31.
Depuis quatre mois, Lucie ne connaissait de la nuit que la blancheur du lait, la stérilisation des biberons, la satisfaction permanente de deux petites bouches goulues et les pleurs agressifs. Avant de retravailler, elle avait en quelque sorte inversé son biorythme, de manière à se calquer sur la courbe d’activité des jumelles. Mais à présent, ses seuls moments de repos ressemblaient à l’horizon lointain d’une terre miraculeuse. Un monde de rêves et d’illusions.
Son esprit se heurtait aux lignes tranchantes du rapport d’autopsie de Mélodie Cunar, la fillette atteinte de cette maladie orpheline qui frappait un humain sur dix millions. Une dysplasie-septo-machin, une saleté qui privait dès la naissance un enfant du plus merveilleux des sens : la vue.
Même si une branche de l’enquête prenait fin avec la mise sous les verrous de la vétérinaire, le brigadier de police voulait comprendre cette impression d’inachevé qui la taraudait, ce déclic subliminal qu’elle avait ressenti chez Léon. Effleurer la solution ne lui suffisait pas. La voir jaillir d’une autre bouche encore moins. Il fallait aller au bout de la traque ! Un premier pavé de descriptions sordides avalé, Lucie s’autorisa une pause et enclencha le chauffe-biberon. Sa montre indiquait vingt-deux heures et le capitaine Raviez ne l’avait toujours pas rappelée pour l’informer du dénouement. Norman ne répondait pas aux appels sur son portable.
Évidemment. Tu n’es déjà plus rien pour eux. Que croyais-tu, brigadier ?
Les équipes avaient-elles retrouvé la petite diabétique vivante ? Vervaecke avait-elle livré le numéro de plaque permettant d’identifier les chauffards ? À quel monstre de chair ressemblait cette vétérinaire tueuse d’enfants, empailleuse d’animaux ? Quelle étincelle noire s’était allumée en elle pour qu’un jour elle chevauche la ligne interdite ? Cette même ligne que Lucie sentait vibrer, là, aux portes de son esprit… Une ligne tellement facile à briser…
La jeune femme réprima un frisson.
Une fois l’affaire dans les tiroirs, elle, policier bas de gamme, retomberait aux oubliettes, dans ce train-train quotidien des masses humaines ignorées. Les préfets de police de bidule-machin et autres gradés à dix barrettes recevraient, quant à eux, tous les honneurs. Quand se présenterait une nouvelle occasion d’affronter le brasier palpitant d’une enquête de cette envergure ? Retrouverait-elle un jour ces sensations uniques qui l’arrachaient de terre et l’amenaient sur le front dangereux des esprits meurtriers ?
La jeune maman sortit un bébé du parc, s’installa dans le canapé, adoucit la lumière de l’halogène et cala l’enfant contre elle. Les petites lèvres avides trouvèrent le biberon et puisèrent le liquide en tétées précipitées.
Si petites, si fragiles, tellement vulnérables. Dieu vous préserve du monde et de ses âmes maudites…
Devant, au travers de la baie vitrée, la dune se tendait au ciel, arrosée d’or lunaire, bercée par les herbes hautes qui bruissaient dans l’air tels des orgues de chlorophylle. L’été, les roulements lointains des vagues invitaient les sens à la fête, nettoyaient les idées noires à grandes bordées d’écume. Mais l’hiver, ils n’étaient que plaintes et monotonie.
Lucie continuait à feuilleter le rapport d’autopsie, le pire des thrillers. Pas besoin d’aller chercher du King ou du Grangé. Ici, rien de factice. Du vrai sang, des organes disséqués, un crâne découpé à la scie électrique, une toile vierge tailladée de la pointe du menton au pubis. Pouvait-il exister pire horreur ?
Lucie se rappela ces longues heures passées à regarder des autopsies en direct sur une chaîne du câble… Ce père que, plus jeune, elle accompagnait à la chasse, pour le plaisir de voir des lapins ensanglantés… Cette chose innommable, dans son armoire aux vitres opaques…
Pourquoi cette quête du mal ? Cette percée dangereuse ? Que pouvait-il bien se passer dans sa tête qu’elle ne comprenait pas ?
Le policier soupira, fit le vide et recentra son attention sur les feuillets. Les nombreuses marques et microcicatrices superficielles, partout sur le crâne de Mélodie Cunar, prouvaient que Vervaecke lui avait brossé les cheveux avec obstination. Les degrés de cicatrisation différents démontraient, quant à eux, une répétition dans le temps.
Chaque jour de captivité, tu t’es approchée de cette fillette aveugle pour t’occuper de ses cheveux. Tu les as brossés, encore et encore. Maladivement…
Les mères brossent les cheveux de leurs filles, les filles ceux de leurs poupées, par pur amour. Quelle place trouvait ce geste affectif entre les mains d’une meurtrière ? Identifiait-elle réellement une enfant à une poupée ? Cherchait-elle à recréer un monde d’enfance, une parcelle estompée de ses souvenirs ?
Le légiste affirme qu’elle lui a serré la gorge, mais sans forcer. « Avec une extrême application », pouvait-on lire sur le papier. Les marques de strangulation étaient à peine visibles, les vaisseaux internes détruits en très faible quantité. Cette fois, pas d’acharnement, juste une maîtrise froide… Elle brosse les cheveux avec violence, mais tue avec douceur… La logique exigerait plutôt l’inverse. Justement ! Tu ne dois pas raisonner en termes de logique. L’assassin a suivi ses propres pulsions, un scénario bien précis qui représente son mode de penser, différent du tien. Calque-toi là-dessus…
Mets-toi à sa place… Glisse-toi encore dans cet univers de bêtes empaillées, d’animaux mutilés… Loups, singes, kangourous… Pourquoi Vervaecke tue-t-elle les mâles ? Pourquoi vider le sang, ouvrir le cœur, ligaturer l’aorte ? Acte d’un passionné de dissection ou d’un taxidermiste acharné ?
Lucie plissa les paupières, ses yeux lui piquaient de plus en plus. Elle jeta un regard trouble devant elle. Dans le flou oculaire se dessina le croissant de lune, la masse brune du sable et un appendice inhabituel au sommet. Une forme filiforme, un totem de vêtements ondulant sous le vent.
Le doigt tendu dans sa direction.
Lucie passa une main sur son visage et le nouveau panoramique ne lui envoya qu’un tableau figé. Elle se précipita vers la vitre, le bébé pressé contre sa poitrine. Le nez plaqué sur la paroi de verre, elle scruta les alentours. Les herbes folles des dunes, les sentiers noirâtres, les sommets silencieux. Son cerveau lui jouait-il des tours ? Les endormissements spontanés allaient-ils encore s’approprier les commandes internes du vaisseau ?
Voilà que tu te mets à avoir des hallucinations, pauvre dame. Dans quel état te retrouvera-t-on après deux ou trois nouvelles nuits sans sommeil ?
Après le rot de Clara, Lucie déposa l’enfant dans le parc et s’occupa de Juliette, Une fois la lactation terminée, il faudrait changer les couches, puis bercer les bouts de chou pour essayer de les endormir. L’une sombrerait, l’autre hurlerait jusqu’à réveiller sa sœur. Alors il faudrait tout recommencer. Le cycle merveilleux de la vie…
L’obscurité aidant, bercée par la régularité des tétées, Lucie se porta mentalement dans l’antre de Léon, au cœur de la forêt pétrifiée d’animaux. Elle imaginait les gueules déformées, les poitrails craqués, les pattes brisées. Ces insectes, piégés dans un bloc de résine incassable. Elle songeait à cette froideur qui lui avait durci les membres à la manière d’un vernis tétanisant. « Ce sont des rebuts. » Tout taxidermiste essayait de masquer la mort, de la rendre vivante par le biais de ses manipulations chimiques et la magie de ses mains. « Les animaux abîmés s’avèrent plus difficiles à travailler. La plupart du temps, on ne peut plus rien pour eux. Ils deviennent des rebuts… »
Les animaux… abîmés… deviennent… des… rebuts…
Les animaux abîmés deviennent des rebuts !
Elle y était. La clé de l’énigme.
L’impensable…
Elle espéra de toutes ses forces se tromper.
Un claquement, à l’extérieur, fit sursauter Juliette et accéléra le pouls de sa mère. Les jambes flageolantes, Lucie glissa jusqu’à l’entrée avec son enfant. Ses tempes battaient, sa découverte l’avait ébranlée au point de chasser son assurance de flic. Dans cette maison isolée au pied des géants de sable, elle se sentit soudain vulnérable.
Arrête tes bêtises ! Lire un rapport de médecine légale en pleine nuit n’est franchement pas une marque d’intelligence !
Elle pressa son bébé contre elle, lui embrassa une oreille et le cou, marmonna une comptine pour rompre le silence. Elle se pencha vers l’œil-de-bœuf. Le globe de verre renvoya des perspectives sphériques, un monde de bocal où se courbaient juste une poignée d’arbres et une allée vide. Son œil palpita, chercha des traces de mouvement. En vain.
Tu vois ? Encore un voisin qui rentre tard et a garé sa voiture pas loin.
Au moment où elle s’y attendait le moins, un éclair d’obscurité déchira son champ visuel. Lucie fit trois pas à reculons, se cogna l’arrière du crâne contre le mur du hall. Le biberon lui échappa des mains et roula sur le sol. Juliette chercha la tétine, ne puisa que de l’air et se mit à hurler. Lucie l’abandonna dans le parc aux côtés de sa sœur, se rua dans la cuisine et s’empara de son Beretta.
Elle en ôta la protection.
Tu… Tu… Mince ! Qu’est-ce qui se passe ?
Le reflet renvoyé par la baie vitrée lui arracha un sursaut. Trop tard. Une arme se braquait déjà sur elle.
Il s’agissait juste de sa propre silhouette en position de traque. Elle traversa les hurlements, se plaqua contre la porte d’entrée, l’oreille collée à la paroi de bois. À l’extérieur, des pas écrasaient les gravillons dans un va-et-vient régulier. Quelqu’un cherchait à pénétrer.
Lucie eut du mal à organiser ses pensées. Tout s’embrouillait. Sueur, mains moites. Manifestations évidentes d’un bordel interne.
Elle tourna le verrou en étouffant le bruit. Dans trois secondes, tout serait fini…
Un… Deux… Trois…