30.

Écrasé sur le siège d’une machine à sous, Vigo Nowak broyait du noir par berlines complètes. La main dans un seau de jetons marqués de l’inscription « Casino de Saint-Amand-les-eaux », il comptait les cadavres, ces destinées arrachées suite à une collision improbable dans un champ d’éoliennes. On dit qu’en additionnant une infinité d’événements qui découlent les uns des autres, un vol de papillon au Japon peut déclencher un cyclone aux États-Unis. À Grande-Synthe, le licenciement six mois plus tôt de deux types ordinaires avait entraîné la mort d’au moins cinq personnes. L’une au fond d’un marais, un roseau au travers de la gorge. Une autre tuée dans un entrepôt. Et une famille complète intoxiquée au monoxyde de carbone. Sans oublier, peut-être, la petite diabétique. Un carnage digne d’un tueur en série. N’en était-il pas devenu un ?

À la suite du coup de grisou de 1906, à Courrières, mille deux cents personnes avaient péri par six cents mètres de fond, certaines déchirées par la déflagration, la plupart décédées par asphyxie. L’une des plus grandes catastrophes minières du XXe siècle. Après plus de quarante jours, une douzaine de mineurs étaient sortis du trou. Des morts-vivants bloqués là-dessous à tâtonner dans le noir, à chercher des passages, creuser avec leurs ongles à travers les éboulis, les poutres explosées, les cadavres éparpillés. Pour survivre, on raconte qu’ils s’étaient abreuvés du contenu des gourdes abandonnées et avaient croqué à plusieurs reprises dans de la chair morte.

Des bras, des jambes, crus et pourrissants… Ils avaient dévoré leurs frères. Les morts avaient préservé l’existence des vivants, leurs dépouilles avaient servi une cause. Vigo se dit qu’au fond, il avait juste imité ces gueules noires courageuses. À sa manière.

Les Coutteure n’avaient pas souffert. Ils s’étaient endormis chez eux, comme tous les soirs, dans la moiteur agréable du poêle à charbon. À cette différence près qu’ils ne se réveilleraient jamais. Emportés tous les trois sans souffrance vers des cieux accueillants. Pouvait-il exister embarcation plus douce ?

Vigo ne les avait pas tués. Il les avait soulagés d’une vie trop dure à porter. Oui, c’était ça. Il les avait soulagés…

Que se serait-il passé de toute façon ? L’assassin aurait retrouvé Sylvain, puis serait remonté jusqu’à lui pour récupérer son bien. Et ensuite ? Pouvait-on imaginer qu’il épargnerait des témoins, alors qu’il avait étranglé une fillette innocente ? Non, il les aurait abattus, tous les deux. Clac ! Une balle en pleine tête ! Laissant derrière Sylvain Coutteure une veuve et une enfant sans père.

Au moins, lui avait géré la situation proprement…

L’ingénieur déversait des trains de jetons dans les fentes des bandits-manchots. Il s’acharnait sur les boutons. Rien ne sortait. Juste des faciès de jokers moqueurs, des fruits stupides, des symboles insignifiants. Autour, ça gagnait. De petites sommes certes, mais les clochettes tintaient derrière les écrans de fumée, les gyrophares attisaient les regards blasés.

Le Grand Manitou avait-il décidé de rompre les liens ? Vigo frissonnait. De plus en plus, il percevait l’âcreté du barreau d’acier sur le tissu fin de sa langue. Pas à cause d’erreurs potentielles commises sur la scène de crime. Non, son sentiment allait bien au-delà. La chance lui avait amené l’argent, mais qui disait qu’un hasard mesquin ne le lui reprendrait pas ? Comment lutter contre cette marée qui brassait les destinées ?

On ne va pas chercher la chance. C’est elle qui vient vous prendre… Et elle vous quitte quand bon lui semble, creusant dans son sillage un grand trou dans lequel peuvent se glisser des démons odieux…

Vigo se sentit nauséeux, mal à l’aise. La fumée de cigarette lui piquait les yeux, le brouhaha incessant des saletés électroniques bourdonnait dans ses oreilles. L’espace se distordait en ondes molles, se découpait en cubes colorés mal empilés. Les yeux, les bouches des joueurs fondaient en masques brûlés. L’homme aux cheveux de jais se réfugia dans les toilettes, à la limite de vomir, s’y enferma de longues minutes. Le calme s’installa, chaud et apaisant. La tempête intérieure se tassait, dévoilant une mer tranquille. Dans sa tête, des mouettes surgirent à l’horizon. Des masses aux plumes goudronneuses, aux becs crochus, aux cris remplacés par des hurlements de bébé.

Des sanglots de nourrisson vibraient sans fin sous son crâne. Vigo se cogna la tempe contre le mur, mais rien n’y faisait. Les déchirures cérébrales redoublèrent d’intensité, mêlées aux déclics lointains des jetons de métal qui coulaient des machines insipides.

Vigo comprit que la prison dans laquelle il finirait ses jours ne se trouvait pas à l’extérieur, mais à l’intérieur même de sa tête…

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