17.

L’ampoule crasseuse du plafond tressautait, pleurant des ombres fugitives sur les briques étouffées par des sillons charnus de moisissure. L’air empestait l’urine, la poubelle fermée, la décomposition d’organes putréfiés. Malgré l’absence de corps pourrissant ou de matière fécale au creux de cette gorge humide, l’odeur persistait, suintant des murs en une sueur grasse et luisante.

Eléonore se tenait recroquevillée sur un matelas délabré, infesté de poils et percé en maints endroits par des ressorts réduits à l’état de fils de fer agressifs. Sa tête brûlait affreusement. Elle avait trop pleuré, ses yeux piquaient et les larmes avaient creusé un lit de sel jusqu’au bord de ses lèvres, se mêlant à la morve qui dévalait de son nez. Elle cracha les poils d’animaux collés sur sa langue et son palais, évitant de peu un vomissement.

Petit à petit, les images clouées au fond de son inconscient s’étaient organisées, propulsant le passé aux premières loges. La voiture… La vieille dame aux cheveux argentés… Les poupées à l’arrière… Le murmure de la radio et ce chiffon infect écrasé sur ses narines.

Ces vapeurs à vomir, puis le grand trou noir…

Une fois arrachée à sa torpeur, Éléonore avait fouillé dans la poche intérieure de son blouson à la recherche de son téléphone portable. Ses espoirs avaient volé en éclats lorsqu’elle avait compris qu’on le lui avait subtilisé, rompant ainsi son seul lien avec le monde de la lumière.

On la retenait prisonnière au fond d’une gueule obscure à l’haleine de cadavre. Une nouvelle fois, le flot des larmes l’emporta.

Sa vue se brouillait de flashes déments, de scénarios dignes des pires histoires de Stephen King : la quantité incroyable d’imaginaire qu’est capable de débiter le cerveau d’une gamine de treize ans ! Une petite voix qu’elle s’efforçait de repousser en plissant les paupières lui murmurait des tréfonds de l’âme que sa fin approchait, qu’elle allait mourir dans des souffrances inhumaines.

Elle constata soudain la blancheur nacrée de ses doigts, les séismes incontrôlés qui investissaient ses membres et le grand vide qui se déroulait dans son crâne. Les signes ne trompaient pas, l’hypoglycémie contaminait peu à peu son organisme. Une éruption de panique bloqua l’air au seuil de ses poumons. Elle finit par cracher, à s’arracher la gorge, comme après une apnée interminable.

Elle s’efforça de contrôler sa respiration comme le lui avaient enseigné les médecins. Sa maladie l’avait rendue plus mûre que les enfants de son âge, son caractère et sa force psychique s’étaient forgés de chaque victoire arrachée à ses propres faiblesses. Avec précaution, malgré ses tremblements, elle souleva son pull, son tee-shirt et plongea les yeux sur l’écran de la pompe accrochée à sa taille par une ceinture de nylon. L’indicateur de débit clignotait, la cartouche assurant la distribution d’insuline était vide. Il lui restait pourtant huit heures d’autonomie après son départ pour la pharmacie. Comment avait-elle pu rester inconsciente si longtemps ? Le sommeil naturel avait-il relayé son anesthésie ?

À trente minutes près, on l’aurait retrouvée morte, blanche comme l’os.

Appliquant un protocole qu’elle connaissait par cœur, elle détacha de sa ceinture de survie une boîte contenant six seringues prédosées pour sa morphologie et son type de diabète. Elle chercha une zone où piquer l’aiguille sous sa peau – son ventre, ses cuisses et le haut de ses bras n’étaient plus qu’un champ ravagé par des rougeurs et des boursouflures.

L’insuline à action rapide chassa dans la minute le masque de mort qui, déjà, avait rigidifié ses traits. La chaleur diluée empourpra son visage. Dans une autre pochette de cuir, elle puisa une tablette de glucose qu’elle laissa fondre sur sa langue…

La vie fleurit de mille pétales, victorieuse au cœur des chrysanthèmes.

Mais pour combien de temps ? Les cinq doses restantes, ces dix millilitres plus précieux qu’un trésor de diamants, épargneraient son organisme quarante heures au plus, peut-être moins si on ne la nourrissait pas.

Encore quarante heures avant de mourir… Non… Encore quarante heures à vivre !

Le coup de fouet du glucose éperonna ses muscles et arqua son corps. Elle s’arracha du matelas et tambourina sur une porte en bois. Pas de poignée. Arrachée, semblait-il. Non, on ne lui rendrait pas sa liberté. Jamais. On allait la…

Elle tourna brusquement la tête pour réprimer cette idée. Son regard tomba alors sur des irrégularités, au bas des parois. Elle plissa les yeux, refusant de croire ce qu’elle voyait. Ses mâchoires craquèrent de dégoût.

Non, c’est pas possible… Un mauvais cauchemar. Ce ne peut être qu’un mauvais cauchemar…

Des écorchures. Des dizaines de raies pourpres lacéraient les briques effritées. Entre les sillons, des restes d’ongles, de peau séchée.

On avait gratté. À sang.

Eléonore tomba à genoux, les deux poings serrés sur la poitrine.

D’autres personnes avaient été enfermées, abandonnées sur ce matelas, leur désespoir gravé pour l’éternité en griffures profondes.

Non, non… Calme-toi… Ce… sont peut-être des animaux… Des chiens… De gros chiens seraient parfaitement capables de faire ça… Oui, les poils sur le matelas ! Des animaux !

Elle ne se laissa pas le temps de réfléchir. Il ne pouvait s’agir que d’animaux, pas d’humains ! Comment pouvait-elle être aussi stupide ?

Aussi rassurée que peut l’être une emmurée vive, elle plaqua une oreille contre la porte. Elle percevait, de temps à autre, la plainte languissante d’un outil électrique. Perceuse, scie circulaire, un truc du genre. Le bruit coulait de partout et nulle part à la fois, étouffant la pièce d’un linceul sonore. Cependant, les sens d’Éléonore s’accordèrent sur un point : chaque hurlement de l’outil coïncidait avec un frétillement de l’ampoule. L’engin en question pompait, dès que nécessaire, un maximum d’électricité.

Une nouvelle fois, Éléonore voulut crier à l’aide. Elle s’élança sur son matelas et hurla de toutes ses forces. Puis elle recommença. Encore… Encore… Et encore…

Pour couronner le tout, des lames de rasoir lui lacéraient la vessie. La maladie perfide qui l’habitait la contraignait à boire et uriner sans cesse. Elle serra les jambes et contracta les abdominaux pour se retenir. En se souillant, elle déchaînerait à coup sûr les foudres de la femme. Cette cave, si lugubre, si sombre et croulante, ne pouvait être que la tanière d’une folle.

La folle avec ses poupées anciennes.

La brûlure qui dévorait l’intérieur de son ventre fut telle qu’Éléonore dut abdiquer et se libéra contre le mur opposé à sa couche. L’odeur infâme du liquide chaud ajouta un degré à la puanteur ambiante.

Elle se replia sur son matelas et fixa l’ampoule teintée en rouge. Les variations d’intensité lumineuse lui assuraient que sa ravisseuse ne viendrait pas et qu’elle ne craignait rien pour le moment. Mais dès que la danse des ombres s’arrêterait… Dans le bas du ventre, Eléonore perçut une grande douleur, comme si on la dévorait à l’intérieur. La terreur… La terreur la gangrenait dangereusement.

Elle inspira un grand coup et orienta son attention vers sa pompe à insuline. Elle libéra la sangle de sa taille, retira précautionneusement le cathéter qui fouillait sous la peau de sa poitrine et enfouit l’appareil désormais inutile dans sa poche.

Au sentiment de peur s’ajoutait à présent la volonté de s’échapper.

Non, lui imposa une voix. Si tu essaies de te sauver, tu la mettras en colère et elle te tuera.

Tu dois essayer, contredit une autre. Reste ici, et elle te tuera quand même, parce que tu as vu son visage !

Eléonore se prit la tête dans les mains. Il fallait fuir. Dès que le voile rouge craché par l’ampoule se figerait, elle se glisserait derrière la porte et attendrait l’ouverture. Elle était mince et rapide, très bonne en sprint malgré son handicap. La femme aux cheveux d’argent semblait grande et gauche. Et vieille, par-dessus tout. Elle ne la rattraperait pas.

Et si les portes sont fermées à clé ?

Tu passeras par une fenêtre. Tu sauteras. Ou tu te cacheras… N’oublie pas, n’oublie jamais que tu es plus rapide qu’elle…

Eléonore se débarrassa de son blouson qu’elle moula en forme de buste sur le matelas. Avec la luminosité trompeuse, les jeux d’ombres, elle disposerait d’une fraction de seconde supplémentaire à son avantage, le temps que la femme s’aperçoive du stratagème.

Elle se précipita à côté de la porte afin d’évaluer ses chances de fuite. Roulée en boule dans l’angle, au ras du sol, elle échapperait dans les premiers instants au champ de vision de la folle. Sauf si l’autre se méfiait et auscultait auparavant les angles. Fort probable.

Non, non, je ne peux pas faire ça, pensa-t-elle. Elle me tuera sans hésitation !

Eléonore se mordit les lèvres et essaya d’élaborer des solutions alternatives. Si seulement elle pouvait se procurer une arme ! Trouver un bâton, un morceau de verre, utiliser ces ressorts.

Mieux ! Des seringues d’insuline ! Dix millilitres d’insuline rapide administrés en une fois provoqueraient dans les secondes qui suivraient des vertiges puis, avec un peu de chance, un coma diabétique…

Après l’injection, il faudrait déguerpir sans se retourner, pousser la machine cardiaque dans ses ultimes retranchements. Dans quel endroit de l’enfer l’avait-on emmurée ? Certainement loin de toute civilisation. L’effort de la fuite brûlerait du sucre, du combustible, affolerait ses muscles exigeants. En plus, il devait faire nuit. Comment s’orienterait-elle ? Sans aucun secours, privée de son liquide miracle, elle sombrerait très rapidement. Troubles de la vue, tremblements, perte de connaissance et… coma…

Elle opta pour la prudence et fourra deux seringues d’insuline sous son tee-shirt. Le gage de sa survie.

Restait six millilitres… De quoi assommer la vieille un bon bout de temps…

Eléonore retint sa respiration. L’onde sonore venait de cesser. La lumière s’était figée en un soleil d’hiver au cœur d’un cylindre de glace.

Elle a fini son travail, trembla la fillette. Et maintenant elle va penser à moi. Elle a dû entendre les coups sur la porte, tout à l’heure ! Elle va descendre, plus furieuse que jamais !

Eléonore se tapit dans l’angle, recroquevillée au maximum. Elle pressait les trois seringues dans sa paume fermée, les rostres d’acier prêts à mordre le premier centimètre carré de chair offerte.

Elle va vérifier par terre en rentrant, elle va te voir et te tuer, petite idiote !

Elle se précipita sur son matelas. Peut-être que si elle était sage, si elle obéissait, si elle ne la contrariait pas… Non ! Non ! Elle se releva, s’assit encore. Se laisser faire. Agir. Se laisser faire. Agir. Risquer, subir. Mourir.

Ces voix dans sa tête la rendaient folle. À quatre pattes, elle se rua sur son blouson qu’elle fit tournoyer par la manche au-dessus d’elle. D’un mouvement d’épaule, le vêtement changea d’axe et vint percuter l’ampoule qui éclata en une pluie tranchante. La gueule noire des ténèbres engloutit l’espace, digérant tout ce qui raccrochait l’être humain à la vie.

À tâtons, au bord des larmes, l’ombre dans l’ombre longea un mur, piétina l’urine avant de gagner son poste de fortune.

Prête à tout pour prolonger ses quarante heures de vie…

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