34.
La tension dans l’air du pavillon arquait les corps, tiraillait les nerfs. Lucie parachuta Juliette dans le parc et alluma le téléviseur relié à l’unité centrale d’un ordinateur. L’interface d’un navigateur web s’appropria les millions de pixels alors qu’elle sortait un clavier infrarouge d’un plateau tournant.
— Lucie ! À quoi tu joues ?
Le clavier sur les genoux, Lucie interrogea le moteur de recherche Google. Elle envoya, tout en surfant :
— Les écorchés de Fragonard, Velasco, la plastification du professeur Von Hagens, cela te suggère quoi ?
— Von Hagens… Von Hagens… L’illuminé qui réalise des autopsies en public ?
Lucie déchirait la toile, volait de site en site. Elle murmura :
— Celui qui transforme la dissection en art télévisé, en grand spectacle. Il passe parfois sur les chaînes du câble, où l’on peut observer son travail en direct.
— Tu mates ce genre d’atrocités ?
— Régulièrement… Ne me regarde pas de cette façon ! Le corps a toujours fasciné. À la Renaissance, les démonstrations publiques de dissection attiraient des foules immenses. Les gens, même des enfants, venaient déguisés, comme pour faire la fête. C’est un peu la même chose aujourd’hui, en plus moderne.
— J’ai connu plus gai en matière de fête.
Lucie ne lâchait plus l’écran des yeux. Internet, son domaine de fouilles. Une cave aux trésors inépuisables qui s’ouvrait sur le pire, l’impensable, l’inavouable. L’expansion électronique du mal.
— Que connais-tu de la taxidermie ? demanda-t-elle.
— Euh… Un art d’empailler des animaux. On les vide de leur sang, leurs organes, on tanne la peau pour éviter la putréfaction et on leur bourre le corps de paille. Correct ?
— Presque exact, hormis pour les gros animaux où l’on utilise plutôt des mannequins que l’on habille de la peau tannée. Mais peu importe. Dans tous les cas, les bêtes, comme tu le dis, sont vidées de leurs organes. Léon m’a expliqué la méthode employée. On ôte de leur corps le système lymphatique, les vaisseaux biliaires, les uretères, les conduits thoraciques et salivaires. Ce qui n’était pas le cas avec cette poupée que tu as arrachée, ce… monstre aux veines remplies de cire, aux organes vernis. Face à nous se dresse non pas un simple taxidermiste, mais plutôt un taxidermiste-anatomiste. Un spécialiste qui essaie non seulement de conserver les apparences extérieures en tannant les peaux et habillant les charpentes, mais aussi de préserver une partie de l’organisme. Le résultat sur la poupée que tu as photographiée est ignoble, à des années-lumière de Fragonard ou Von Hagens. Mais notre assassin essaie de se perfectionner. Voilà pourquoi il vole des animaux par trois ou quatre. Il s’entraîne…
Norman se prit la tête dans les mains.
— Parle-moi de cette histoire d’écorchés. Qui est ce Fragonard ?
— Honoré Fragonard, cousin du peintre Jean-Honoré Fragonard. Un anatomiste du XVIIIe siècle, qui a fabriqué ce qu’on appelle des écorchés. Des cadavres qu’il dépouillait, disséquait avec méthode, organe après organe, puis qu’il conservait en injectant des substances chimiques jusqu’à l’intérieur des vaisseaux sanguins les plus insignifiants. Il imprimait ensuite à ces êtres sans peau les positions qu’il souhaitait en tendant leurs muscles avec des fils, des épingles, des cartes. Il ajoutait les sourcils, les cils poil par poil, avec une minutie prodigieuse. Il les transformait en œuvres encore exposées dans un musée portant son nom, à Alford.
— C’est dégueulasse !
— Pourquoi ? Parce qu’il expose ouvertement ce que l’esprit n’ose admettre ? Nous ne connaissons la mort qu’au travers d’autrui, par les médias ou les livres. Notre propre mort nous effraie, à un point tel que nous essayons de la repousser par toutes sortes d’artifices : maquillage, crèmes, liftings, silicone. Fragonard, lui, ne passe pas par quatre chemins. Il nous confronte à notre réelle nature, à ce que nous sommes au plus profond de nous : des êtres de chair et de sang. L’apparence physique n’est qu’un leurre, un trompe-l’œil qui cache la douleur, la maladie, la mort. À ce que je sache, la chirurgie esthétique n’a jamais soigné le cancer ou les ulcères. L’anatomiste ôte ce voile par son travail. Je ne vois pas ce qu’il y a de dégueulasse là-dedans !
— Chacun son opinion.
Lucie dénicha un site web sur les écorchés. Des photos éclatèrent. Des rangées de fœtus dansants. Un homme tranché en deux, du crâne au pubis. La coupe longitudinale d’un système digestif piégé entre des vitres. Puis, dessous, des monstres à huit pattes, des cyclopes, des sirènes humaines, des reproductions de plaies purulentes. Des squelettes de bébés dans diverses postures, censés souligner le caractère éphémère de la vie.
Les gouffres inexplorables d’un cerveau de génie.
— Nous y voilà ! clama Lucie. Regarde ! Des planches anatomiques de Léonard de Vinci, de Michel Ange représentant leur conception des écorchés !
— Arrête de parler avec cet entrain ! Ça m’énerve ! On dirait que tu trouves ça beau !
Un clic…
— Et là ! L’Homme à la mandibule ! L’une des œuvres les plus complexes de Fragonard !
Lèvres crispées, regard dévié, l’immense écorché brandissait une mâchoire d’âne, menaçante. Son pénis injecté se tendait de façon obscène ; ses oreilles tordues, son nez volontairement enfoncé dévoilaient un faciès d’horreur privé de chair. À travers cette transparence organique, dans ce dédale d’artères, de veines, c’est la Mort qui vous transperçait, vous disséquait, repliée quelque part entre l’estomac et l’intestin.
Lucie cliqua sur un autre lien. Les explications surgirent.
— Tout est inscrit ici ! Écoute ça…
Le portable de Norman vibra.
— Excuse-moi un instant…
Il disparut dans la cuisine avant de revenir, une tension accrue sur le visage.
— Des nouvelles ?
— Le vétérinaire a analysé, les ossements, les poils constituant la chevelure, les organes de quelques poupées. Pour celle que j’ai arrachée, il s’agit de restes de chats, type européen. Un animal d’âge moyen d’après le squelette, entre quatre et huit ans. Pour les autres immondices, il s’agirait encore de chats, a priori. J’aurais préféré des capucins, des wallabies. On aurait au moins découvert une certaine logique dans le fil de l’enquête.
— Je préfère le chat, répliqua Lucie, les yeux rivés sur l’écran. Bon, écoute ce que raconte le site sur Fragonard ! J’étais carrément à côté de la plaque avec mon livre sur Pirogov !
— Qui ça ?
— Laisse tomber… Allons-y… « On sait que Fragonard choisissait avec soin le sujet animal ou humain dont il plongeait le corps dans l’eau chaude pendant trois à huit heures pour qu’il ramollisse. Puis les artères iliaques externes et axillaires étaient incisées et le corps vidé de son sang… »
— Comme pour les animaux du zoo ?
— Tout à fait… « Le préparateur pouvait alors procéder à l’injection proprement dite ; le corps était à nouveau réchauffé, puis une thoracotomie effectuée par section de quelques cartilages costaux. Une fois le péricarde incisé, il ligaturait l’aorte à sa base et ouvrait la crosse pour permettre le passage d’un tuyau souple par lequel étaient injectés les différents mélanges. Ces mélanges de cire étaient colorés selon les conventions encore utilisées actuellement : artères teintées de rouge par du vermillon, veines teintées avec du bleu de Prusse, de l’indigo ou de la cendre bleue… »
Les grains entrechoqués d’un hochet qu’agita Clara firent sursauter les deux policiers. Lucie rejeta la tête vers l’arrière, la nuque posée sur la banquette, les yeux au plafond.
— C’est pire que ce que je craignais. Pierre, un monstre démoniaque se dresse en face de nous, une entité capable d’atrocités qu’aucun esprit sain ne pourrait imaginer…
Norman enveloppa la minuscule main du bébé de la sienne. Clara dévorait le monde d’un regard d’innocence, d’une intensité telle qu’un mur ou un cadre quelconque prenait au travers de ses prunelles une beauté insoupçonnée. Comment de si petits êtres pouvaient-ils engendrer les pires criminels ?
— Explique-toi, Lucie…
La maman engloutit une barre de chocolat, les yeux brillants, allumés par ses découvertes. Norman, lieutenant de police aguerri, frissonnait devant la vague d’horreur levée par les images. Comment la femme assise à ses côtés, mère de deux nouveau-nés, réussissait-elle à garder tant de détachement, tant d’assurance dans la voix ?
On dirait quelle y prend du plaisir…
— Tu te rappelles les marques de strangulation sur le cou de la victime ? demanda Lucie. Si légères qu’on les distinguait à peine ?
— Oui. Le rapport d’autopsie parlait de lésions vasculaires peu nombreuses, presque inexistantes. Le légiste avait insisté sur ce fait.
— Cette après-midi, le capitaine et moi sommes allés dans un atelier de taxidermie. Nous avons traversé une espèce de grenier où le propriétaire, un certain Léon, entassait ce qu’il appelait des rebuts, des bêtes abîmées. Je crois que l’assassin, Clarice Vervaecke ou son clone meurtrier, ne voulait pas, de manière inconsciente, « abîmer » la petite Cunar en lui ôtant la vie.
— Mais pour quelle raison ?
— Parce que le taxidermiste ne veut pas endommager la pièce sur laquelle il va travailler !
Pierre Norman vira au blanc cadavre.
— Mais… Tu voudrais dire que…
— Le temps de notre visite, Léon n’a cessé de brosser une fourrure, presque avec acharnement, afin de la nettoyer avant le tannage, d’ôter les poussières, les insectes, la saleté. Et que retrouvons-nous dans le rapport d’autopsie ?
— Des marques de brosse sur le crâne de la victime… Presque à sang…
— Exactement. Notre inconscient dicte parfois nos comportements sans que nous nous en apercevions. Possible que notre tueur lui ait brossé les cheveux comme il le fait d’ordinaire avec ses bêtes, qu’au moment de lui presser la gorge, le taxidermiste ait eu ce réflexe de ne pas abîmer. Son art lui permet peut-être de répéter des actes qu’il ressent comme importants, sans qu’il comprenne pourquoi. Peu à peu, avec le temps, ces actes deviennent automatiques et de là naît la névrose ou la psychose… À ton avis, quelle analogie existe-t-il entre des animaux empaillés, des écorchés et des poupées ?
Serrée contre le buste du flic aux cheveux de feu, Clara perdait de la vigueur. Ses paupières se rabattaient lentement.
— La vie éternelle ou la jeunesse perpétuelle ? dit Norman à voix basse. Ils ne vieillissent plus ?
— Ce sont des victoires sur soi-même et le temps qui s’écoule ! Les poupées ravivent le passé, les passages de l’enfance. Les animaux empaillés emprisonnent et glorifient l’instant, ils outrepassent les lois naturelles. Les écorchés, quant à eux, extériorisent une certaine forme de souffrance tout en figeant le présent. Par-delà leur beauté, ils ne sont que mort et douleur. Je crois que notre tueur cherche à faire ressurgir un épisode de sa vie, à le ramener au-devant de la scène et à l’emprisonner. Si, durant sa détention, la première victime a fait germer en lui un scénario précis ou un tas de fantasmes déments, la seconde victime potentielle, Eléonore Leclerc, représente le moyen de les concrétiser…
— Ne me dis pas que…
— Il va peut-être chercher à l’écorcher et la naturaliser ! Pire que Von Hagens et Fragonard réunis car eux ne se souciaient que de l’aspect interne de l’organisme. Notre assassin, lui, tanne et conserve les peaux. Il habille ses écorchés pour les rendre plus… vivants…