11 LA BOUCLE EST BOUCLÉE

Ce fut avec une surprise hébétée que le Technicien Andrew Harlan, en débouchant dans le 575e, se trouva dans la période nocturne. Le passage des physio-heures s’était effectué sans qu’il y prêtât attention, tandis qu’il se démenait de cabine en cabine tout au long des siècles. Il regarda d’un œil vide les couloirs à demi éclairés, ce qui indiquait une diminution de l’énergie utilisée pendant la nuit – chose assez rare au demeurant.

Mais restant encore sous l’emprise de sa rage, Harlan ne perdit pas son temps à regarder. Il se dirigea vers son logement. Il trouverait l’appartement de Twissell à l’étage des Calculateurs comme il avait trouvé celui de Finge et il ne craignait pas davantage d’être remarqué ou arrêté.

Le fouet neuronique était dur sous son coude lorsqu’il s’arrêta devant la porte de Twissell (dont le nom était gravé en lettres claires sur la plaque d’identité).

Harlan actionna hardiment le signal phonique et le vibreur bourdonna. Il relâcha la pression de sa main moite et laissa le son devenir continuel. Le son lui parvenait confusément.

Il entendit derrière lui un faible bruit de pas et il l’ignora dans la certitude que l’homme, quel qu’il fût, l’ignorerait (Oh ! insigne vermeil de Technicien !).

Mais le bruit de pas cessa et une voix dit : « Technicien Harlan ? »

Harlan pivota sur lui-même. C’était un Calculateur en Second assez nouveau dans la Section. Harlan ragea intérieurement. Il n’était plus au 482e siècle. Ici, il n’était pas simplement un Technicien, il était le Technicien de Twissell et les jeunes Calculateurs, dans leur ardeur à se faire bien voir du grand Twissell, se sentaient obligés de montrer un minimum de courtoisie à son Technicien.

Le Calculateur demanda : « Désirez-vous voir le Calculateur en chef Twissell ? »

Agacé, Harlan répondit : « Oui, monsieur. » (L’imbécile ! Pour quelle raison pensait-il qu’on se trouvait devant une porte en train de sonner ? Pour prendre une cabine au vol ?)

— Je crains que ce ne soit impossible.

— L’affaire qui m’amène est assez importante pour que je le réveille, dit Harlan.

— Peut-être, dit l’autre, mais il est en déplacement. Il n’est pas au 575e.

— Où est-il exactement alors ? » demanda Harlan impatienté. Le regard du Calculateur se fit dédaigneux. « C’est ce que j’ignore. »

Harlan dit : « Mais j’ai un rendez-vous important ce matin.

— Vous, vous avez… » dit le Calculateur, et Harlan se perdit en conjectures pour expliquer son évident amusement à cette idée.

Le Calculateur poursuivit, souriant franchement à présent : « Vous êtes légèrement en avance, non ?

— Mais je dois le voir.

— Je suis sûr qu’il sera là dans la matinée. » Le sourire s’élargit.

« Mais… »

Le Calculateur dépassa Harlan, évitant soigneusement tout contact, même de ses vêtements.

Harlan serra les poings convulsivement. Il suivit des yeux, sans espoir, le Calculateur, puis, simplement parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire, il retourna lentement, et sans avoir pleinement conscience de ce qui l’entourait, jusqu’à sa propre chambre.

Harlan eut un sommeil agité. Il se dit qu’il avait besoin de sommeil. Il essaya de se relaxer de force et, bien entendu, échoua. Son sommeil ne fut qu’une longue suite de pensées futiles.

Tout d’abord, il y avait Noÿs.

Ils n’oseraient pas lui faire de mal, pensait-il fiévreusement. Ils ne pouvaient la renvoyer dans le Temps sans calculer d’abord l’effet que cela aurait sur la Réalité et ça prendrait des jours, probablement des semaines. Autre solution : ils pouvaient lui faire à elle ce que Finge avait menacé de lui faire à lui : la faire périr au cours d’un accident qu’on ne pourrait expliquer.

Il ne s’arrêta pas à cette éventualité. Il n’y avait aucune nécessité d’agir de manière aussi définitive. Ils ne prendraient pas le risque de mécontenter Harlan en agissant ainsi. (Dans la tranquillité d’une chambre à coucher noyée d’ombre et dans cette phase de demi-sommeil où les choses deviennent souvent étrangement disproportionnées dans la pensée, Harlan ne trouva rien de grotesque à sa certitude que le Comité Pan-temporel n’oserait pas risquer de mécontenter un Technicien.)

Bien sûr, il y avait des choses auxquelles une femme en captivité aurait pu servir. Une belle femme venant d’une Réalité hédoniste…

Harlan s’empressait de chasser cette pensée dès qu’elle revenait. C’était à la fois plus probable et plus inadmissible que la mort et il ne voulait ni de l’une ni de l’autre.

Il pensa à Twissell.

Le vieil homme avait quitté le 575e siècle. Où était-il durant ces heures où il aurait dû dormir ? Un vieil homme a besoin de sommeil. Harlan était certain de la réponse. Le Comité continuait à délibérer. À propos de Harlan. À propos de Noÿs sur ce qu’il fallait faire d’un Technicien indispensable auquel on n’osait pas toucher.

Harlan tiqua. Si Finge rapportait l’agression d’Harlan au cours de la soirée, cela n’influencerait nullement sur leurs délibérations. Ses crimes pouvaient difficilement être aggravés par cela. Il n’en serait pas moins indispensable.

Et Harlan n’était pas certain que Finge ferait état de l’incident. Le fait d’admettre qu’il avait été forcé de s’humilier devant un Technicien mettrait le Calculateur Assistant dans une position ridicule et Finge ne pouvait prendre ce risque.

Harlan pensa aux Techniciens en tant que corporation, ce que, ces temps derniers, il avait rarement fait. Sa propre position quelque peu anormale d’assistant de Twissell et de semi-Éducateur l’avait tenu beaucoup trop éloigné des autres Techniciens. Mais les Techniciens manquaient de solidarité de toute façon. Pourquoi en était-il ainsi ?

Devait-il traverser le 575e et le 482e en voyant rarement un Technicien et en parlant rarement avec ? Devaient-ils s’éviter même entre eux ? Devaient-ils se conduire comme s’ils acceptaient la situation où les mettaient les superstitions des autres ?

En imagination, il avait déjà arraché la capitulation du Comité en ce qui concernait Noÿs et maintenant, il exprimait d’autres revendications. On accorderait aux Techniciens une organisation à eux, des réunions régulières, plus d’amitié, un meilleur traitement de la part des autres.

Il se voyait finalement lui-même en héroïque révolutionnaire social, avec Noÿs à ses côtés, lorsqu’il sombra enfin dans un sommeil sans rêve…

Le vibreur de la porte le réveilla. Il bourdonnait à son oreille avec une impatience enrouée. Il rassembla ses idées jusqu’à ce qu’il soit en mesure de regarder la petite pendule à côté de son lit et gémit intérieurement.

Père Temps ! Après toutes ces émotions, il avait dormi trop longtemps.

Il parvint à atteindre le bouton situé près de son lit et le panneau d’observation devint transparent. Il ne reconnut pas le visage, mais qui que ce fût, celui-ci exprimait l’autorité.

Il ouvrit la porte et l’homme, qui portait l’insigne orange de l’Administration, entra.

« Technicien Andrew Harlan ?

— Oui, Administrateur ? Vous avez affaire avec moi ? » L’Administrateur ne sembla nullement gêné par l’agressivité marquée de la question. Il dit : « Vous avez un rendez-vous avec le Premier Calculateur Twissell ?

— Eh bien ?

— Je suis ici pour vous informer que vous êtes en retard. » Harlan le regarda fixement. « Qu’est-ce que tout ça veut dire ?

Vous n’êtes pas du 575e siècle, n’est-ce pas ?

— Ma station se trouve au 222e, répliqua l’autre d’un ton froid. Administrateur Assistant Arbut Lemm. Je suis chargé d’aplanir les difficultés et j’essaie d’éviter toute agitation superflue en annonçant moi-même les notifications officielles normalement transmises par la Communiplaque.

— Quelles difficultés ? Quelle agitation ? Qu’est-ce que tout ça veut dire ? Écoutez, j’ai déjà eu des entrevues avec Twissell. C’est mon supérieur. Ça n’implique aucune agitation. »

Un éclair de surprise passa sur le visage volontairement impassible jusque-là de l’Administrateur. « Vous n’avez pas été informé ?

— À quel propos ?

— Eh bien, qu’une sous-commission du Comité Pan-temporel se réunit ici au 575e siècle. Cet endroit, m’a-t-on dit, a été mis au courant il y a plusieurs heures.

— Et ils veulent me voir ? » En même temps qu’il demandait cela, Harlan pensa : « Bien sûr qu’ils veulent me voir. Pourquoi la réunion aurait-elle lieu si ce n’est à mon sujet ? »

Et il comprit l’amusement du Calculateur en Second la nuit précédente, devant l’appartement de Twissell. Le Calculateur connaissait le projet de réunion de la commission et cela l’avait amusé de penser qu’un Technicien était capable d’espérer voir Twissell à un tel moment. « Très amusant », pensa amèrement Harlan.

L’Administrateur répondit : « J’ai mes ordres. Je ne sais rien de plus. » Puis, toujours surpris : « Vous n’êtes au courant de rien ?

— Les Techniciens, dit Harlan d’un ton sarcastique, mènent une existence à part. »


Cinq membres du Comité en plus de Twissell ! Tous Premiers Calculateurs, tous Éternels depuis trente-cinq ans au moins.

Six semaines plus tôt, Harlan aurait été confus de l’honneur qui lui était fait de déjeuner avec un tel groupe et il serait resté muet de saisissement devant la somme de responsabilités et de puissance qu’ils représentaient. Ils lui auraient semblé deux fois plus grands que nature.

Mais maintenant, c’était pour lui des adversaires, pire mêmes des juges. Il n’avait pas le temps d’être impressionné. Il devait mettre au point son système de défense.

Ils ne devaient pas savoir qu’il était au courant que Noÿs était en leur pouvoir. Ils ne pouvaient pas le savoir à moins que Finge leur ait parlé de sa dernière rencontre avec Harlan. Dans la claire lumière du jour, cependant, il était plus que jamais convaincu que Finge n’était pas homme à diffuser publiquement le fait qu’il avait été rudoyé et insulté par un Technicien.

Il sembla donc opportun à Harlan de ne pas utiliser pour le moment cet avantage possible, de les laisser, eux, faire le premier pas, prononcer la première phrase qui engagerait le combat réel.

Ils ne semblaient pas pressés. Ils l’examinaient tranquillement par-dessus un déjeuner frugal, comme s’il avait été un spécimen intéressant étendu sur une surface énergétique et maintenu par des répulseurs de faible intensité. En désespoir de cause, Harlan baissa les yeux.

Il les connaissait tous de réputation et par les portraits tridimensionnels figurant dans les films d’orientation physio-mensuels. Les films coordonnaient les activités des différentes Sections de l’Éternité et étaient obligatoirement vus par tous les Éternels à partir du grade d’Observateur.

August Sennor, le chauve (même pas de sourcils ni de cils), était bien sûr celui qui accaparait le plus l’attention d’Harlan. D’abord, parce que l’aspect singulier de ces yeux sombres et fixes sous des paupières et un front nus ressortait beaucoup plus au naturel que sur l’écran tridimensionnel. Ensuite, parce qu’il était au courant de certains affrontements de points de vue entre Sennor et Twissell. Enfin, parce que Sennor ne se contentait pas d’observer Harlan. Il lui posait des questions d’une voix aiguë.

Il était impossible de répondre à la plupart de ses questions, comme : Comment avez-vous commencé à vous intéresser aux Temps Primitifs, jeune homme ? Trouvez-vous que l’étude est payante, jeune homme ? »

Finalement, il sembla s’installer commodément sur son siège. Il poussa négligemment son assiette sur l’évacuateur automatique et croisa ses doigts épais devant lui. (Il n’a aucun poil sur le dos des mains, remarqua Harlan.)

« Il y a quelque chose que j’ai toujours voulu savoir. Peut-être pouvez-vous m’aider », fit Sennor.

Harlan pensa : « Ça y est, nous y voilà. »

Il dit tout haut : « Si je peux, monsieur. »

— Certains d’entre nous, ici, dans l’Éternité – je ne dirai pas tous, ni même assez (et il lança un regard rapide au visage fatigué de Twissell, pendant que les autres se rapprochaient pour écouter), mais un certain nombre tout de même – sont intéressés par la philosophie du Temps. Peut-être voyez-vous ce que je veux dire ?

— Les paradoxes du voyage dans le Temps, monsieur ?

— Eh bien, si vous voulez formuler la chose en termes mélodramatiques, oui. Mais ce n’est pas tout, bien sûr. Il y a le problème de la véritable nature de la Réalité, le problème de la conservation de la masse et de l’énergie au cours des Changements de Réalité, et ainsi de suite. Nous, dans l’Éternité, nous sommes influencés dans notre opinion là-dessus par notre connaissance des faits en matière de voyage dans le Temps. Vos créatures de l’Ère Primitive, cependant, ne connaissaient rien du voyage dans le Temps. Quelles étaient leurs théories dans ce domaine ?

Twissell murmura à l’autre bout de la table : « Billevesées ! » Mais Sennor l’ignora. « Voudriez-vous répondre à ma question, Technicien ? demanda-t-il.

— Les Primitifs ne se préoccupaient pratiquement pas du voyage dans le Temps, Calculateur, répondit Harlan.

— Ne les considéraient-ils pas comme possibles ?

— Je crois que si.

— N’échafaudaient-ils pas de théories ?

— Eh bien, fit Harlan d’un ton hésitant, je crois qu’il y avait des spéculations de cette sorte dans certains types de littérature d’évasion. Je ne suis pas très versé dans ce genre d’écrits, mais je crois qu’un thème qui revenait souvent était celui de l’homme qui remonte le Temps pour tuer son propre grand-père enfant. »

Sennor eut l’air ravi. « Merveilleux ! Merveilleux ! Après tout, c’est au moins une expression du paradoxe de base du voyage dans le Temps, si nous prenons une Réalité indéviante, hein ? Mais vos Primitifs, oserai-je affirmer, n’ont jamais considéré autre chose qu’une telle Réalité indéviante. Je ne me trompe pas ? »

Harlan attendit pour répondre. Il ne voyait pas le but de cette conversation ni quelles étaient les intentions profondes de Sennor et cela le démontait. « Je n’en sais pas assez pour vous répondre avec certitude, monsieur. Je crois qu’il y a dû y avoir des spéculations pour alterner les cours du Temps ou les plans d’existence. Je ne sais pas », répondit-il.

Sennor fit la moue. « Je suis sûr que vous vous trompez. Vous avez dû être induit en erreur en projetant vos propres connaissances sur les diverses ambiguïtés que vous avez pu rencontrer. Non, sans expérience réelle de voyage dans le Temps, la complexité philosophique de la Réalité dépasserait de beaucoup les facultés de compréhension de l’esprit humain. Par exemple, pourquoi la Réalité possède-t-elle de l’inertie ? Nous savons tous qu’il en est ainsi. Toute altération dans son cours doit atteindre une certaine importance avant qu’un Changement, un véritable Changement, soit effectué. Même alors, la Réalité a tendance à retourner à sa position originelle.

« Supposez, par exemple, un Changement ici, dans le 575e siècle. La Réalité changera avec des effets croissants peut-être jusqu’au 600e. Elle changera, mais avec des effets continuellement décroissants peut-être jusqu’au 650e. Après, la Réalité restera inchangée. Nous le savons tous, mais quelqu’un d’entre nous sait-il pourquoi il en est ainsi ? Un raisonnement intuitif suggérerait que tout Changement de Réalité augmenterait ses effets sans limite au cours des siècles, et pourtant il n’en est pas ainsi.

« Prenez un autre point. Le Technicien Harlan, me dit-on, sait excellemment choisir le Changement Minimum Requis exact pour toute situation. Je parierais qu’il ne peut pas expliquer comment il arrive à son propre choix.

« Songez à quel point les Primitifs devaient être impuissants. Ils s’inquiétaient d’un homme tuant son propre grand-père parce qu’ils ne comprenaient pas la vérité au sujet de la Réalité. Prenez un cas plus vraisemblable et plus facilement analysable et considérons l’homme qui, dans ses voyages à travers le Temps, se rencontre lui-même… »

Harlan dit avec brusquerie : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’homme qui se rencontre lui-même ? »

Le fait qu’Harlan interrompît un Calculateur était un manque de politesse en lui-même. Le ton de sa voix aggrava le manquement dans une proportion scandaleuse et tous les yeux se tournèrent d’un air réprobateur vers le Technicien.

Sennor s’éclaircit la voix, mais parla sur le ton forcé de quelqu’un décidé à être poli en dépit de difficultés presque insurmontables. Il dit, continuant sa phrase interrompue et donnant ainsi l’impression de répondre directement à la question qu’on lui avait si impoliment posée : « Et les quatre possibilités dans lesquelles un tel acte peut se produire. Appelons le premier individu dans le physio-temps A et l’autre B. Première possibilité : A et B peuvent ne pas se voir ou ne rien faire qui puisse les affecter mutuellement de façon significative. Dans ce cas, ils ne se sont pas réellement rencontrés et nous devons écarter ce cas comme ne présentant aucun intérêt.

« Ou B, le second individu, peut voir A, alors que A ne voit pas B. Ici non plus, aucune conséquence sérieuse ne doit être envisagée. B voyant A le voit dans une position et engagé dans une activité dont il a déjà connaissance. Rien de nouveau n’est impliqué.

« Les troisième et quatrième possibilités sont que A voit B, alors que B ne voit pas A, et que A et B se voient l’un l’autre. Dans chaque cas, le point important est que A a vu B ; l’homme à un premier stade de son existence physiologique se voit lui-même à un stade ultérieur. Notons qu’il a appris qu’il sera vivant à l’âge apparent de B. Il sait qu’il vivra assez longtemps pour accomplir l’action dont il a été le témoin. Maintenant, un homme connaissant son futur même dans les moindres détails peut agir suivant cette connaissance et, par conséquent il change son futur. Il s’ensuit que la Réalité doit être changée de façon à ne pas permettre à A et B de se rencontrer ou, tout au moins, d’empêcher A de voir B. Alors, tant que rien ne peut être détecté dans une Réalité rendue non Réelle, A n’a jamais rencontré B. De même, dans tout paradoxe apparent du voyage dans le Temps, la Réalité change toujours de façon à éviter le paradoxe et nous en arrivons à la conclusion qu’il n’y a pas de paradoxes dans le voyage dans le Temps et qu’il ne peut y en avoir aucun. »

Sennor semblait fort satisfait de lui-même et de son exposé, mais Twissell se leva.

« Je crois, messieurs, que le temps presse », dit-il.

Beaucoup plus soudainement qu’Harlan l’aurait pensé, le déjeuner était terminé. Cinq des membres de la sous-commission sortirent en le saluant, de l’air de ceux dont la curiosité, légère pour le moins, a été satisfaite. Seul Sennor lui tendit la main et ajouta un bourru : « Au revoir, jeune homme » à son salut.

C’est avec des sentiments mêlés qu’Harlan les regarda partir. Quel avait été le but du déjeuner ? Et surtout pourquoi cette référence aux hommes qui se rencontrent eux-mêmes ? Ils n’avaient fait aucune mention de Noÿs. Étaient-ils là, alors, seulement pour l’étudier ? L’examiner de haut en bas et l’abandonner au jugement de Twissell ?

Twissell revint vers la table, vide maintenant de nourriture et de vaisselle. Il était seul avec Harlan à présent et presque comme pour symboliser cela, il tenait une nouvelle cigarette entre ses doigts.

« Et maintenant, au travail, Harlan. Nous avons beaucoup à faire », dit-il.

Mais Harlan ne voulait plus, ne pouvait plus attendre. Il dit d’un ton décidé : « Avant de faire quoi que ce soit, j’ai quelque chose à dire. »

Twissell eut l’air surpris. La peau de son visage se fronça autour de ses yeux éteints et il tassa pensivement la cendre au bout de sa cigarette.

Il dit : « Soit, parlez si vous voulez, mais d’abord asseyez-vous, asseyez-vous, mon garçon. »

Le Technicien Andrew Harlan ne s’assit pas. Il se mit à arpenter la pièce sans s’éloigner de la table, détachant nettement ses phrases pour les empêcher de bouillonner et de déborder de façon incohérente. Le Premier Calculateur Laban Twissell suivait de la tête, jaunie par l’âge comme une pomme de reinette, les grandes enjambées nerveuses de l’autre.

Harlan commença : « Depuis des semaines maintenant, je visionne des films sur l’histoire des mathématiques. Je consulte des livres de plusieurs Réalités du 575e siècle. Les Réalités n’ont pas beaucoup d’importance. Les mathématiques ne changent pas. Elles se développent toujours suivant le même processus. La façon dont les Réalités ont changé n’a pas d’importance non plus, l’histoire des mathématiques est restée à peu près la même. Les mathématiciens ont changé, certains ont fait des découvertes, mais les résultats finaux… Quoi qu’il en soit, je me suis fourré tout ça dans la tête. Est-ce que ça ne vous frappe pas ? »

Twissell fronça les sourcils et dit : « Drôle d’occupation pour un Technicien.

— Mais je ne suis pas un simple Technicien, dit Harlan. Vous le savez.

— Continuez », dit Twissell en regardant sa montre. Les doigts qui tenaient sa cigarette jouaient avec elle avec une nervosité inaccoutumée.

Harlan dit : « Il y avait un homme nommé Vikkor Mallansohn qui vivait au 24e siècle. C’était encore pendant l’Ère Primitive, comme vous le savez. Il est surtout connu pour avoir été le premier à construire un Champ Temporel. Cela signifie, bien sûr, qu’il avait inventé l’Éternité, puisque l’Éternité n’est qu’un Champ Temporel immense qui court-circuite le Temps ordinaire et qui est libéré des limitations du Temps ordinaire.

— Vous avez appris ça quand vous étiez Novice, mon garçon.

— Mais on ne m’a pas dit qu’il était impossible que Vikkor Mallansohn ait pu inventer le Champ Temporel au 24e siècle. Personne n’aurait pu. Les bases mathématiques n’en existaient pas. Les équations fondamentales de Lefebvre n’existaient pas ; elles ne pouvaient d’ailleurs exister avant les recherches de Jan Verdeer au 27e siècle. »

S’il y avait une chose par laquelle le Premier Calculateur Twissell pouvait exprimer un complet étonnement, c’était de laisser tomber sa cigarette C’est ce qui arriva. Même son sourire avait disparu.

Il dit : « Vous a-t-on appris les équations de Lefebvre, mon garçon ?

— Non. Et je ne prétends pas les comprendre. Mais elles sont nécessaires pour le Champ Temporel. J’ai appris ça. Et elles n’ont pas été découvertes avant le 27e. Je sais ça aussi. »

Twissell se pencha pour ramasser sa cigarette et la regarda d’un air de doute. « Et si Mallansohn était tombé sur le Champ. Et si c’était simplement une découverte empirique ? Il y en a eu beaucoup comme ça.

— J’y ai pensé. Mais lorsque le Champ fut inventé, il fallut trois siècles pour résoudre ses implications et lorsque cela fut terminé, il n’y avait plus moyen d’améliorer le Champ de Mallansohn. Ça ne pouvait pas être une coïncidence. De cent façons, le projet de Mallansohn montrait qu’il avait dû utiliser les équations de Lefebvre. S’il les connaissait ou s’il les avait développées sans les travaux de Verdeer, ce qui est impossible, pourquoi ne l’a-t-il pas dit ?

— Vous tenez à parler comme un mathématicien. Qui vous a dit tout cela ? répliqua Twissell.

— J’ai vu des films.

— C’est tout ?

— Et j’ai réfléchi.

— Sans formation mathématique poussée ? Je vous ai observé de près pendant des années, mon vieux, et je ne vous aurais pas cru ce talent particulier. Continuez.

— L’Éternité n’aurait jamais pu être établie sans la découverte par Mallansohn du Champ Temporel. Mallansohn n’aurait jamais pu effectuer cette découverte sans une connaissance des mathématiques qui existaient seulement dans le futur. C’est le premier point. Par ailleurs, ici, dans l’Éternité, en ce moment, il y a un Novice qui a été choisi pour être Éternel à rencontre de toutes les règles, puisqu’il avait dépassé la limite d’âge et qu’il était marié par-dessus le marché. Vous lui enseignez les mathématiques et la Sociologie Primitive. C’est le second point.

— Eh bien ?

— Je dis que votre intention est de lui faire remonter le Temps, je ne sais comment, en deçà du point limite, atteint par l’Éternité jusqu’au 24e siècle. Votre intention est que ce Novice, Cooper, apprenne les équations de Lefebvre à Mallansohn. Vous voyez bien, ajouta Harlan avec une excitation contenue, que ma qualité d’expert en ce qui concerne les Primitifs, et la connaissance que j’ai de cette qualité me donnent droit à un traitement spécial. Un traitement très spécial.

— Père Temps ! murmura Twissell.

— C’est vrai, n’est-ce pas ? Nous bouclons le cercle, avec mon aide. Sans ça… » Il laissa la phrase en suspens.

« Vous êtes très près de la vérité, dit Twissell. Cependant, je peux jurer qu’il n’y avait aucun indice… » Il s’absorba dans une méditation où ni Harlan ni le monde extérieur ne semblaient avoir de part.

Harlan dit vivement : « Seulement près de la vérité ? C’est la vérité même. » Il ne pouvait pas dire pourquoi il était si sûr de l’essentiel de ce qu’il avait dit, même mis à part le fait qu’il avait si désespérément voulu qu’il en fût ainsi.

Twissell dit : « Non, non, pas exactement la vérité. Le Novice Cooper ne remontera pas au 24e siècle pour apprendre quoi que ce soit à Mallansohn.

— Je ne vous crois pas.

— Mais vous devez. Vous devez voir combien tout ceci est important. J’ai besoin de votre collaboration pour l’achèvement de ce projet. Voyez-vous, Harlan, la situation constitue un cercle vicieux plus encore que vous l’imaginez. Beaucoup plus que ça, mon vieux. Le Novice Brinsley Sheridan Cooper est Vikkor Mallansohn lui-même ! »

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