10.
Le long d’une rue de Dunkerque parallèle au port de plaisance, une Fiat au bout du rouleau stoppa dans un étranglement de freins.
— S’il te plaît !
Des torsades claires évadées d’un bonnet en laine voletaient dans l’air salin. Sous cette blondeur clairsemée, seuls deux petits yeux s’échappaient d’une écharpe serrée par les soins d’une main protectrice. Une main de maman soucieuse.
— Oui madame ?
La conductrice montra par la fenêtre ouverte un sac bondé de jouets.
— Je compte amener tous ces cadeaux à l’hôpital Herbeaux pour le Noël des enfants, mais je suis complètement perdue dans cette grande ville. Je viens de loin ! Tu pourrais m’indiquer la route ?
Eléonore, treize ans, ajusta la bretelle de son sac à dos et s’approcha au bord du trottoir. À peine seize heures vingt et la nuit tombait déjà. Au retour de la pharmacie, il lui faudrait accélérer pour ne pas inquiéter la famille.
— C’est pas très loin d’ici, mais je sais pas trop comment vous expliquer. Il faut reprendre la direction du centre-ville, longer le port et après je crois que c’est indiqué. Vous savez, j’y vais souvent à l’hôpital. Les enfants vont être contents pour les jouets !
Le sourire franc de la femme disparut brusquement derrière une carte lorsqu’un couple enlacé parvint à sa hauteur. Elle dit, le souffle court :
— Les plans routiers, je n’y comprends absolument rien ! A25, RN252, du chinois ! Et puis tu sais, mes yeux ne sont plus tout jeunes ! On fait un pacte ? Tu grimpes dans la voiture, tu m’indiques où se trouve l’hôpital, je cours déposer ces superbes jouets à l’accueil et après je t’emmène à bon port. En cadeau, pour te remercier, je t’offre le gros Marsupilami qui est dans mon coffre. Tu es un peu grande pour la peluche, mais tu as bien un petit frère ou une petite sœur ? Cela ferait un très joli cadeau pour son Noël !
Eléonore s’écarta du flanc de la voiture. À l’école comme à la maison, on répétait qu’il ne fallait jamais monter avec des inconnus. Que les étrangers se drapent d’une fausse gentillesse, offrent des bonbons, savent convaincre les enfants. Chaque année, au carnaval, on lui interdisait de sortir seule. La mer drainait encore les cicatrices de quatre adolescentes violées puis assassinées sauvagement. Mais devait-elle craindre cette vieille femme ridée avec ses cheveux gris, son gros cache-nez rouge et ses mains abîmées ? Eléonore s’étira le bout des gants avec les dents.
Mince ! Fallait que ça tombe sur moi !
— Je peux pas monter, m’dame. Ma mère m’a interdit !
La femme agita un sachet de porte-clés jaune poussin. Des Bart Simpson en miniature.
— Ceux-là, c’est pour les petits leucémiques. Je leur ai promis avant seize heures trente, vois-tu ? Je ne suis pas la Mère Noël, cependant je connais l’importance que revêt une promesse à leurs yeux. Des gens m’ont déjà expliqué pour la route. Mais la débrouillardise n’est pas ma plus grande qualité ! Allez, s’il te plaît ! Je n’ai plus beaucoup de temps ! Mes enfants, mes petits-enfants m’attendent pour le réveillon !
Eléonore sautilla, pieds joints. Que faire ? Désobéir à maman ? Jamais ! Oui, mais c’était pour le bien des enfants. Des malades, comme elle. Et puis, on disait de ne pas accompagner des messieurs. La règle ne s’appliquait pas aux vieilles dames au cœur tendre !
— D’accord, répondit-elle. Mais ensuite vous me déposerez à la pharmacie ? Je ne dois surtout pas arriver en retard à la maison ! Ou maman va me tuer !
— Tape là ! Monte derrière. Mais fais attention aux poupées. Je ne voudrais pas que tu les abîmes.
La fille à la frimousse camouflée par une écharpe, à la physionomie noyée dans des vêtements épais, méconnaissable en définitive, se glissa parmi les poupées des sièges arrière. De grands yeux au teint de nacre la fixaient. Les narines d’Éléonore battirent, une odeur entêtante de cuir comprimait l’air.
— Tu peux ôter ton bonnet jeune fille ! Il ne risque pas de neiger dans la voiture !
L’enfant s’exécuta. Des rivières blondes se répandirent par-dessus ses épaules.
Magnifique… pensa la femme. Superbe… Superbe…
— Elles sont très belles vos poupées. On dirait presque de vrais visages !
— Je les confectionne moi-même avec d’excellents matériaux. Tu sais, il faut plus de cinquante heures pour en fabriquer une.
Eléonore tiqua. Le ton de la femme avait subitement mué. Moins grésillant que tout à l’heure. Plus dur. Beaucoup plus dur. L’enfant posa ses mains sur ses genoux et se tut.
Personne ne prêta attention à la scène. Les occupants des rares voitures circulant dans la rue étaient trop absorbés par le caractère féerique et anesthésiant du réveillon.
Aussi anesthésiant que le tampon d’éther qui, plus loin sur un parking désert, s’écrasa sur le nez d’Éléonore et l’abandonna sur les frontières vacillantes de la folie…