Kim-Lang avait mal tourné parce qu’elle était née sous une mauvaise étoile. Très précisément dans l’année du Tigre. Or, en Chine, naître dans l’année du Tigre, c’est, à peu de chose près être paria aux Indes… Aucun homme digne de ce nom n’épousera une fille née sous le signe du Tigre. Un tel mariage étant voué aux pires calamités, n’importe quel astrologue vous le dira. En effet, aucun autre signe ne s’allie à celui du Tigre lorsqu’il s’agit d’une femme. Le meilleur signe, c’est le Cochon. Mais cela Kim-Lang n’y pouvait rien.
À vingt-cinq ans, elle avait compris qu’elle ne pourrait se marier honorablement. Même à Hong-kong où elle s’était réfugiée, les traditions restaient vivaces. Elle avait tenté de travailler. Honnêtement. Dans une fabrique de perruques. Le troisième jour elle avait été violée par le patron qui l’avait ensuite fait sodomiser par son associé le lendemain en lui expliquant que lui et l’autre, c’était la même chose.
Partout cela avait été pareil. Kim-Lang était trop jolie. Elle avait attaqué ensuite une carrière de chanteuse. Sans voix.
Elle gagnait à peu près sa vie ; pour les trois quarts en buvant dans la salle avec les clients des boîtes où elle chantait, de Singapour à Hong-kong. Jusqu’à sa liaison avec Jim Stanford. Tout ce qu’elle avait appris des vieilles maquerelles chinoises lui avaient enfin servi. Elle se l’était attaché. Lucidement et scientifiquement, et très subtilement. Jamais elle ne prenait le moindre plaisir, mais Jim, qui était pourtant un homme averti, était persuadé qu’il n’y avait pas de femme plus sensuelle qu’elle. Ses cris étaient célèbres dans le petit immeuble où ils se retrouvaient. C’est fou ce qu’un homme de cinquante ans s’attache à certaines choses.
Kim-Lang ne négligeait rien pour affermir son emprise. Lorsqu’elle l’avait connu, Jim fumait l’opium. Elle l’avait débarrassé de ce vice au cours d’une scène mémorable où elle avait brisé la pipe d’ivoire de son amant en mille morceaux. Ce jour-là, Jim l’avait tellement battue qu’elle était restée deux jours couchée. Mais il n’avait plus jamais fumé. L’opium détache des joies physiques et Kim-Lang le savait parfaitement.
Avant chaque rendez-vous avec Jim, elle enduisait chaque centimètre carré de sa peau d’un parfum capiteux. Et surtout, elle ne lui laissait jamais le temps de réfléchir. Dès qu’ils étaient seuls, elle se conduisait comme une chatte en chaleur après trois mois d’abstinence. Ils faisaient l’amour n’importe où, dans les escaliers, dans les sampans sur les khlongs, et même dans un Sam-lo dont Kim-Lang connaissait le chauffeur, le soir, dans les grandes avenues autour du Palais de Chittlada.
Il faut dire que Kim-Lang était belle comme seules les Chinoises le sont parfois. Avec une peau presque transparente, de longs membres déliés, des jambes interminables et un visage rare, dû à un lointain métissage mongol. Elle avait appris à Jim Stanford à profiter de toutes les façons de son corps parfait. Jamais elle ne se disait rassasiée.
Mais Jim Stanford était encore plus amoureux de son visage que de son corps. Il restait parfois des heures à la regarder dormir. Chacun de ses traits était gravé dans sa mémoire.
En six mois, Jim s’était transformé. Il vivait sur une sorte de nuage, pensant sans cesse au moment où il allait retrouver Kim-Lang. Les soirs où elle avait chanté aux Three Kingdoms, il restait dans la salle trois heures devant un plat de nouilles chinoises. Kim-Lang avait obtenu des mama-san qu’il soit autorisé à aller la voir dans sa loge. Faveur rarissime qui permettait à Jim de lui faire l’amour dans sa robe de scène, un fourreau noir rehaussé de strass.
Kim-Lang ne savait plus où mettre ses robes. Jim faisait tisser spécialement pour elle des merveilles par les artisans de Bankrua. Pour son anniversaire, il avait franchi clandestinement la frontière de Birmanie pour lui rapporter un rubis qui valait une petite fortune.
Un jour où ils s’étaient disputés, Kim-Lang avait refusé de le recevoir. Comme un fou, Jim avait défoncé sa porte à coups de pied, avait battu Kim-Lang et s’était jeté sur elle. Elle était restée froide et sans réaction. Toute la nuit, il avait tenté de la faire vibrer. Il était parti à l’aube, en claquant la porte, pour revenir deux heures plus tard avec un collier d’or d’un kilo.
Kim-Lang avait daigné l’accepter. Et avait retrouvé instantanément toute son ardeur.
Ce jour-là, Jim avait compris pourquoi elle lui avait fait abandonner l’opium. Mais c’était trop tard.
Kim-Lang avait tenu à continuer son métier de chanteuse. Elle allait à Hong-kong, en Malaisie, à Singapour, à Djakarta même. Chaque fois, Jim Stanford était au supplice…
La Caravelle de la Thaï International s’arracha rapidement de la piste de Don Muang et prit le cap du sud. Le vol 405 de la Thaï allait à Singapour via Kuala Lumpur, où ils arriveraient à 11 h 30 après deux heures trente de vol dans la confortable Caravelle.
Dès que les roues rentrèrent, Malko déboucla sa ceinture. En frottant sur son côté, elle lui faisait un mal de chien. Sa blessure était très douloureuse, il avait dormi cinq heures et avait bien failli ne pas obtenir de places sur le vol 405. La ligne concurrente MSA n’avait que de vieux Cornets achetés en seconde main à la BEA. Appareils qui avaient la fâcheuse habitude de tomber parfois. Et, en plus, moins confortable que la Caravelle. Malko, qui avait manqué dix fois perdre connaissance sur la route de l’aéroport, se reposait enfin un peu dans les fauteuils profonds et dans un silence presque absolu, en raison des réacteurs à l’arrière.
Contrairement à beaucoup de compagnies d’Asie qui transportaient leurs passagers dans d’épouvantables coucous rafistolés, la Thaï n’avait que des jets ultramodernes.
Ils n’avaient pas pu obtenir de places en première, mais les sièges de la classe touriste avaient la même largeur que ceux de première. Heureusement pour la blessure de Malko.
Les deux hôtesses en longs saris thaïs étaient jeunes et souriantes. À tel point que Thépin pinça sournoisement Malko parce qu’il attardait un peu trop ses regards sur les rondeurs tendues de soie jaune. Comme les autres passagers, il reçut une orchidée.
Pas loin de lui, une Chinoise en robe bleu électrique commença à grignoter la sienne…
La Caravelle de la Thaï glissait maintenant sans bruit au-dessus de la mer de Chine. Les deux stewards et les deux hôtesses sillonnaient sans cesse la cabine, veillant au confort des passagers. Malko eut droit à un éventail et à des revues en français, en anglais, en chinois et même en allemand, sa langue natale. Et à une multitude de sourires. Presque de quoi lui faire oublier sa douleur.
Une heure après le décollage, on servit à manger.
Le repas fut pantagruélique. Et européen. C’était bien la première fois que Malko mangeait une nourriture décente sur une compagnie orientale. Même le vin français, que l’on vendait au prix de l’or à Bangkok, était gratuit et servi à profusion. Il en abusa un peu pour oublier les douleurs qui lui rongeaient le côté. Le homard thermidor n’aurait pas été déplacé à la Tour-d’Argent. Et le repas n’en finissait pas. Comme dans un restaurant chinois, l’hôtesse apportait sans cesse de nouveaux plats.
L’hôtesse prit l’air si désolé devant son assiette encore pleine qu’il se força à finir le maïs nain, spécialité thaï, dont les épis étaient de la taille d’un petit doigt.
Il cala devant les desserts : raisin, pulpe de noix de coco, fromage, gâteaux et d’étranges fruits, pamplemousses géants, mais très sucrés.
— Ce n’est pas possible, la Thaï va faire faillite, dit-il.
— Vous ne saviez pas que la Thaï International est la meilleure compagnie du Sud-Est asiatique, fit Thépin, très fière. Vous comprenez que les gens, pour aller à Singapour ou à Djakarta nous préfèrent aux vieux Électras de la Garuda, qui ont en moyenne deux jours de retard ou aux Comets-qui-tombent de la MSA[23].
En tout cas, le Royal Orchid Service méritait bien son nom.
Assoupi par son bon repas, Malko sentait un peu moins sa blessure. Il espérait qu’avant le soir, il en saurait plus sur la disparition de Jim Stanford. Ce serait drôle de le retrouver à Kuala Lumpur, filant le parfait amour avec sa Chinoise. Malheureusement, sa fugue n’expliquait pas les trois morts.
À tout hasard, il avait passé dans sa ceinture son pistolet extra-plat. La Caravelle de la Thaï commença à descendre.
— Nous arriverons à Kuala Lumpur dans une demi-heure, annonça Thépin.
Sous l’appareil, la mer avait fait place à des collines couvertes de jungle, avec les taches plus claires des plantations d’hévéas. Ils laissèrent l’île de Pénan sur leur droite. De ce côté, c’était l’océan Indien, de l’autre la mer de Chine. Ils descendirent encore. Le jet semblait planer. L’atterrissage fut si doux qu’ils ne se rendirent pas compte tout de suite qu’ils roulaient sur la piste.
L’aéroport de Kuala Lumpur, capitale de la Fédération malaise, était flambant neuf et ultramoderne. Une hôtesse de la Thaï leur demanda s’ils désiraient retenir une chambre dans un hôtel.
— Savez-vous où se produit une certaine Kim-Lang ? demanda Malko. Une chanteuse chinoise.
Il fallut cinq minutes à l’hôtesse de la Thaï pour découvrir la Chinoise : elle chantait à l’hôtel Merlin, le meilleur de Kuala Lumpur.
— Retenez donc une chambre au Merlin, demanda Malko.
— Deux chambres, précisa Thépin.
Le taxi mit une demi-heure et prit six dollars malais pour les emmener en ville. Si on peut appeler cela une ville. Kuala Lumpur est un immense parc où sont dispersés quelques buildings futuristes très beaux, avec un miniquartier chinois au centre et une gare en forme de mosquée.
Le Merlin était un hôtel ultramoderne, à l’écart des autres, au milieu d’une forêt tropicale. Dans le hall, Malko tomba sur une grande photo de Kim-Lang en robe de lamé. Il eut un petit choc au cœur. Elle était incroyablement belle. Il se renseigna à la réception : la chanteuse habitait l’hôtel, au penthouse du vingt-deuxième étage.
On les logea au quinzième. Une suite luxueuse donnant sur un temple. Malko, dès qu’il restait debout cinq minutes, était pris de vertige. Mais il annonça à Thépin :
— Je vais voir cette Kim-Lang. Il vaut mieux que vous restiez là.
La Thaï le foudroya du regard :
— Pourquoi ?
— Parce que c’est plus politique, glissa Malko en refermant la porte.
Il se méfiait des réactions d’une jeune femelle jalouse. L’ascenseur le mena jusqu’au vingt-deuxième étage. Il n’y avait qu’une porte, un lourd battant d’acajou massif. Malko frappa deux fois avec sa chevalière.
Une interjection incompréhensible lui parvint de l’intérieur. Malko tourna résolument le bouton et entra.
La minuscule entrée donnait directement sur une grande pièce au sol recouvert de moquette blanche. D’immenses glaces bleutées donnaient la sensation de se trouver en plein ciel. Une Asiatique était étendue sur un divan, drapée dans un peignoir de soie noire, occupée à se faire les ongles. Il supposa que c’était Kim-Lang. Elle leva un regard stupéfait sur Malko et resta le pinceau en l’air.
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle en anglais, d’une voix sèche.
— Mais vous m’avez dit d’entrer, répondit de bonne foi Malko.
— J’ai dit d’entrer au garçon, pas à vous, siffla Kim-Lang. Sortez immédiatement.
Elle avait des traits ravissants. Un fin visage de camée taillé dans du jade dont il avait la dureté. D’une beauté insensée. Les grands yeux sombres foudroyaient Malko comme s’il avait été un cafard sorti de dessous un meuble.
La Chinoise se leva et le peignoir s’écarta une seconde, découvrant ses jambes jusqu’au ventre. Elle était nue. Kim-Lang rabattit vivement la soie autour d’elle et marcha sur Malko, vibrante de rage. Il avait refermé le battant et attendait, debout au milieu de la pièce.
— Vous allez sortir, oui ou non ?
La charge de la Brigade légère. Elle s’arrêta à dix centimètres de lui, si près qu’il sentait son parfum. Elle avait peut-être d’affreux défauts, mais elle était soignée de sa personne, Kim-Lang.
— Si vous voulez me voir, vous n’avez qu’à venir ce soir au spectacle.
— J’ai l’impression que le spectacle est ici, fit paisiblement Malko.
Contournant la furie, il s’assit tranquillement sur le divan. On ne l’avait pas invité, mais sa blessure le faisait trop souffrir. Et même si le ciel lui tombait sur la tête, il était décidé à mettre les pieds dans le plat.
Kim-Lang ne fit qu’un bond jusqu’à une valise posée sur une chaise. Elle y plongea la main et en sortit un pistolet automatique noir qu’elle braqua sur Malko : un Beretta 7,65.
Celui-ci éprouva un frisson désagréable : le chien extérieur était relevé. Et le canon braqué juste sur son nombril, par une main parfaitement ferme. Le secret de la défense étant dans l’attaque, il lança :
— Vous allez me tuer comme Jim Stanford ?
Une seconde, la fille resta pétrifiée. Puis ses yeux se fermèrent presque et elle murmura, sans baisser le canon de son arme :
— Qui êtes-vous ? Comment connaissez-vous Jim Stanford ?
D’après le ton de sa voix, elle se souciait de l’Américain comme de son premier caniche, mais il y avait de la peur dans ses yeux.
— Je suis un ami de Jim, dit Malko. Il était décidé à jouer cartes sur table.
— Que faites-vous ici ?
Il leva sur elle ses yeux dorés pleins d’une fausse candeur :
— Je cherche Jim. Je pensais qu’il était avec vous. Vous n’ignorez pas qu’il a disparu.
Le canon du pistolet se baissa un peu, mais la Chinoise ne posa pas l’arme.
— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? demanda-t-elle d’une voix acide.
— Il est très amoureux de vous, n’est-ce pas ? Vous faites un très beau couple.
Le ricanement de Kim-Lang tenait de la scie musicale et du muezzin.
— Vous êtes fou ! Il est chauve et vieux. Vous m’avez regardée ?
Belle nature.
— Mais il est riche, lança Malko à tout hasard.
Les somptueuses lèvres renflées se serrèrent en un trait fin. La Chinoise avança sur Malko et enfonça brutalement le canon de son arme dans son cou, au-dessous de l’oreille. Il sentait le tremblement de sa main :
— Sale petit maître chanteur, siffla-t-elle. Pourquoi êtes-vous venu ? Je pourrais vous flanquer une balle dans la tête. Je n’ai qu’à dire que vous avez essayé de me voler.
Malko se recula imperceptiblement. Cette mégère ne lui inspirait rien de bon. Mais le canon du pistolet accompagna son mouvement. Difficile de croire que le grand Jim Stanford était amoureux de « ça ».
— Je ne suis pas un maître chanteur, dit-il froidement. Et je crois que cela vous causerait pas mal d’ennuis d’abattre un agent des Services de renseignements américains dans l’exercice de ses fonctions. Jim a disparu. Nous croyons qu’il est en danger et nous essayons de le sauver.
Le beau visage de Kim-Lang se décomposa. Elle fit un bond en arrière comme si Malko avait été un cobra. Mais Malko vit son doigt blanchir quand elle appuya sur la détente du pistolet. De toute sa force, il plongea dans ses jambes. Le coup partit en l’assourdissant et la balle alla se loger dans le mur derrière lui. Déséquilibrée, Kim-Lang tomba sur lui. Au vol, il frappa son poignet et l’arme tomba. En dépit de la douleur de son côté, il parvint à se relever le premier.
Kim-Lang le contemplait, haineuse et égarée en même temps. Il ramassa le pistolet et le posa sur la table ; chaque fois qu’il se baissait, il avait l’impression d’avoir soixante-dix ans.
— Pourquoi vouliez-vous me tuer ? demanda-t-il, un peu essoufflé quand même.
Elle secoua la tête et bredouilla :
— Je ne sais pas. C’est nerveux. J’ai appuyé sur la détente quand vous m’avez dit que Jim était en danger. C’est l’émotion, je pense…
Encore une sérieuse outsider pour les Olympiades du mensonge.
Elle avait retrouvé son sang-froid et semblait aussi inentamable qu’une boule de cristal.
Lentement, elle rajusta son peignoir. Mais cette fois elle ne le ferma pas aussi hermétiquement, laissant apercevoir la naissance de deux seins anormalement gros pour une femme de sa race.
— Qu’est-il arrivé à Jim ? demanda-t-elle.
— Je pensais que vous pourriez me le dire, répliqua Malko. Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
Il lui raconta rapidement sa disparition, en omettant de parler de la tentative de meurtre dont il avait été victime.
Elle s’assit, croisant les jambes très haut. La mégère s’était métamorphosée en onctueuse femelle fragile.
— Je ne l’ai pas vu depuis un mois, quand je suis partie de Bangkok, dit-elle. Avant de venir ici, j’ai chanté à Penang et à Singapour.
— Il ne vous a pas donné de nouvelles ?
— Non.
— Et cela ne vous a pas étonnée ?
Cette fois, elle haussa carrément ses jolies épaules.
— Les hommes sont parfois bizarres. On croit qu’ils tiennent à vous et ils vous oublient vite. Jim a une vieille femme. J’ai cru qu’il était revenu vers elle.
Toute la perfidie féminine tenait dans la dernière phrase.
Malko sentit qu’il n’en tirerait rien de plus. Il y avait quand même quelque chose d’étrange dans son attitude. Et, elle avait bel et bien tenté de le tuer.
Mais elle ne cachait pas Jim dans une des poches de sa robe de chambre. Il vérifierait facilement à l’hôtel si l’Américain s’était montré.
— Je vois que vous ne pouvez pas m’aider, dit-il. Je vais donc repartir pour Bangkok.
Elle se leva et vint vers lui, le visage offert. Elle s’approcha à frôler Malko. Il sentait qu’il n’avait qu’un geste à faire pour la prendre dans ses bras et qu’elle ne se défendrait pas.
— Vous avez des yeux extraordinaires, murmura-t-elle.
— J’ai failli ne plus en avoir qu’un.
Son visage se rembrunit, mais elle fit un effort pour sourire de nouveau.
— Je serai de retour à Bangkok dans trois jours, dit-elle. Cela me fera plaisir de vous voir. Même si vous n’avez pas retrouvé Jim.
— Qu’est exactement Jim Stanford pour vous ? demanda-t-il.
Les yeux ne cillèrent pas.
— Il m’a fait la cour. Avec beaucoup de persévérance je dois dire.
C’était dit avec un sérieux imperturbable.
— Vous… vous avez été sa maîtresse ? Kim-Lang se ferma, offensée :
— Je lui ai cédé une fois, un peu par pitié. Il en avait tellement envie.
— Vous mentez, répliqua calmement Malko. Vous étiez ou vous êtes la maîtresse de Jim. Depuis longtemps. Pourquoi ne dites-vous pas la vérité ?
La jolie bouche de Kim-Lang cracha un mot ordurier. Elle se jeta sur lui, vomissant des injures en chinois et en anglais. Les ongles rouges balayèrent l’espace et Malko sentit une brûlure sur sa joue droite. Tout contre lui, elle envoya son genou à toute volée, dans le bas ventre. Il esquiva de justesse et tenta de lui saisir les poignets.
Elle revint à la charge, les griffes en avant. Ses yeux brillaient de haine. À dix centimètres, elle cracha au visage de Malko.
Excédé, il la repoussa assez violemment pour qu’elle aille s’étaler sur le divan. Le peignoir s’ouvrit de nouveau. Mais l’heure n’était pas à l’érotisme. Malko eut le temps de se jeter sur la porte de la chambre et de la refermer, avant que la tigresse ne reparte à l’assaut.
Sur le palier, il s’arrêta une seconde, épuisé. Son côté lui faisait atrocement mal. Avec précaution, il tâta sa joue et ramena encore du sang. Elle l’aurait mis en pièces.
Dépité, il reprit le chemin de sa chambre. Il n’en savait guère plus. La colère de Kim-Lang pouvait avoir des motifs parfaitement légitimes.
Bon. Jim Stanford avait une maîtresse. Mais tous les hommes qui ont des maîtresses ne disparaissent pas. Il ne voyait pas comment la Chinoise pouvait être mêlée à la disparition de Jim.
Thépin l’attendait, étendue sur le lit, toute habillée. Elle sauta sur ses pieds en le voyant.
— Vous avez essayé de la violer ! s’écria-t-elle d’un ton accusateur.
Décidément, elle ne pensait qu’à cela.
Malko mit bien cinq minutes à lui faire comprendre qu’une femme pouvait vous griffer sans qu’obligatoirement on attente à sa vertu. Un peu calmée, Thépin consentit à soigner ses blessures.
— Nous n’avons plus rien à faire ici, dit Malko, nous pourrons partir demain matin.
Il lui raconta son entrevue avec Kim-Lang.
— Je ne comprends pas pourquoi nous sommes venus voir cette putain, dit-elle, acide.
Malko soupira :
— Je ne peux négliger aucune piste.
La Caravelle de la Thaï International glissait doucement au-dessus de la mer de Chine. Le ciel était limpide, piqueté de myriades d’étoiles. Thépin et Malko venaient de dîner copieusement et se reposaient, le dossier de leur fauteuil incliné à fond. Thépin, frileuse, avait étalé une couverture sur leurs genoux.
Ils restèrent ainsi plusieurs minutes, sans bouger, sans rien dire.
— Pourquoi voulez-vous tellement retrouver Jim Stanford ? murmura Thépin.
Malko sortit brutalement de son euphorie :
— Parce que je suis payé pour le faire. Et que c’était mon ami.
— Jim Stanford est mort, affirma Thépin. C’est du temps perdu. Vous devriez me laisser vous emmener dans le Nord, à Chieng-Mai. C’est mon pays.
— Nous irons après.
— Après, vous partirez.
Brusquement, elle se détacha de lui, boudant.
— Je ne sais pas très bien ce que je vais faire à Bangkok, admit Malko. Je n’ai plus aucune piste. J’ai l’impression que je suis le seul à me préoccuper du sort de Jim.
La Caravelle commença à descendre. Ils approchaient de Bangkok. Thépin se leva pour aller aux toilettes, laissant son sac. Rapidement, Malko l’ouvrit et le fouilla, rougissant intérieurement. Si son père le voyait, il devait se retourner dans sa tombe. Il ne trouva rien. Aucun papier, sauf des notes en thaï, impossibles à déchiffrer.
Elle revint, plus belle que jamais, juste à temps pour attacher sa ceinture.
— La Thaï International vous souhaite un bon séjour à Bangkok, gazouilla quelques minutes plus tard l’hôtesse en sarong.
Les roues touchèrent doucement le sol. Malko soupira. Il repartait pratiquement à zéro. Quatre jours après son arrivée, il ignorait toujours où se trouvait Jim Stanford, s’il était encore vivant et même pour quoi il avait disparu. Le néant total. Et, de plus, il avait la nette impression que tout le monde lui mentait. Ou c’était une habitude typiquement asiatique, ou tous ceux qu’il avait approchés avaient quelque chose à cacher. Pas encourageant.
Assis au bord de la rivière, Ménam Chao-Phraya, à la terrasse de l’hôtel l’Oriental, Malko réfléchissait en contemplant le trafic sur l’énorme rivière.
Un minuscule sampan glissa le long de la rive, avec une Thaï en chapeau traditionnel et un chargement de poisson séché.
Malko se sentait déprimé. Il étouffait dans cette ville. Cette terrasse était le seul endroit où on respirait un peu à Bangkok, à cause de la rivière. Mais cela n’aidait pas son enquête. Il était désespérément au point mort.
Le colonel White était en mission quelque part dans le Nord-Est.
Pas de nouvelles de Mme Stanford.
Thépin ne lui était d’aucun secours.
Quant à Jim Stanford, c’était à se demander s’il avait jamais existé… Pourtant, on avait bien failli assassiner Malko. Et Sirikit était morte. Malko avait vu le récit du meurtre dans le Bangkok Post. En trois lignes. Meurtrier non identifié. Ce n’était pas un hasard. C’est donc qu’à son insu, il était sur une bonne piste. Mais il avait beau se creuser la tête, il ne voyait pas pour qui il représentait un danger.
Les ravisseurs de Jim Stanford ?
Il était bien incapable de les identifier.
Kim-Lang ?
Bien sûr, il y avait des étrangetés dans sa conduite, mais il ne voyait pas son intérêt dans cette histoire.
Il paya sa consommation. Thépin l’attendait chez elle. Autant passer un moment agréable. Bien qu’avec ses côtes recousues, il eût peu d’inclination pour l’érotisme.
Il montra à un chauffeur de taxi, qui attendait devant l’Oriental, le papier où Thépin avait inscrit son adresse en thaï et se laissa aller sur la banquette. Sa blessure se guérissait, mais la chaleur l’irritait.
Il leur fallut plus de trois quarts d’heure pour traverser la ville, au milieu d’une circulation démentielle.
Thépin embrassa Malko et le fit asseoir à côté d’elle.
— Nous sommes seuls dans la maison, dit-elle avec son délicieux zozotement. C’est le jour de sortie des domestiques.
Pendant quelques minutes, ils flirtèrent sur le divan. Thépin n’offrait aucune occasion d’en faire plus. Quand il saisit son sein à travers la soie mince du chemisier, elle le laissa faire pendant une seconde, puis se redressa d’un seul coup, le visage congestionné, les yeux brillants :
— Voulez-vous que nous allions visiter le Wat-Po ? demanda-t-elle.
— Qu’est-ce que c’est que le Wat-Po ?
— Le temple de l’Aube. Un des plus beaux de Bangkok, sur la rivière.
Malko regarda les portes de bois grandes ouvertes. Des objets d’art partout :
— Mais vous allez abandonner tout cela, sans personne ?
Thépin éclata de rire :
— Bien sûr, les voleurs ne viennent jamais chez les vieilles familles. Ils volent chez les Américains, c’est tout.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. C’est comme ça. Les voleurs ne volent pas n’importe qui, cela ne se fait pas.
Étrange pays.
— Mais enfin, insista Malko, cela doit bien arriver. Je ne sais pas, moi. Un voleur très pauvre, poussé par la faim.
Thépin lissait son chignon.
— Dans ce cas, on rachète les objets aux voleurs. Pour une petite somme. Ils reviennent la nuit les rapporter et on laisse une enveloppe avec de l’argent.
De mieux en mieux.
— Mais comment trouve-t-on les voleurs ? Elle haussa les épaules.
— C’est facile, il y a des gens qui savent tout ce qui se passe à Bangkok. Poy, par exemple, la patronne du Vénus-Bar, sur le port. C’est elle qui fait l’échange.
— Une fois, elle a fait revenir un bas-relief khmer qui était déjà parti pour le Cambodge. Elle retrouve n’importe quoi, parce qu’elle connaît tous les gangsters de la ville.
Poy. Malko grava le nom dans sa mémoire. C’était peut-être une façon inattendue de relancer son enquête. Si cette Poy retrouvait les objets volés, elle retrouverait peut-être un homme disparu. Ce devait être une question de prix.
La conscience tranquille, il se laissa embarquer pour la visite du Wat-Po.