et à mesure que les gens partaient, les garçons mettaient les chaises sur la table. Malko et Thépin en étaient à leur sixième bière, qu’ils versaient régulièrement sous la table, ce qui avait provoqué une mare assez immonde.

Ils avaient dansé, mais Thépin avait dû se rasseoir très vite à cause de toutes les mains qui s’attardaient sur le lastex bleu, décidément très érotique.

Soudain, elle donna un coup de coude à Malko, abruti de fumée et de bruit. Il avait si mal aux yeux qu’il avait remis ses lunettes en dépit de l’obscurité presque totale.

— Le barman va s’en aller.

En effet, le Thaï était en train de retirer sa veste blanche. Il n’y avait plus aucun client au bar. Le barman ouvrit la petite porte derrière lui et disparut après avoir refermé. Malko et Thépin se levèrent d’un seul mouvement et traversèrent la salle. La moitié de l’orchestre pliait ses instruments. Seul le guitariste jouait n’importe quoi pour les deux derniers couples. Malko passa tranquillement derrière le bar, ouvrit la porte et s’y engouffra, suivi de Thépin.


* * *

Le barman était en caleçon rose et en maillot de corps, son pantalon à la main. En voyant Malko, il cria :

— No, sir, no permission here[30].

Thépin apparut derrière. Son visage avait plus que jamais la pureté et la dureté d’un bloc de marbre bien lisse. D’une voix claquante, inconnue de Malko, elle s’adressa au barman, en thaï. Au fur et à mesure qu’elle parlait, l’expression de colère de l’homme fit place à une peur non dissimulée. Secouant la tête il débita à toute vitesse un long discours. Puis, son pantalon enfilé, il croisa les bras et apostropha Malko d’une voix aiguë. Thépin l’observait, le visage mauvais.

— Il dit qu’il n’a rien vu, traduisit-elle. Qu’il est seulement le barman et que la police l’a déjà interrogé. Que nous devons le laisser en paix, qu’il a beaucoup travaillé et qu’il est très fatigué.

— Offrez-lui de l’argent. Cent dollars. Thépin traduisit. Le barman secoua la tête.

— Il ne veut pas. Je suis sûre qu’il ment. Poy lui disait tout. C’est peut-être même lui qui a fait venir l’assassin.

Elle s’avança jusqu’à toucher le barman et commença à lui parler à voix basse, en martelant ses mots. Au fur et à mesure qu’elle parlait, l’homme changeait de couleur, semblait se dégonfler.

Il commença une phrase d’un ton plaintif, interrompu immédiatement par Thépin qui lui posa encore une question d’une voix aiguë. Il balbutia une réponse qui ne dut pas la satisfaire.

Car, sans crier gare, elle lui envoya un grand coup de pied dans les tibias.

Le barman poussa un cri perçant. Malko sortait déjà son arme pour protéger la jeune fille, lorsqu’il vit l’homme reculer jusqu’à la cloison sans la moindre esquisse de défense, poursuivi par Thépin qui le bourrait de coups !

Déchaînée !

Pour terminer, elle le gifla à toute volée, et ajouta un coup de pied dans le ventre qui le cassa en deux.

Puis elle posa encore une question. Comme il ne répondait toujours pas, elle saisit ses cheveux lisses et lui releva la tête. Puis elle lui murmura quelques mots, presque bouche à bouche. D’où il était, Malko vit le sursaut de peur de l’homme. À son tour, il dit quelque chose.

Elle le lâcha aussitôt et il tomba. Sans un regard pour le barman, Thépin entraîna Malko en lui disant :

— Il a dit ce qu’il savait. Venez.

Quand il referma la porte, il croisa le regard effrayé du barman en train de se relever. Une chose était certaine. Ce n’était pas lui qui lui avait inspiré cette saine terreur, mais la douce et zozotante Thépin.

Elle était déjà dans l’escalier. Dans la voiture seulement, elle lui annonça :

— Il connaît l’assassin de Poy, mais il ne sait pas où il habite. C’est l’amant d’une strip-teaseuse dans Chinatown. Nous y allons.

Elle évita de justesse un ivrogne et écrasa l’accélérateur. Malko demanda :

— Que lui avez-vous dit ? Il crevait de peur. Avec un mince sourire, elle haussa les épaules :

— Je sais parler à ces gens-là. Mon père m’a appris. Il faut les effrayer.

— Apparemment, vous y avez réussi.

— Ce n’est pas très difficile. C’est un lâche. Il avait peur de parler parce que l’homme est dangereux.

— Est-ce que vous seriez encore plus dangereuse que lui ?

Thépin éclata d’un rire légèrement forcé :

— Ne dites pas de bêtises.

Malko abandonna la conversation. Encore un mystère. Bangkok en était rempli.

Très vite ils quittèrent les grandes avenues pour de petites rues sales. Les hiéroglyphes thaïs avaient fait place aux enseignes en caractères chinois et tout était encore ouvert en dépit de l’heure tardive.

Thépin gara la Mercedes en face d’un cinéma.

— C’est là.

L’entrée était tellement crasseuse que Malko crut qu’elle s’était trompée, mais elle était déjà à la caisse, achetant des billets. Ils grimpèrent un escalier de bois qui puait l’opium rance et la soupe chinoise aigre. La salle était au premier étage, plongée dans l’obscurité.

Un ouvreur les plaça au troisième rang. Le spectacle était en cours. Deux filles se tortillaient dans les bras gigantesques d’un orang-outan en peluche dont les yeux faits d’ampoules électriques clignotaient à chaque étreinte. La salle était presque vide. De spectateurs, du moins. Car il n’était pas assis depuis cinq minutes qu’il se mit à se gratter furieusement : les punaises, les cafards et les puces montaient à l’assaut.

Il rattrapa de justesse une bête noire non identifiée qui grimpait le long de son pantalon. Horrible. En plus les sièges de bois avaient le confort de la chaise électrique de Sing-Sing.

Sur la scène, le rideau se baissa et se releva. Dans la coulisse, un aboyeur annonça :

— Miss Chen Po Chou, oriental dancer.

Le vieux phonographe fournissant la musique d’accompagnement se mit en marche et Thépin souffla à l’oreille de Malko :

— C’est elle.

Miss Chen Po Chou apparut vêtue d’un soutien-gorge et d’un slip en similipanthère, débordante de cellulite. Elle avait des traits bouffis et plusieurs dents gâtées.

Après plusieurs trémoussements, elle retira son soutien-gorge et commença à faire tourner les pompons attachés au bout de ses seins.

Hélas au sixième tour, l’un d’eux se détacha et vola à travers la scène ! Sans se démonter, Chen Po Chou continua avec un seul sein jusqu’à la fin du disque, salua et disparut.

Nouveau rideau. Nouvel aboiement. Cette fois, douze filles nues surgirent sur un seul rang. L’aiguille du phonographe grinça et les sons martiaux d’une musique militaire montèrent dans la salle. Oh ! surprise, les filles ne dansaient pas, mais demeuraient au garde-à-vous. Tous les spectateurs se levèrent d’un bloc. Malko y compris, tiré par Thépin.

— C’est la fin du spectacle, souffla-t-elle. Abasourdi, Malko reconnut l’hymne national thaï. Les filles écoutaient, raides comme des piquets. On est nationaliste ou on ne l’est pas.

Enfin le disque se termina et les spectateurs se dirigèrent vers la sortie.

Sauf Malko et Thépin qui escaladèrent l’estrade pour se glisser dans les coulisses.

Il n’y avait pas de loges. Les filles s’habillaient dans un coin fermé par de vieux décors. Ils arrivèrent juste pour voir miss Chen Po Chou enfiler une robe chinoise pleine de taches à même son costume de scène. Les autres strip-teaseuses étaient encore en train de se déshabiller.

Thépin posa sa main sur le bras de Malko.

— Il y a trop de monde ici, nous allons la suivre.

Ils redescendirent dans la salle et, deux minutes plus tard, la Chinoise passa devant eux. Ils la laissèrent prendre un peu d’avance puis dégringolèrent l’escalier à leur tour.

La strip-teaseuse avait tourné à droite et marchait rapidement dans la rue. Un homme l’aborda et elle l’envoya promener. Malko et Thépin passèrent sur l’autre trottoir : ils n’eurent pas à marcher longtemps. Chen Po Chou s’engouffra dans un restaurant en plein air établi dans une impasse. La cuisine se trouvait à l’entrée et sur chaque table il y avait une lampe à pétrole. Une vingtaine de gens étaient en train de dîner.

Elle arriva à une table occupée par un homme seul. En la voyant arriver, il leva la tête et Malko eut un coup au cœur : c’était l’inconnu qui l’avait attaqué deux fois, certainement le meurtrier de Poy et de Sirikit. L’homme qui savait la vérité sur Stanford.

— C’est lui, dit-il.

Chen Po Chou s’était assise. Visiblement, elle était venue dîner. L’art, cela creuse.

— Nous avons le temps, dit Thépin.

Elle entraîna Malko vers le cinéma. Un taxi passait et elle le héla, puis tint un grand discours au chauffeur.

Celui-ci avança un peu et se rangea presque en face du restaurant, arrêtant son moteur.

— Il connaît l’autre voiture, expliqua Thépin. Mais il ne se méfiera pas d’un taxi arrêté. Toutes les putains travaillent en taxi dans le quartier, par économie. Ce n’est donc pas choquant de voir un Blanc ici.

Elle avait glissé un billet de vingt bahts au chauffeur qui somnolait sur son volant. Dans les bras l’un de l’autre pour faire plus vrai, ils attendirent. Malko jetait souvent un œil par la vitre du Toyota. Mais tout semblait normal. L’inconnu et Chen Po Chou se battaient avec les nouilles chinoises.

Enfin, ils se levèrent. L’homme mit des lunettes noires et prit le bras de la Chinoise. Ils tournèrent à droite et stoppèrent au bord du trottoir. Un Sam-lo passa et ils le hélèrent. Aussitôt, le taxi de Malko démarra. L’assassin de Poy n’avait pas eu le moindre coup d’œil pour le véhicule arrêté au bord du trottoir.

Ils roulèrent un bon moment dans les rues presque désertes, quittèrent le quartier chinois, coupèrent New Road et descendirent vers le sud de la ville. Enfin le Sam-lo stoppa avenue Chok-Ran, devant une enseigne néon verte : First Hôtel. Le couple entra et disparut. Le taxi stoppa plus loin.


* * *

Le First Hôtel n’avait pas d’étoile au Michelin. Ses armes, c’eût été plutôt un cafard et une punaise croisés sur fond de crasse. Tenu par une équipe de Noirs américains qui s’étaient fait démobiliser sur place, il accueillait tout individu, mâle ou femelle, capable d’aligner cent bahts sur le comptoir. Les Noirs organisaient de fructueuses parties de poker dans les chambres louées à la journée. Ils avaient relégué le propriétaire thaï dans une soupente avec un stock inépuisable de mékong et menaient l’affaire à leur guise.

Certes, les bagages des nouveaux arrivants étaient fouillés dans les dix minutes suivant leur arrivée et les objets de valeur immédiatement revendus au marché aux puces de la rue Yawarat. Mais on pouvait également se présenter au First Hôtel avec une fillette de treize ans à chaque bras sans déclencher la moindre remarque désobligeante ou demander poliment au veilleur de nuit de vous apporter un peu d’opium.

Le First Hôtel fonctionnait à la satisfaction générale. Pour avoir la paix avec la police, les Américains qui le tenaient lui abandonnaient de temps à autre un malfrat de troisième catégorie.

Le réceptionniste ne s’étonna pas de voir pénétrer un couple mixte, élégant. Les putains des boîtes chics étaient bien habillées et leurs clients, riches. La fille demanda une chambre :

— C’est pour la nuit ?

— Oui.

— Alors, c’est deux cents bahts. L’homme paya. Comme d’habitude.

On ne remplissait pas de fiche au First Hôtel. Le Chinois prit une clé et fit signe au couple de le suivre dans l’escalier éclairé par une ampoule nue. Pas d’ascenseur non plus et encore moins d’air conditionné. Les meilleures chambres avaient un ventilateur Mitsubishi, à trois vitesses.

Le réceptionniste s’arrêta au troisième et ouvrit la porte de la chambre. Il y avait un lit, deux chaises et un minuscule lavabo, plus une colonie de chink-chok occupés à chasser les cafards.

Thépin poussa Malko dans la chambre et se pencha à l’oreille du veilleur de nuit :

— Est-ce que Chen Po Chou est déjà rentrée ?

Le Chinois la regarda, un peu méfiant. Il n’avait jamais vu Thépin et elle semblait quand même très élégante pour une putain du quartier chinois.

— Tu la connais ?

— Bien sûr, imbécile, fit-elle. On a bouffé ensemble tout à l’heure, avant que je lève mon pigeon.

— Ah bon, fit le Chinois, rassuré. Elle est rentrée tout à l’heure. Au six, comme d’habitude.

Thépin glissa dix bahts dans la paume du vieux.

— Merci. J’irai la voir demain. Elle me doit du pognon.

— Elle sort jamais avant midi, dit le Chinois. Mais moi je ne serai plus là.

Avec un clin d’œil, elle referma la porte et fit face à Malko, les yeux brillants :

— L’homme que vous cherchez se trouve dans la chambre 6. Et il y passe la nuit.

Malko s’assit sur le lit, écrasant un cafard au passage. Tous les problèmes n’étaient pas résolus. C’était imprudent d’être venu au First Hôtel. Mais il avait trop peur que l’inconnu lui glissât encore entre les mains. Maintenant, il fallait se fier à la chance. Il aurait donné cher pour avoir le fidèle Krisantem. Parfait pour ces occasions-là. Impossible de se heurter à l’assassin dans l’hôtel. La seule chance était de le suivre en espérant qu’il allait les mener à Jim Stanford ou à ceux qui avaient manigancé cette sombre histoire.

Le ventilateur du plafond se mit en marche avec un grincement. Thépin ferma la fenêtre donnant sur une cour nauséabonde. Des bruits étranges filtraient de l’hôtel. Au-dessus d’eux un couple faisait l’amour sur un lit grinçant effroyablement. On entendait des cris, des interjections.

Une femme passa dans le couloir en chantant. Une partie de poker était en cours dans la chambre voisine.

— Pour l’instant, il n’y a rien à faire, fit Thépin. Il faut nous coucher. L’homme va rester toute la nuit.

— Nous coucher ?

Malko contemplait le couvre-lit raide de crasse et les draps gris et rapiécés. Mais Thépin avait déjà fait passer son chemisier par-dessus sa tête. Elle s’agenouilla sur le lit à côté de Malko et lui montra plusieurs petits trous dans la cloison et dans la porte :

— Regardez, le Chinois va venir voir tout à l’heure. Si nous ne sommes pas dans le lit, il se méfiera…

Malko en resta bouche bée.

— Mais cela ne vous gêne pas ? demanda-t-il. Thépin secoua la tête et dit avec un sourire indéfinissable :

— Ici, je ne suis qu’une putain de Chinatown.

Elle prononça le mot « putain » avec délectation, et joignit le geste à la parole. L’ambiance du First Hôtel avait un effet certain sur cette jeune fille de bonne famille encore vierge deux jours plus tôt. Ce qui aurait fait la joie d’un psychanalyste consciencieux. Malko pensa que si le Chinois avait l’œil collé à un des trous des murs, il n’aurait aucun soupçon.

Alors qu’elle était demeurée silencieuse lors de leur première étreinte, elle n’arrêtait pas de parler. En thaï, malheureusement, sans que son beau visage se réchauffât le moins du monde.

Son et lumière.

Quand elle s’arrêta, haletante, Malko lui demanda :

— Qu’est-ce que tu disais ?

Elle enfouit sa tête dans son cou et le lui dit à l’oreille, en anglais. Il sursauta :

— Mais où as-tu appris cela ?

— Chez les sœurs, murmura la jeune fille. Mais je ne savais pas ce que cela voulait dire…

Malko resta longtemps les yeux ouverts dans le noir, n’arrivant pas à s’endormir. La clé de tous ces problèmes se trouvait à quelques mètres de lui. Heureusement il n’y avait pas de volets et les punaises le réveillèrent.

La conscience tranquille, Thépin s’était assoupie sur son épaule. Autour d’eux, le First Hôtel continuait à vivre, inquiétant. Il eut envie de se relever et d’aller demander du renfort au colonel White. Mais Dieu sait où se trouvait l’Américain. Et Malko n’aimait pas tellement leurs militaires et leurs grands pieds.

Il finit par s’endormir avec une pensée reconnaissante pour les sœurs.

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