1.
DIX-SEPT ANS PLUS TARD
— Donne-moi encore une bombe !
Vigo sortit avec précaution l’engin de son sac de sport.
— C’est la dernière. Dépêche-toi ! Je meurs de froid !
Sylvain contourna l’aile ouest de Vignys Industries. Un mélange de plaisir malsain et de haine fermentée portait son corps à ébullition. Au cœur de la nuit, l’heure de régler les comptes avait sonné.
Son pouce engourdi pressa le vaporisateur de peinture. Les insultes jaillirent. Vigo le rejoignit après quelques minutes.
— Alors ? Tu as terminé ?
— Oui. Ces abrutis n’échapperont pas à une bonne séance de nettoyage. Propos bas de gamme et bassesses syndicalistes, selon tes instructions.
— Parfait ! Dire que l’intérieur regorge d’alarmes, mais qu’il suffit de franchir une barrière minable pour toucher l’image de la société en plein cœur !
— Ils doivent payer ! « On va veiller à votre réinsertion professionnelle. » Les salauds ! Ça fait six mois qu’on s’enlise dans le chômage !
Vigo admira une dernière fois leur œuvre sous l’œil de sa lampe torche. Les locaux commerciaux d’une aciérie taggués façon arrêt de bus. Une déchirure morale pour les grisonnants aux doigts manucurés et aux salaires à six chiffres.
Sa poitrine se figea quand le faisceau accrocha l’issue de secours.
— Boidin t’es un homme mort ! Sylvain ! T’aurais dû signer tant qu’à faire ! Tu t’en prends au directeur informatique de l’agence ! Tu vas porter directement les soupçons sur nous !
— Attends, on habite à quatre-vingt-dix bornes de Dunkerque ! Avec toutes les personnes virées, ils vont…
— Efface ça, et vite !
— T’es vraiment parano ! J’ai plus de peinture !
— Pousse-toi !
Des fonds de bombes suffirent à dissimuler les propos compromettants.
— Réparé ! souffla Vigo. Trop en colère pour te retenir ?
— Je hais ce type ! Si je pouvais lui faire avaler sa cravate, je m’en priverais pas ! J’en ai marre des entretiens. À chaque fois, c’est une vingtaine de requins qui se bousculent pour un seul poste ! Ça colle jamais !
— On connaîtra des jours meilleurs, mais en attendant, il faut subir. Allez ! On disparaît !
Ils escaladèrent la grille d’entrée en un souffle. Dans l’habitacle de la 306, Vigo décapsula deux canettes de bière.
— C’est triste d’en arriver là, mais bon, trinquons à ce semblant de victoire…
Un silence tranchant les confina dans les souvenirs amers. Licenciés pour raisons économiques, avec un minimum d’indemnités. Livrés aux mâchoires carnassières d’un monde sans couleur. Noël s’annonçait terne cette année, avec ses bagues en toc et ses imitations de cigares. Faute de grives…
Après une large inspiration, Vigo proposa :
— Tiens ! Si on allait se faire un dernier trip dans le champ d’éoliennes ? Histoire d’évacuer ce goudron cérébral et de se rappeler le bon vieux temps ?
— Pas trop d’accord… J’ai jamais aimé faire ça…
— Allez ! Pour nous prouver qu’à vingt-sept ans, on n’est pas morts ! Laisse-moi le volant ! J’ai envie d’ouvrir le bal !
La zone industrielle de Dunkerque déroulait ses tentacules lumineux à perte de vue sous la coupole nocturne. Le long des voies désertes, les cheminées des raffineries tendaient leurs gueules noirâtres sous les ténèbres de décembre.
— On dirait l’Étoile Noire dans La Guerre des étoiles, constata Sylvain avec appréhension. Pas une âme sur des kilomètres de tôle et de béton. Et ce grondement permanent. Même avec les années, ce monstre de métal me fiche toujours autant la trouille.
— Dunkerque dans toute sa splendeur, nécropole de boulons vissés et de plaques soudées. On y arrive…
Le véhicule obliqua vers l’usine d’Air Liquide avant de s’engager sur une voie sans issue, bordée de veilleuses vertes et jaunes rasant le sol. Vigo coupa les phares. Autour, sous les attaques du vent, des dizaines d’éoliennes géantes. Elles hurlaient…
— Notre piste de décollage ! Au diable la limitation de vitesse ! À la trappe nos vies formatées, préfabriquées ! J’emmerde les lois et règles de ce monde ! Combien ? Combien tu dis à la dernière lampe ?
— J’aime pas ce genre de trip ! Allume les phares !
— Tous feux éteints pour un max de frissons ! Je te parie un cent soixante ! Un putain de cent soixante ! Tu crois que ton cœur va tenir ? Accroche-toi !
Le moteur cabra ses chevaux. Très vite, les rangées de veilleuses ne formèrent plus que deux lignes absorbées par la vitesse. La sensation de voler, la morsure de l’adrénaline.
Le choc fut d’une violence inouïe…