Le taxi déposa Malko au beau milieu de Silom Road, une rue animée donnant dans Suriwong Road, bordée de restaurants et de boîtes de nuit. L’immeuble d’Air France était juste en face de lui. Dans le hall une plaque annonçait :
AIR AMERICA. Chartered planes.
Étrange compagnie de transports à la demande dont on ne voyait jamais aucun client et dont les cargaisons arrivaient de nuit à Don Muang, dans les camions soigneusement bâchés de l’U.S. Air Force.
La compagnie occupait tout le troisième étage. Malko poussa une porte et se trouva aussitôt encadré par deux gorilles en civil. L’un d’eux lui demanda d’un ton peu amène ce qu’il cherchait. Ils ne se déridèrent qu’après que Malko ait exhibé sa carte du State Department – totalement fausse bien entendu – et demandé à parler au colonel White. De la part de son cousin futé de Washington[4].
Air America grouillait comme une ruche. À travers des portes vitrées, Malko aperçut des secrétaires en train de taper comme des folles et des gens penchés sur d’immenses cartes. On se serait cru dans une vraie compagnie aérienne. Sauf les gorilles de l’entrée.
Le colonel Walter White attendait Malko derrière son bureau. Un géant avec des cheveux en brosse et des mains énormes, en civil. Précaution totalement inutile. White était si imprégné de West Point qu’il avait l’air d’un militaire, même nu comme un ver.
De plus, un gaillard de un mètre quatre-vingt-dix, blond aux yeux bleus ne passe pas tellement inaperçu dans un pays où les hommes ont un mètre soixante en moyenne.
Il se fendit d’un sourire presque chaleureux et d’une énergique poignée de main.
— Bienvenue à Bangkok, fit-il d’une voix caverneuse. J’espère que vous avez fait bon voyage.
Il n’avait pas refermé la bouche qu’il se plia en deux avec une grimace de douleur, la main gauche crispée sur l’estomac comme si cet effort d’amabilité l’avait épuisé. Malko s’assit et lui jeta un regard inquiet.
— Saloperie de pays, grogna White. On a encore dû me faire bouffer du poison…
Depuis deux ans, le colonel White menait une lutte inégale et sans espoir contre ses trois ennemis qui étaient dans l’ordre : la dysenterie, les moustiques et les communistes. Sa dysenterie permanente était célèbre dans toute l’Asie du Sud-Est. Il avait pratiquement essayé tous les remèdes européens et chinois, sans aucun résultat.
La C.I.A. lui avait confié l’antenne de Bangkok car son travail relevait plus de la lutte antiguérilla dont il était spécialiste que du Renseignement proprement dit. Mais White comptait les jours qui le séparaient de son retour en Caroline du Nord. S’il avait pu il aurait vécu dans une cage de verre désinfectée.
Pour l’instant, Malko respectait sa douleur. Effondré dans son fauteuil, le colonel égrenait d’horribles jurons, les deux mains crispées sur la ceinture de son pantalon. Afin de meubler la conversation Malko tendit la main vers un tas de petites boîtes noires posées en tas sur le bureau.
— Qu’est-ce que c’est, Colonel ?
— Des radios, grommela White entre deux jurons. Les Chinois les filent aux gens d’ici. Elles ne prennent qu’un seul poste : Pékin. Alors, on les leur rachète. Un dollar pièce. Quand on en a mille, on va les foutre à la mer. Voilà à quoi je sers…
— Intéressant, fit Malko.
White revenait à la vie. Il se redressa et ses petits yeux gris fixèrent Malko sans aménité :
— À propos, qu’est-ce que vous venez foutre à Bangkok ? On m’a bien envoyé un télex pour vous annoncer, mais sans précision.
— Je viens m’occuper de l’affaire Jim Stanford, dit Malko. Essayer de le retrouver.
White secoua la tête avec commisération et prit l’air totalement dégoûté :
— Ah ! les c… Je leur ai dit et redit qu’il était mort et enterré. Mais évidemment toutes ces têtes d’œuf de Washington se croient très fortes. Eh bien, retrouvez-le.
Il prit une cigarette Khong-tip, sa seule concession à la couleur locale et l’alluma sans en offrir à Malko. Après avoir soufflé une bouffée, il fit, un peu plus calme :
— Je me demande vraiment pourquoi ils vous ont envoyé ici. Il n’y a plus rien à faire. Jim Stanford est mort, probablement découpé en morceaux ou dépecé vivant comme ces salopards en ont l’habitude.
— Comment le savez-vous ? demanda doucement Malko.
White le foudroya du regard :
— Deux ans que je suis dans ce pays pour mon malheur. Avant, le Vietnam. Je connais leurs méthodes.
— Mais pourquoi n’a-t-on pas retrouvé le corps, alors ?
— On le retrouvera, affirma White en levant les yeux au ciel. Ou on ne le retrouvera pas. Il n’y a pas de bureau des objets perdus ici et la jungle est grande. Cela ne veut rien dire.
Tout en jouant avec ses lunettes noires, Malko contemplait pensivement le chef de la C.I.A. à Bangkok. Il ne s’attendait vraiment pas à cet accueil. L’assurance de White lui portait sur les nerfs :
— Mais si Jim Stanford a été enlevé, on ne peut pas l’abandonner, insista-t-il.
Cette fois, son vis-à-vis ricana franchement.
— Enlevé ! Mais on aurait demandé une rançon… Et on l’aurait renvoyé en petits morceaux, pour montrer que c’était sérieux. Ça s’est passé il y a six mois pour un Indou. Sa femme a mis si longtemps à payer qu’il en manquait pas mal de morceaux quand on le lui a rendu… Non, croyez-moi, Jim Stanford est mort, et bien mort. Et c’est bien dommage parce que c’était un type bien à ce qu’il paraît. Un dur. Un bon Américain. Il n’aurait jamais dû rester dans ce foutu pays.
— Mais sa sœur, alors ?
White balaya la sœur comme une fourmi volante.
— Dites pas de c… Coïncidence. Sa femme se balade toujours à Bangkok. Tous les matins au magasin de soie, dans Suriwong, à deux pas d’ici. Personne ne lui a fait quoi que ce soit…
Implacable logique militaire. Pourtant un sixième sens disait à Malko que tout n’était pas aussi simple dans l’histoire Stanford.
— Pourquoi l’aurait-on assassiné ? demanda-t-il. Il ne travaillait plus pour le service.
Le colonel White prit l’air gêné :
— Est-ce que je sais, moi ? Les haines durent longtemps, en Asie. Et Jim en avait amassé quelques-unes derrière lui, depuis 1945.
La différence d’heure commençait à venir à bout de la résistance de Malko. Il s’assoupissait tout doucement. Hermétiquement clos, le bureau du colonel White n’était pas trop glacial et très confortable avec de profonds sièges en cuir. Pour se réveiller, il demanda :
— Racontez-moi au moins tout ce qui s’est passé. Je dois travailler sur cette histoire.
— C’est très simple, fit White, de mauvaise humeur, en allumant une nouvelle cigarette. Mardi dernier, Jim Stanford est parti de chez lui pour aller se balader du côté de la rivière Kwaï, comme il le faisait souvent.
— Le soir, il n’était pas revenu et sa femme a prévenu la police. On a retrouvé la bagnole en bon état, près du pont, après Kanchanaburi, mais pas de traces de Jim. J’ai appris l’histoire le lendemain par les journaux et je l’ai signalée à Washington. Aussitôt, on m’a demandé par câble de retrouver Jim Stanford. Comme si je n’avais que cela à faire.
— Je suis là pour tenter de vous décharger de ce souci, dit sèchement Malko.
Ses yeux dorés tournaient au vert, ce qui était mauvais signe. L’égoïsme du colonel le blessait. Les militaires, décidément…
— D’accord, mais ne faites pas de c… hein. C’est pas facile, ici.
C’était décidément un mot qu’il affectionnait.
— Il n’a plus jamais travaillé pour nous ? demanda Malko.
— Quand je suis arrivé ici, il y a deux ans, Washington lui a demandé directement de contacter certains Chinois influents de Singapour et de me rendre compte, admit de mauvaise grâce le colonel White. C’était au moment de l’indépendance de la Malaisie. Il fallait les empêcher de faire des bêtises. Je dois dire que les renseignements de Jim avaient été de premier ordre. Nous avons pu éliminer deux ou trois gars à coup sûr, grâce à lui. Mais, depuis il ne s’était plus mêlé de rien. Du moins à ma connaissance. Et je suis le patron ici. Personne n’en doutait.
— D’ailleurs, continua White, il ne faut pas croire que je n’ai rien fait pour retrouver Jim Stanford. Dès que Washington m’a demandé de le retrouver, j’ai fait des recherches. Avec tous les moyens dont je disposais.
— Qu’ont donné vos recherches ?
White reconnut :
— Rien. D’abord on a cru à une histoire de fille. Peu probable. Il n’aurait pas laissé tout derrière lui. La plus belle affaire de soie à Bangkok.
— J’ai lancé des informateurs qui m’ont ramené à prix d’or les informations les plus fantaisistes. Par exemple que Jim était en mission secrète pour moi, en Malaisie.
— Mais enfin, coupa Malko, vous ne travaillez pas la main dans la main avec le S.R. thaï ?
Le colonel White leva les yeux au ciel :
— On voit bien que vous débarquez ! Les Thaïs ! D’abord, ils nous supportent tout juste. Ils trouvent que les B-52 de Sa-Taip, c’est un peu trop voyant. J’ai l’impression qu’ils donnent des gages de l’autre côté. Ils ne savent jamais rien. Pour Jim, c’est pareil.
— Vous avez entendu parler du Service de sécurité extérieure et intérieure de la rue Plœnchitr ? Ils passent leur vie à me faire mille tracasseries. Et ils ont tort. Parce que j’ai l’impression qu’ils vont fichtrement en avoir besoin de mes bonshommes. Le mois dernier, il y a eu une centaine de chefs de villages liquidés par les communistes, dans le Nord-Est. Et ça ne fait que commencer. Il y a des maquis partout en Thaïlande. La province de Buri-Ram est complètement pourrie. Ça, c’est nouveau. Et maintenant, le Sud s’y met. Là-bas, la jungle est si épaisse que si vous étendez la main devant, vous ne la voyez plus ou vous vous la faites bouffer par des bestioles.
— Vous avez vu, à Bangkok, les buildings qu’on monte partout ; c’est le vrai boom. Mais tout cela est superficiel. Tout est basé sur le dollar. Si nous fichons le camp, tout s’écroule…
Essoufflé, le colonel se tut un instant et Malko en profita pour enchaîner :
— Mais enfin, vous avez bien une idée sur l’histoire Stanford ?
White souffla la fumée de sa Khong-tip et avoua :
— Non. Ça peut être n’importe qui. Nous sommes en Asie. Les gens passent leur vie à changer de camp. On s’égorge et on se pardonne, quitte à se reégorger plus tard. Vous voulez un exemple de casse-tête. À la fin de la guerre, Jim Stanford a tout fait pour liquider les maquis du Kuomintang qui se baladaient sur la frontière thaï, entre la Birmanie, le Laos et la Chine. Eh bien, aujourd’hui, ces types-là sont payés par les Chinois de Formose, qui espèrent toujours envahir la Chine avant la fin du siècle, par ceux de Pékin, qui se disent qu’ils pourraient à peu de frais créer un bordel épouvantable le cas échéant en lâchant ces gars sur les villages thaïs de la montagne, et par le Gouvernement thaï lui-même, qui pense qu’en cas de coup dur chinois, ils feraient un premier barrage efficace. Qu’est-ce que vous en dites ?
Malko n’en disait rien. Le colonel continua sur sa lancée :
— Jim Stanford peut avoir été liquidé par les Thaïs parce qu’il en savait trop ; par les Chinois cocos parce qu’il était le seul Blanc à avoir la confiance de certains Chinois milliardaires de Singapour ; par ceux du Kuomintang pour une obscure raison de jalousie ou tout simplement par un marchand de soie concurrent.
— Un concurrent n’aurait pas été tuer la sœur de Jim aux U.S.A., souligna Malko.
— D’accord, d’accord, concéda White. Éliminons la concurrence, cela vous laisse assez d’hypothèses.
— Et si je demandais, par votre entremise, l’aide des services de la rue Plœnchitr ? proposa Malko.
Il crut que le colonel allait avaler sa cigarette.
— Et pourquoi pas les diseuses de bonne aventure du Wat Phra Kéo[5] ?
Malko remit ses lunettes d’un geste sec :
— Enfin, il n’y a personne qui pourrait m’aider à y voir un peu clair ?
White le regarda avec un mélange de commisération et d’exaspération, et fit :
— En tout cas, pas les barbouzes de la rue Plœnchitr.
— Vous voulez un exemple de ce qui se passe dans ce pays ? Il y a quelque temps, ils sont venus me dire que dans le Nord-Est les maquis communistes étaient ravitaillés par des hélicoptères lourds russes. Que si je donnais des mitrailleuses aux villageois en leur promettant une récompense ils les abattraient…
Il soupira :
— J’ai donné les mitrailleuses. Et j’ai promis deux cent mille bahts[6] par hélicoptère abattu.
Sa voix se cassa de rage :
— Vous savez ce qu’ils ont fait ? Ils ont abattu deux hélicoptères de chez nous, des Sikorsky Jolly Green Giants ! Et il a fallu que je paie les deux cent mille bahts. Les Thaïs de la rue Plœnchitr m’ont raconté que, sinon, ils n’auraient plus jamais confiance dans la parole des Blancs et qu’ils aideraient les communistes…
Un lourd silence suivit le récit de la mésaventure du colonel White. Qu’est-ce que ce serait si la Thaïlande n’était pas un pays ami.
Mais Malko n’était pas venu chasser les maquisards communistes. Il ressentait déjà la fatigue du climat tropical. Le pessimisme du colonel White n’était pas fait pour lui remonter le moral. C’était gai d’avoir à rechercher un homme dans une ville inconnue de deux millions d’habitants dont on ne parle pas la langue, sans aucune piste. Il s’arracha à son fauteuil :
— Si je comprends bien, je n’ai plus qu’à mettre une petite annonce dans le Bangkok Post pour retrouver Jim Stanford, vivant ou mort, colonel ?
— Non, fit White, un peu calmé par sa longue diatribe. Il ne faut pas m’en vouloir mais cette putain de dysenterie me rend dingue. Je vais vous donner quelqu’un pour vous aider. Ma secrétaire personnelle. C’est une Thaï qui parle parfaitement l’anglais et qui n’est pas trop bête. Au moins elle vous pilotera. Et cela lui fera faire quelque chose d’utile. Elle passe ses journées à se faire les ongles.
Malko faillit refuser. La moutarde lui montait au nez. Être en mission officielle pour la C.I.A. et ne trouver comme aide qu’une secrétaire probablement idiote. Même pas un gorille. Il aurait dû emmener ses deux amis, Chris Jones et Milton Brabeck[7].
— Présentez-moi toujours votre secrétaire, colonel, fit-il avec lassitude. Elle me dira au moins où je peux manger sans m’empoisonner.
Flèche de Parthe qui atteignit le colonel plié en deux par de nouveaux élancements. Il pressa un bouton sur son bureau et, quelques instants plus tard, on frappa à la porte.
— Vous verrez, c’est une fille charmante, prévint White. Et surtout ne la vexez pas, elle est très occidentalisée, elle a fait ses études à UCLA[8]. Alors, hein !
La porte s’ouvrit. Sur une apparition délicieuse. La secrétaire du colonel White était assez grande pour une Thaï, plus d’un mètre soixante et vêtue avec une extrême élégance. Un chemisier de soie sauvage orange, au buste très ajusté avec une jupe-sarong s’arrêtant dix centimètres au-dessus des genoux et moulant des fesses rondes et cambrées. Elle avait des mains très longues pour sa taille, terminées par d’interminables ongles argentés. Elle ne devait pas souvent taper à la machine. Et à son annulaire gauche scintillait une pierre qui, si elle était vraie, valait cent mille dollars. Un bouchon de carafe. Le visage très clair était lisse comme un galet, avec une certaine froideur hautaine. Rien des petits visages sensuels bien en chair des Thaïs. Seule la bouche charnue pouvait laisser deviner ce qui se cachait derrière cette eau dormante.
Malko, qui n’était pas spécialement attiré par les femelles trop épanouies, fut immédiatement conquis.
Gracieusement, la jeune Thaï s’inclina, les mains jointes à plat à la hauteur du visage, avec un sourire imperceptible. Mais ses yeux étaient restés graves.
— Tippy, fit White, je vous présente le prince Malko. Il travaille pour nous. À rechercher Jim Stanford. J’ai pensé que vous pourriez l’aider… Ce sera plus amusant pour vous que de taper à la machine.
Il mit sa grosse main sur l’épaule de Malko.
— Son vrai nom est Thépin Radjburi. Elle connaît beaucoup de gens à Bangkok. J’espère que vous vous entendrez bien.
Thépin Radjburi était cassée en deux devant Malko, saluant à l’ancienne mode. Pendant un instant, il ne vit que ses longs cheveux d’un noir bleuté tombant sur ses épaules. Puis il reçut le choc de son visage, subitement animé par une redoutable lueur d’intelligence amusée.
— Sawadee ka, gazouilla-t-elle. Je suis extrêmement honorée.
Elle avait un cheveu sur la langue et zozotait délicieusement. Elle resta en face de Malko, le buste légèrement incliné, la bouche entrouverte sur des dents impeccables, les yeux baissés.
Jamais une femme n’avait accueilli Malko aussi cérémonieusement.
Il ne voulut pas être en reste de politesse. S’avançant, il s’empara de la main droite de la jeune fille et lui baisa le bout des doigts, misant sur son ignorance des usages mondains qui veulent qu’on ne baise pas la main d’une jeune fille. Elle eut un imperceptible mouvement de recul et laissa filtrer un regard étonné à travers ses paupières à demi closes. À la C.I.A. on ne devait pas souvent lui baiser la main. Avec les durs du Colonel White, c’était plutôt la main aux fesses. Malko se demanda ce que faisait dans cet antre de barbouzes cet objet délicat.
Maintenant, les mains croisées sur la poitrine, elle attendait, très esclave soumise. Mais ses yeux ne quittaient pas Malko, le disséquant tranquillement, centimètre par centimètre.
— Voulez-vous accepter de déjeuner avec moi ? demanda-t-il très civilement. Je suis nouveau dans cette ville et un peu perdu.
La jeune fille glissa un coup d’œil au colonel White.
— Si le colonel le permet, fit-elle avec son adorable zozotement.
White eut un rire un peu vulgaire :
— Le colonel permet tout ce que vous voulez, Tippy. Désormais, pour les jours à venir, vous vous occuperez exclusivement de notre ami le prince Malko. D’ailleurs, je suis sûr que vous vous entendrez très bien, fit-il avec un clin d’œil. Tippy aime beaucoup les Occidentaux bien qu’elle refuse obstinément d’en goûter, hein, Tippy ?
— Oui, colonel, zézaya Tippy.
Malko surprit son regard et comprit soudain pourquoi de temps en temps les Asiatiques s’amusaient à dépouiller vivants quelques Américains…
Il prit congé de White et précéda la jeune fille hors du bureau. Au passage, elle ramassa un sac Hermès en crocodile qui valait dix ans de salaire d’un huissier, et montra à Malko le chemin de l’ascenseur. Pendant qu’ils descendaient dans la cabine, Malko crut devoir préciser :
— Ne voyez surtout aucune arrière-pensée dans mon invitation, mademoiselle. Je suis à Bangkok pour travailler et je ne m’attendais pas à ce que le colonel White me donne une collaboratrice aussi agréable.
La jeune fille sourit.
— Le colonel sait que je suis vierge et cela l’agace beaucoup, dit-elle avec simplicité. Il me présente à tous ses amis de passage dans l’espoir de voir évoluer cet état qui le désole.
Malko ne savait plus où se mettre. Thépin Radjburi parlait parfaitement l’anglais, son accent se confondant avec son zozotement, et ne paraissait pas dépourvue d’humour.
Il se gratta la gorge.
— Si vous permettez, je vous appellerai Thépin. C’est plus joli que Tippy.
— Si vous voulez, répondit la jeune fille en sortant de l’ascenseur.
Mais, à quelque chose d’imperceptible, il sut qu’il avait marqué un point.
Ils sortirent dans Silom Road. Malko hésita sur le trottoir. Le quartier semblait franchement mal famé avec tous les bars aux enseignes en anglais. Thépin l’observait du coin de l’œil, attendant sagement qu’il se décidât.
C’était presque trop beau pour être vrai, cette soumission. Malko regarda le grand restaurant chinois à la vitrine rouge qui se trouvait juste en face de l’immeuble de la C.I.A.
— C’est bon, là ? demanda-t-il. Thépin eut une moue charmante.
— C’est l’un des meilleurs de Bangkok. Hoi Thien Lao. Si vous aimez la cuisine chinoise.
— Vous l’aimez ?
— De temps en temps. Mais nous pouvons y aller puisque nous sommes là.
Ils traversèrent la rue et entrèrent dans une salle plongée dans la pénombre et presque déserte. Avec beaucoup d’autorité Thépin s’installa à la meilleure table.
Comme toujours, il faisait glacial à l’intérieur. Au bout de deux minutes Malko éternua et la jeune Thaï éclata de rire :
— J’ai lu dans le Bangkok World que les communistes réglaient les climatiseurs pour que les gens attrapent du mal, remarqua-t-elle. C’est peut-être vrai, après tout.
Malko la regarda en coin. Impossible de voir si elle était sérieuse. Étranges gens, les Thaïs. Toujours gais et avenants. Prenant les choses les plus tragiques avec le sourire. La Thaïlande était le dernier bastion de l’Ouest en Asie du Sud-Est et pourtant Bangkok semblait une ville paisible et sans histoire.
— Que pensez-vous de la disparition de Jim Stanford ? demanda Malko en se penchant sur une carte en chinois et en thaï qui énumérait trois cent cinquante plats différents. Rigoureusement incompréhensible.
— C’est terrible, fit la jeune fille d’une toute petite voix. C’était un homme si gentil. J’allais souvent acheter de la soie chez lui, tout à côté d’ici.
— C’était, souligna Malko. Vous pensez qu’il est mort ? Elle leva des yeux effrayés sur lui.
— Je… je n’ai pas dit cela.
Comme pour se donner une contenance, elle se pencha sur le menu :
— Voulez-vous un potage aux ailerons de requin et un canard laqué ? Ce sont les spécialités de la maison.
Malko se laissa guider. Son esprit vagabondait. Que pouvait-il être arrivé à Jim Stanford ? Il était déçu par son premier contact avec Bangkok. Il avait espéré être tout de suite sur une piste, être aidé par la C.I.A., agir utilement. Au lieu de cela, il faisait du tourisme en compagnie d’une secrétaire. En dépit de son goût pour les jolies femmes, il se sentait coupable. Distraitement, il avala le potage, gluant et fade, et observa comment Thépin dégustait la peau de son canard arrosé d’une sauce marron très piquante. Contrairement aux Chinois, elle mangeait très délicatement, avalant des bouchées minuscules et des tasses de thé à la file. Comme par miracle, la table s’était couverte de petits plats fumants, avec des sauces de toutes les couleurs, au contenu inquiétant. Inlassablement, un garçon blafard comme un cloporte, à la veste tachée, continuait à en apporter. Soudain, Thépin l’apostropha d’une voix aiguë, en thaï, alors qu’il arrivait les bras chargés de trois nouveaux plats. Sans changer d’expression, il fit demi-tour, les remportant, et la jeune fille éclata de rire :
— Il fait l’idiot parce que vous êtes un farang[9]. Comme si nous avions commandé vingt plats. Mais il ne faut pas se laisser faire !
— Connaissez-vous l’endroit où on a vu Jim Stanford pour la dernière fois ? demanda Malko qui poursuivait son idée.
— Bien sûr. C’est à cent trente kilomètres de Bangkok. Près du pont du chemin de fer Singapour-Rangoon, sur la rivière Kwaï. On a retrouvé sa voiture là.
— C’est difficile d’y aller ?
La jeune fille lui jeta un regard noir, toutes griffes dehors :
— Pas du tout. La route est très bonne. Vous vous croyez dans un pays de sauvages ?
Malko lui jura qu’il l’imaginait très mal avec des anneaux dans les narines, et elle rit. Il continua :
— Où pouvons-nous louer une voiture ? Thépin baissa modestement les yeux et zozota :
— J’ai la mienne. Si vous voulez.
Malko paya ses trois cents bahts – exorbitant – et ils sortirent. Il faisait un peu plus frais. Une brise soufflait de Chine du Sud, balayant la lourdeur de la rivière.
Ils firent quelques mètres et Thépin s’arrêta devant une Mercedes SL bleu pâle. Un vieil Hindou surgit d’une porte pour ouvrir la portière. La jeune Thaï sortit de son sac une pièce de deux bahts et la lui jeta avec mépris.
— Ces babous[10] sont ignobles. Tout l’argent qu’ils ramassent comme ça ils le prêtent aux Thaïs à cent pour cent par mois. D’ailleurs, chez nous, on dit que si on se trouve en face d’un Hindou et d’un cobra, il faut tuer d’abord l’Hindou.
Malko s’assit à côté de la jeune fille, perplexe.
Dans ce pays où une Volkswagen coûte trois mille dollars, la décapotable devait valoir son poids en or. Comme une secrétaire gagne deux mille bahts par mois, Malko eut soudain des doutes sur la vertu de la belle Thépin. Il ne put s’empêcher de demander :
— C’est à vous, ce beau monstre ?
— Papa me l’a offert pour mes vingt et un ans, expliqua-t-elle.
La jupe orange découvrait des cuisses bronzées et fines. Thépin tourna un visage lisse et innocent vers Malko :
— Je m’ennuyais à la maison. Alors j’ai décidé de travailler. Comme cela je suis plus libre…
Il réalisa soudain que le brillant qu’elle portait à la main droite était sûrement vrai.
Bangkok était plein de ces secrétaires milliardaires, qui, lorsqu’on leur offrait une gratification, vous donnaient un cadeau valant dix fois plus.
Déjà, la Mercedes se faufilait dans Suriwong Road. À Bangkok on roule à gauche et c’est la loi de la jungle. Les lèvres serrées, Thépin Radjburi se frayait un passage à coups de klaxon. Très vite Malko découvrit qu’une promenade en voiture avec la secrétaire du colonel White valait largement une séance de sauna.
Tassé sur son siège, il attendait le choc, une coulée de sueur glaciale le long de la colonne vertébrale. En plus, il occupait la place du mort ! Très vite, ils se retrouvèrent dans la large avenue Rama-IV filant vers le nord à travers un quartier résidentiel de villas cossues. Il y avait moins de trafic. Juste au moment où il se détendait, Malko fut précipité dans le pare-brise par un coup de frein brusque.
Une sorte de tricycle bâché et pétaradant venait de leur couper la route. Thépin poussa une exclamation :
— Il y a trois ans que le gouvernement veut supprimer les Sam-Los, mais chaque fois, ils vont voir le Roi et lui donnent de l’or…
Les Sam-Los, c’est la plaie de Bangkok : des scooters transformés en taxis à trois roues, ignorant délibérément toutes les règles de la circulation et empestant la ville de leur moteur à deux temps.
Mais Bangkok fut vite loin. La route de Kanchanaburi était bordée de rizières où pataugeaient des buffles noirâtres. Le pays était plat comme la main et la chaleur écrasante. Ils croisèrent une rivière où des filles se lavaient dans leur sarong, très pudiques. Beaucoup plus que Thépin dont la jupe remontait de plus en plus haut. Impudeur des vierges. Pourtant son visage était toujours aussi lisse et aussi froid. D’ailleurs Malko, collé au siège par la chaleur, ne se sentait pas d’humeur spécialement érotique.
Il y avait peu de voitures particulières sur la route mais des files de camions Nissan et Toyota, au chargement hétéroclite, qui jouaient à se faire peur, cédant le pas au tout dernier moment. Plusieurs fois, Malko ferma les yeux tandis que la Mercedes se faufilait entre deux monstres rugissants. Thépin expliqua tranquillement :
— Les Thaïs sont très fatalistes. Et ils n’aiment pas perdre la face.
Fait à la conduite de la jeune fille, Malko somnolait. Encore une étrange mission. Que faisait-il sur cette route perdue avec cette fille ravissante qui aurait été beaucoup mieux avec lui dans un lit ?
Il se réveilla lorsque Thépin annonça :
— Nous arrivons.
Le paysage avait changé. À droite de la route s’élevait une muraille de jungle verte et inextricable, sans une faille. À gauche, c’était la rivière Kwaï, jaunâtre, avec un courant rapide. Les deux berges, marécageuses, descendaient en pente douce jusqu’à l’eau.
De l’autre côté on retrouvait la même suite de collines couvertes de jungle.
Un gros soleil rouge descendait déjà du côté de la Birmanie. Une petite rizière s’était casée entre la rivière et les collines, faisant une tache verte. Le paysage était fantastiquement beau et sauvage.
Au loin apparut la silhouette métallique d’un pont. Le fameux pont sur la rivière Kwaï.
Thépin ralentit.
— Que faisait donc Jim Stanford dans ce coin ? demanda Malko.
— Il venait assez souvent par ici, expliqua la jeune fille. Se promener dans les cimetières. C’est par ici qu’on a retrouvé sa voiture, je ne sais pas où exactement.
— Aux cimetières ?
Thépin expliqua à Malko l’histoire des cimetières de la rivière Kwaï. D’ailleurs, ils arrivaient à l’entrée du premier, situé sur la terre ferme, à droite de la route. Thépin arrêta la Mercedes, baissa sa jupe et attendit.
— Allons visiter ce cimetière, demanda Malko.
Ils descendirent et poussèrent une barrière de bois. Le cimetière était immense et entretenu avec des allées bien tracées, des bouquets de fleurs tropicales sauvages un peu partout.
Trois minutes après leur entrée un bonhomme surgit derrière eux, un vieux Thaï ratatiné, qui leur tendit franchement la main, les prenant pour des touristes.
Pendant que Thépin bavardait avec lui, Malko arpentait en silence les allées. C’était assez poignant de voir ces dalles toutes semblables, avec des noms européens, au fond de cette jungle.
Tout cela était si loin.
— Sait-il quelque chose ? demanda-t-il.
Mais le gardien ne savait rien. Il ne connaissait pas Jim Stanford, n’avait pas entendu parler de sa disparition, n’avait jamais rien vu de suspect dans son cimetière. Thépin s’en débarrassa avec un billet de vingt bahts. Malko était de plus en plus déçu.
— Nous retournons à Bangkok ? demanda la jeune fille, appuyée à la voiture. Ou vous avez envie de prendre un bain dans la rivière Kwaï ?
Surgis de nulle part, quatre ou cinq gamins s’étaient attroupés autour d’eux, montrant du doigt les yeux de Malko, stupéfaits.
— Ils n’ont jamais vu d’yeux clairs, expliqua Thépin. Et les vôtres sont étonnants. Même pour moi, ajouta-t-elle, zozotant d’émotion contenue.
Malko était à mille lieues de marivauder.
— Vous m’avez dit qu’il y avait un autre cimetière, demanda-t-il. Pourquoi n’y allons-nous pas ?
Thépin soupira :
— Vous n’y verrez rien de plus que dans celui-ci. Et c’est compliqué, il faut traverser la rivière dans un sampan. Personne ne va jamais là-bas.
— Vous pensez que Jim Stanford n’y allait pas non plus ?
— Pourquoi y aurait-il été ?
Peut-être à cause de l’agacement qu’il sentit dans sa voix, il insista, avec un regard velouté de ses yeux dorés :
— Allons-y, Thépin, je ne veux rien négliger. Ces gosses doivent savoir où trouver un sampan.
La jeune fille engagea une longue conversation en thaï. Un des gamins partit en courant et revint quelques minutes plus tard avec deux adultes visiblement arrachés à leur sieste. L’un d’eux tenait un sarong de coton qu’il tendit à Thépin. Rapidement elle en entoura ses hanches.
Il descendait jusqu’aux chevilles. D’un coup de reins, elle fit glisser la jupe et la jeta dans la voiture.
— Il faut s’accroupir dans le sampan, expliqua-t-elle. Guidés par les deux Thaïs, ils descendirent jusqu’au bord de la rivière, traversant une mini-rizière sur une diguette. Pieds nus, avec son sarong de paysanne, Thépin avait perdu toute allure occidentale.
Plusieurs sampans étaient abandonnés sur les cailloux. Le marché fut rapidement conclu pour vingt bahts. À demi rassuré, Malko s’assit en tailleur dans l’étrange sampan qui sentait le poisson. Il comprit aussitôt, quand Thépin s’assit en face de lui, pourquoi elle avait mis le sarong.
Les Thaïs pagayaient vigoureusement, remontant le courant. Il leur fallut une vingtaine de minutes pour atteindre la petite île, au milieu de la rivière Kwaï. À peine eurent-ils abordé et tiré le sampan au sec, qu’ils les abandonnèrent, indifférents, et reprirent leur sieste.
Malko et Thépin suivirent un sentier qui montait et se trouvèrent brusquement dans le cimetière. Il était beaucoup moins bien entretenu que l’autre. Les dalles près desquelles ils se trouvaient étaient rongées par l’humidité et illisibles.
Un vautour s’envola lourdement pour se reposer deux mètres plus loin, les regardant avec curiosité.
Spontanément, Thépin mit sa main dans celle de Malko.
— Je n’aime pas cet endroit, dit-elle à voix basse. On ne s’occupe pas assez de ces morts. Ils doivent être furieux et revenir hanter ce cimetière.
Comme tous les Thaïs, elle mélangeait allègrement le bouddhisme et le culte des ancêtres. L’Université de Los Angeles n’avait pas tout effacé. Il est vrai qu’en Thaïlande, devant chaque maison il y a une pagode miniature montée sur un socle, sur laquelle on dépose régulièrement des offrandes pour que les « chers disparus » ne manquent de rien.
Pour l’instant, Malko n’avait pas l’esprit à la superstition. C’est dans ces parages que Jim Stanford avait disparu et ici résidait sa seule chance de trouver un début de piste. En Asie, un Blanc ne s’évanouit pas sans laisser de trace. Ou alors, c’est un miracle.
— Il n’y a pas de gardien ? demanda-t-il. Thépin regarda autour d’elle.
— Peut-être. Il doit dormir dans un coin. Il ne vient jamais personne ici.
— Trouvons-le.
Côte à côte, ils partirent dans l’allée principale. Régulièrement, la jeune fille lançait d’une voix aiguë une interjection inintelligible pour Malko.
Rien.
En dépit de la chaleur moite, Malko se prit à frissonner. À part le cimetière d’Arlington, il n’avait jamais vu un endroit qui dégageât autant de tristesse poignante. Pauvres morts. Ceux pour qui ils s’étaient battus les avaient oubliés depuis longtemps.
Thépin s’arrêta près d’un bouquet de jacarandiers, le front en sueur.
— Il n’y a personne.
— Cherchons encore, insista Malko.
Ils repartirent, arpentèrent le cimetière dans tous les sens, pendant plus d’une demi-heure, transpirant de plus en plus, débusquant des lézards, des serpents et même une mygale grosse comme une soucoupe qui fila entre les jambes de Malko.
— Si elle vous avait piqué, remarqua doucement Thépin, vous n’auriez même pas eu le temps de quitter ce cimetière.
Charmante bestiole.
Épuisé, Malko s’arrêta pour s’éponger le front et ôta ses lunettes. Le chemisier de Thépin collait à sa peau, dessinant la forme de son soutien-gorge. Elle avait une poitrine forte pour une Thaï.
Malko n’en pouvait plus. Prêt à abandonner. Il n’y avait rien à trouver ici. Soudain il aperçut à trois cents mètres d’eux, sur la gauche deux gros vautours tournant lentement. L’un d’eux se laissa tomber brusquement, suivi par l’autre. Aucun des deux ne réapparut.
— Venez, dit Malko.
Enjambant les tombes, il courut jusqu’à l’endroit où les oiseaux de proie avaient disparu. Un des vautours, en le voyant arriver, s’envola lourdement. Mais le second resta, le bec enfoncé dans quelque chose sans forme, entouré d’un nuage de mouches. Un corps avait été poussé dans une excavation et dissimulé sous une claie. Surmontant son dégoût, Malko se pencha et mit les mains sur quelque chose de gluant et froid. Il souleva le mort par les épaules, pour le retourner. Thépin l’avait rejoint et regardait, les yeux écarquillés d’horreur.
C’était un vieux Thaï, au torse terriblement maigre. Le visage était couvert de terre. La bouche, grande ouverte sur un cri silencieux, était, elle aussi, remplie de terre. Impossible de voir s’il avait été blessé, étant donné l’état du corps. Probablement, un homme beaucoup plus fort que lui avait enfoncé son visage dans la terre meuble. Jusqu’à ce qu’il étouffât.
— Voilà, dit Malko tristement. Il y a neuf chances sur dix que ce bonhomme ait assisté à la disparition de Jim Stanford. Nous savons au moins qu’il y a eu violence. Ce pauvre type en avait trop vu.
Des larmes brillaient dans les yeux de Thépin. Elle murmura d’une voix grave, étranglée par l’émotion.
— Oui… c’est horrible.
Malko demanda à la jeune fille :
— Comment se fait-il qu’on n’aie pas découvert plus tôt ce cadavre ?
Thépin hocha la tête.
— Personne ne vient jamais ici. Il a fallu que le corps commençât à sentir pour que les vautours le découvrent. Nous-mêmes nous avions cherché sans rien trouver.
Évidemment. Mais la police thaï ne semblait pas s’être beaucoup penchée sur la disparition de Jim Stanford…
— Nous partons maintenant ? demanda Thépin. Il y avait un peu d’angoisse dans sa voix.
— Attendez un moment, demanda Malko.
Face au pont, il réfléchissait. Les Japonais l’avaient construit à l’endroit où la rivière Kwaï était la plus étroite, une centaine de mètres. Après, autour de l’île, elle s’élargissait et coulait majestueusement. Quel drame s’était passé ici, quelques jours plus tôt ?
Bien qu’il eût découvert le cadavre du gardien, Malko n’avait plus envie de quitter ce cimetière.
Comme s’il restait encore quelque chose à trouver.
Lentement, il se remit à parcourir les allées, scrutant avec une nouvelle attention les petits parallélépipèdes de pierre blanche avec leurs inscriptions. Sagement, Thépin suivait sans mot dire. De temps à autre Malko écartait la branche d’un flamboyant pour regarder le sol, cherchant il ne savait quoi. D’ailleurs, ce cimetière ressemblait plus à un jardin tropical qu’à une nécropole. Les flamboyants, les orchidées, les magnolias lui donnaient un air de fête. Sur la rive gauche, un paysan passa, poussant devant lui une douzaine de buffles. Le soleil commençait à descendre derrière les collines. Dans une heure la vallée de la rivière Kwaï serait dans l’obscurité.
— Allons-y, dit Malko. La nuit tombe.
Ils retrouvèrent les deux pêcheurs, traversèrent la rivière et regagnèrent la voiture… Maintenant, le ciel était rouge sang.
— Mais pourquoi diable travaillez-vous à la C.I.A. ? demanda soudain Malko. Ce n’est pas une situation pour une jeune fille…
— Mon père est un homme politique important, expliqua Thépin. Il connaissait des militaires américains qui avaient besoin de quelqu’un de sûr. Et cela m’amusait.
De nouveau, ce fut la savane et les rizières. Thépin conduisait plus calmement et Malko s’assoupit. Il rouvrit l’œil devant l’immeuble de la BOAC. L’Érawan était en face. Il remarqua que Thépin conduisait pieds nus. Sa jupe s’était encore relevée mais elle ne la rabaissa pas. Sa pudeur était décidément à éclipse.
— Voulez-vous prendre un verre à la piscine ? offrit Malko.
— Non, je ne veux pas me compromettre avec vous, dit Thépin. C’est un hôtel, ici. On croirait que je sors d’une chambre avec vous.
Voyant qu’elle avait blessé Malko, elle ajouta rapidement :
— Mais j’espère que j’aurai la joie de vous avoir chez moi comme invité.
Malko s’étira hors de la voiture. Il n’en pouvait plus. La chaleur et le manque de sommeil. Plus la sensation d’être totalement inutile, de se battre contre du caoutchouc. Il semblait être le seul à s’intéresser au sort de Jim Stanford, avec David Wise.
Il prit la main de Thépin et la baisa :
— J’aimerais aller rendre visite à Mme Stanford demain matin, voulez-vous me piloter ?
— Bien sûr. Je passerai vous prendre ici, vers dix heures.
Il regarda la voiture démarrer et entra dans le hall rêvant d’un lit comme un chien rêve à un os. L’hôtesse de service était encore plus jolie que celle du matin, moulée dans un sarong violet. Sans le mystère Stanford, la Thaïlande eût été la plus agréable des escales.
La fraîcheur de la chambre parut délicieuse à Malko après les trente-cinq degrés de l’extérieur. Pensant à la dysenterie du colonel White, il s’abstint de boire l’eau glacée qui l’attendait dans une thermos et s’endormit immédiatement. Avec pourtant une pensée pour Thépin. Que se cachait-il derrière son visage froid et lisse ?