24.
Rue de la Monnaie, enfin. Portable à l’oreille, le capitaine Raviez battait les plus anciens pavés du Vieux Lille d’un pas de buffle. Bien entendu, il râlait.
Lucie s’adossa à une façade d’antiquaire. En figeant l’instant, elle aurait pu devenir le personnage en lumière d’un vieux tableau flamand, tant il régnait dans ces ruelles l’atmosphère des époques sombres et oubliées.
— Ça devient difficile ! s’énerva Raviez en empochant son portable. On prive les hommes de leurs congés et on leur demande de se couper en quatre ! Interroger le personnel licencié par la veuve Cunar, enquêter dans la zone industrielle, fouiller aux abords des points d’eau conjointement aux pelotons de gendarmerie ! Sans oublier les recherches à partir d’une source infinie de fichiers informatiques et l’élaboration d’une liste des vétos qui ont commandé de la tilétamine ces derniers mois ! Il nous faudrait le double de ressources !
— À propos, que donne la piste des vétérinaires ?
— Une vaste embrouille ! Pour le moment, presque tous les vétos recensés commandent fréquemment de la tilétamine, hormis quelques-uns qui utilisent de la kétamine. Toutes nos lignes d’investigation partent en vrille, noyées dans la masse.
Lucie embraya sur un sujet qui la taraudait.
— Norman se débrouille avec la liste des licenciés de Vignys ?
— Parti sur place interroger le directeur de l’agence nordiste de l’entreprise. Il a le même sentiment que toi sur cette coïncidence troublante. C’est plutôt bon signe, mais là encore une centaine de personnes à filtrer. Pourquoi rien n’est-il simple dans notre métier ?
Le capitaine orienta sa moustache en direction d’une porte massive.
— Allons rencontrer ce Léon… En espérant que les intuitions de ton vétérinaire-vampire nous mèneront à bon port.
À voir l’étroitesse de la façade et le propriétaire – le fameux Léon –, qui sentait le renfermé à plein nez, il sembla à Lucie qu’elle s’apprêtait à empiéter sur le territoire cloisonné et secret d’un rat en fin de vie.
Le taxidermiste ressemblait au fidèle serviteur Nestor des albums de Tintin. Tout en raideur, monoexpressif, engoncé dans un costume rayé trois-pièces qui, à défaut d’élégance, offrait au personnage la prestance d’un conservateur de reliques.
Ils traversèrent un premier local, une sorte de hall ennobli qui les jeta sous un gigantesque dôme de verre lancé au ciel par une architecture complexe, tout en jeu de courbes et de ruptures. Léon y préservait, sous une chaleur artificielle, une jungle tropicale où plantes carnivores, yuccas, lianes, palmiers et brassées de fleurs des îles comblaient l’espace d’entrelacs dépaysants.
L’Amazonie à Lille. Pourquoi pas des ananas au pôle Nord ? On aura décidément tout vu !
L’arche de verdure déversait sa chlorophylle dans un tunnel qui ouvrait sur un second bâtiment de taille modeste, une salle parée de voiles, de faïences, d’orfèvrerie, de marbres translucides et de meubles anciens qui suggéraient une cour royale. Un dédale alambiqué de passages, de galeries en pierre, perdit les policiers dans le poumon de l’habitation fragmentée.
— Il faut être spéléologue chevronné pour trouver son chemin dans cette maison ! plaisanta Raviez.
— Je comprends que cette construction atypique vous étonne, miaula Léon en servant trois verres de vin. N’oublions pas que Lille était, comme son nom l’indique, une île ! À la fin du XVIe, la ville enserrée dans ses remparts contraignait à construire « front à la rue ». On bâtissait des habitations peu larges, tout en profondeur, avec des pièces de taille croissante que l’on reliait par des galeries. On appelle ça le « double parcellaire », un système identique aux poupées gigognes… Vous savez, ces demeures sont, en définitive, à l’image des gens du Nord. Façade sans fioritures mais grande générosité intérieure.
Raviez se gratta le menton, Léon tendit les verres de bordeaux qu’ils n’eurent pas l’audace de refuser. Lucie se demandait quels rapports obséquieux cet être mondain entretenait avec la chauve-souris du zoo. Peut-être un culte pour la différence. Ou l’amour des animaux. Façon scalpel.
La jeune femme dépeça les lieux d’un œil néophyte, intriguée par les pavés de verre du plafond qui éclataient la lumière naturelle en étoiles translucides. Au pied de l’escalier, son regard bloqua sur des bottes en peau de serpent, façon mafieux mexicain. Qui pouvait porter des horreurs pareilles ?
Raviez, en bon flic, s’était chargé de déballer la raison biaisée de leur venue.
— J’aime partager mon vin avec des inconnus, en particulier de charmantes jeunes femmes, expliqua Léon en claquant la langue. Savez-vous pourquoi ?
Lucie leva un sourcil interrogateur. Ça y est ! Léon, le type hyperfringué des « soirées de monsieur l’ambassadeur », allait se lâcher.
— Ce trésor est le sang de mes propres vignobles, il symbolise le fruit de mon amour pour la terre. Quand mon vin glisse le long de votre palais et coule dans vos veines, c’est un peu comme si je pénétrais en vous… Mais… chut !
Une présence se découpa dans l’escalier qui dévalait de l’étage. Une face tirée par la chirurgie esthétique sur laquelle les années semblaient glisser, une peau de galet où la moindre ride se voyait traquée à coups de bistouri ou de silicone. L’onde de soie flotta le long de la rampe, doubla l’assemblée dans un nuage de fumée de cigarette et disparut dans une pièce annexe avec un roulement de fesses qui déchaîna la testostérone de Raviez.
— Ne faites pas trop attention à elle, s’excusa Léon d’un haussement d’épaules. Elle… comment dire ? ne côtoie que ceux de la haute… Elle et moi, on ne fait que se croiser ici…
Une pétasse qui pète dans la soie ! pensa Lucie. Pas trop le style « bottes à peau de serpent ».
— Je passerais bien mon après-midi à boire du vin, embraya Raviez, mais nous sommes en service et…
— Vous êtes pressés. Pourquoi les flics évoluent-ils constamment sur un tapis de braises ?
Parce qu’une petite diabétique est sur le point de mourir ! Et que nous, on tombe en extase devant du jus de raisin !
La salle en « L » dévoila une porte jouxtant une bibliothèque engourdie par la masse des grimoires de taxidermie. Les gonds grincèrent à peine que les narines des policiers se mirent à battre. Le capitaine Raviez confia à l’oreille de Lucie :
— La même puanteur de cuir qui imprégnait les vêtements de la petite Cunar… On est sur le bon chemin…
Léon invita ses hôtes à pénétrer dans la première pièce. Il émanait de ce capharnaüm un désordre de fond de grenier : on aurait dit que l’arche de Noé s’était échouée et que les bêtes en fuite avaient été aussitôt pétrifiées par le doigt divin. Les animaux figés braquaient des museaux menaçants, des langues pendantes. Les épées de pilotons allumaient leurs yeux de verre et lustraient les crocs acérés. Les draperies austères qui ondulaient depuis le plafond coulaient sur des formes trapues, leur conférant l’aspect de fantômes. Dans les angles morts s’entassaient des moules creux, des mannequins poussiéreux, des toiles métalliques, des planches de bois entrecroisées.
— Très… impressionnant, chuchota Raviez en roulant les yeux. On se croirait… au fin fond d’une jungle dont le cœur s’est arrêté de battre – il observa de plus près le poitrail déchiré d’un ours. Ces animaux ont un problème particulier pour que vous les entassiez ici ?
— Ce sont des rebuts, répliqua Léon, des animaux abîmés. Ceux dont les musées ou les clients n’ont pas voulu à la suite de problèmes durant la naturalisation. Parfois les peaux craquent, les poils ne retrouvent jamais leur couleur d’origine ou tombent après un bain d’acide mal dosé. Certains m’apportent des animaux tués à la chasse par une volée de plombs dans la tête ou en plein poitrail. Je tente de masquer les dégâts, mais la mort est un adversaire coriace.
Il parlait avec le même entrain morbide que Van Boost. Lucie trouvait l’endroit fascinant, étranger au monde de la lumière et plongé dans l’obscurité de l’âme. Fixant les crocs en résine d’un renard, elle demanda :
— Comment vous procurez-vous ces animaux ?
Léon se fit une joie de répondre.
— Les moins courants proviennent de zoos ou de réserves. Ils sont destinés à des musées, comme le musée d’Histoire naturelle de Lille, mon plus gros client. Pour les autres, ils sont issus du fruit de la chasse. Sangliers, cerfs, daims, renards, la liste n’en finit pas.
— D’où émane cette odeur de cuir ? intervint Raviez, piégé entre les pattes d’un ours momifié.
— De l’atelier, au fond. Ce que l’on appelle le tannage. Un bain d’acide tannique ou de tannin rend la peau plus souple, solide et surtout imputrescible.
Raviez frissonna jusqu’aux extrémités de sa moustache. Un mot venait de résonner dans sa tête.
— Vous avez dit tannin ? Le tannin ?
— Hé bien oui ! Tannin, tannage ! Tannage, tannin ! Simple comme bonjour, non ?
— Le tannin issu des vignes, celui que l’on retrouve dans le vin ?
— Bien sûr ! Le tannin est l’un des principaux constituants de base du vin rouge.
Raviez tapa du poing contre sa paume ouverte. L’évidence fleurissait depuis le début devant ses yeux. Il s’enflamma :
— Dans ce cas, le tannin provient forcément de l’écorce des arbres, n’est-ce pas ?
— Vous avez raison de le souligner, approuva Léon. Les nostalgiques, les puristes, extraient encore leur tannin eux-mêmes en broyant de l’écorce. On peut se procurer des bains tout prêts dans n’importe quel magasin spécialisé, ce qui n’empêche pas certains férus de persister… Vous savez, le taxidermiste est à la fois chimiste, anatomiste, chirurgien, couturier et sculpteur, mais surtout un grand passionné.
Raviez et Henebelle échangèrent un regard rapide. Le capitaine ajouta :
— L’écorce de pin des Landes, type celle que l’on achète en jardinerie, peut convenir ?
— Évidemment. Tous les arbres produisent du tannin en plus ou moins grande quantité. Le chêne se classe au rang des meilleurs fournisseurs, mais les résineux genre pin des Landes peuvent très bien faire l’affaire.
Tout concordait. Les fibres prélevées entre les sillons des semelles de Mélodie Cunar provenaient d’écorces de pin utilisées pour le tannage des peaux. L’assassin de Cunar avait un penchant particulier pour la taxidermie, cet art de préserver la vie animale au-delà de la mort.
— Bien joué capitaine, souffla Lucie au moustachu. Votre amour du vin est tout à votre honneur !
Raviez répondit par un clin d’œil complice. À présent, ils ne cherchaient plus un simple vétérinaire, mais un vétérinaire-taxidermiste, amoureux des bêtes à la vie à la mort.
Les policiers matraquèrent Léon de questions, avant qu’il ne les invite à le suivre dans le dédale des « recalés ». Dans la forêt de poils et de gueules, Lucie s’imaginait l’univers du tueur, un monde habité d’êtres empaillés, de caves lugubres où il entreposait ses trophées éternels. Des loups, des singes, des wallabies. Toujours des femelles. Pourquoi ? Elle songea au livre qu’elle pressait sous son blouson. La biographie de Pirogov, sa thèse sur la ligature de l’aorte. L’assassin utilisait une technique différente en incisant le péricarde, vampirisant la bête par les artères iliaques. Un recueil traitant du sujet, de cette méthode parallèle, devait forcément exister quelque part ! Il faudrait retourner à la bibliothèque, interroger des spécialistes, fouiller davantage. Disposer de temps. Précisément ce dont ils manquaient… Combien de temps Éléonore ? Combien de temps ?
Et si le tueur avait créé sa propre technique de ligature ? Oui mais dans tous les cas, il a forcément puisé sa science quelque part. Fac de médecine ? École vétérinaire ? Université ? Traités médicaux ? Internet ? Large tout ça. Trop large ! Réduis ton champ d’investigation ! Resserre les liens ! Utilise ce dont tu disposes, c’est-à-dire Léon !
— Les capucins sont-ils difficiles à naturaliser ? demanda-t-elle en se décrochant du fil de ses pensées.
— Les capucins ? Mon ami Van Boost m’a parlé de ce vol étrange. Parce que vous pensez à un taxidermiste ?
— Bien possible. Pourriez-vous répondre à la question ?
— Ces petits singes ont la peau extrêmement fragile. De plus, leur anatomie, la forme et la finesse de leur gueule notamment, s’avère complexe. Faisable, mais dans ce cas, votre homme est un as. Thèse confirmée par le fait qu’il broie son tannin lui-même.
Lucie tenta de faire jouer l’aspect chronologique des enlèvements, souvent synonyme d’évolution, de progression des esprits meurtriers.
— Les wallabies sont plus faciles à naturaliser que les loups, et les loups plus faciles que les capucins, c’est bien ça ?
— Non, les trois présentent des difficultés sérieuses. Naturaliser un loup nécessite de la patience et de l’organisation à cause de son volume important. Un singe capucin demande une dextérité extrême et des outils performants, parfaitement aiguisés. Quant au wallaby… je n’en ai jamais naturalisé mais… sa structure squelettique est complexe, tout en ruptures. L’habillage doit se révéler très délicat… Disons que celui qui naturalise ces trois animaux n’a quasiment aucune faille dans notre art.
Lucie notait les remarques sur son carnet. Elle demanda encore :
— Si notre homme n’est pas un novice, comment s’est-il procuré ses premiers animaux ? Comment a-t-il débuté ? Bref, comment devient-on taxidermiste aguerri ?
Léon répondit du tac au tac.
— Il a pu d’abord travailler sur des oiseaux. Soit capturés, soit achetés dans des animaleries. Puis il change de catégorie, avec de tout petits mammifères, genre écureuil, furet, fouine. S’il n’est ni chasseur ni en relation avec des zoos ou des fournisseurs d’animaux… Hmm… il va difficilement… plus loin…
Lucie rebondit sur son hésitation.
— Et dans le cas où il veut pousser plus loin ? S’attaquer à du plus gros ? Par passion, par folie ?
La bouche de Léon se rétrécit.
— Hormis les vols dans les zoos ?
— Hormis les vols dans les zoos…
— Hmm… Les cas marginaux existent, comme partout. N’y a-t-il pas des ripoux dans votre propre corps de métier ? En taxidermie, c’est pareil. Un infime pourcentage de tarés qui noircissent l’image de notre profession.
— Nous vous écoutons, intervint Raviez.
Léon se tourna vers le moustachu, l’œil noir.
— Les animaux de compagnie… Des fous de chats qui les empaillent par centaines. Persans, angoras, siamois, birmans. Des accros de chiens qui ne les aiment qu’une fois naturalisés. Les acheter leur coûterait une fortune. Où se les procurent-ils ? Dans les SPA ou les refuges, tout simplement. Existe-t-il meilleur fournisseur d’animaux pour les amis des bêtes ?
Lucie assimilait les informations à la manière d’un buvard qui boit de l’encre. Devant l’énervement apparent de Léon, elle termina avec une dernière question. Primordiale.
— Vider les bêtes de leur sang par les artères iliaques, ligaturer l’aorte à la base du cœur, est-ce un procédé utilisé par les taxidermistes ?
— Non, on ne dissèque pas les animaux, on les dépouille de leur peau, grande différence. On incise le poitrail sur toute la longueur en prenant garde de ne pas percer la paroi abdominale, puis on ôte la peau comme si on enlevait la chaussette d’un pied. Dans le cas où l’on n’utilise pas de mannequin, on garde le squelette. Tout ce qui est organes, sang, chair vole à la poubelle. D’autres questions ?
Les policiers firent non de la tête.
— Maintenant, allons dans l’atelier, si vous le voulez bien…
Léon glissa une main sur un de ses locataires poilus, un genre de caresse post mortem, écarta un rideau et dévoila l’atelier de taxidermie, sans fenêtre, un condensé de propreté et de modernisme, écrasant de monochromie. Sol et murs carrelés en blanc, une palanquée d’outils qui allaient de l’instrument de pure précision aux burins ou limes du bricoleur standard. Bref, de quoi opérer un œil de colibri ou pulvériser un tibia de mammouth. Les torsades d’effluves chimiques, l’odeur rance des peaux mortes, les poitrails d’animaux ouverts et écartelés comme la toile tendue d’un canevas chahutèrent les organes des policiers.
L’imperturbable clone de Nestor brossa d’un peigne métallique le scalp sanglant de ce qui avait dû être une bestiole quadrupède désormais réduite à deux dimensions.
— Il vaut mieux bien brosser avant le bain organométallique, envoya-t-il d’une voix mécanique, pour éliminer un maximum de saletés. Une somme de détails insignifiants qui mènent au désastre s’ils ne sont pas respectés…
Le capitaine orienta deux yeux dégoûtés vers des bonbonnes rangées derrière la vitre d’une armoire.
— Certains des produits que vous utilisez peuvent-ils endommager la peau, les mains plus précisément ?
— Évidemment ! L’eau oxygénée, l’acide formique ou l’isocianat sont très corrosifs. On joue avec la mort, mais dans la plus grande prudence. Lors des phases délicates, aucun taxidermiste ne travaillera sans gants ni lunettes. Une petite projection et hop ! Un œil qui saute !
Alors que Raviez discutait avec le faiseur de mort, Lucie fondit dans ses pensées. La jeune femme ne pouvait chasser de sa tête la phrase prononcée par Van Boost, le vétérinaire du zoo : « À mon avis, vous avez en face de vous une veuve noire qui tue les mâles et glorifie les femelles au point de les rendre immortelles. » Léon avait été formel. Quel que soit le sexe de l’animal, le procédé de naturalisation demeurait en tout point identique et l’esthétisme exigeait de supprimer les appendices mâles.
La raison du choix de l’assassin, cette barrière des sexes, n’était donc ni visuelle ni pratique, mais purement morale, en rapport avec son passé, ses impulsions, les tourbillons internes qui le contraignaient à agir. La mutilation résultait-elle de son dégoût des hommes ?
La taxidermie d’un côté, les enlèvements de l’autre. Un premier rapt en partie motivé par l’argent, mais le second ? Dans quel état retrouverait-on le corps de la petite diabétique ? Paré d’un sourire grotesque ? Serré dans une robe de chambre à ruban rouge ? Quel rôle jouaient les poupées dans cet univers de mort ? Les Beauty Eaton de sa génération, et de celle de l’assassin, probablement… Quel âge pouvait-il bien avoir ? Vingt-cinq, trente ans ?
Lucie observa Léon du coin de l’œil. Un être méticuleux, pluridisciplinaire, habile de ses mains et de son esprit. Un artisan de la mort capable de vider un corps de ses organes comme on épépine un melon. Quelle erreur de manipulation avait effacé les crêtes papillaires de l’assassin ? En quelles circonstances ? Il extrayait son tannin lui-même, s’attaquait à des animaux extrêmement difficiles à naturaliser, preuve de son expérience, de sa pratique assidue. Etait-il parfois en proie à des accès de colère, des évasions inconscientes pendant lesquelles le contrôle lui échappait ?
Trop, beaucoup trop d’inconnues, de pistes dispersées pour tirer des conclusions fiables. Pénétrer un cerveau par la pensée ressemblait à un acte chirurgical. Et Lucie n’était à ce stade qu’une infirmière. Pourtant, ça bouillait dans sa tête. Ça bouillait fichtrement…
Elle fut ramenée à la réalité par l’odeur âcre de la cigarette. Elle se retournait à peine qu’une forme s’évanouit derrière le rideau, slalomant avec habileté dans la forêt d’animaux pour disparaître dans l’obscurité. Cette femme étrange, invisible…
— Ne vous souciez pas d’elle, fit Léon en levant une brosse chargée de poils. Ma femme est la plus curieuse de toutes les créatures qui se trouvent ici…
Et il se remit à brosser, inlassablement.
Lucie profita de la fin de l’entretien entre les deux hommes pour retourner dans le capharnaüm. Ces globes oculaires transparents, ces poignards d’émail qui défendaient les gueules agressives la mettaient mal à l’aise, la propulsaient sur les territoires de l’interdit. Cependant cette ambiance lui convenait, elle représentait le quotidien cloné du tueur, un moyen de se glisser sous son crâne…
Le jeune policier se faufila entre les draps suspendus, confrontée à des créatures jaillies d’un conte de Charles Perrault. Un renard aux babines déchirées, une tête de biche à l’oreille explosée par une balle, un cerf privé de ses bois. Un musée de l’horreur tombé dans les limbes de l’oubli, au cœur des caches inexplorées du Vieux Lille. Partout le plancher craquait, l’écho de ses pas la frigorifiait. Dans une boîte en fer, elle dénicha des insectes intacts, coulés dans des blocs de résine translucide. Des araignées, des guêpes, des scarabées. Elle imagina des petites filles piégées dans cette voie lactée d’yeux effrayants, d’odeurs sauvages, à proximité d’un être aux mains brûlées, dépouillant les chairs avec la dextérité d’un chirurgien passionné. Elle voyait Eléonore se vider de ses forces par manque d’insuline, sombrer à petit feu dans un coma irréversible. Quel rôle jouait-elle dans l’univers du tueur ? Dans ce monde où les mâles n’avaient pas leur place, cet espace féminisé au point de parer un visage éteint des traits d’une poupée ?
Les poupées… Que représentent-elles ? Réfléchis… Réfléchis… Elles… elles prolongent l’enfance, ce sont des porte-souvenirs, des patchworks de vécu, des voies ouvertes vers le passé. Dans sa mise en scène, notre tueur a cherché à ramener ce passé au devant, à le faire revivre au travers de son rituel, de ses fantasmes exprimés…
Lucie contourna un sanglier au groin bancal, aux poils rêches comme une terre brûlée. De plus en plus l’obscurité gagnait.
« Ce sont des rebuts, des animaux abîmés », avait dit Léon. Pourquoi cette phrase tambourinait-elle dans sa tête ?
— Tu t’es fait dévorer Henebelle ? Où te caches-tu ? appela le capitaine. On y va !
— Je… j’arrive !
Lorsqu’elle traversa le salon, Lucie nota que la bouteille de vin était vide. Liquidée par l’étrange « Horla » qui hantait les lieux, cette femme encoconnée dans ses serpents de fumée.
— Voici ma carte, dit Léon en la tendant à Lucie. E-mail, fax, téléphone personnel. N’hésitez pas à me contacter n’importe quand. Même la nuit. Je ne dors jamais.
— Nous n’y manquerons pas si le besoin s’en fait sentir, répliqua la jeune femme en le saluant.
Les policiers remontèrent le maillage serré du Vieux Lille en direction du Champ de Mars. Les ruelles installaient la tombée de la nuit avec une bonne heure d’avance, les langues de ce brouillard épais du Nord coulaient des toitures en reptations silencieuses, transformant le labyrinthe figé en un marécage mouvant. Manquait plus que Jack l’Éventreur…
— Ce Léon est une mine d’or ! se réjouit le capitaine en tirant sur une cigarette. Tu lui as tapé dans l’œil, grâce à toi il était doux comme un agneau et collaborateur ! Je devrais t’embaucher plus souvent !
— Mouais…
— On peut désormais affirmer que notre ravisseur se passionne pour la taxidermie depuis des lustres. Le vieux m’a fourni la liste des principaux endroits où l’on peut commander du matériel comme des yeux, des mâchoires en résine, des mannequins. On n’en trouve que quatre dans la région, dont les plus proches se situent à Lille et à Arras. En général, il s’agit de matériel assez cher et sur mesure, les vendeurs possèdent donc les coordonnées de la plupart de leurs clients. L’étau se resserre ! Il suffit que l’un d’eux soit vétérinaire et hop ! Dans le panier à salades !
Le visage de Lucie restait fermé, imperméable aux relatives bonnes nouvelles. Ses bottines mal cirées claquaient sur les pavés avec une monotonie de battement cardiaque.
— Un problème Henebelle ?
— Je… j’essaie de comprendre la raison des enlèvements, en particulier celui de la petite diabétique, sachant que l’argent n’est plus la motivation. De recadrer les éléments à notre disposition en les transposant dans l’univers de l’assassin. Vous voyez, le poil au fond de la gorge, les empreintes de pas ou de doigts sont des éléments concrets, de vraies preuves analysables par les machines, les experts, la technologie. Ce que j’appelle le factuel. Par contre, le fait que l’assassin semble ne s’intéresser qu’au sexe féminin, tant sur le plan animal qu’humain, cette allure de poupée imprimée au corps, ce penchant pour la taxidermie, ces mâles tués suivant un rituel ne peuvent être interprétés que par l’esprit. Ce que j’appelle le spirituel. On pourrait comparer le factuels, l’ordinateur d’échecs, et le couple factuel/spirituel au joueur d’échecs, bien plus redoutable.
Raviez passa une main dans sa moustache pour en chasser les cristaux de glace.
— Rien de pire pour les moustachus qu’un temps froid et humide, on a l’impression de ressembler à un brise-glace… Pour moi, c’est l’ordinateur d’échecs le plus fort, car il ne commet pas d’erreurs et suit une logique inébranlable. Je joue le rôle de l’ordinateur, j’imagine donc un homme de taille moyenne puisqu’il chausse du quarante et un, assez mûr parce qu’il possède une large expérience en taxidermie. Quarante, cinquante ans. Quelqu’un de reclus, de sauvage, un regard dans lequel se reflète la mitre du bistouri. Célibataire, bien entendu, sans enfants. Habite la campagne. Costaud parce qu’il a sorti d’un zoo un loup de cinquante kilos. Méticuleux, organisé mais très perturbé moralement, en témoignent les mutilations sur les animaux. Qu’as-tu à répondre à ça, joueur d’échecs ?
— Primo, les poupées représentent des symboles importants. Elles ont marqué la jeunesse de toutes les filles, elles attisent les souvenirs, les moments heureux de l’enfance. Les scènes de crime élaborées par certains types de tueurs ne sont que la manifestation matérielle de leur inconscient, de ce qui les perturbe. Autrement dit, trouver une victime déguisée en poupée sur le lieu d’un meurtre peut signifier que l’assassin – et contrairement à vous je penche pour une femme à cause de l’univers féminisé de la scène et de ces mutilations de mâles – cherche inconsciemment à raviver des passages de son enfance. Pourquoi ? Famille détruite, séparée ? Parents décédés ? Adolescence douloureuse ?
Secundo, la taxidermie. Un art qui ne s’improvise pas, d’après notre Vieux-Lillois. L’assassin n’en serait donc pas à ses premiers essais avec les wallabies, les loups, les capucins. S’est-il entraîné sur d’autres mammifères, à la manière de ces collectionneurs d’animaux domestiques ? Probablement. Des chats, des chiens qu’il trouvait dans la rue, qu’il adoptait dans les SPA comme disait Léon. Il mutile les mâles, emploie sur eux un procédé très particulier qui consiste à les vider de leur sang par les artères iliaques, à leur inciser le péricarde, leur nouer l’aorte. Là aussi il a dû s’exercer. A-t-on déjà retrouvé des animaux mutilés dans des forêts aux alentours de Dunkerque, au fond de poubelles, dans des déchetteries ? D’où tire-t-il sa science ? De traités anatomiques ? Ou simplement de ses études de vétérinaire ? Vit-il sur de l’acquis ou se passionne-t-il pour la dissection ?
Tertio…
— Stop Henebelle ! Stop ! Lâche-moi un peu avec tes analyses à tout-va ! J’aime pas les échecs !
— Désolé capitaine, mais j’ai des saletés qui s’incrustent dans la tête et qui y tournoieront jusqu’à ce que brillent des débuts de réponses. Pourriez-vous me prêter votre copie du rapport d’autopsie ? Depuis notre visite chez Léon, une image subliminale circule ici, dans mon crâne, et j’ai besoin de la capturer.
— Si ça peut t’aider à te sentir mieux… Mais tu as vraiment besoin d’une purge cérébrale. Tu devrais peut-être arrêter de vivre dans l’obscurité, de faire tes bidouilles de magie noire et sortir plus souvent…
— La magie noire ? Comment vous…
Ce gros curieux avait dû fourrer son nez dans ses tiroirs, apercevoir la poupée, la chandelle, la mèche de cheveux.
— Je ne te connais pas vraiment, Henebelle, rajouta-t-il, mais à te côtoyer, on se rend compte que le jour et la nuit existent aussi à l’intérieur des humains…
Sans rien dire, Lucie serra le livre de Pirogov sous son blouson et tourna la tête.