10 PRIS !

D’un seul coup, cela lui avait semblé inévitable. C’était dramatique et d’une cruelle ironie. Il avait pénétré dans le Temps une dernière fois, berné Finge une dernière fois, tenté le sort une dernière fois. Il fallait qu’il soit pris à ce moment précis.

Était-ce Finge qui riait ?

Qui d’autre que lui l’aurait suivi pas à pas, l’aurait attendu patiemment, serait resté dans la pièce à côté et aurait laissé éclater sa joie ?

Alors tout était perdu ? Et parce que, dans ce moment de nausée, il était sûr que tout était perdu, il ne lui vint pas à l’esprit de se mettre à courir ou d’essayer de fuir à nouveau dans l’Éternité. Il ferait face à Finge.

Il le tuerait, si cela était nécessaire.

Harlan se dirigea vers la porte derrière laquelle le rire avait retenti, marcha vers elle du pas silencieux et assuré du meurtrier qui prémédite son coup. Il dégagea doucement le loquet automatique et l’ouvrit à la main. Deux centimètres. Trois. Elle bougeait sans bruit.

L’homme qui était dans la pièce voisine avait le dos tourné. Sa silhouette semblait trop grande pour être celle de Finge et ce fait pénétra dans l’esprit surexcité d’Harlan et l’empêcha d’aller plus loin.

Puis, comme si la paralysie qui semblait maintenir les deux hommes immobiles cessait peu à peu, l’autre se tourna, centimètre par centimètre.

Harlan n’attendit pas qu’il ait achevé son mouvement. Le profil de l’autre n’était pas encore visible qu’Harlan, retenant une soudaine explosion de terreur grâce à un dernier reste de maîtrise de soi, se rejeta de l’autre côté de la porte. Son mécanisme, et non Harlan, la referma sans bruit.

Harlan, comme aveuglé, recula. Il ne pouvait respirer qu’en luttant violemment avec l’atmosphère, obligeant de toute sa force l’air à entrer et à sortir, tandis que son cœur battait follement comme s’il cherchait à s’échapper de son corps.

Finge, Twissell, tout le Comité ensemble n’auraient pu le déconcerter autant. Ce n’était pas une crainte d’ordre physique qui l’avait plongé dans un tel désarroi. C’était plutôt une horreur presque instinctive devant la nature de l’incident qui lui était arrivé.

Il rassembla le tas de livres filmés en une masse informe et parvint, après deux essais inefficaces, à rétablir la porte donnant sur l’Éternité. Il entra, ses jambes se mouvant mécaniquement. D’une façon ou d’une autre, il parvint au 575e, puis à son appartement. Le fait qu’il appartînt à la classe des Techniciens (et il s’en réjouit à nouveau) le sauva une fois de plus. Les quelques Éternels qu’il rencontra s’écartèrent instinctivement, tout en regardant obstinément par-dessus sa tête, à leur accoutumée.

C’était une chance, car il était absolument incapable d’effacer de son visage l’expression mortelle qui y était plaquée comme un masque et le sang refusait d’y affluer à nouveau. Mais ils ne regardèrent pas et il en remercia le Temps et l’Éternité et la chose aveugle, quelle qu’elle fût, qui tissait la Destinée et avait permis qu’il en soit ainsi.

Il n’avait pas vraiment reconnu l’autre homme dans la maison de Noÿs à son apparence, et pourtant il connaissait son identité avec une certitude effrayante.

La première fois qu’il avait entendu un bruit dans la maison, lui, Harlan était en train de rire et le bruit qui avait interrompu son rire était produit par quelque chose de pesant tombant dans la pièce voisine. La seconde fois, quelqu’un avait ri dans la pièce voisine et lui, Harlan, avait laissé tomber un sac à dos plein de livres filmés. La première fois, lui, Harlan, s’était retourné et avait aperçu une porte qui se fermait. La seconde fois, lui, Harlan, avait fermé une porte tandis qu’un étranger se retournait.

Il s’était rencontré lui-même !

Dans le même Temps et presque à la même place, lui et son Moi antérieur de plusieurs physio-jours s’étaient presque trouvés face à face. Il avait mal réglé les commandes, les orientant vers un instant du Temps qu’il avait déjà utilisé et lui, Harlan, s’était vu lui-même.

Au cours des jours qui suivirent, il accomplit son travail avec un sentiment d’horreur qui ne le quittait pas. Il se maudit et se traita de lâche, mais cela ne servait pas à grand-chose.

En fait, dès cet instant, les choses allèrent de mal en pis. Il pouvait toucher du doigt la Grande Séparation. Le moment clef était l’instant où il avait réglé les commandes pour pénétrer une dernière fois dans le 482e siècle et, d’une façon ou d’une autre, il avait commis une erreur. Dès lors, les choses allèrent mal, très mal.

Le Changement de Réalité du 482e siècle eut lieu pendant cette période d’abattement et l’accentua. Durant les deux dernières semaines, il avait relevé trois Changements de Réalité proposés qui présentaient peu de défauts, et maintenant, il choisit parmi eux, bien qu’il ne puisse rien faire pour passer à l’action.

Il choisit le Changement de Réalité 2456-2781 V-5 pour un certain nombre de raisons. Des trois, c’était le plus avancé dans l’avenir le plus éloigné. L’erreur était minime, mais non négligeable en termes de vie humaine. Une rapide incursion jusqu’au 2456e siècle suffirait cependant pour découvrir la nature de l’homologue de Noÿs dans la Nouvelle Réalité, grâce à la pression d’un petit chantage.

Mais l’échec de sa récente expérience le démoralisait. Cela ne lui semblait plus une chose aussi simple que cette démarche dans des circonstances pleines de risques. Et que ferait-il lorsqu’il aurait trouvé la nature de l’homologue de Noÿs ? Il mettrait Noÿs à sa place comme femme de ménage, couturière, ouvrière ou n’importe quoi. Bien. Mais que faire alors de l’homologue elle-même ? Et de son mari, de sa famille, de ses enfants si elle en avait ?

Il n’avait encore jamais pensé à tout cela. Il avait évité d’y penser. « On verrait le moment venu… »

Mais maintenant, il ne pouvait penser à rien d’autre.

Il se terrait ainsi dans sa chambre, se haïssant lui-même, lorsque Twissell l’appela, lui demandant d’une voix fatiguée et un peu intriguée :

— « Harlan, êtes-vous malade ? Cooper me dit que vous avez sauté plusieurs périodes de discussion. »

Harlan essaya de composer son visage. « Non, Calculateur Twissell. Je suis un peu fatigué.

— Eh bien, c’est pardonnable, en tout cas, mon garçon. » Et le sourire sur son visage fut plus près que jamais de s’effacer complètement. « Savez-vous que le 482e siècle a été Changé ?

— Oui, dit brièvement Harlan.

— Finge m’a appelé, reprit Twissell, et a demandé qu’on vous dise que le Changement a entièrement réussi. »

Harlan haussa les épaules, puis remarqua les yeux de Twissell qui le regardait fixement et durement sur l’écran vidéo. Il se sentit mal à l’aise et dit : « Oui, Calculateur ?

— Rien », fit Twissell, et peut-être était-ce le poids de l’âge qui s’appesantissait sur ses épaules, mais sa voix était inexplicablement triste. « Je croyais que vous alliez dire quelque chose.

— Non, dit Harlan. Je n’ai rien à dire.

— Bon. Eh bien, je vous verrai demain à l’ouverture dans la Salle des Ordinateurs, mon garçon. J’ai beaucoup de choses à vous dire.

— Oui, monsieur. » Harlan fixa pendant plusieurs minutes l’écran redevenu sombre.

On aurait presque dit une menace. Finge avait appelé Twissell, n’est-ce pas ? Ce qu’il avait dit, Twissell ne l’avait pas répété.

Mais une menace extérieure était ce dont il avait besoin. Combattre un malaise de l’esprit, c’était comme d’être dans du sable mouvant et de le frapper avec un bâton. Combattre Finge était une tout autre chose. Harlan s’était rappelé les armes dont il disposait et, pour la première fois depuis des jours, il reprit un peu confiance.

C’était comme si une porte s’était fermée et qu’une autre se soit ouverte. Harlan devenait aussi fiévreusement actif qu’il avait été précédemment abattu. Il effectua le trajet jusqu’au 2456e siècle et exigea du Sociologue Voy qu’il fît selon sa volonté.

Il y réussit parfaitement. Il obtint le renseignement qu’il cherchait.

Il obtint même plus. Beaucoup plus.

La confiance est récompensée, apparemment. Un proverbe de son siècle natal disait : « Empoigne fermement l’ortie et elle deviendra un bâton pour battre ton ennemi. »

En bref, Noÿs n’avait pas d’homologue dans la nouvelle Réalité. Pas d’homologue du tout. Elle pouvait s’intégrer dans la nouvelle société de la manière la plus discrète et commode possible ou elle pouvait rester dans l’Éternité. Il ne pouvait y avoir aucune raison d’empêcher Harlan de contracter une union, en dehors du fait – tout théorique – qu’il avait contrevenu à la loi – et il savait très bien comment contrer cet argument.

Il remonta rapidement le Temps pour mettre Noÿs au courant, pénétré de la certitude du succès d’une manière dont il n’aurait jamais osé rêver après quelques jours horribles d’échec apparent.

Et à ce moment, la cabine s’arrêta.

Elle ne ralentit pas ; elle stoppa simplement. S’il s’était agi d’un mouvement dans l’une des trois dimensions de l’espace, un arrêt aussi soudain aurait fracassé la cabine, porté le métal à l’incandescence et réduit Harlan en un tas d’os brisés et de chair pantelante.

En fait, il fut simplement pris d’une nausée et une douleur aiguë le traversa. Quand il retrouva l’usage de la vue, il se traîna jusqu’au temporomètre et fixa sur lui un regard vague. Il indiquait 100 000.

Cela l’effraya. C’était un chiffre trop rond.

Il revint fébrilement vers le panneau de contrôle. Qu’est-ce qui n’avait pas marché ?

Il ne vit rien de défectueux, ce qui accrut ses craintes. Rien n’avait accroché le levier de direction. Il restait fermement fixé en position de remontée vers le futur. Il n’y avait pas de court-circuit. Tous les cadrans indicateurs étaient sur la position noire de sécurité. Il n’y avait pas de panne d’énergie. La petite aiguille qui indiquait la consommation régulière de plusieurs milliards de coulombs confirmait que tout était normal de ce côté.

Qu’était-ce donc qui avait provoqué l’arrêt de la cabine ?

Lentement et avec beaucoup d’hésitation, Harlan toucha le levier de direction, l’entoura de sa main. Il le mit au point mort et l’aiguille de la jauge de puissance tomba à zéro.

Il ramena le levier en arrière dans la direction opposée. La jauge de puissance remonta de nouveau et cette fois, le temporomètre descendit le long de la ligne des siècles.

En arrière… en arrière… 99983… 99972… 99959…

À nouveau, Harlan déplaça le levier. En avant encore. Lentement. Très lentement.

Alors 99985… 99993… 99997… 99998… 99999… 100000…

Crac ! Rien après 100000. L’énergie de Nova Sol se consumait en silence à un taux incroyable, inutilement.

Il revint en arrière, plus loin. Il reprit son élan vers l’avant. Crac !

Les dents serrées, les lèvres crispées, la respiration sifflante, il se comparait à un prisonnier se ruant avec acharnement contre les barreaux d’une prison.

Lorsqu’il s’arrêta après une douzaine de tentatives, la cabine resta bloquée à 100000. Jusque-là, et pas plus loin.

Il changerait de cabine ! (Mais il n’y avait pas beaucoup d’espoir dans cette pensée.)

Dans le silence désert du 100000e siècle, Andrew Harlan sortit de sa cabine et en choisit une au hasard dans un autre puits.

Une minute plus tard, la main sur le levier de direction, il lut d’un œil hagard l’indication 100000 et sut que là non plus il ne pourrait pas passer.

Il était furieux ! Maintenant ! À ce moment ! Alors que les choses avaient tourné de façon si inespérée en sa faveur, arriver à un désastre si soudain. La malchance le poursuivait depuis cet instant d’erreur lors de son incursion au 482e siècle.

Il ramena brutalement le levier vers l’arrière, appuyant dessus de toutes ses forces et le maintenant dans cette position. Du moins, en un sens, il était libre à présent, libre de faire tout ce qu’il voulait. Avec Noÿs séparée de lui par une barrière et hors de son atteinte, que pouvaient-ils lui faire de plus ? Qu’avait-il encore à redouter ?

Il se transporta au 575e siècle et bondit hors de la cabine avec une indifférence pour son environnement qu’il n’avait jamais ressentie auparavant. Il se dirigea vers la bibliothèque de la Section, sans parler à personne, sans regarder personne. Il prit ce qu’il voulait sans jeter un coup d’œil alentour pour voir si on l’observait. Que lui importait ?

De retour à la cabine, il la dirigea vers le passé. Il savait exactement ce qu’il devait faire. Il regarda au passage la grande horloge qui mesurait le Physio-temps Standard, indiquait les jours et marquait les trois périodes de travail qui divisaient le physio-jour en parties égales. Finge devait être chez lui, et c’était bien mieux ainsi.

Il sembla à Harlan qu’il avait la fièvre lorsqu’il arriva au 482e siècle. Sa bouche était sèche et cotonneuse. Sa poitrine lui faisait mal. Mais il sentait le contact dur de l’arme sous sa chemise tandis qu’il la tenait fermement contre lui avec son coude, et c’était la seule sensation qui comptait.

Le Calculateur Assistant Hobbe Finge leva son regard vers Harlan et dans ses yeux la surprise fit lentement place à l’intérêt.

Harlan l’observa en silence un moment, laissant l’intérêt monter et attendant qu’il se transforme en peur. Il fit lentement le tour, se plaçant entre Finge et la Communiplaque.

Finge était partiellement dévêtu, le torse nu. Sa poitrine était peu poilue, ses seins adipeux et presque féminins. Son abdomen pansu débordait par-dessus sa ceinture.

Il n’a pas l’air digne, pensa Harlan avec satisfaction, ni digne ni appétissant. Cela n’en vaut que mieux.

Il mit sa main droite dans sa chemise et la referma solidement sur la crosse de son arme.

« Personne ne m’a vu, Finge, donc ne regardez pas vers la porte. Personne ne viendra ici. Vous devez vous rendre compte, Finge, que vous avez affaire avec un Technicien. Savez-vous ce que cela signifie ? »

Sa voix était rauque. Il sentait la colère monter en lui en voyant que la peur restait absente des yeux de Finge, qu’on n’y lisait que l’intérêt. Finge fit même un geste vers sa chemise et, sans un mot, commença à la mettre.

Harlan continua : « Savez-vous l’avantage qu’il y a à être Technicien, Finge ? Vous ne l’avez jamais été, par conséquent vous êtes mal placé pour l’apprécier. Cela veut dire que personne ne surveille où vous allez et ce que vous faites. Tout le monde regarde ailleurs et met tant d’ardeur à ne pas vous voir que c’est effectivement ce qui arrive. Je pourrais, par exemple, aller à la bibliothèque de la Section, Finge, et prendre quelque objet curieux pendant que le bibliothécaire se penche d’un air affairé sur ses catalogues et ne voit rien. Je peux parcourir les niveaux résidentiels du 482e siècle, tous les passants se détourneront de mon chemin et jureront par la suite n’avoir vu personne. C’est ce qui se passe automatiquement. Vous voyez, je peux faire ce que je veux, aller où je veux. Je peux pénétrer dans l’appartement privé du Calculateur Assistant d’une Section et le forcer à dire la vérité en braquant une arme sur lui et il ne se trouvera personne pour m’arrêter. »

Finge parla pour la première fois : « Qu’est-ce que vous tenez ?

— Une arme, dit Harlan en la sortant. Vous la reconnaissez ? » Sa gueule s’évasait légèrement et se terminait par un renflement de métal lisse.

« Si vous me tuez…, commença Finge.

— Je ne vous tuerai pas, dit Harlan. À une récente réunion, vous aviez un foudroyant. Ceci n’en est pas un. C’est une invention d’une Réalité modifiée du 575e siècle. Elle ne vous est peut-être pas familière. Elle a été retirée de la Réalité. Trop dangereuse. Elle peut tuer, mais à basse puissance, elle active les centres de la douleur du système nerveux central et peut aussi bien paralyser. Ça s’appelle, ou s’appelait, un fouet neuronique.

Il fonctionne. Celui-ci est à pleine charge. Je l’ai essayé sur un doigt. » Il leva sa main gauche au petit doigt raide. « C’est très désagréable. »

Finge s’agitait sans arrêt. « Qu’est-ce que tout ça veut dire, au nom du Temps ?

— Il y a une sorte de blocage dans les puits de projection au 100000e siècle. Je veux qu’on l’enlève.

— Un blocage dans les puits ?

— N’essayez pas de feindre la surprise. Hier, vous avez parlé à Twissell. Aujourd’hui, il y a ce blocage. Je veux savoir ce que vous avez dit à Twissell. Je veux savoir ce qu’on a fait et ce qu’on va faire. Par le Temps, Calculateur, si vous ne me le dites pas, je vais me servir du fouet. Mettez-moi au défi, si vous ne me croyez pas.

— Écoutez – Finge bredouillait un peu et les premiers signes de la peur apparurent ainsi qu’une sorte de colère désespérée –, si vous voulez la vérité, la voilà. Nous sommes au courant au sujet de vous et de Noÿs. »

Harlan cilla. « Qu’est-ce qu’il y a à propos de moi et Noÿs ? »

Finge dit : « Pensiez-vous que vous passeriez au travers de toutes les difficultés ? » Le Calculateur gardait les yeux fixés sur le fouet neuronique et son front commençait à briller de sueur. « Par le Temps, avec l’émotion que vous avez manifestée après votre période d’Observation, avec ce que vous avez fait durant cette même période, pensiez-vous que nous ne vous Observerions pas, vous ? J’aurais mérité d’être cassé comme Calculateur si j’avais laissé passer ça. Nous savons que vous avez emmené Noÿs dans l’Éternité. Nous le savions depuis le début. Vous vouliez la vérité. La voilà. »

À ce moment, Harlan se méprisa pour sa stupidité. « Vous saviez ?

— Oui. Nous savions que vous l’avez emmenée dans les Siècles Cachés. Nous savions chaque fois que vous alliez dans le 482e siècle pour lui rapporter les objets de luxe dont elle aime à s’entourer. Vous vous êtes conduit comme un insensé et vous avez complètement oublié votre Serment d’Éternel.

— Alors pourquoi ne m’avez-vous pas arrêté ? » Harlan buvait jusqu’à la lie la coupe de sa propre humiliation.

« Voulez-vous toujours la vérité ? » Finge s’animait un peu et paraissait reprendre courage à mesure qu’Harlan voyait ses espoirs réduits à néant.

« Continuez.

— Alors laissez-moi vous dire que, dès le début, je ne vous ai pas considéré comme un bon Éternel. Un Observateur brillant, peut-être, et un Technicien plein d’initiative. Mais pas un Éternel. Lorsque je vous ai muté ici dans ce dernier poste, c’était pour le prouver aussi à Twissell, qui vous estime pour quelque raison obscure. Je n’éprouvais pas seulement la société dans la personne de la jeune fille, Noÿs, je vous éprouvais aussi et vous avez failli comme je pensais que vous failliriez. Maintenant, éloignez cette arme, ce fouet ou je ne sais quoi, et sortez d’ici.

— Et vous êtes venu chez moi une fois », dit Harlan, le souffle coupé, s’efforçant avec difficulté de garder sa dignité et la sentant s’échapper comme si son intelligence et son esprit étaient aussi raides et insensibles que le petit doigt de sa main gauche frappé par le fouet, « pour m’inciter à faire ce que je faisais.

— Oui, bien sûr. Si vous voulez l’expression exacte, je vous ai tenté. Je vous ai dit exactement la vérité, que vous ne pouviez garder Noÿs que dans la Réalité présente. Vous avez choisi de vous conduire non comme un Éternel, mais comme un pleurnicheur. J’attendais que vous le fassiez.

— Je le ferai encore, dit Harlan d’un ton agressif, et puisque vous savez tout, vous vous rendez compte que je n’ai rien à perdre. » Il appuya son arme sur le ventre rebondi de Finge et dit à travers ses lèvres pâles et ses dents serrées : « Qu’est-il arrivé à Noÿs ?

— Je n’en ai aucune idée.

— Ne me racontez pas d’histoires. Qu’est-il arrivé à Noÿs ?

— Je vous dis que je ne sais pas. »

Le poing d’Harlan se crispa sur le fouet ; sa voix était basse. « Votre jambe d’abord. Ça va faire mal.

— Au nom du Temps, écoutez ! Attendez !

— Très bien. Que lui est-il arrivé ?

— Non, écoutez. C’est tout au plus une faute de discipline. La Réalité n’a pas été affectée. J’ai fait des vérifications. Un déclassement, c’est tout ce que vous aurez. Si vous me tuez, cependant, ou si vous me blessez avec l’intention de tuer, vous aurez attaqué un supérieur. C’est la peine de mort pour ça. »

Harlan sourit à la futilité de la menace. À côté de ce qui était déjà arrivé, la mort constituerait la solution la plus simple et la plus irrévocable.

Harlan se méprit manifestement sur les raisons de ce sourire. Il dit précipitamment : « Ne croyez pas que la peine de mort n’existe pas dans l’Éternité parce que vous n’en avez jamais rencontré d’exemple. Nous en connaissons des cas, nous, les Calculateurs. Et qui plus est, des exécutions ont eu lieu aussi. C’est simple. Dans toute Réalité, il se produit un certain nombre d’accidents fatals au cours desquels les corps ne sont pas retrouvés. Des fusées explosent en l’air, des paquebots aériens sombrent dans l’océan ou s’écrasent sur des montagnes. Un meurtrier peut être placé dans un de ces vaisseaux quelques minutes ou quelques secondes avant l’issue fatale. Est-ce que ça vaut la peine de risquer ça ? »

Harlan s’anima et dit : « Si vous cherchez à me donner le change pour sauver votre peau, c’est loupé. Laissez-moi vous dire : je n’ai pas peur du châtiment. Par ailleurs, j’ai l’intention d’avoir Noÿs. Je la veux tout de suite. Elle n’existe pas dans la Réalité existante. Elle n’a pas d’homologue. Il n’y a pas de raison pour que nous ne puissions pas contracter une union régulière.

— C’est contraire au règlement pour un Technicien…

— Nous laisserons le Comité Pan-temporel en décider, dit Harlan, laissant enfin parler son orgueil. Je n’ai pas peur d’une décision défavorable, pas plus que je n’ai peur de vous tuer. Je ne suis pas un Technicien ordinaire.

— Parce que vous êtes le Technicien de Twissell ? » Le visage rond et luisant de sueur de Finge avait une expression bizarre ; ce pouvait être de la haine ou un sentiment de triomphe ou un mélange des deux.

« Pour des raisons beaucoup plus importantes que ça. Et maintenant… » répondit Harlan.

Avec une détermination farouche, il toucha du doigt l’activateur de l’arme.

Finge cria : « Alors allez au Comité ! Au Comité Pan-temporel ! Ils sont au courant. Si vous êtes tellement important… » Haletant, il s’arrêta.

Pendant un instant, Harlan, indécis, hésita : « Quoi ?

— Croyez-vous que j’engagerais une action unilatérale dans un cas pareil ? J’ai rendu compte de toute l’affaire au Comité, en même temps que du Changement de Réalité. Tenez ! J’ai les doubles.

— Un instant, ne bougez pas ! »

Mais Finge ne tint pas compte de cet ordre. Avec une rapidité foudroyante, il bondit tel un démon et atteignit ses dossiers. D’un doigt, il repéra la combinaison codée du rapport qu’il voulait, de l’autre main, il appuya sur le classeur. La langue argentée d’une bande dont les perforations étaient à peine visibles à l’œil nu jaillit du bureau.

« Voulez-vous l’entendre ? » demanda Finge. Et sans attendre, il l’enfila dans le lecteur sonore.

Harlan écouta, pétrifié. C’était assez clair. Finge avait tout enregistré. Il avait énuméré chaque geste d’Harlan dans les puits de projection. Il n’avait rien oublié, pour autant qu’Harlan s’en souvînt, au moment de rédiger son rapport.

Finge cria, quand ce fut terminé : « Maintenant, allez donc au Comité. Je n’ai pas mis de blocage dans le Temps. Je n’aurais pas su comment. Et ne croyez pas qu’ils se désintéressent de la question. Vous disiez que j’ai parlé à Twissell hier. Vous avez raison. Mais je ne l’avais pas appelé, c’est lui qui m’a appelé. Allez donc demander à Twissell. Dites-leur quel important Technicien vous êtes. Et si vous voulez me tuer d’abord, tirez et allez au diable ! »

Harlan ne pouvait pas ne pas remarquer une exultation réelle dans la voix du Calculateur. À ce moment, il se sentait assez sûr de lui pour croire que même un coup de fouet neuronique le laisserait du bon côté de la pierre tombale.

Pourquoi ? Tenait-il tellement à la défaite d’Harlan ? Sa jalousie à l’égard de Noÿs était-elle une passion à ce point dévorante ?

C’est presque avec indifférence qu’Harlan se posa ces questions et toute l’affaire, Finge et le reste, lui parut soudain dénuée de sens.

Il empocha son arme, se précipita hors de la pièce et fila vers le puits de projection le plus proche.

C’était le Comité alors, ou Twissell, pour le moins. Il n’avait peur d’aucun d’eux, ensemble ou séparément.

Au cours du mois écoulé, chaque jour qui passait l’ancrait un peu plus dans sa conviction : il croyait être indispensable. Le Comité Pan-temporel lui-même n’aurait d’autre choix que d’en venir à un accommodement dans une affaire où il s’agissait d’échanger une fille contre l’existence de toute l’Éternité.

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