CHAPITRE VII

Un immense marin suédois, sa tignasse blonde poissée de bière dans les yeux, était assis au milieu de la piste, la tête dans ses mains, indifférent aux quolibets et aux coups de pieds que lui décochaient les danseurs au passage. Deux fillettes thaïs d’une quinzaine d’années enlacées aussi sensuellement que si l’une d’entre elles avait été un garçon, les fesses moulées dans des pantalons de lastex et le buste souligné plutôt que caché par un chemisier de soie sans soutien-gorge, se rapprochèrent du Suédois. L’une d’elles glissa un cube de glace volé dans un verre sous sa chemise en pouffant de rire, juste au moment où Malko franchissait la dernière marche conduisant au Vénus-Bar.

En entrant, à droite, il y avait un bar, refuge des pédés et des ivrognes invétérés et en face, l’estrade de l’orchestre.

Tout le reste de la salle était occupé par des tables serrées les unes contre les autres, à l’exception d’une minuscule piste de danse. L’éclairage évoquait assez bien la défense passive. Entre la fumée et les ampoules jaunâtres, on ne distinguait même pas le fond de la salle.

Le Suédois s’ébroua, se dressa brusquement, tituba, attrapa la fille par les cheveux, et, d’une formidable claque, l’envoya s’écraser à l’autre bout de la piste, sur une table pleine de verres.

Puis, il resta à se balancer sur place. La seconde fille debout au milieu de la piste se mit à agonir le marin, sans trop s’approcher, couvrant le bruit de l’orchestre. Le Suédois fit un pas en avant, tira sur le chemisier et arracha tout. La vue de la petite poitrine aiguë, par contre, le calma subitement. Il éclata d’un rire tonitruant, écrasa contre un pilier, comme une mouche, un garçon qui faisait mine d’intervenir et reprit sa sieste au milieu de la piste.

Deux filles emmenèrent les victimes au vestiaire et l’orchestre de rock enchaîna.

Malko s’était faufilé jusqu’au bar. Le Vénus-Bar était bondé. Il faut dire que les marins les plus bourlingueurs le considéraient comme La Mecque de tous les vices, l’endroit le plus drôle de Calcutta à Hong-kong. Situé au bord de la Ménam Chao-Phraya, la rivière de Bangkok, près du port, au premier étage d’un vieil immeuble de bois, c’était le bouge à marins comme on n’en voit plus que dans les vieux films réalistes. On n’y dénombrait guère qu’une demi-douzaine de morts par mois.

Les garçons, bien stylés, déposaient immédiatement les corps sur la place en face des docks, afin que la direction n’ait pas d’ennuis, ou les balançaient purement et simplement dans la rivière.

Un garçon à la veste tachée comme une conscience de politicien guida Malko jusqu’à une table près de la piste où se trouvaient déjà une demi-douzaine de marins et de filles. À défaut de vodka, sa boisson favorite, il commanda une bière singha. Lorsque le Thaï la lui apporta, Malko le retint par la manche et lui glissa à l’oreille :

— Je voudrais voir Poy.

L’autre le regarda, soupçonneux :

— Vous la connaissez ?

— Elle m’attend, affirma Malko, sans se démonter.

— J’lui dirai, affirma l’autre avant de disparaître dans la fumée.

Tout le monde buvait de la bière. L’orchestre de rock jouait comme s’il avait été payé au décibel. Les danseurs s’en moquaient éperdument d’ailleurs. On leur aurait donné du Mozart ou des chants grégoriens, le résultat eût été le même. Incrustées contre de gigantesques marins Scandinaves, les petites Thaïs échangeaient des plaisanteries salaces tout en excitant suffisamment leurs partenaires sur la bière, à cause du pourcentage. De temps en temps l’un d’eux s’attaquait à la fermeture éclair d’un pantalon et n’évitait une gifle qu’en offrant une poignée de bahts. Ce sont des choses qu’on ne faisait qu’après. D’ailleurs, entre deux danses, la plupart des filles flirtaient ensemble, échangeaient des baisers savants et prolongés.

À l’autre bout de la table, une fille sourit à Malko. Puis, elle se leva et vint directement s’asseoir sur ses genoux. Elle puait le poisson grillé et le patchouli. Dans la pénombre, elle commença à onduler sur Malko, de façon on ne peut plus suggestive et lui susurra à l’oreille :

— You want to danse with me ? I like you[24].

En plus, elle était ivre de mékong. Voyant que Malko ne réagissait pas à sa chevauchée, elle lui prit carrément la main et la glissa dans l’échancrure de son chemisier, la forçant à emprisonner un sein petit, mais parfait. Elle n’avait pas quinze ans.

Malko fut sauvé par le gong. Brusquement et pour une raison que l’histoire n’éclaircira jamais un Danois balança son verre à la figure d’une des mini-entraîneuses. Résigné, l’orchestre s’arrêta et des glapissements montèrent de la piste. Courageuse, la compagne de Malko se leva pour porter main-forte à l’outragée.

Mais un incident aussi banal ne pouvait que se calmer rapidement. Malko voyait avec terreur sa tentatrice revenir quand une voix aiguë et basse en même temps retentit derrière lui :

— Vous vouliez me causer ?

Il regarda : il n’y avait personne. Il commençait à se demander si sa bière n’était pas bourrée de L.S.D., quand la voix reprit, juste derrière le dossier de sa chaise :

— Alors, quoi, on est sourd ?

Cette fois, il baissa les yeux et « la » vit. Une naine.

Elle ne mesurait pas plus d’un mètre de haut. Le visage était assez beau, très chinois, les yeux et la bouche maquillés, le corps bien proportionné. Elle portait une robe ajustée en faille noire, largement décolletée et des talons fins démesurés, qui lui donnaient l’air d’une grande naine.

— Vous êtes Poy ? demanda Malko, abasourdi.

— Oui, et alors ?

Elle fit le tour de la chaise et, grimpant sur les barreaux, s’assit tranquillement sur ses genoux. Ça devenait une habitude.

— Tu voulais me voir ? continua la naine. Alors, tu n’es pas déçu ?

Son anglais guttural était à peine compréhensible.

Éclatant d’un rire strident, elle se pencha à son oreille et lui murmura des propos tellement obscènes qu’il en fut gêné.

— Cinq cents bahts, conclut la naine, pour chiffrer ses propositions. Y compris les deux petites…

Malko secoua la tête. Poy fronça les sourcils.

— C’est pas ça que tu veux ?

Elle dévida calmement un autre chapelet d’abominables suggestions auprès desquelles les divertissements de Sodome et de Gomorrhe n’étaient que d’aimables jeux de patronage. Cette fois Malko mit le holà à son imagination.

— J’ai un business pour vous, dit-il. Si cela vous intéresse de gagner mille dollars.

Poy ferma presque les yeux, et se fit plus lourde sur ses genoux.

— Mille dollars U.S. ?

— Mille dollars U.S.

Ses petites jambes battaient nerveusement à vingt centimètres au-dessus du sol. Elle caressa amoureusement l’alpaga du costume noir.

— Vous les avez ici ?

— Oui, acquiesça Malko, plutôt inquiet.

Au Vénus-Bar, où on vous ouvrait la gorge pour une bière pas payée…

— Et qu’est-ce que je dois faire ? fit-elle, méfiante. Malko laissa tomber :

— On m’a dit que vous connaissiez tout Bangkok. C’est vrai ?

— Vous êtes en cavale ? Déserteur ?

Il secoua la tête et hurla pour couvrir le bruit de l’orchestre.

— Non. J’ai besoin d’un renseignement. Confidentiel. Brusquement, elle sauta de ses genoux et le prit par la main. Horrible sensation. La force d’une adulte avec la taille d’une main de bébé. Poy l’entraîna vers le fond de la salle. Là, c’était le coin des ivrognes. Une douzaine de clients cuvaient leurs bières, affalés sur des tables. Poy en repoussa deux et s’assit, invitant Malko.

— Qu’est-ce que vous voulez ? C’était le moment critique.

— Je cherche Jim Stanford, dit-il. Je suis un de ses amis. Je pense qu’il est encore vivant, quelque part à Bangkok.

Elle ne répondit pas immédiatement. Son visage avait changé d’expression. Elle avait peur. Lentement, elle demanda :

— Qu’est-ce qui vous fait croire que je sais où se trouve Jim Stanford ?

Il haussa les épaules :

— On m’a dit que vous saviez tout ce qui se passe à Bangkok, que vous êtes capable de retrouver n’importe quel objet perdu. C’est vrai ?

Elle hésita, puis admit de son étrange voix grave-aiguë :

— C’est vrai. Mais je ne sais pas ce qui est arrivé à Jim Stanford.

Malko sut immédiatement qu’elle mentait. Elle avait l’air trop effrayée. Ainsi, il y avait bien quelque chose à découvrir.

— Mille dollars, répéta-t-il. Et personne ne saura jamais rien.

Une fille passa près d’eux, enlacée à un marin, et disparut par une petite porte, avec un clin d’œil pour Poy. Un nouveau contingent de marins était arrivé et ils vociféraient au bar. Poy posa sa main minuscule sur celle de Malko et lui souffla dans une haleine de mékong :

— Mille dollars, c’est beaucoup d’argent. Je vais essayer. Je connais quelqu’un qui, peut-être, sait quelque chose. Mais il est dangereux.

Elle lui jeta un regard bizarre :

— Vous voulez vraiment payer mille dollars pour savoir ce qui est arrivé à Jim Stanford ?

— Oui.

Pourvu qu’elle ne lui raconte pas n’importe quoi. Mais dans cet univers crépusculaire, il n’avait pas le choix. Il fallait faire confiance à la naine.

— Je ne veux même pas savoir votre nom, dit Poy. Voilà ce que vous allez faire. Derrière, dans la cour, il y a des chambres. Vous y allez avec une fille d’ici. Dès que je saurai quelque chose, je viendrai. Personne ne se doutera de rien. Après, je ne veux plus vous revoir, jamais. D’accord ?

— D’accord.

— Faites voir l’argent !

Sous la table, Malko sortit une liasse de billets de cinquante dollars. Poy les caressa rapidement puis sauta de sa chaise et fila vers un groupe de fillettes à côté de l’orchestre. Elle revint, blaguant avec toutes les tables, tapant sur les fesses d’une taxi-girl, traînant une grande brune, avec un énorme chignon et une robe bleue bouffante serrée à la taille.

Elle sourit à Malko et Poy lui expliqua, en anglais :

— Donnez-lui cent bahts et faites comme si vous étiez un client ordinaire.

Elle fila aussitôt et Malko la vit virevolter sur la piste, découvrant ses cuisses gainées de bas noirs. Ce qu’on appelle une ambiance saine.

Déjà la fille brune entraînait Malko par la main vers la petite porte où il avait déjà vu disparaître un couple. Elle donnait sur un escalier de bois extérieur. Ils se retrouvèrent dans une cour éclairée par un lumignon. Dans l’ombre, Malko aperçut un taxi avec un couple faisant l’amour à l’intérieur, le chauffeur sommeillant sur son volant.

Un petit vieux montait la garde au pied d’un escalier délabré. Il y eut un échange de paroles incompréhensibles pour Malko puis la fille l’entraîna dans l’escalier branlant qui débouchait sur un couloir desservant une dizaine de portes. La fille ouvrit la troisième.

Malko se retrouva dans une pièce meublée succinctement d’un lit et d’un lavabo tellement sale qu’il en était noir. Les cloisons n’arrivaient qu’à mi-hauteur ce qui permettait de se faire une idée assez juste de ce qui se passait dans les autres chambres.

Dégoûté, Malko s’assit sur le bord du lit. Jamais de sa vie, même lorsqu’il fuyait les tueurs en Autriche[25], il n’avait été dans un endroit aussi sordide. S’il n’avait pas fallu retrouver Jim Stanford coûte que coûte, il se serait sauvé à toutes jambes. La fille le regardait en souriant. Pour éviter les complications, il lui tendit un billet de cent bahts qu’elle fit disparaître dans son corsage. Elle sourit et rassembla tout son anglais.

— You, number one.

Ce qui était incontestablement un compliment. Aussitôt, elle s’accroupit près du lit et commença à délacer les chaussures de Malko. Puis, elle enleva les chaussettes et les plia soigneusement, sur la chaise.

Malko tenta de défendre son pantalon, mais avec des mots inintelligibles et des éclats de rire, la Thaï s’en empara et le plia à son tour sur la chaise. Malko ne le quittait pas des yeux, il contenait les mille dollars. Il n’avait pas pris d’arme : inutile d’attirer l’attention sur lui en cas de rafle ou de coup dur, au Vénus-Bar.

Avec la même dextérité, la fille vint à bout de ce qui restait. Devant le pansement elle eut une mimique désolée mais n’insista pas. Heureusement. L’air conditionné était inconnu dans cette annexe du Vénus-Bar. Il y régnait la même chaleur gluante qu’à l’extérieur.

Elle, par contre, n’avait même pas ôté ses chaussures. Il comprit très vite pourquoi. La première piqûre de moustique lui fit faire un bond sur le lit. Sa partenaire constata d’un air désolé :

— Mosquitos, no good[26].

Ce n’était pas une chambre, mais un élevage de moustiques. Une énorme fourmi volante traversa même la pièce… Pas très favorable à la volupté. Pourtant, la fille voulait à tout prix en donner à Malko pour ses cent bahts. Plusieurs fois, il l’écarta gentiment. Chaque fois, elle éclatait de rire et revenait à l’assaut, essayant une caresse un peu plus compliquée et s’exclamant en anglais You Dirty, you Dirty[27]. Elle se demandait visiblement quelles abominations il fallait pour satisfaire ce Blanc. Par politesse, plus que par désir, Malko tâta sa robe ; extraordinaire : tout était rembourré, partout ; la fille devait être maigre comme un clou.

Enfin, épuisée, elle se reposa à côté de lui. Par gestes, elle lui fit comprendre son nom : Chieng-Mai. Puis elle toucha ses yeux, répétant :

— Number one, number one.

Voyant que cet étrange client ne souhaitait pas se livrer aux mêmes distractions que dans les autres chambres, elle se contenta de chasser vigoureusement les moustiques à grandes claques qui retentissaient dans toute la pièce. Les voisins devaient se demander quelles voluptés inédites ils expérimentaient…

Malko regarda sa montre : ils étaient là depuis une demi-heure. Le bruit de l’orchestre du Vénus-Bar leur parvenait faiblement. Aucun signe de vie de la naine. Peut-être avait-elle seulement voulu pousser à la consommation de chair fraîche… Pourtant l’appât de mille dollars – vingt cinq mille bahts – avait de quoi la tenter. Malko réalisa soudain que personne ne savait où il se trouvait. Pas même Thépin, à qui il avait emprunté la Mercedes, prétendant qu’il allait voir le colonel White. Et un corps devait vite disparaître dans les eaux boueuses de la Ménam Chao-Phraya.

Chieng-Mai le contemplait avec curiosité. Il lui sourit. C’était à peu près leur seul moyen d’échange.

Soudain, il y eut un remue-ménage dans l’escalier. Des voix de dispute. Puis un martèlement rapide de hauts talons dans le couloir et un cri de femme. Perçant, insupportable. Malko avait déjà bondi sur ses vêtements. Chieng-Mai se leva d’un saut et cria une longue phrase en thaï.

Un choc ébranla la porte de bois. Puis la voix de Poy cria en anglais :

— Open up.

Son appel se termina en un gargouillis atroce.

Malko arracha presque le panneau. La porte s’ouvrait vers l’intérieur. Il eut du mal à la remuer car elle était retenue par quelque chose de lourd : Poy, la naine, cramponnée des deux mains à la poignée, le regard vitreux.

Malko jura.

Elle était clouée à la porte par un long poignard qui la traversait de part en part et dont le manche lui sortait dans le dos, à hauteur de l’omoplate gauche. Comme une chouette. Brusquement ses mains lâchèrent. La lame la déchira un peu plus et elle poussa un râle inhumain, la poitrine arrachée. Désespérément ses petites mains griffèrent la paroi de bois.

Malko se précipita, la soutenant sous les aisselles. Derrière lui, Chieng-Mai hurlait en chinois et en thaï. Des gens sortaient de toutes les chambres, des filles à moitié nues, un Américain gringalet en maillot de corps.

Surmontant son dégoût, Malko arracha le poignard de la porte, tirant du même coup Poy en arrière. Il retendit avec précaution sur le côté. Le sang coulait à gros bouillons de son horrible blessure. Pas besoin d’être médecin pour voir qu’elle était mourante.

— Qui vous a frappée ? demanda Malko.

Poy ouvrit les yeux, essaya de parler. Malko pencha son oreille sur ses lèvres. Il entendit un murmure de mots incompréhensibles qui s’étrangla en râle.

Les yeux fixes, Poy ne bougeait plus. Son petit corps semblait plus grand dans la mort. Chieng-Mai poussa un cri perçant et s’agenouilla près de la naine, le visage couvert de larmes. L’Américain de la chambre voisine vêtu d’une paire de lunettes et d’un caleçon rayé, poussa une exclamation étranglée en voyant le cadavre. Malko rentra dans sa chambre et s’habilla à toute vitesse. Fou de rage. Quelqu’un le narguait, chaque fois qu’il allait apprendre quelque chose, l’inconnu frappait. Car c’était le même qui avait essayé de le tuer, qui avait coupé la gorge de Sirikit et tué Poy. L’homme qui savait ce qui était arrivé à Jim, il en était sûr. Bousculant un groupe de filles, il s’engouffra dans l’escalier. À la dernière marche, il buta sur un corps étendu. Le vieux Thaï qui lui avait désigné la chambre gisait par terre, sur le dos, le visage couturé d’une vilaine blessure.

Malko traversa la cour en courant et poussa la porte qui donnait sur la place. Déjà, derrière lui, c’était un concert de cris et d’appels.

La Mercedes n’était pas garée loin. Il s’installa au volant et démarra. Il se souciait peu de rencontrer la police thaï. Il était si pressé qu’il se perdit dans le dédale des petites rues et se retrouva deux fois, dans un cul-de-sac au bord de la rivière. Il se souvenait des conseils de Thépin. En lui donnant les clés elle lui avait recommandé :

— Faites attention. La circulation est dangereuse à Bangkok. Si vous avez un accident, enfuyez-vous. Après on discute avec la famille. Si vous écrasez un bonze, c’est très ennuyeux, cela coûte cent mille bahts. Pour un Thaï, c’est dix mille seulement. Et on ne paie rien pour un farang[28] un cobra ou un hindou…

Malko avait donc fait très attention à ce qui passait sous ses roues. Ce n’était pas une petite affaire d’arriver au Vénus-Bar. Il fallait suivre pendant des kilomètres New Road qui s’appelait désormais Charoung rang et suivait la rivière, vers le sud de la ville. Il avait découvert le Vénus-Bar presque par hasard, en s’engageant dans toutes les petites ruelles à sa gauche. Le bar donnait sur une place cernée par les docks et le port. Un vrai coupe-gorge. Et c’était presque aussi difficile de retrouver le centre de la ville. Enfin, il s’engagea dans une grande avenue et la suivit. Ses pensées étaient plutôt moroses. On avait assassiné Poy pratiquement sous ses yeux. S’il était revenu au Vénus-Bar au lieu d’attendre tranquillement en compagnie de Chieng-Mai, il aurait vu l’homme à qui parlait la naine. Son assassin.

C’est beaucoup plus tard, dans l’avenue Pattagong, en longeant les douves du château royal de Chittlada, dans un coin absolument désert qu’il se demanda s’il n’était pas suivi. Un Sam-lo, derrière lui, avait brûlé deux fois un feu rouge.

Instinctivement, il leva le pied de l’accélérateur. Ça ne pouvait signifier qu’une chose. L’assassin ou les assassins était à ses trousses à lui.

Il éprouva à la fois un peu de panique et une sorte de volupté. Enfin, il ne se battait plus contre des fantômes. Il allait voir le visage de ceux qui savaient la vérité sur Jim Stanford. Il était sans arme, mais la curiosité fut plus forte que la peur.

Alors, il se laissa rattraper. Il vit grandir dans le rétroviseur le petit Sam-lo. À la lueur d’un réverbère il aperçut un homme seul à l’arrière, le visage dissimulé dans l’ombre.

Il ralentit à un feu rouge. De chaque côté de l’avenue, les douves du Palais Royal, pleines d’une eau nauséabonde, faisaient deux taches sombres.

La Mercedes stoppa. Le Sam-lo ralentit à son tour mais continua d’avancer, à la gauche de la voiture, Malko allait voir le visage de l’homme qui le poursuivait. Les yeux dans le rétroviseur, il guettait la tache claire dans le Sam-lo. Puis tout se passa très vite. Le Sam-lo redémarra bien que le feu soit toujours au rouge. Son passager bondit à terre et dans le même mouvement agrippa la poignée de la portière de la Mercedes en l’ouvrant brutalement.

Malko surpris n’eut pas le temps de se cramponner à son volant. Son agresseur le saisit par l’épaule et le tira hors de la voiture. Il tomba sur le goudron encore chaud, entre les jambes de l’inconnu et vit briller la lame d’un poignard. D’un effort désespéré, il réussit à se dégager.

Le Thaï plongea sur lui et ils roulèrent ensemble sur le bas-côté herbeux. De toutes ses forces, Malko tenait le poignet armé. Il n’oublierait jamais l’odeur sucrée et fade qui émanait de son agresseur. Le Samlo avait disparu et la Mercedes restait toute seule au milieu du carrefour.

Les deux hommes luttaient en silence. Pendant quelques secondes, Malko eut le dessus, il en profita pour faire valser le poignard, avec une clé au poignet de son adversaire. Brutalement, celui-ci se dégagea, recula d’un mètre et s’accroupit dans une position bizarre, les deux bras tendus en avant à l’horizontale.

« Le karaté » eut le temps de penser Malko.

L’homme se jeta en avant avec un cri rauque. Les tranchants de ses mains claquèrent sur le crâne de Malko au-dessus des oreilles. Celui-ci crut que sa tête explosait. Etourdi, il glissa en arrière. Amèrement, il pensa à la sentinelle royale dans sa guérite, devant qui il était passé, cinq cents mètres plus haut.

Puis, l’eau tiède de la douve se referma sur lui. Il ouvrit la bouche et avala une gorgée qui avait le goût de boue. Suffoquant, il disparut sous l’eau noire. Sa dernière pensée fut pour maudire son imprudence.

Malko revint à lui avec un hoquet qui lui fit cracher un jet d’eau sale et de glaires. Il était étendu sur le bord de la douve, dans l’obscurité. Des gens bougeaient et parlaient en thaï autour de lui. Une lampe électrique puissante, avant de se braquer sur son visage, balaya la scène et il reconnut avec une indicible surprise la silhouette de Thépin, debout près d’un soldat, mitraillette à la main.

À grand-peine, il se souleva sur un coude. Sa chemise trempée et son pantalon collaient à sa peau. On avait ôté sa veste et défait sa cravate. Son cou lui faisait mal et sa blessure avait dû se rouvrir car des élancements sourds tapaient dans ses côtes.

Il ne comprenait pas ce qui était arrivé. Il était sûr de n’avoir pu sortir de la douve tout seul. Et que faisait là Thépin ? En le voyant bouger elle s’agenouilla près de lui :

— Malko, cela va mieux ?

Elle zozotait plus que jamais. L’émotion. Il grogna et demanda :

— Comment êtes-vous là ? Qui m’a tiré de ce fossé ?

Elle rougit :

— Je vous ai suivi depuis votre hôtel. Je pensais que vous alliez retrouver une fille. J’ai vu l’homme vous attaquer. Mais, le temps d’aller chercher un soldat dans sa guérite, il s’était enfui.

— Vous l’avez reconnu ? Elle secoua la tête :

— Non. Le soldat a tiré, mais il l’a raté.

Malko jura à voix basse. Encore raté. Poy était morte. Une fois de plus, il se trouvait dans une impasse.

Le soldat s’approcha et l’aida à se lever. En dépit de la chaleur lourde, il frissonnait. Les quelques curieux qui s’étaient arrêtés regagnèrent leurs véhicules.

— Vous pouvez conduire ? demanda Thépin.

— J’essaierai.

— Suivez-moi. Nous allons chez moi. J’ai dit au soldat que vous iriez demain à la police.

Il remonta dans la Mercedes, toujours arrêtée au milieu du carrefour. Thépin prit la tête dans une petite Datsun. Cinq minutes plus tard, ils entraient chez elle.

Intérieurement, Malko bénissait la jalousie de la jeune fille. Sans elle, il reposerait dans la boue des douves. Définitivement. Il se sentit et réprima une nausée : il puait comme s’il sortait d’une fosse à purin.

La grande maison était déserte et sombre.

— Mes parents sont à Pattaya, expliqua Thépin. Nous sommes seuls.

Elle le prit par la main et le guida jusqu’au premier étage dans une chambre climatisée. Malko fonça dans la salle de bains et commença à se déshabiller. Son pansement était tout maculé de sang. Il n’osa pas l’arracher, craignant de déclencher une hémorragie. Il n’entendit pas Thépin s’approcher.

Une expression très douce sur son visage lisse et hautain, elle ordonna :

— Enlevez ce pansement. Vous avez été dans l’eau sale. Il faut tout nettoyer.

Elle sortit différents flacons d’une armoire à pharmacie et commença à décoller le sparadrap sale.

Quand elle le laissa enfin, il se sentait un autre homme. Elle l’avait lavé et lui avait refait un pansement propre. Seule sa tête le faisait terriblement souffrir. Lentement, Thépin lui massa les tempes du bout de ses doigts imbibés de Baume du Tigre.

Enfin elle le fit s’étendre sur le lit. Il était si fatigué qu’il ferma les yeux immédiatement, le cerveau vide.

C’est la sensation d’un regard posé sur lui qui lui fit reprendre conscience.

Il ouvrit les yeux. Thépin était penchée sur lui. Son beau visage était aussi grave et froid qu’à leur première rencontre.

Mais, contrairement à son habitude, elle s’était maquillée avec beaucoup de soin, les yeux démesurément étirés vers le haut, comme une ancienne gravure japonaise, la bouche délicatement dessinée au crayon. Ses longs cheveux étaient relevés en un chignon compliqué, hérissé d’épingles de jade. Chacun de ses ongles était prolongé d’un étui en or, ce qui donnait à ses mains une allure irréelle.

Elle était drapée dans un sarong pourpre, somptueux et pudique, qui dessinait quand même toutes ses formes.

— C’est ainsi que les mariées se préparaient au siècle dernier, dit-elle à voix basse. Est-ce que cela vous plaît ?

Malko était complètement réveillé.

— Pourquoi cette tenue ? demanda-t-il, bien qu’il ait connu la réponse.

— J’ai décidé de me donner à vous ce soir, dit Thépin, avec gravité. Je vous aime. Je vous ai aimé tout de suite.

Elle s’allongea près de Malko les yeux clos. C’est lui qui la prit dans ses bras, évitant de justesse les épingles prêtes à l’éborgner.

Il était étrangement ému. Ce n’est pas tous les jours que, dans le monde souterrain des barbouzes, l’on rencontre une Thépin.

Longtemps, ils restèrent ainsi enlacés. Aucun bruit ne filtrait à travers les épaisses parois de bois. Le parfum et la chaleur de la jeune fille pénétraient Malko, peu à peu, comme de l’opium, faisant reculer la souffrance de sa tête et de son flanc. Il la regarda, cherchant à savoir ce qui se passait vraiment derrière ce front lisse et bombé. Par moments il avait l’impression d’avoir à faire à une sorte d’oiseau des îles sans cervelle, et à d’autres, il surprenait de redoutables lueurs d’intelligence dans ses yeux en amande.

Elle s’était glissée hors de son sarong ; elle était nue dessous. C’est elle qui se serra contre le corps de Malko, l’étreignant à le briser.

Puis, brutalement, comme si elle avait voulu l’empêcher de réfléchir, ses ongles d’or s’enfoncèrent dans ses reins, le poussant en elle. Il sentit une brusque contraction de son corps, elle cria d’une voix inconnue et l’attira encore plus fort en elle, murmurant des mots incompréhensibles en thaï.

Avec une force insoupçonnable, elle le maintint ainsi de longues minutes. Puis elle releva brusquement la tête et embrassa ses yeux dorés l’un après l’autre.

— Tu es à moi, désormais, murmura-t-elle. Je t’aiderai, mais il ne faut le dire à personne. À personne.

Elle ajouta, avec une pointe de fierté :

— C’est la première fois dans ma famille que quelqu’un se donne à un Blanc. Si mon grand-père était encore vivant, il me ferait battre à mort.

Moyen radical d’éviter les mésalliances. Malko bénit in petto la bronchite qui avait emporté prématurément le vieillard.

Beaucoup plus tard, il demanda à Thépin, un peu honteux quand même :

— Comment penses-tu pouvoir m’aider ?

— Je reviendrai demain avec toi au Vénus-Bar, dit-elle. Et nous retrouverons l’homme qui a tué Poy. C’est ce que tu veux, n’est-ce pas ?

Ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre, Malko, pas très tranquille, se demandant si un ancêtre vindicatif ne rôdait pas dans la maison, prêt à venir venger l’honneur familial. Les éternelles mêmes questions tournaient dans la tête de Malko. Pourquoi voulait-on le tuer, lui ? Pourquoi Mme Stanford mentait-elle ?

Il se promit de reprendre contact le lendemain avec elle. À force de revenir à la charge, elle se couperait peut-être.

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