8.
À l’aide d’un appareil numérique, Lucie Henebelle photographiait les façades de l’entreprise tagguée. Des hommes haut placés vu leurs costumes et leurs grosses berlines – discutaient devant l’entrée avec le lieutenant Pierre Norman, les gestes vifs et le ton dur. Dans la cohorte des costumes sombres, la chevelure rousse du policier flashait comme un départ d’incendie.
Lucie pestait en silence devant l’inutilité de sa tâche. Elle qui rêvait depuis longtemps d’enquêtes dans des caves sombres, d’assassins intelligents, ne récoltait que des miettes. Pourquoi les enfants de parents ordinaires – mère sans emploi, père ouvrier – ont-ils un destin ordinaire ?
Norman s’approcha.
— Pas tendres les costards ! À les écouter, c’est de notre faute ! Alors ?
— Rien de spécial. Deux écritures différentes, donc deux taggueurs. Des propos pas très inspirés en tout cas.
— Ça tombe le jour de la visite de la direction parisienne. Tu peux noter que cent vingt-sept personnes ont été licenciées de l’aciérie voilà six mois. Des ouvriers et des informaticiens. Une purge propre et ordonnée. Nous avons affaire à une stupide vengeance, à tous les coups. S’il fallait creuser, on s’orienterait d’emblée vers les ouvriers. D’après les cravates, les informaticiens n’ont pas la « culture » syndicat, ces propos ne leur collent pas…
Norman fit tinter les clés au fond de sa poche.
— Mettons-nous en route. La petite Cunar a été assassinée à dix kilomètres d’ici et j’aimerais aller jeter un œil.
— Tu ne récupères pas la liste du personnel licencié ?
— Ils vont nous la faxer. Et on a bien plus urgent que ces conneries !
— Etrange, souligna Lucie en lâchant une œillade sur l’issue de secours. Les inscriptions ont été effacées sur cette porte. Comme s’il fallait absolument masquer la phrase.
Norman glissa une main sur le graffiti.
— Une signature qu’ils ont voulu dissimuler ? Un sursaut de lucidité ? Allez, on y va cette fois !
Le jeune brigadier ferma son carnet, sceptique. La signification de ces ratures l’intriguait.
Lucie ressentit une forme d’excitation nouvelle lorsqu’ils arrivèrent à destination. L’absence de la plupart des officiers lui offrait enfin la possibilité de côtoyer le lieu d’un crime autrement que par photos interposées. Le capitaine Raviez n’apprécierait pas sa présence mais, après tout, elle ne faisait qu’obéir à Norman, son supérieur direct.
La voiture s’arrêta derrière une Mégane et un Scénic, au cœur du cimetière de pales géantes. Autour, les usines saturaient l’atmosphère d’une noirceur de lignite.
Lucie salua brièvement un brigadier relégué au rôle de planton et accompagna Norman vers un technicien de la police scientifique. Pas de blouse blanche, de masque en coton, ni même de parka avec l’inscription « Police scientifique ». Juste un type avec un brassard fluorescent, aux mains violettes, à la respiration douloureuse, dévoré par un froid de vingt-quatre décembre.
— Attention où vous mettez les pieds ! signala-t-il en tendant un bras. Encore quelques minutes, le temps que j’en finisse avec ces empreintes de pneus !
Norman pointa le menton en direction d’un cube de tôle, planté à une dizaine de mètres au milieu de longues friches. La salle d’exécution…
— Un rapport avec le crime de la fillette ?
Le technicien désigna de petits sachets transparents étalés sur le dos d’une mallette.
— Plutôt, oui. Ces fragments de phare gauche, prélevés à cinq mètres du début des traces de ripage, prouvent qu’il y a eu choc. J’ai aussi retrouvé une paire de lunettes en très mauvais état, identifiée par l’épouse comme appartenant à Cunar.
— Il aurait été renversé ?
— Renversé et embarqué, puisque son corps a disparu. Le luminol a révélé la présence de sang à plus de neuf mètres du point d’impact, derrière vous.
Lucie se retourna et plissa les yeux.
Neuf mètres ? Sacré vol plané.
— Le plus troublant, c’est qu’on a essayé d’effacer ces traces de sang ! Des microfibres, piégées dans les rugosités de l’asphalte, prouvent qu’elles ont été essuyées.
— Essuyées ? À… à quelle vitesse s’est produit le choc ?
Le technicien se redressa, retira ses gants en latex et enfila ceux en laine.
— J’ai relevé trois traces nettes sur quatre, ce qui induit que les freins ont fonctionné à soixante-quinze pour cent. De tête, mais il faudra que je vérifie sur des abaques au labo, on obtient une vitesse approximative de cent kilomètres heure pour cette largeur de pneus. Quant à la déviance initiale des traces, elle caractérise l’acte non prémédité. Le chauffard a tenté d’éviter l’obstacle, trop tard malheureusement.
Norman s’accroupit au niveau des traces de gomme tandis que Lucie sortait son calepin pour y gribouiller quelques notes.
— Le choc entre un véhicule roulant à cette allure et un humain n’aurait pas causé plus de dégâts au véhicule ? demanda-t-elle, stylo entre les doigts. Genre pare-brise qui explose ?
— Aucunement. Le piéton a été fauché comme un brin de blé. Pour quelqu’un de la taille et du poids de Cunar, l’impact se produit principalement sur le haut du capot. La tête percute la tôle qui absorbe la majeure partie du choc, le corps roule sur le pare-brise avant d’être éjecté vers l’arrière, parfois à plusieurs mètres de hauteur. Contrairement aux idées reçues, lors de ce type de frontal, les dommages occasionnés sur le véhicule sont minimes. Par contre, l’humain meurt sur le coup.
Norman opéra un tour complet sur lui-même et écarta les bras.
— Je ne comprends pas bien pourquoi Cunar n’a pas cherché à éviter le véhicule. Cette route est parfaitement droite. Comment manquer l’arrivée d’un bolide ?
Le technicien leva le doigt.
— Parce que la voiture roulait phares éteints, tout simplement. Et j’en ai la preuve !
Il se plaça au bord de la route, à l’endroit où luisaient encore d’infimes éclats de phare.
— La voiture de Cunar a été retrouvée de l’autre côté du champ d’éoliennes, dans le parfait alignement entre l’endroit où nous nous trouvons et l’entrepôt. Il a donc traversé par ce terrain pour gagner le lieu de rendez-vous et s’est fait percuter de profil, ici même.
— De profil ?
— La branche droite des lunettes était complètement pliée vers l’intérieur et la vis reliant la branche à la monture portait des fragments de peau. La tête a donc percuté la tôle de façon latérale, au niveau de la tempe droite. Cunar marchait vers son objectif, sans faire face au véhicule. Il ne l’a pas vu.
— Oui, mais le bruit du moteur ? demanda Lucie.
— Cette nuit, le vent soufflait fort. Les tracés audiométriques fournis par les exploitants des éoliennes indiquent des pointes de bruits jusqu’à soixante-dix décibels. Combinés avec le souffle du vent, ils se confondent parfaitement avec le ronflement d’un moteur qui tourne à très bon régime. L’ouïe et la vue ont trahi Cunar, ainsi qu’une sacrée part de malchance…
L’homme dont la jeunesse fleurissait au travers d’une acné tenace rangea délicatement les sachets dans sa mallette.
— Mon rapport détaillé et le bilan préliminaire de la bio arriveront sur le bureau de votre capitaine avant la fin de journée, mais sachez aussi que les quatre cinquièmes du phare ont disparu. J’ai fouiné partout sur vingt mètres, rien hormis ces débris ridicules.
— Possible que seule une partie du phare ait été brisée ! conclut hâtivement Lucie.
— Non ! Les dessins et la concavité des éclats indiquent qu’ils proviennent d’extrémités différentes d’un phare gauche. Ces morceaux ont bel et bien disparu ! Un chauffard qui prend la peine de gommer avec tant d’attention les traces de son passage et d’embarquer un cadavre, vous ne trouvez pas ça audacieux vous ?
Il jeta un coup d’œil à sa montre.
— Bon ! Excusez-moi mais je file ! J’ai encore quatre-vingts kilomètres à me farcir avant de rédiger le rapport. Et, comme tout le monde, j’aimerais pouvoir profiter de mon réveillon !
Vingt secondes plus tard, il disparaissait dans un crissement de pneus alors que le capitaine Raviez sortait de l’entrepôt. Moustache sombre sur visage fermé.
— Allons rejoindre le chef, proposa Norman. Lucie marqua un temps d’hésitation.
— Il risque de tiquer en me voyant. Tu ne crois pas que je devrais rester sagement dans la voiture ?
Norman haussa les épaules avant de fondre dans sa veste de cuir. Des tourbillons invisibles frappèrent les éoliennes, leur arrachant des hurlements sinistres…