6 LE BIO-PROGRAMMATEUR

Un mois de physio-temps s’était écoulé depuis cette nuit du 482e siècle et cela lui avait suffi pour apprendre bien des choses. Il était à présent, si on calculait en temps ordinaire, à près de 2 000 siècles dans l’avenir de Noÿs Lambent et il essayait de savoir, en utilisant tour à tour la corruption et la persuasion, ce qu’il y avait en réserve pour elle dans une nouvelle Réalité.

C’était pire que contraire à l’éthique, mais il avait dépassé le point où l’on se préoccupe de telles choses. Dans le physio-mois qui venait de s’écouler, il était, à ses propres yeux, devenu un criminel. Il n’y avait pas moyen de se leurrer et de minimiser le fait. Il ne serait pas plus criminel en fermant les yeux sur son crime et il avait beaucoup à gagner en procédant ainsi.

Poursuivant ses agissements délictueux (il ne faisait aucun effort pour choisir une expression moins brutale), il se tenait à présent devant la barrière énergétique donnant accès au 2456e siècle. L’entrée dans le Temps était beaucoup plus compliquée que le simple passage entre l’Éternité et les cabines des stations temporelles. Pour cela, on devait faire concorder avec le plus grand soin les coordonnées relatives à l’endroit choisi à la surface de la Terre et l’instant, déterminé avec précision, où l’on désirait apparaître dans le siècle. Pourtant, en dépit de sa tension intérieure, Harlan manœuvra le système de commande avec l’aisance et l’assurance de quelqu’un de remarquablement doué et possédant une longue expérience.

Harlan se retrouva dans la salle des machines qu’il avait vue pour la première fois sur l’écran d’observation de l’Éternité. À ce physio-moment, le Sociologue Voy serait assis devant cet écran, attendant que se produise l’Intervention qu’allait effectuer le Technicien.

Harlan ne manifestait aucune hâte. La salle resterait vide pendant les 156 minutes à venir. D’après le diagramme spatio-temporel, il ne disposait certes que de 110 minutes, les 46 minutes restantes constituant la « marge » habituelle de 40 %. C’était une mesure de sécurité en cas de nécessité, mais en principe un Technicien ne devait pas avoir à l’utiliser. Un « mangeur de marge » ne restait pas Spécialiste longtemps.

Harlan, toutefois, s’attendait à ne pas utiliser plus de deux minutes sur les cent dix dont il disposait. Tenant le générateur de champ qu’il portait au poignet de telle sorte qu’il fût entouré d’une « aura » de physio-temps (une émanation de l’Éternité en quelque sorte) et par conséquent protégé de tout effet d’un Changement de Réalité, il fit un pas vers le mur, enleva un petit container de la place qu’il occupait sur un rayon et le plaça en un endroit soigneusement choisi du rayon du dessous.

Ce geste accompli, il réintégra l’Éternité d’une manière qui lui sembla aussi prosaïque que pouvait l’être le simple fait de passer par une porte. Si un Temporel l’avait regardé à ce moment précis, il lui aurait semblé qu’Harlan avait simplement disparu.

Le petit container resta où il l’avait placé. Il ne joua pas de rôle immédiat dans l’Histoire du monde. Une main d’homme, plusieurs heures après, chercha à l’atteindre, mais ne le trouva pas. On finit par le découvrir une demi-heure plus tard, mais dans l’intervalle, un champ de force avait cessé d’exister et un homme avait perdu le contrôle de lui-même. Une décision qui n’aurait pas été prise dans la Réalité précédente le fut maintenant dans un mouvement de colère. Une réunion n’eut pas lieu ; un homme qui aurait dû mourir vécut un an de plus et les circonstances de sa mort ne furent pas les mêmes ; un autre qui aurait vécu mourut quelque temps plus tôt.

Les répercussions s’étendirent plus loin par vagues successives, atteignant leur maximum au 2481e siècle, c’est-à-dire vingt-cinq siècles après l’Intervention. L’intensité du Changement de Réalité déclina ensuite. Les Théoriciens établirent qu’à aucun moment dans la suite infinie des siècles il ne deviendrait égal à zéro, mais cinquante siècles après l’Intervention, il était devenu trop petit pour être détecté par l’ordinateur le plus perfectionné et c’était là sa limite pratique.

Bien entendu, aucun être humain vivant dans le Temps réel ne pouvait jamais se rendre compte qu’un quelconque Changement de Réalité avait eu lieu. L’esprit changeait aussi bien que la matière et seuls les Éternels pouvaient s’en tenir à l’écart et y assister.

Le sociologue Voy regardait l’écran bleuté sur lequel un instant plus tôt il y avait eu l’image d’un port spatial en pleine activité, tel qu’il se présentait au 2481e siècle. Il leva à peine les yeux quand Harlan entra et se contenta de murmurer quelque chose qui pouvait passer pour un mot d’accueil.

On aurait dit qu’un cataclysme avait dévasté le spatiodrome. Alors qu’auparavant il était étincelant d’acier, les quelques bâtiments restés debout n’étaient plus les créations grandioses qu’ils avaient été. Un vaisseau spatial se rouillait dans un coin. Il n’y avait personne. Il n’y avait aucun mouvement.

Harlan esquissa un mince sourire qui ne tarda pas à s’effacer. L’E.O.D. était parfait. L’Effet Optimum Désiré. Et il s’était produit d’un seul coup. Le Changement ne prenait pas nécessairement place au moment précis de l’Intervention du Technicien. Si les calculs relatifs à celle-ci n’étaient pas suffisamment précis, des heures ou des jours pouvaient s’écouler avant que le Changement n’ait réellement lieu (en comptant, bien sûr, en physio-temps). Ce n’était que lorsque tous les degrés de la liberté s’évanouissaient que le Changement avait lieu. Tant qu’il y avait ne fût-ce qu’une chance mathématique pour que survienne un phénomène d’interférence, le Changement ne se produisait pas.

Un des titres d’orgueil d’Harlan était que, lorsqu’il calculait lui-même un E.O.D., qu’il déclenchait de sa propre main une Intervention, toute possibilité d’interférence était éliminée d’emblée et le Changement avait lieu immédiatement.

Voy dit d’une voix douce : « C’était pourtant très beau. »

La phrase sonna désagréablement aux oreilles d’Harlan, comme si la beauté de sa propre réussite s’en trouvait diminuée. « Je ne regretterais pas, dit-il, de voir les voyages dans l’espace complètement arrachés de la Réalité.

— Non ? fit Voy.

— Quel intérêt cela présente-t-il ? Ça ne dure jamais plus d’un ou deux millénaires. Les gens s’en fatiguent. Ils reviennent sur Terre et les colonies meurent. Puis au bout de quatre ou cinq mille ans, ou quarante, ou cinquante, ils essaient encore et ça rate à nouveau. C’est de l’intelligence gaspillée et des efforts dépensés en pure perte. »

Voy dit d’un ton sec : « Vous êtes vraiment un philosophe. »

Harlan rougit. Il pensa : « À quoi bon parler à ces gens-là ? » Changeant brusquement de sujet, il dit d’un ton irrité : « Au fait, le Bio-programmateur ?

— Eh bien ?

— Voudriez-vous voir où il en est ? Il devrait être assez avancé à présent. »

Une ombre de désapprobation passa sur le visage du Sociologue comme pour dire : « Vous êtes du genre impatient, n’est-ce pas ? » Mais il se contenta de répondre : « Venez avec moi, nous allons voir. »

La plaque fixée sur la porte du bureau portait le nom de Néron Feruque. L’œil et le cerveau d’Harlan enregistrèrent le fait à cause d’une vague ressemblance avec deux personnages importants de la région méditerranéenne pendant les Temps Primitifs. (À la suite de ses discussions hebdomadaires avec Cooper, son propre intérêt pour les Primitifs avait presque tourné à l’obsession.)

L’homme cependant ne ressemblait ni à l’un ni à l’autre de ces personnages pour autant qu’Harlan s’en souvînt. Il était d’une maigreur presque cadavérique et la peau de son visage se tendait sur son nez busqué. Il avait de longs doigts et des poignets noueux. Il passait une main distraite sur sa petite Calculatrice électronique ; on aurait dit la Mort effectuant la pesée des âmes.

Harlan s’aperçut qu’il regardait la Calculatrice avec une sorte d’avidité. C’était là les œuvres vives de la Bio-programmation ; le sort de bien des gens dépendait de ce mécanisme complexe. Qu’on lui fournisse toutes les données nécessaires retraçant l’histoire d’un individu et les équations de Changement de Réalité projeté, et il cliquettera et ricanera de façon obscène pendant un laps de temps pouvant aller d’une minute à un jour, puis il crachera l’éventail de tous les schémas d’existence possibles de la personne considérée (dans le cadre de la nouvelle Réalité) avec pour chacun d’eux son degré de probabilité.

Le Sociologue Voy présenta Harlan. Feruque, ayant examiné avec un ennui visible l’insigne du Technicien, hocha la tête et se remit au travail.

« Le Bio-diagramme de la jeune femme est-il terminé ? demanda Harlan.

— Pas encore. Je vous préviendrai quand il le sera. » Il était de ces gens qui poussaient le mépris du Technicien jusqu’à une grossièreté non déguisée.

« Prenez votre temps, Bio-programmateur », fit Voy.

Feruque avait des sourcils tellement minces qu’on ne les voyait presque pas. Cela augmentait la ressemblance de son visage avec celle d’un crâne. Ses yeux roulèrent dans ce qui aurait été des orbites vides tandis qu’il disait : « Vous avez détruit les astronefs ? »

Voy hocha la tête : « Nous les avons ramenés un siècle en arrière. »

Feruque remua les lèvres comme s’il formait un mot.

Harlan croisa les bras et regarda le Bio-programmateur qui finit par détourner les yeux et garder pour lui sa désapprobation.

Harlan pensa : « Il sait qu’il a sa part de responsabilité. »

Feruque dit à Voy : « Puisque vous êtes ici, que diable voulez-vous que je fasse au sujet des demandes de sérum anticancéreux ? Nous ne sommes pas le seul siècle qui en possède. Pourquoi recevons-nous toutes les demandes ?

— Tous les autres siècles sont aussi débordés que vous, vous le savez.

— Alors on n’a qu’à cesser d’envoyer de nouvelles demandes.

— Comment allons-nous nous y prendre ?

— Facile. Que le Comité Pan-temporel cesse de les recevoir.

— Je n’ai pas d’influence sur le Comité.

— Vous en avez sur le patron. »

Harlan écoutait la conversation d’une oreille distraite, sans intérêt réel. Ça avait du moins l’avantage de fixer son attention sur des problèmes sans importance et de détourner son esprit des ricanements de la machine. Il savait que le « patron » devait être le Calculateur responsable de la Section.

« J’ai parlé au patron, dit le Sociologue, et il a parlé au Comité.

— Foutaises. Il s’est contenté d’envoyer une bande magnétique – travail de routine. Il faut qu’il se batte pour cela. C’est une question de politique de base.

— Le Comité Pan-temporel n’est pas d’humeur ces temps-ci à examiner des changements de politique de base. Vous connaissez les bruits qui circulent.

— Oh ! bien sûr. Ils sont sur une grosse affaire. Chaque fois qu’ils veulent éluder un problème, le bruit court que le Comité s’occupe d’une question particulièrement importante. »

(S’il en avait eu le cœur, Harlan aurait souri à ce point de la conversation.)

Feruque se plongea dans ses réflexions pendant quelques instants, puis éclata : « Ce que la plupart des gens ne comprennent pas, c’est que le sérum anticancéreux n’a rien à voir avec une plantation forestière ou un générateur de champ. Je sais que la moindre pousse de pin doit être protégée contre les effets fâcheux s’exerçant sur la Réalité, mais le sérum anticancer concerne toujours une vie humaine et cela est cent fois plus compliqué.

Songez au nombre de gens qui meurent tous les ans du cancer dans chaque siècle ne possédant pas de sérum anticancéreux d’une espèce ou d’une autre. Vous pouvez imaginer combien de malades désirent mourir. Aussi les gouvernements Temporels de chaque siècle sont constamment en train de transmettre des demandes à l’Éternité : « On vous en supplie instamment, envoyez-nous soixante-quinze mille ampoules de sérum pour des hommes gravement atteints qui ont une importance vitale pour l’équilibre de notre société. Reportez-vous aux dossiers des intéressés ci-inclus. »

Voy eut un bref hochement de tête : « Je sais. Je sais. »

Mais l’indignation de Feruque ne céda pas pour autant. « Si vous lisez son curriculum, chaque homme apparaît comme un héros. Chacun représente pour son époque une perte considérable. Aussi vous devez prendre l’affaire à cœur. Vous voyez ce qui arriverait à la Réalité si chaque homme vivait et si différentes combinaisons d’hommes vivaient.

Le mois dernier, j’ai fait 572 requêtes concernant le cancer. Dix-sept, retenez bien ce chiffre, dix-sept Bio-diagrammes apparurent comme n’impliquant pas de Changements de Réalité indésirables. Rendez-vous compte qu’il n’y avait pas un seul cas de Changement de Réalité possible et souhaitable, mais le Comité a décidé que les cas neutres recevraient le sérum. Par humanité. Ainsi dix-sept personnes exactement, prises dans divers siècles, ont été guéries ce mois-là.

Et qu’arrive-t-il ? Les siècles sont-ils satisfaits ? Loin de là. Un homme est guéri et une douzaine, du même pays, du même Temps, ne le sont pas. Chacun dit : « Pourquoi celui-là ! » Peut-être que les types que nous n’avons pas traités ont-ils plus de valeur, peut-être s’agit-il de philanthropes aux joues roses aimés de tous, tandis que le seul homme que nous guérissons bat-il sa vieille mère toutes les fois qu’il s’arrête de frapper ses gosses. Ils ne savent rien sur les Changements de Réalité et nous ne pouvons les renseigner.

Tout ce que nous faisons, c’est nous attirer des ennuis, Voy, à moins que le Comité Pan-temporel ne se décide à passer au crible toutes les demandes et à n’approuver que celles qui aboutissent à des Changements de Réalité désirables. C’est tout. Ou bien on les soigne et l’humanité en tire quelque avantage, ou bien c’est hors de question. Et ne venez pas me dire : « Bah ! il n’en résulte aucun dommage. »

Le Sociologue avait écouté avec une expression légèrement peinée sur le visage. « Si c’était vous qui aviez le cancer…, commença-t-il.

— C’est là une remarque stupide, Voy. Nos décisions sont-elles basées sur ce genre d’argument ? Dans ce cas, il n’y aurait jamais de Changement de Réalité. Il y a toujours un pauvre bougre qui écope, n’est-ce pas ? Supposez que ce soit vous le pauvre bougre, hein ?

Autre chose encore. N’oubliez pas que chaque fois que nous faisons un Changement de Réalité, le suivant est d’autant plus difficile à établir. Chaque physio-année, le risque qu’un Changement fait à l’aveuglette soit pire que le précédent s’accroît. Cela signifie que la proportion de types que nous pouvons guérir devient de toute façon plus petite. Elle le deviendra de plus en plus. Il arrivera un jour où nous ne serons capables de guérir qu’un seul individu par physio-année, même en comptant les cas neutres. Mettez-vous bien ça dans la tête. »

Harlan cessa de prêter la moindre attention à ce qui se disait. C’était là le genre d’accrochage auquel il fallait s’attendre. Les Psychologues et les Sociologues, dans leurs rares études sur les formes d’introversion qu’on rencontrait chez certains Éternels, appelaient ça l’identification. Les hommes s’identifiaient au siècle auquel ils étaient professionnellement attachés. Bien trop souvent, ses combats devenaient leurs propres combats.

L’Éternité combattait le démon de l’identification autant qu’elle le pouvait. Aucun homme ne pouvait être nommé à une Section à moins de deux siècles de son temps d’origine, pour rendre l’identification plus difficile. La préférence était donnée à des siècles aux cultures nettement différentes de celles de leur propre Temps. (Harlan pensait à Finge et au 482e siècle.) Qui plus est, on les changeait d’affectation dès que leurs réactions devenaient suspectes. (Harlan n’aurait pas parié une pièce d’un grafen du 50e siècle sur les chances qu’avait Feruque de rester encore en fonction une physio-année au maximum.)

Et pourtant des hommes continuaient d’éprouver une attirance stupide pour un foyer « temporel » et cherchaient à s’intégrer à tel ou tel siècle (le désir du Temps : tout le monde était au courant). Pour une raison ou une autre, cela était particulièrement vrai pour les siècles ayant maîtrisé les voyages dans l’espace. C’était là un phénomène qui méritait d’être étudié et qui l’aurait été si l’Éternité n’avait manifesté une répugnance systématique à s’analyser elle-même.

Un mois plus tôt, Harlan aurait pu mépriser Feruque et ne voir en lui qu’un sentimental trouvant toujours matière à s’indigner, un lourdaud irascible qui, déplorant que la technique des champs électro-gravitiques subisse un recul (dans une nouvelle Réalité), couvrait d’invectives ceux qui, dans d’autres siècles, osaient réclamer du sérum anticancéreux.

Il aurait pu faire un rapport sur lui. Il aurait été de son devoir de le faire. On ne pouvait évidemment plus faire confiance aux réactions de l’homme.

Mais il ne pouvait plus agir ainsi à présent. Il se découvrait même de la sympathie pour cet homme. Son propre crime était plus grand.

Comme il lui était facile de revenir à ses préoccupations au sujet de Noÿs !


Il avait finalement réussi à s’endormir, cette nuit-là, et il faisait grand jour quand il s’éveilla. Les murs translucides laissaient passer la lumière de tous côtés et il eut l’impression de se retrouver en plein nuage par un matin brumeux.

Le rire de Noÿs résonna quelque part au-dessus de lui. « Bonté divine, tu en as mis du temps à t’éveiller ! »

Le premier geste instinctif d’Harlan fut de chercher à tâtons une couverture absente. Puis la mémoire lui revint et il la regarda, l’esprit en déroute et le sang au visage. Il se mit en devoir d’analyser ses impressions.

Mais à ce moment une autre idée lui vint à l’esprit et il s’assit d’un bond. « Il n’est pas plus d’une heure, n’est-ce pas ? Père Temps !

— Il n’est que 11 heures. Ton petit déjeuner t’attend et tu as largement le temps.

— Merci, murmura-t-il.

— La douche est réglée et tes vêtements sont prêts. » Que pouvait-il dire ? « Merci », murmura-t-il encore.

Il évita son regard pendant qu’il mangeait. Elle était assise en face de lui, sans manger, son menton enfoui dans la paume d’une main, ses cheveux noirs ramenés sur le côté en une lourde torsade et ses cils d’une longueur incroyable.

Elle suivait chacun de ses gestes tandis qu’il gardait les yeux baissés, cherchant en lui le vif sentiment de honte qu’il aurait dû éprouver, pensait-il. « Où vas-tu à une heure ? demanda-t-elle.

— Jeu d’aéroballe, murmura-t-il. J’ai le ticket.

— Voilà les accessoires. Dire que j’ai manqué toute la saison à cause de ces trois mois escamotés, tu te rends compte. Qui gagnera la partie, Andrew ? »

Il se sentit pris d’une étrange faiblesse en s’entendant appeler par son prénom. Il secoua brusquement la tête et essaya de prendre un air austère. (Jadis, cela lui était très facile.)

— Mais tu dois le savoir. Tu as inspecté toute cette période, n’est-ce pas ? »

À dire vrai, il aurait dû se borner à une simple dénégation froide, mais il se laissa fléchir et expliqua : « J’avais une quantité considérable d’Espace-Temps à parcourir. Il m’est impossible d’avoir connaissance de petits faits précis tels que des résultats de jeux.

— Dis plutôt que tu ne veux pas me le dire. »

Harlan ne répondit pas. Il inséra la pointe de son couteau dans le petit fruit juteux et le porta à ses lèvres.

Au bout d’un moment, Noÿs reprit : « As-tu vu ce qui se passait dans cette zone temporelle avant ton arrivée ?

— Aucun détail, N… Noÿs. » (Il s’obligea à prononcer son nom.)

La fille dit doucement : « Ne nous as-tu pas vus ? Ne savais-tu pas depuis le début que… »

Harlan balbutia : « Non, non. Je ne pouvais pas me voir moi-même. Je ne suis pas dans la Réa… je ne suis pas ici jusqu’à ce que je vienne. Je ne peux pas t’expliquer. » Il était doublement bouleversé. D’abord du fait qu’elle ait parlé de ça. Ensuite, parce qu’il s’était presque oublié jusqu’à dire « Réalité », le mot que, plus que tout autre, il était interdit de prononcer dans toute conversation avec des Temporels.

Elle leva les sourcils et ses yeux s’arrondirent en une expression légèrement étonnée. « As-tu honte ?

— Ce que nous avons fait ensemble n’était pas convenable.

— Pourquoi ? » Et dans le contexte du 482e siècle, sa question était parfaitement innocente. « C’est défendu aux Éternels ? » Elle disait cela presque en plaisantant, du ton qu’elle aurait pris pour demander si les Éternels avaient le droit de manger.

« N’emploie pas ce mot, dit Harlan. Par le fait, ça nous est interdit, d’une certaine manière.

— Eh bien, dans ce cas, ne leur dis rien. J’en ferai autant. » Elle contourna la table et vint s’asseoir sur ses genoux et repoussa le plateau d’un souple mouvement de hanche.

L’espace d’un instant, il se raidit et esquissa un geste comme pour la repousser. Mais il ne put aller jusqu’au bout.

Elle se courba et l’embrassa sur les lèvres et plus rien ne lui parut honteux. Rien de ce qui concernait Noÿs et lui-même.

Il n’était pas certain du moment où il commença à faire ce qu’un Observateur, du point de vue éthique, ne devait pas faire. C’est-à-dire qu’il se mit à réfléchir sur la nature des problèmes concernant la Réalité de fait et le Changement de Réalité qui devait être mis au point.

Ce n’était ni les mœurs relâchées de l’époque, ni l’ectogenèse, ni le matriarcat qui inquiétait l’Éternité. Il en était déjà ainsi dans la Réalité précédente et le Comité Pan-temporel n’y avait rien trouvé à redire alors. Finge avait dit que c’était un problème fort délicat.

Le Changement devrait donc l’être également et il faudrait qu’il affecte le groupe que lui-même Observait. Tant de choses semblaient évidentes.

Il devrait inclure l’aristocratie, les possédants, les classes supérieures, les bénéficiaires du système.

Ce qui l’ennuyait, c’était que Noÿs serait très certainement mise en cause.

Prévoyant que les difficultés ne faisaient que commencer, il passa les trois jours restants prévus par son ordre de mission dans une tension qui gâta même la joie d’être auprès de Noÿs.

« Qu’est-ce qui est arrivé ? interrogea-t-elle. Pendant, un moment, tu as semblé tout différent de ce que tu étais dans l’Éther… là-bas. Tu n’étais plus guindé du tout. Maintenant, tu parais inquiet. Est-ce parce que tu dois retourner ? »

Harlan dit : « En partie.

— Es-tu obligé ?

— Je le suis.

— Voyons, si tu étais en retard, qui s’en soucierait ? » Harlan sourit presque de sa naïveté. « Ça ne leur plairait guère », dit-il, et pourtant il pensa avec autant de nostalgie à la marge de deux jours qui lui restait.

Elle régla les commandes d’un instrument de musique équipé d’un mécanisme lui permettant de composer et de jouer ses propres lignes mélodiques en pinçant des cordes et en frappant des touches au hasard – hasard qui, grâce à des formules mathématiques complexes, ne pouvait produire que des combinaisons harmonieuses. La musique ne pouvait pas plus se répéter que ne se répètent les flocons de neige et il lui était pareillement impossible d’être sans beauté.

À travers les sons l’incitant à la rêverie, Harlan gardait son regard fixé sur Noÿs et ses pensées l’enveloppaient toute. Que serait-elle dans la nouvelle structure temporelle ? Une marchande de poissons, une ouvrière, une mère de six enfants, grasse, affreuse, malade ? Qui qu’elle fût, elle ne se souviendrait pas d’Harlan. Il ne ferait plus partie de sa vie dans une nouvelle Réalité et, de toute façon, elle ne serait plus Noÿs.

Ce n’était pas simplement une fille qu’il aimait. (Étrangement, il utilisa le mot « aimer » dans ses propres pensées pour la première fois et il ne se donna même pas le temps d’y réfléchir et de s’étonner de l’étrangeté de la chose.) Il aimait tout un monde de petits faits précis : sa façon de s’habiller, de marcher, de parler, ses gestes familiers. Tout cela était la résultante d’un quart de siècle de vie et d’expérience dans une Réalité donnée. Elle n’avait pas été sa Noÿs dans la Réalité précédente, antérieure d’une physio-année. Elle ne serait pas sa Noÿs dans la prochaine Réalité.

On pouvait logiquement présumer que la nouvelle Noÿs aurait des qualités que celle-ci ne possédait pas, mais il était absolument certain d’une chose. Il désirait cette Noÿs-ci, celle qu’il voyait en ce moment, celle de cette Réalité. Si elle avait des défauts, c’était ces défauts-là qu’il aimait.

Que pouvait-il faire ?

Plusieurs choses lui vinrent à l’esprit, toutes illégales. L’une d’elles était d’apprendre la nature du Changement et de découvrir de façon certaine comment Noÿs pouvait en être affectée. Après tout, on ne pouvait pas être certain que…

Un silence de mort arracha Harlan à ses pensées. Il se trouvait une fois de plus dans le bureau du Bio-programmateur. Le Sociologue Voy le surveillait du coin de l’œil. Feruque tournait vers lui son visage cadavérique.

Et le silence était oppressant.

Harlan mit un instant à réaliser ce qui se passait. Juste un instant. La Calculatrice électronique avait cessé son cliquetis antérieur.

Harlan bondit : « Vous avez la réponse, Bio-programmateur ? »

Feruque examina les diagrammes qu’il tenait à la main. « Ouais. Certainement. Il y a quelque chose de bizarre.

— Puis-je voir ? Harlan tendit la main, elle tremblait visiblement.

— Il n’y a rien à voir. C’est ce qu’il y a d’étrange.

— Que voulez-vous dire : rien ? » Harlan regarda Feruque avec des yeux qu’il sentit soudain devenir brûlants jusqu’à ce qu’il ne distinguât plus qu’une vague forme allongée là où se tenait Feruque.

La voix prosaïque du Bio-programmateur lui semblait parvenir de très loin. « La dame n’existe pas dans la nouvelle Réalité. Pas de changement de personnalité. Elle n’est plus là, c’est tout. Partie. J’ai vérifié les probabilités jusqu’à la millième décimale. Elle n’est nulle part. En fait – et il se frotta la joue de ses longs doigts maigres – avec la combinaison de facteurs que vous m’avez soumise, je ne vois pas très bien de quelle manière elle s’intègre dans l’ancienne Réalité. »

Harlan entendit à peine. « Mais… mais le Changement était si petit.

— Je sais. Une curieuse combinaison de facteurs. Tenez, vous voulez les diagrammes ? »

Harlan s’en empara d’un geste machinal. Noÿs disparue ? Noÿs n’existant plus ? Comment cela se pouvait-il ?

Il sentit une main sur son épaule et la voix de Voy retentit à son oreille. « Êtes-vous malade, Technicien ? » La main se retira comme si elle regrettait déjà d’avoir, dans un mouvement irréfléchi, touché le corps d’un Technicien.

Harlan avala sa salive et se composa péniblement un visage. « Je vais très bien. Voulez-vous me conduire à la Cabine ? »

Il ne devait pas montrer ses sentiments. Il devait se comporter comme s’il s’agissait d’une simple enquête de routine, ainsi qu’il l’avait prétendu. Il devait déguiser le fait qu’avec la non-existence de Noÿs dans la nouvelle Réalité, il était presque physiquement submergé par un flot de joie pure, une enivrante impression de triomphe.

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