17 LE CERCLE QUI SE REFERME

Cela ne cessait de le tourmenter. C’était une obsession qui ne faisait que croître en lui à mesure que les jours de préparation s’écoulaient rapidement. Elle s’interposait entre lui et Twissell ; puis entre lui et Noÿs. Quand le jour du départ arriva, il s’en aperçut à peine.

Tout ce qu’il put faire, ce fut de montrer une ombre d’intérêt quand Twissell rentra d’une réunion du sous-Comité. « Comment ça s’est passé ? » demanda-t-il.

Twissell répondit d’un ton las : « Ce ne fut pas exactement la conversation la plus agréable que j’ai jamais eue. »

Harlan avait presque envie d’en rester là, mais après un instant de silence, il murmura : « Je suppose que vous n’avez rien dit de…

— Non, non, répondit Twissell d’un ton irrité. Je n’ai rien dit de la fille ou de votre rôle dans l’erreur de destination de Cooper. Ce fut une erreur malencontreuse, une faute mécanique. J’en ai pris l’entière responsabilité. »

La conscience d’Harlan, chargée comme elle l’était, fut encore capable d’accuser le coup. « Ça ne va pas arranger vos affaires. »

« Que peuvent-ils faire ? Ils doivent attendre que la correction soit faite avant de pouvoir me toucher. Si nous échouons, nous sommes tous au-delà du bien ou du mal. Si nous réussissons, le succès lui-même me protégera probablement. Et s’il ne le fait pas… » Le vieil homme haussa les épaules. « De toute façon, j’ai l’intention de me retirer ensuite de toute participation active aux affaires de l’Éternité. » Mais il tripota sa cigarette et s’en débarrassa avant qu’elle ne soit à moitié consumée.

Il soupira : « J’aurais préféré ne pas les mettre au courant de tout ceci, mais il n’y aurait pas eu moyen autrement d’utiliser la cabine spéciale pour d’autres voyages dans le passé au-delà du point-limite. »

Harlan se détourna. Ses pensées revenaient à nouveau vers les problèmes qui l’avaient obsédé pendant des jours et l’avaient rendu incapable de s’intéresser à autre chose. Il entendit vaguement la question que Twissell lui posa ensuite et ce n’est que lorsque celui-ci la répéta qu’il sursauta : « Pardon ? »

« Je dis : est-ce que votre femme est prête, mon garçon ? Sait-elle à quoi elle s’expose ?

— Elle est prête. Je lui ai tout dit.

— Comment a-t-elle pris la chose ?

— Quoi ?… Oh ! oui, euh, comme je m’y attendais. Elle n’a pas peur.

— Il reste moins de trois physio-heures maintenant.

— Je sais. »

Ce fut tout pour le moment et Harlan resta seul avec ses pensées. Il était parfaitement conscient de ce qu’il devait faire et il en était malade.

Le chargement de la cabine une fois fait et les instruments vérifiés, Harlan et Noÿs revêtirent un costume qui était à peu de choses près celui d’une zone urbanisée au début du 20e siècle.

Noÿs n’avait pas tout à fait suivi les instructions d’Harlan pour sa garde-robe en vertu d’un sentiment instinctif qui, disait-elle, était l’apanage des femmes en matière d’habillement et d’esthétique. Après mûre réflexion, elle fit son choix parmi les gravures publicitaires figurant dans les volumes appropriés de la collection d’Harlan et elle se fit apporter des articles – qu’elle examina minutieusement – d’une douzaine de siècles différents.

De temps en temps, elle disait à Harlan : « Qu’en pensez-vous ? »

Il haussait les épaules : « Si c’est une connaissance instinctive, je vous laisse juge. »

« C’est mauvais signe, Andrew, disait-elle, avec une gaieté qui ne sonnait pas tout à fait juste. Vous êtes trop influençable. Qu’est-ce qui ne va pas au juste ? Vous n’êtes pas vous-même. Ça fait plusieurs jours que ça dure.

— Je vais très bien », dit Harlan d’un ton machinal.

La première fois que Twissell les vit dans leur rôle d’indigènes du 20e siècle, il se risqua à prendre un ton badin : « Père Temps, dit-il, quels horribles costumes ils avaient dans le Primitif ! Et pourtant ils ne sauraient parvenir à dissimuler votre beauté… ma chère. »

Noÿs lui sourit chaudement et Harlan, qui était resté impassible et silencieux, fut forcé de reconnaître que la galanterie un peu poussiéreuse de Twissell n’était pas dénuée de fondement. Les vêtements de Noÿs l’enveloppaient sans accentuer ses formes comme c’était le cas habituellement. Son maquillage consistait seulement en taches de couleur toutes simples sur les lèvres et sur les joues et en une modification horrible de la ligne des sourcils. Son adorable chevelure (c’était là le pire) avait été coupée sans pitié. Et pourtant elle était belle.

Harlan lui-même s’accoutumait déjà à sa ceinture incommode, à l’empiècement trop ajusté qui le gênait sous les bras et à l’entrejambe et au gris souris de son vêtement terne au tissu râpeux. Porter d’étranges costumes pour s’adapter à un siècle n’était pas une chose nouvelle pour lui.

Twissell disait : « Ce que j’aurais voulu faire, c’était d’installer des commandes manuelles à l’intérieur de la cabine comme nous en avions discuté ensemble, mais ce n’est évidemment pas possible. Les ingénieurs doivent simplement avoir une source d’énergie assez puissante pour permettre le déplacement temporel et celle-ci n’est pas utilisable en dehors de l’Éternité. Une tension temporelle pendant votre séjour dans le Primitif, c’est tout ce qu’on peut installer. Toutefois, nous avons un levier de retour. »

Il les conduisit à l’intérieur de la cabine, se frayant un chemin au milieu des réserves entassées, et leur montra le doigt de métal qui faisait saillie et déparait à présent la surface lisse de la paroi intérieure de la cabine.

« Il s’agit d’un simple disjoncteur, dit-il. Au lieu de retourner automatiquement dans l’Éternité, la cabine restera indéfiniment dans le Primitif. Mais si vous dirigez le levier vers votre point de départ, vous reviendrez. Il y aura alors le problème du second et – du moins, je l’espère – dernier voyage…

— Un second voyage ? » demanda aussitôt Noÿs. Harlan intervint : « Je ne vous ai pas expliqué ça. Vous voyez, ce premier voyage est destiné surtout à déterminer le moment de l’arrivée de Cooper avec précision. Nous ne savons pas combien de Temps il y a entre son arrivée et la rédaction du message. Nous l’atteindrons par la boîte postale et nous essaierons de savoir, si possible, la minute exacte de son arrivée ou d’obtenir du moins le maximum de précision. Nous pourrons alors retourner à ce moment, plus quinze minutes pour permettre à la cabine d’avoir laissé Cooper… »

Twissell l’interrompit : « La cabine ne peut pas être au même endroit au même moment en deux points du physio-temps, vous comprenez. » Et il essaya de sourire.

Noÿs parut assimiler : « Je vois », dit-elle d’un ton pas très convaincu.

Twissell reprit : « Prendre Cooper au moment de son arrivée renversera tous les micro-changements. Le signal de la bombe A disparaîtra de nouveau et Cooper saura seulement que la cabine, qui avait disparu comme nous le lui avions annoncé, a réapparu de manière inattendue. Il ne saura pas qu’il était dans le mauvais siècle et on ne le lui dira pas. Nous lui dirons que nous avions oublié de lui donner certaines instructions vitales (il va falloir que nous en fabriquions) et nous pouvons seulement espérer qu’il accordera assez peu d’importance à la chose pour ne pas mentionner qu’il a été envoyé deux fois lorsqu’il rédigera son rapport. »

Noÿs fronça ses sourcils épilés : « C’est très compliqué.

— Oui. Malheureusement. » Il se frotta les mains et regarda les autres comme s’il conservait un doute caché. Puis il se redressa, prit une cigarette et manifesta même une certaine insouciance en disant : « Et maintenant, mon garçon, bonne chance. »

Twissell serra brièvement la main d’Harlan, salua Noÿs de la tête et sortit de la cabine.

« Partons-nous maintenant ? » demanda Noÿs à Harlan lorsqu’ils furent seuls.

« Dans quelques minutes », dit Harlan.

Il lui lança un regard de côté. Elle le regardait en souriant, sans crainte. Un instant, son propre cœur fut sensible à cela. Mais c’était l’émotion, non la raison, se dit-il, l’instinct, non la pensée. Il regarda ailleurs.

Le voyage ne fut rien ou presque rien ; aucune différence avec un voyage ordinaire en cabine. À mi-chemin, il y eut une sorte de choc interne qui était peut-être le point-limite du passé ou quelque chose de purement psychosomatique. C’était à peine sensible.

Puis ils arrivèrent dans le Primitif et sortirent dans un monde rocailleux et solitaire, éclairé par un splendide soleil d’après-midi. Un vent léger soufflait avec une pointe de fraîcheur et par-dessus tout régnait le silence.

D’énormes rochers nus gisaient en masses confuses, colorés de traînées mates par des composés du fer, du cuivre et du chrome. Harlan se sentait tout petit, écrasé par la grandeur de ce paysage sauvage et presque sans vie. L’Éternité, qui n’appartenait pas au monde de la matière, n’avait pas de soleil et seulement de l’air importé. Ses souvenirs de son temps d’origine étaient vagues. Ses Observations dans les différents siècles concernaient les hommes et leurs villes. Il n’avait jamais eu l’expérience de cela.

Noÿs lui toucha le coude.

« Andrew ! J’ai froid. »

Il se retourna vers elle en sursautant.

« Est-ce qu’on ne ferait pas mieux d’installer le Radiant ? demanda-t-elle.

— Oui. Dans la caverne de Cooper.

— Tu sais où elle est ?

— C’est ici, dit-il brièvement.

Il n’avait aucun doute à ce sujet. L’étude l’avait localisée et Cooper d’abord, lui ensuite, avaient été dirigés dessus.

Il ne doutait pas de la précision de l’orientation des voyages dans le Temps depuis l’époque de son Noviciat. Il se souvenait qu’alors il avait dit sérieusement, devant l’Éducateur Yarrow : « Mais la Terre tourne autour du Soleil et le Soleil tourne autour du Centre galactique et la Galaxie se déplace aussi. Si vous partez d’un point du Globe pour remonter une centaine d’années, vous serez dans l’espace vide car il faut cent ans à la Terre pour atteindre ce point. »

Et l’Éducateur Yarrow avait rétorqué : « Vous ne séparez pas le Temps de l’Espace. En vous déplaçant dans le Temps, vous suivez le déplacement de la Terre. Ou bien croyez-vous qu’un oiseau qui vole dans l’atmosphère s’engouffre dans l’espace parce que la Terre tourne autour du Soleil à trente kilomètres à la seconde et qu’il disparaît de la Création ? »

Il est hasardeux de raisonner par analogie, mais Harlan obtint par la suite une preuve plus rigoureuse et maintenant, après un voyage sans précédent dans le Primitif, il pouvait avoir confiance et ne ressentir aucune surprise en trouvant l’ouverture exactement où on lui avait dit qu’elle serait.

Il écarta le camouflage de pierres branlantes et de rochers et entra.

Il fouilla l’obscurité en se servant du rayon blanc de sa lampe presque comme d’un scalpel. Il balayait les parois, la voûte, le sol, chaque centimètre.

Noÿs, qui se tenait juste derrière lui, murmura : « Qu’est-ce que vous cherchez ?

— Quelque chose. N’importe quoi. »

Il trouva son quelque chose tout au fond de la grotte, sous la forme d’une pierre plate qui recouvrait des feuilles de papier verdâtres comme un presse-papier.

Harlan enleva la pierre et passa le pouce sur les feuilles.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Noÿs.

— Des billets de banque. Un moyen d’échange. De l’argent.

— Vous saviez que c’était là ?

— Je ne savais rien. J’espérais seulement. »

Il suffisait d’utiliser la logique inductive de Twissell, de déterminer la cause par l’effet. L’Éternité existait, Cooper devait donc prendre des décisions correctes lui aussi. En supposant que le signal ferait venir Harlan à l’époque voulue, la caverne était évidemment un moyen de communication supplémentaire.

C’était encore mieux que ce qu’il aurait osé espérer. Plus d’une fois pendant la préparation de son voyage dans le Primitif, Harlan avait pensé que circuler dans une ville en n’ayant que de l’or à sa disposition entraînerait la suspicion et des pertes de temps.

Cooper s’en était occupé pour plus de sûreté, mais il avait eu le temps. Harlan soupesa le tas de billets. Cela avait dû prendre du temps pour en amasser autant. Il avait bien fait, ce jeune homme, merveilleusement bien fait.

Et le cercle se refermait !

Les vivres avaient été transportés dans la grotte, à la lueur de plus en plus, rougeoyante du soleil descendant à l’Ouest. La cabine avait été recouverte d’une pellicule réfléchissante diffuse qui la cacherait à tous les yeux sauf aux plus curieux et aux plus proches, mais Harlan avait un pistolet pour s’en charger si c’était nécessaire. Le Radiant était installé dans la grotte et son rayon était calé dans une crevasse, de telle sorte qu’ils avaient chaleur et lumière.

Dehors régnait une froide nuit de mars.

Noÿs examinait pensivement la surface lisse du paraboloïde tandis que le Radiant tournait doucement. « Andrew » quels sont vos projets ? demanda-t-elle.

— Demain matin, je partirai pour la ville la plus proche. Je sais où elle est – ou devrait être. » (Il revint à « est » dans son esprit. Il n’y aurait aucun ennui. De nouveau la logique de Twissell.)

« Je viendrai avec vous, n’est-ce pas ? »

Il secoua la tête. « D’une part, vous ne parlez pas la langue et puis la randonnée sera assez difficile pour un seul. »

Noÿs avait l’air étrangement archaïque avec ses cheveux courts et la colère soudaine qui brilla dans ses yeux obligea Harlan à détourner son regard avec malaise.

Elle dit : « Je ne suis pas idiote, Andrew, c’est à peine si vous me parlez. Vous ne me regardez pas. Qu’y a-t-il ? Est-ce le puritanisme de votre époque d’origine qui reprend le dessus ? Avez-vous l’impression d’avoir trahi l’Éternité et m’en rendez-vous responsable ? Pensez-vous que je vous ai dévoyé ? Qu’y a-t-il ?

— Vous ne savez pas ce que je ressens, dit-il.

— Alors décrivez-le-moi. Vous feriez aussi bien. Vous n’aurez jamais une occasion aussi favorable que celle-ci. Éprouvez-vous de l’amour ? Pour moi ? Vous n’avez pu ou voulu m’utiliser comme bouc émissaire. Pourquoi m’avez-vous emmenée ici ? Dites-le-moi. Pourquoi ne pas m’avoir laissée dans l’éternité puisque je ne vous suis d’aucune utilité ici et puisqu’il semble que vous puissiez à peine supporter ma vue ? » Harlan murmura : « Il y a du danger.

— Allons, je vous en prie.

— C’est plus que du danger. C’est un cauchemar. Le cauchemar du Calculateur Twissell. C’est pendant notre dernière fuite panique dans l’avenir jusqu’aux Siècles Cachés qu’il m’a ouvert son cœur concernant ces Siècles. Il spéculait sur la possibilité de spécimens évolués de l’humanité, de nouvelles espèces, de surhommes peut-être, se cachant dans l’avenir lointain, évitant tout contact avec nous, complotant pour mettre fin à nos altérations de la Réalité. Il pensait que c’était eux qui avaient construit la barrière au travers du 10000e siècle. Puis nous vous avons trouvée et le Calculateur Twissell a abandonné son cauchemar. Il a décidé qu’il n’y avait jamais eu de barrière. Il est revenu au problème plus immédiat du sauvetage de l’Éternité.

« Mais moi, comprenez-vous, j’avais été contaminé par son cauchemar. J’avais fait l’expérience de la barrière, aussi je savais qu’elle existait. Aucun Éternel ne l’avait bâtie car Twissell disait qu’une telle chose était impossible sur le plan théorique. Peut-être les théories de l’Éternité n’allaient pas assez loin. La barrière était là. Quelqu’un l’avait construite. Ou quelque chose. »

« Bien sûr, continua-t-il pensivement, Twissell se trompait en plusieurs points. Il pensait que l’homme doit évoluer, mais il n’en est pas ainsi. La paléontologie n’est pas une des sciences qui intéressent les Éternels, mais elle intéressait les Primitifs tardifs, aussi l’ai-je étudiée un peu moi-même. Je connais au moins cela : les espèces évoluent seulement pour faire face aux pressions de nouveaux milieux. Dans un milieu stable, une espèce peut rester inchangée pendant des millions de siècles. L’homme primitif évoluait rapidement parce que son milieu était dur et changeant. Mais une fois que l’Humanité a appris à créer son propre milieu, elle en a créé un d’agréable et de stable et c’est pourquoi tout naturellement elle a cessé d’évoluer.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez », dit Noÿs qui ne paraissait pas le moins du monde adoucie, « et vous ne dites rien de nous et c’est de ça que je voulais parler. »

Harlan s’efforça de garder une apparence calme. « Alors, dit-il, pourquoi cette barrière au 100000e ? À quoi servait-elle ? On ne vous a pas fait de mal. Quelle autre signification pouvait-elle avoir ? Je me suis demandé : « Qu’est-il arrivé à cause de sa présence qui ne serait pas arrivé si elle avait été absente ? »

Il s’arrêta, regardant ses informes et lourdes bottes en cuir naturel. Il lui vint à l’esprit qu’il serait plus à son aise s’il les ôtait pour la nuit, mais pas maintenant, pas maintenant…

Il reprit : « Il n’y avait qu’une seule réponse à cette question. L’existence de cette barrière me fit revenir fou furieux vers le passé pour m’emparer d’un fouet neuronique afin d’attaquer Finge. J’étais dans un tel état d’excitation que je songeais à risquer l’Éternité pour vous récupérer et à mettre l’Éternité en pièces quand j’ai pensé que j’avais échoué. Vous comprenez ? »

Noÿs l’observa avec un mélange d’horreur et d’incrédulité. « Vous voulez dire que les gens de l’avenir voulaient que vous fassiez tout cela ? Que leur plan était tracé ?

— Oui. Ne me regardez pas ainsi. Oui. Et ne voyez-vous pas que ça change tout ? Aussi longtemps que j’agissais de mon propre chef, pour des raisons personnelles, j’étais prêt à accepter toutes les conséquences matérielles et spirituelles. Mais être trompé, être amené par ruse à agir, par des gens tenant et manipulant mes émotions comme si j’étais un Computaplex dans lequel il suffirait d’insérer les fiches perforées appropriées… »

Harlan se rendit soudain compte qu’il criait et s’arrêta brusquement. Il laissa passer quelques instants, puis reprit : « Cela est impossible à accepter. Il faut que je défasse ce que j’ai fait comme une marionnette. Et quand je l’aurai défait, je serai en mesure de me reposer de nouveau. »

Et il le ferait – peut-être. Il sentait se dessiner la venue d’un triomphe impersonnel, dissocié de la tragédie personnelle qui s’étendait derrière et devant. Le cercle se refermait !

La main de Noÿs s’avança avec incertitude comme pour prendre la sienne, raide et crispée.

Harlan s’écarta, repoussant sa sympathie. Il dit encore : « Tout avait été arrangé. Ma rencontre avec vous. Tout. Mes capacités émotives avaient été analysées. C’est évident. Action et réaction. Poussez ce bouton et l’homme fera ceci. Poussez celui-là et il fera cela. »

Harlan parlait avec difficulté, du fond de sa honte. Il secoua la tête, essayant de se débarrasser de cette horreur comme un chien le ferait de l’eau, puis continua : « Une chose que je n’ai pas comprise d’abord. Comment en suis-je venu à deviner que Cooper devait être renvoyé dans le Primitif ? C’était une conjecture des plus hasardeuses. Je n’avais pas de base. Twissell ne comprit pas. Plus d’une fois, il se demanda comment j’avais pu faire avec une si faible compréhension des mathématiques.

Pourtant, je l’avais fait. La première fois fut cette… cette nuit. Vous dormiez, mais je ne dormais pas. J’eus la sensation alors qu’il y avait quelque chose dont je devais me rappeler, quelque remarque, quelque pensée, quelque chose que j’avais perçue dans l’excitation et la joie de la soirée. Comme j’y pensai longtemps, toute l’importance de Cooper m’apparut d’un coup et, seconde évidence, le fait que j’étais en position de détruire l’Éternité. Plus tard, je vérifiai dans l’histoire des mathématiques de plusieurs Réalités, mais cela n’était pas vraiment nécessaire. Je savais déjà. J’en étais certain. Comment ? Comment ? »

Noÿs le regardait avec une attention soutenue. Elle n’essayait pas de le toucher maintenant. « Vous voulez dire que les hommes des Siècles Cachés ont arrangé cela aussi ? Qu’ils vous ont mis tout dans l’esprit, puis vous ont manœuvré en conséquence ?

— Oui. Oui. Et ils n’ont pas fini. Il leur reste encore des choses à faire. Sans doute le cercle se referme-t-il, mais il n’est pas encore fermé.

— Comment peuvent-ils faire quoi que ce soit maintenant ? Ils ne sont pas ici avec nous ?

— Non ? » Il dit ce mot d’une voix si profonde que Noÿs pâlit.

« Des super-êtres invisibles ? murmura-t-elle.

— Pas des super-êtres. Pas invisibles. Je vous ai dit que l’homme n’évoluerait pas tant qu’il contrôlerait son propre milieu. Les gens des Siècles Cachés sont des Homo Sapiens. Des gens ordinaires.

— Alors ils ne sont certainement pas ici. » Harlan dit tristement : « Vous êtes ici, Noÿs.

— Oui. Et vous. Et personne d’autre.

— Vous et moi approuva Harlan. Personne d’autre. Une femme des Siècles Cachés et moi… Ne jouez plus la comédie, Noÿs. Je vous en prie. »

Elle le regarda avec horreur. « Que dites-vous, Andrew ?

— Ce que je dois dire. Qu’est-ce que vous disiez ce soir-là quand vous m’avez donné cette boisson à la menthe ? Vous me parliez. Votre voix douce, des mots tendres… Je n’entendais rien, pas consciemment, mais je me souviens de votre voix délicate murmurant. Au sujet de quoi ? Du voyage vers le passé de Cooper ; de l’effondrement de l’Éternité comme la destruction du temple par Samson. Ai-je raison ?

— Je ne sais même pas ce que la destruction du temple par Samson signifie, dit Noÿs.

— Vous pouvez très bien le deviner, Noÿs. Dites-moi, quand êtes-vous entrée dans le 482e ? Qui avez-vous remplacé ? Ou vous y étiez-vous simplement… glissée. J’ai fait établir votre Bio-diagramme par un expert du 2456e siècle. Dans la nouvelle Réalité, vous n’aviez pas d’existence du tout. Pas d’homologue. Étrange pour un si petit Changement, mais pas impossible. Et alors le Bio-programmateur dit une chose que j’entendis avec mes oreilles, mais non avec mon esprit. Curieux que je puisse m’en souvenir. Peut-être que même alors quelque chose a résonné dans mon esprit, mais j’étais trop plein de… de vous pour écouter. Il a dit : « Avec la combinaison de facteurs que vous m’avez fournie, je ne vois pas du tout comment elle cadre avec l’ancienne Réalité.

« Il avait raison. Vous ne cadriez pas. Vous étiez une transfuge de l’avenir lointain, manipulant moi et Finge, lui aussi, à votre convenance. »

Noÿs dit d’une voix pressante : « Andrew…

— Tout cadrait, si j’avais eu les yeux ouverts pour voir. Un livre filmé dans votre maison, intitulé Histoire Économique et Sociale. Cela m’a surpris la première fois que je l’ai vu. Vous en aviez besoin, n’est-ce pas, pour apprendre le meilleur moyen d’être une femme du siècle. Autre point : notre voyage dans les Siècles Cachés. Vous vous en souvenez ? C’est vous qui avez arrêté la cabine du 111394e siècle. Vous l’avez arrêtée au quart de seconde, sans tâtonner. Où avez-vous appris à diriger une cabine ? Si vous étiez ce que vous paraissiez être, cela aurait été votre premier voyage en cabine. Pourquoi le 111394e siècle au fait ? Était-ce votre époque d’origine ? »

Elle dit doucement : « Pourquoi m’avez-vous emmenée au Primitif, Andrew ? »

Il cria soudain : « Pour protéger l’Éternité. Je ne pouvais savoir quels dégâts vous feriez là-bas. Ici, vous êtes impuissante, parce que je vous connais. Reconnaissez que tout ce que je dis est la vérité. Reconnaissez-le ! »

Il se leva dans un paroxysme de fureur, le bras levé. Elle ne cilla pas. Elle était profondément calme. Elle aurait pu être modelée en une chaude et belle cire. Harlan n’acheva pas son geste.

Il répéta : « Reconnaissez-le ! »

Elle dit : « Seriez-vous si peu sûr de vous après toutes vos déductions ? Quelle importance cela aura pour vous que je le reconnaisse ou non ? »

Harlan sentit sa violence croître. « Reconnaissez-le quand même, afin que je ne ressente pas la moindre souffrance. Pas la moindre.

— De la souffrance ?

— Parce que j’ai un fulgurant, Noÿs, et que j’ai l’intention de vous tuer. »

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