8 LE CRIME

Personne ne lui avait posé de question. Personne ne l’avait arrêté. Il y avait du moins cet avantage dans l’isolement social d’un technicien. Il utilisa la cabine jusqu’à une issue temporelle et en actionna les commandes. Il y avait évidemment le risque de voir arriver quelqu’un pour une mission légitime et qu’il s’étonne que la porte soit en service. Il hésita, puis décida d’apposer son sceau à la plaque de contrôle. Une porte scellée attirerait peu l’attention. Une porte non scellée et en service serait un mystère sans pareil.

Bien sûr, ce pouvait être Finge qui tomberait sur la porte. Il devait en prendre le risque.

Noÿs se tenait toujours debout comme il l’avait laissée. Des heures pénibles (des physio-heures) s’étaient écoulées depuis qu’Harlan avait laissé le 482e siècle pour une Éternité solitaire, mais il revenait maintenant au moment même, à quelques secondes près, où il était parti. Pas un cheveu de la tête de Noÿs n’avait bougé.

Elle eut l’air effrayée : « Avez-vous oublié quelque chose Harlan ? »

Harlan la regarda d’un air avide, mais ne fit aucun mouvement pour la toucher. Il se souvenait des paroles de Finge et il n’osait pas risquer d’être repoussé. Il dit d’un ton froid : « Il faut que vous fassiez ce que je dis. »

Elle dit : « Mais alors, il y a quelque chose qui ne va pas ? Vous venez de partir il n’y a pas une minute.

— Ne vous inquiétez pas », dit Harlan. C’était tout ce qu’il pouvait faire pour s’empêcher de prendre sa main, essayer de la calmer. Au lieu de cela, il parla durement. C’était comme si quelque démon le forçait à faire tout de travers. Pourquoi était-il revenu dès son premier moment de libre ? Il ne faisait que la troubler par son retour presque instantané après son départ.

(Il connaissait la réponse à cela, en réalité. Le diagramme spatio-temporel lui avait accordé une marge de sécurité de deux jours. Les premières heures de ce laps de temps étaient les moins exposées et celles qui avaient le plus de chances de passer inaperçues.) Il avait eu envie tout naturellement d’en profiter le plus tôt possible. Il prenait malgré tout un risque idiot. Il aurait facilement pu commettre une erreur de calcul et revenir dans le Temps avant qu’il l’ait quitté, quelques physio-heures plus tôt. Que serait-il arrivé dans ce cas ? C’était une des premières règles qu’on lui avait apprises en tant qu’Observateur : une personne occupant deux points du même Temps dans la même Réalité court le risque de se rencontrer elle-même.

De toute façon, c’était une chose à éviter. Pourquoi ? Harlan savait qu’il ne désirait pas se rencontrer lui-même. Il ne désirait pas regarder dans les yeux un autre Harlan (antérieur ou ultérieur). Ce serait d’ailleurs un paradoxe et qu’est-ce que Twissell se plaisait à répéter ? « Il n’y a pas de paradoxes dans le Temps, mais seulement parce que le Temps évite délibérément les paradoxes. »

Pendant que ces pensées se bousculaient dans l’esprit d’Harlan, Noÿs le regardait de ses grands yeux lumineux.

Puis elle vint vers lui et posa des mains fraîches sur ses joues brûlantes et dit doucement : « Vous avez des ennuis. »

Son regard semblait à Harlan plein de gentillesse et de tendresse. Mais comment pouvait-il en être ainsi ? Elle avait ce qu’elle désirait. Que voulait-elle encore ? Il saisit ses poignets et dit d’une voix enrouée : « Voulez-vous venir avec moi ? Maintenant ? Sans poser aucune question ? En faisant exactement ce que je dis ?

— Le dois-je ? demanda-t-elle.

— Vous le devez, Noÿs. C’est très important.

— Alors je vais venir. » Elle le dit comme une chose allant de soi, comme si on lui présentait chaque jour une telle requête et qu’elle acceptait toujours.

À la porte de la cabine, Noÿs hésita un instant, puis entra.

« Nous allons en avant, Noÿs, dit Harlan.

— Cela veut dire le futur, n’est-ce pas ? »

La cabine était déjà en train de ronronner doucement tandis qu’elle y entrait et elle était à peine assise qu’Harlan mettait discrètement le contact.

Elle ne montra aucun signe de nausée au début de cette indescriptible sensation de « mouvement » à travers le Temps. Il avait craint que cela ne lui arrive.

Elle était assise, là, tranquillement, si belle et si à son aise qu’il souffrait en la regardant et se moquait pas mal d’avoir, en emmenant une Temporelle dans l’Éternité sans autorisation, commis une trahison.

« Est-ce que le cadran indique le nombre d’années parcourues, Andrew ? demanda-t-elle.

— Les siècles.

— Vous voulez dire que nous sommes à mille ans dans l’avenir ? Déjà ?

— C’est bien ça.

— On n’en a pas l’impression.

— Je sais. »

Elle regarda autour d’elle. « Mais comment bougeons-nous ?

— Je n’en sais rien, Noÿs.

— Vous n’en savez rien !

— Il y a beaucoup de choses concernant l’Éternité qui sont difficiles à comprendre. »

Les chiffres défilaient sur le temporomètre. Ils allaient de plus en plus vite et ils ne formèrent bientôt plus qu’une image confuse. De son coude, Harlan avait poussé la vitesse au maximum. Peut-être l’énergie dépensée causait-elle quelque surprise aux techniciens des générateurs de puissance, mais il en doutait. Personne ne l’attendait dans l’Éternité quand il revint avec Noÿs, ce qui signifiait qu’il avait pratiquement gagné la partie. À présent, il ne lui restait plus qu’à emmener Noÿs en lieu sûr.

À nouveau, Harlan la regarda : « Les Éternels ne savent pas tout.

— Et je ne suis pas une Éternelle, murmura-t-elle, j’en sais si peu. »

Le pouls d’Harlan s’accéléra. Pas encore une Éternelle ? Mais Finge avait dit…

« Laisse tomber, se dit-il à lui-même. Laisse tomber. Elle vient avec toi. Elle te sourit. Que désires-tu de plus ? »

Mais il parla tout de même. « Vous pensez qu’un Éternel vit à jamais, n’est-ce pas ?

— Eh bien, on les appelle Éternels, non ? Et chacun sait qu’ils se désignent ainsi. » Elle lui fit un chaud sourire. « Mais ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?

— Vous ne le pensez pas alors ?

— Après un certain temps passé dans l’Éternité, je ne l’ai plus pensé. Les gens ne parlaient pas comme s’ils vivaient éternellement et il y avait là des vieillards.

— Pourtant vous m’avez dit que j’étais immortel – cette nuit. »

Elle se rapprocha de lui sur la banquette, souriant toujours : « Je me disais : « Qui sait ? »

Il dit, sans parvenir tout à fait à effacer toute trace de tension dans sa voix : « Comment un Temporel fait-il pour devenir un Éternel ? »

Le sourire s’évanouit et était-ce un effet de son imagination ou une légère rougeur avait-elle envahi son visage ? « Pourquoi demandez-vous cela ? dit-elle.

— Pour savoir.

— C’est stupide. Je préférerais ne pas en parler. » Elle examina ses mains fines ; le vernis incolore de ses ongles étincelait dans la lumière atténuée de la cabine. Harlan pensa distraitement et tout à fait hors de propos que, dans une soirée mondaine, avec une légère touche d’ultra-violet dans l’éclairage mural, ces ongles auraient des reflets d’un vert léger ou d’un pourpre sombre, selon l’angle d’inclinaison de ses mains. Une fille intelligente comme l’était Noÿs pouvait produire une demi-douzaine de nuances et donner l’impression que chacune reflétait son humeur du moment. Bleu pour l’innocence, jaune vif pour le rire, violet pour la tristesse et écarlate pour la passion.

Il dit : « Pourquoi avez-vous fait l’amour avec moi ? »

Elle ramena ses cheveux en arrière d’un mouvement de tête et le regarda avec un visage pâle et grave. « Si vous devez le savoir, c’est en partie en vertu de la théorie selon laquelle une fille peut devenir une Éternelle de cette manière. Ça ne me déplairait pas de vivre à tout jamais.

— Je pensais que vous aviez dit ne pas y croire.

— Je n’y croyais pas, mais cela ne pouvait faire de mal à une fille de tenter sa chance. D’autant plus… »

Il la regardait d’un air sévère, essayant de cacher sa souffrance et sa déception derrière un regard glacé et désapprobateur s’inspirant du puritanisme de son époque d’origine. « Eh bien ?

— D’autant plus que, de toute façon, j’en avais envie.

— Vous aviez envie de faire l’amour avec moi ?

— Oui.

— Pourquoi moi ?

— Parce que vous me plaisiez. Parce que je vous trouvais drôle.

— Drôle ?

— Eh bien, bizarre, si vous aimez mieux. Vous faisiez de tels efforts pour ne pas me regarder, mais vous me regardiez quand même. Vous essayiez de me haïr et je pouvais voir que vous me désiriez. J’avais un peu pitié de vous, je crois.

— Pourquoi aviez-vous pitié de moi ? » Il sentait que ses joues étaient brûlantes.

« Parce que l’envie que vous aviez de moi vous tourmentait. C’est une chose si simple. Vous vous contentez de le demander à une fille. Il est si facile d’être gentil. Pourquoi souffrir ? »

Harlan hocha la tête. Les mœurs du 482e ! « Vous vous contentez de demander à une fille, murmura-t-il, c’est si simple. Il n’y a rien d’autre à faire.

— Il faut que la fille soit consentante, bien sûr. La plupart du temps, elle l’est, si elle n’est pas engagée ailleurs. Pourquoi pas ? C’est très simple. »

Ce fut au tour d’Harlan de baisser les yeux. Évidemment, c’était très simple. Et il n’y avait rien de mal à cela non plus. Pas au 482e siècle. Qui dans l’Éternité devait mieux le savoir ? Il serait un imbécile, un indécrottable et parfait imbécile s’il l’interrogeait sur ses précédentes aventures. Il pourrait aussi bien demander à une fille de sa propre époque si elle avait jamais mangé en présence d’un homme et comment elle avait osé.

Au lieu de cela, il dit humblement : « Et que pensez-vous de moi maintenant ?

— Que vous êtes très gentil, dit-elle doucement, et que si seulement vous vous détendiez… Ne souriez-vous jamais ?

— Il n’y a aucune raison de sourire, Noÿs.

— Je vous en prie. Je veux voir si vos joues prennent le pli qu’il faut. Voyons. » Elle mit les doigts sur les coins de sa bouche et appuya de chaque côté. Surpris, il rejeta la tête en arrière et ne put s’empêcher de sourire.

« Vous voyez, vos joues ne se sont même pas plissées. Vous êtes presque beau. Avec un peu de pratique – debout devant un miroir, souriant et en allumant une étincelle dans vos yeux –, je parierais que vous pourriez être réellement beau. »

Mais le sourire, qui dès le début avait été hésitant, s’effaça. « Nous sommes dans une mauvaise passe, non ? reprit Noÿs.

— Oui, Noÿs. Une très mauvaise passe.

— À cause de ce que nous avons fait ? Vous et moi ? Ce soir-là ?

— Pas exactement.

— C’était ma faute, vous savez. Je le leur dirai, si vous le voulez.

— Jamais, dit Harlan avec énergie. Ne vous chargez d’aucune faute en tout ceci. Vous n’avez rien fait, rien dont vous puissiez vous sentir coupable. Il s’agit d’autre chose. »

Mal à l’aise, Noÿs regarda le temporomètre. « Où sommes-nous ? Je ne peux pas voir les chiffres.

— Quand sommes-nous ? » la corrigea machinalement Harlan. Il réduisit la vitesse et les chiffres apparurent.

Ses beaux yeux s’élargirent et les cils ressortirent sur la blancheur de sa peau. « Il n’y a pas d’erreur ? »

Harlan jeta un coup d’œil à l’indicateur. On y lisait 72 000. « Je suis sûr que c’est ça.

— Mais où allons-nous ?

— Vers quand allons-nous ? Loin dans le futur, dit-il d’un air sombre. Très loin, à une époque sûre. Où ils ne vous trouveront pas. »

En silence, ils regardèrent les chiffres défiler. En lui-même, Harlan ne cessait de se dire que la fille était innocente et l’accusation de Finge sans fondement. Elle avait avoué franchement ce qu’il y avait de vrai et elle avait admis, tout aussi franchement, la présence d’une attirance plus personnelle.

Il leva les yeux juste au moment où Noÿs changeait de position. Elle se dirigea de son côté, et d’un geste résolu, elle arrêta la cabine ; la décélération temporelle leur causa une impression très désagréable.

Harlan avala sa salive et ferma les yeux, attendant que la nausée se dissipe. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il.

Elle était d’une pâleur mortelle et resta un instant sans répondre. Puis elle dit : « Je ne veux pas aller plus loin. Les chiffres sont si élevés ! »

Sur le temporomètre, on lisait : 111 394.

« Nous sommes assez loin », approuva-t-il.

Puis il tendit la main d’un air grave : « Venez, Noÿs. Ceci sera votre demeure pour un certain temps. »

Ils errèrent le long des couloirs de la station temporelle comme des enfants, la main dans la main. Dans les principaux, les lumières brillaient et les pièces obscures s’éclairaient dès qu’ils effleuraient un commutateur. L’air était frais et on y sentait passer comme un souffle qui, sans qu’on puisse parler de courant d’air, indiquait cependant la présence de ventilation.

Noÿs murmura : « Il n’y a personne ici ?

— Personne », dit Harlan, s’efforçant de parler d’une voix forte et assurée. Il désirait rompre le charme car il se trouvait dans un « Siècle Caché », mais finalement il ne fit entendre qu’un murmure.

Il ne savait même pas quel nom donner à un avenir aussi éloigné. L’appeler le cent onze mille trois cent quatre-vingt-quatorzième siècle était ridicule. Il faudrait dire simplement, en restant dans le vague, « le siècle cent mille ».

Il était absurde de s’occuper d’un pareil problème, mais maintenant que l’exaltation due au départ et à la distance parcourue avait disparu, il se retrouvait seul dans une région de l’Éternité où aucun pied humain ne s’était aventuré et il n’aimait pas cela. Il avait honte, doublement honte du fait que Noÿs était témoin, de ressentir un petit froid intérieur qui était un frisson d’appréhension. « Tout est net. Il n’y a pas un grain de poussière, dit Noÿs.

— Nettoyage automatique », répondit-il. Avec un effort qui lui parut déchirer les cordes vocales, il éleva la voix jusqu’à un niveau presque normal. « Mais il n’y a personne ici, tant vers l’avenir que vers le passé, tout au long de milliers et de milliers de siècles. »

Noÿs parut se faire à cette idée. « Et tout est aménagé ? Nous avons dépassé des entrepôts de vivres et une cinémathèque. L’avez-vous remarquée ?

— J’ai vu. Oh ! c’est entièrement équipé. Elles sont toutes entièrement équipées. Toutes les Sections.

— Mais pourquoi, si jamais personne ne vient ici ?

— C’est logique », dit Harlan. Le fait d’en parler enlevait à la situation un peu de son étrangeté. Dire à voix haute ce qu’il connaissait déjà en théorie donnerait aux choses un aspect plus concret, les ramènerait au niveau du vécu. Il reprit : « Tôt dans l’histoire de l’Éternité, aux alentours du 300e siècle, on inventa le duplicateur de masse. En avez-vous entendu parler ? En installant un champ de résonance, l’énergie pouvait être convertie en matière, les particules subatomiques s’ordonnant rigoureusement selon une structure identique, compte tenu du principe d’incertitude, à celle du modèle utilisé. On obtient ainsi une copie exacte de celui-ci.

« Nous autres, dans l’Éternité, nous avons réquisitionné l’appareil pour notre propre usage. À cette époque, il n’existait guère que cent Sections. Nous avions des plans d’expansion, bien sûr. « Dix nouvelles Sections par physio-année » était un des slogans d’alors. Le duplicateur de masse rendit tout cela inutile. Nous avons construit une nouvelle Section complète avec nourriture, énergie, eau, équipement automatique perfectionné, installé la machine et reproduit la Section une fois par siècle tout au long de l’Éternité. Je ne sais pas jusqu’où on est allé, à des millions de siècles probablement.

— Toutes sont comme celles-ci, Andrew ?

— Toutes sont exactement pareilles. Et à mesure que l’Éternité progresse, nous n’avons plus qu’à les occuper, adaptant la construction aux structures culturelles du siècle considéré. Les seuls ennuis que nous ayons, c’est lorsque nous tombons sur un siècle dont la technologie est basée sur l’utilisation de l’énergie. Nous, nous n’avons pas encore atteint cette Section. » (Inutile de lui dire que les Éternels ne pouvaient pas pénétrer dans le Temps à l’ère des Siècles Cachés. Quelle différence cela faisait-il ?)

Il lui lança un regard ; elle semblait désemparée. Il se hâta de dire : « Rien n’a été négligé dans la construction de ces Sections. Elles utilisent de l’énergie, rien de plus, et avec la nova sur laquelle on peut tirer… »

Elle l’interrompit : « Non. Je n’arrive pas à me souvenir.

— Vous souvenir de quoi ?

— Vous avez dit que le duplicateur a été inventé dans les siècles 300. Nous ne l’avons pas au 482e siècle. Je ne me souviens pas avoir vu quoi que ce soit à son sujet dans l’histoire. »

Harlan devint pensif. Bien qu’il ne lui manquât que deux pouces pour être aussi grande que lui, il se sentit soudain d’une taille de géant en comparaison. Elle était un bébé, une enfant et il était un demi-dieu de l’Éternité qui devait l’instruire et l’amener avec précaution à la vérité.

Il dit : « Noÿs, mon petit, trouvons un endroit où nous asseoir et… et j’aurai quelque chose à vous expliquer. »

Le concept d’une Réalité variable, d’une Réalité qui n’était pas fixe, éternelle et inaltérable n’était pas de ceux que l’esprit humain pouvait assimiler comme en se jouant.

Au cours des réminiscences inconscientes du sommeil, parfois, Harlan se souvenait des premiers temps de son Noviciat et se rappelait ses efforts désespérés pour s’arracher à son siècle et au Temps.

Il fallait six mois au Novice moyen pour apprendre toute la vérité, pour découvrir qu’il ne pourrait jamais rentrer chez lui, littéralement parlant. Ce n’était pas seulement la loi de l’Éternité qui l’en empêchait, mais le fait déconcertant que sa demeure telle qu’il la connaissait pouvait très bien ne plus exister ou même, en un sens, n’avoir jamais existé.

Cela affectait les Novices différemment. Harlan se souvenait du visage soudain pâle et désemparé de Bonky Latourette le jour où l’Instructeur Yarrow leur avait finalement exposé, avec une précision ne laissant plus place au doute, tout ce qui concernait la Réalité.

Aucun des Novices ne mangea ce soir-là. Ils se serraient l’un contre l’autre à la recherche d’une sorte de chaleur psychique, tous, excepté Latourette qui avait disparu. Il y eut des rires qui sonnaient faux et quelques plaisanteries qui firent long feu.

Quelqu’un dit d’une voix tremblante et mal assurée : « Je suppose que je n’ai jamais eu de mère. Si je retourne au 95e siècle, on me dira : « Qui êtes-vous ? Nous ne vous connaissons pas. Nous n’avons aucune trace de vous. Vous n’existez pas. »

Ils sourirent faiblement et hochèrent la tête, en garçons solitaires à qui il ne restait rien d’autre que l’Éternité.

Ils trouvèrent Latourette à l’heure du coucher, plongé dans un sommeil comateux et respirant à peine. On remarqua heureusement une légère trace de piqûre au creux de son coude gauche.

Yarrow fut appelé et pendant un moment on put craindre que le Novice passât de vie à trépas, mais on parvint à le tirer d’affaire. Une semaine plus tard, il avait rejoint sa place. Mais cette épreuve l’avait profondément marqué et il ne fut plus jamais le même après cela, pour autant qu’Harlan s’en souvînt.

Et maintenant, Harlan devait expliquer la Réalité à Noÿs Lambent, une fille guère plus âgée que ces Novices, et lui dire tout d’un seul coup. Il le fallait. Il n’avait pas le choix. Elle devait apprendre exactement ce qui les attendait et exactement ce qu’elle aurait à faire.

Il le lui dit. Ils mangèrent des viandes en boîte, des fruits congelés et du lait à une longue table de conférence destinée à recevoir douze personnes, et là, il le lui dit.

Il le fit aussi doucement qu’il le put, mais il n’eut guère besoin de gentillesse. Elle réagissait vivement à chaque concept et avant qu’il en soit à la moitié, il se rendit compte à son grand étonnement qu’elle ne réagissait pas mal. Elle n’avait pas peur. Elle ne montra aucun désarroi. Elle paraissait simplement irritée.

La colère finit par lui rosir le visage et ses yeux noirs semblèrent s’obscurcir encore.

« Mais c’est criminel, dit-elle. Qui sont les Éternels pour agir ainsi ?

— Ils agissent ainsi pour le bien de l’Humanité », dit Harlan. Bien entendu, elle ne pouvait pas vraiment comprendre cela. Il réprouva quelque regret de voir qu’un Temporel était étroitement conditionné par une certaine conception du Temps.

« Vraiment ? Je suppose que c’est pour cela que le duplicateur de masse a été supprimé.

— Nous en avons encore des copies. Ne vous inquiétez pas pour cela. Nous l’avons conservé.

— Vous l’avez conservé. Mais nous, dans tout ça ? Nous, du 482e siècle, nous aurions pu l’avoir. » Elle gesticula de ses deux poings fermés.

« Ça ne vous aurait été d’aucun profit. Allons, ne vous énervez pas, mon petit, et écoutez-moi. » D’un geste presque convulsif (il lui faudrait apprendre à la toucher naturellement, sans cette gaucherie donnant l’impression qu’il s’attendait à une rebuffade), il prit ses mains dans les siennes et les tint fermement.

Pendant un moment, elle essaya de les libérer, puis elle se laissa faire. Elle eut même un petit rire. « Allez, nigaud, poursuivez, et n’ayez pas l’air si solennel. Je ne vous accuse pas.

— Vous ne devez accuser personne. Il n’y a aucun reproche à faire. Nous faisons ce qui doit être fait. Ce duplicateur de masse est un cas classique. Je l’ai étudié à l’école. Étant donné qu’on reproduit des objets, on peut aussi reproduire des êtres humains. Ce qui soulève des problèmes très compliqués.

— N’est-ce pas à la société de résoudre ses propres problèmes ?

— En effet, mais nous avons étudié cette société à travers le Temps et elle ne résout pas ses problèmes de façon satisfaisante. Souvenez-vous que son échec en ce domaine ne l’affecte pas seulement elle-même, mais toutes les sociétés qui en dérivent. En fait, il n’y a pas de solution satisfaisante au problème du duplicateur de masse. C’est une de ces choses comme les guerres atomiques et les utopies qu’on ne peut tout simplement pas permettre. La mise en pratique présente toujours des inconvénients.

— Qu’est-ce qui vous en rend si sûrs ?

— Nous avons nos machines à calculer, Noÿs. Des Computaplex beaucoup plus précis qu’aucun de ceux jamais mis au point dans chaque Réalité prise séparément. Ceux-ci Calculent les Réalités possibles et établissent dans l’ordre préférentiel leurs avantages respectifs en tenant compte de plusieurs milliers de variables.

— Des machines ! » fit-elle avec mépris.

Harlan fronça les sourcils, puis se radoucit aussitôt.

« Allons, ne réagissez pas ainsi. Évidemment, il vous déplaît d’apprendre que la vie n’a pas ce caractère de certitude que vous vous étiez toujours plu à lui reconnaître. Vous et le monde dans lequel vous vivez auraient pu n’être qu’une probabilité en puissance il y a un an, mais où est la différence ? Vous avez tous vos souvenirs, qu’ils soient des facteurs de probabilité ou non, n’est-ce pas ? Vous vous souvenez de votre enfance et de vos parents ?

— Bien sûr.

— En ce cas, c’est exactement comme si vous l’aviez vécu, non ? Non ? Je veux dire si c’était arrivé ou pas ?

— Je ne sais pas. Il faudra que j’y réfléchisse. Et si demain, c’est encore un monde de rêve ou une ombre ou comme il vous plaira de l’appeler ?

— Alors il y aurait une nouvelle Réalité avec un nouveau vous doué de nouveaux souvenirs. Ce serait exactement comme si rien n’était arrivé, sauf que la somme de bonheur humain aurait été encore accrue.

— Somme toute, cela ne me semble guère convaincant.

— En outre, se hâta de dire Harlan, rien ne vous arrivera maintenant. Il va y avoir une nouvelle Réalité, mais vous êtes dans l’Éternité. Vous ne serez pas changée.

— Mais vous dites que cela ne fait pas de différence, dit Noÿs d’un air sombre. Pourquoi se donner tout ce mal ? »

Avec une ardeur soudaine, Harlan dit : « Parce que je vous désire telle que vous êtes. Exactement telle que vous êtes.

« Je ne veux pas que vous soyez changée. En aucune manière. »

Il fut à un doigt de laisser échapper la vérité et de lui dire que s’il n’y avait pas eu la superstition relative aux Éternels et à la vie éternelle, elle ne se serait jamais sentie attirée vers lui.

Elle dit, en regardant autour d’elle avec un léger froncement de sourcils : « Je devrai donc rester ici à tout jamais ? Je serai… seule.

— Non, non. Ne croyez pas cela », dit-il avec emportement, agrippant ses mains si fort qu’elle fit une grimace, « Je découvrirai ce que vous serez dans la nouvelle Réalité du 482e siècle et vous y retournerez sous un déguisement, pour ainsi dire. Je prendrai soin de vous. Je vais demander une permission pour une union régulière et faire en sorte que vous restiez saine et sauve à travers les futurs Changements. Je suis un Technicien et un bon et je m’y connais en Changements. » Il ajouta d’un ton menaçant : « Et je connais un certain nombre d’autres choses aussi » et il s’interrompit.

« Tout cela est-il permis ? demanda Noÿs. Je veux dire, pouvez-vous emmener des gens dans l’Éternité et les soustraire à un Changement ? Ça ne me semble pas très régulier, d’après ce que vous m’avez dit. »

Pendant un moment, Harlan se sentit minuscule et perdu dans l’immense vide des milliers de siècles qui l’entouraient dans le passé et dans l’avenir. Pendant un moment, il se sentit coupé même de l’Éternité qui était sa seule demeure et sa seule foi, doublement rejeté par le Temps et par l’Éternité ; et il n’y avait près de lui que la femme pour qui il avait tout abandonné.

Il dit, et c’était une certitude profondément ancrée en lui : « Non, c’est un crime. C’est un très grand crime et j’en éprouve une grande honte. Mais je le ferais encore si j’avais à le faire, et autant de fois qu’il serait nécessaire.

— Pour moi, Andrew ? Pour moi ? »

Il ne leva pas les yeux vers les siens. « Non, Noÿs, pour moi-même. Je ne pourrais supporter de vous perdre.

— Et si nous sommes pris… » fit-elle.

Harlan connaissait la réponse à cela. Il connaissait la réponse depuis cet éclair d’intuition qu’il avait eu au 482e siècle, alors que Noÿs était endormie à ses côtés. Mais, même alors, il n’osait regarder en face l’effrayante vérité.

Il dit : « Je ne crains personne. J’ai des moyens de me protéger moi-même. Ils n’imaginent pas combien de choses je connais. »

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