4 LE CALCULATEUR

Harlan était technicien depuis deux ans quand il retourna au 482e siècle pour la première fois depuis qu’il avait quitté Twissell. Il ne reconnut presque pas sa propre époque.

Ce n’était pas elle qui avait changé. C’était lui.

Deux ans de Technicianité, cela signifiait un certain nombre de choses. En un sens, ça avait accru son sentiment de stabilité. Il n’avait plus à apprendre une nouvelle langue, à s’habituer à de nouveaux styles d’habillement et à de nouveaux modes de vie avec chaque nouveau projet d’Observation. D’un autre côté, il en avait résulté pour lui un certain isolement. Il avait presque oublié à présent la camaraderie qui unissait tous les autres Spécialistes de l’Éternité.

Par-dessus tout, il s’était habitué au sentiment de puissance que lui donnait le fait d’être un Technicien. Il tenait le sort de millions de gens entre ses mains, et si cela obligeait à vivre solitaire, on pouvait aussi en tirer quelque orgueil.

Il regarda donc d’un œil froid le préposé aux Communications installé derrière le bureau d’entrée du 482e siècle et il se présenta d’une voix brève : « Andrew Harlan, Technicien. Je dois me présenter au Calculateur Finge pour une affectation temporaire au 482e », sans prendre garde au rapide coup d’œil que lui lança l’homme d’âge moyen qui lui faisait face.

C’était ce que certains appelaient le « regard du Technicien », un regard furtif à l’insigne vermeil cousu sur l’épaule du Technicien, suivi d’un effort visible pour ne plus le regarder.

Harlan examina l’insigne de l’autre. Ce n’était pas l’insigne jaune du Calculateur, le vert du Bio-programmateur, le bleu du Sociologue ou le blanc de l’Observateur. Il n’avait nullement la couleur franche du Spécialiste. C’était une simple ligne bleue sur fond blanc. L’homme était affecté aux Communications, une branche subalterne du Service d’Entretien, nullement un spécialiste.

Et il avait eu cependant le « regard du Technicien ».

Harlan demanda avec une pointe de tristesse dans la voix : « Eh bien ? »

L’homme dit rapidement : « J’appelle le Calculateur Finge, monsieur. »

Harlan avait gardé du 482e siècle le souvenir d’un monde prospère, mais à présent il lui semblait presque misérable.

Harlan s’était habitué au verre et à la porcelaine du 575e, à son culte de la netteté. Il s’était accoutumé à un monde de blancheur et de clarté, ponctué çà et là de quelques taches de couleur pastel.

Les lourdes volutes en stuc du 482e, ses teintes heurtées, ses surfaces de métal peint lui causaient presque de la répulsion.

Même Finge semblait différent, plus chétif aurait-on dit. Deux ans plus tôt, chaque geste de Finge avait paru à l’Observateur Harlan redoutable et tout-puissant.

À présent, pour quelqu’un habitué au « splendide isolement » de la Technicianité, l’homme semblait pitoyable et perdu. Harlan l’observa tandis qu’il feuilletait une liasse de documents et se préparait à lever les yeux avec l’air de quelqu’un qui commence à penser qu’il a fait attendre son visiteur juste le temps qu’il fallait.

Finge venait d’un siècle – aux alentours du 600e – axé sur l’utilisation des champs énergétiques. C’est ce que lui avait dit Twissell et cela expliquait beaucoup de choses. Les accès de mauvaise humeur de Finge pouvaient aisément s’expliquer par le sentiment d’insécurité qu’éprouvait un homme d’une certaine corpulence, habitué au caractère infrangible des champs de force, et malheureux de se mouvoir dans un monde où on ne rencontrait partout que la fragilité de la matière. Sa façon de marcher sur la pointe des pieds (Harlan se souvenait de sa démarche féline ; assis à son bureau, il lui arrivait souvent de lever les yeux et de voir Finge debout devant lui, en train de le regarder alors qu’il ne l’avait pas entendu approcher) n’avait rien de furtif ou de sournois. C’était plutôt la démarche timide et hésitante de quelqu’un qui vit dans la crainte perpétuelle, même si elle est inconsciente, que le sol ne s’effondre sous son poids.

Harlan pensa, avec une condescendance amusée : « Ce type-là est bien mal adapte à la Section. Une nouvelle affectation est probablement la seule chose qui puisse l’aider. »

Finge dit : « Bonjour, Technicien Harlan.

— Bonjour, Calculateur, répondit Harlan.

Finge reprit : Il semble que pendant les deux années que…

— Deux physio-années, l’interrompit Harlan.

Finge leva les yeux d’un air surpris : Deux physio-années, bien sûr. »

Dans l’Éternité, il n’y avait pas de temps au sens habituel du terme dans l’univers extérieur, mais l’organisme humain vieillissait, soumis qu’il était à la marche inexorable du Temps, même en l’absence de phénomènes physiques significatifs. Physiologiquement parlant, le Temps continuait de s’écouler et en une physio-année à l’intérieur de l’Éternité, l’homme vieillissait autant qu’il l’aurait fait au cours d’une année vécue dans le Temps ordinaire.

Pourtant, même le plus pédant des Éternels songeait rarement à marquer la différence lorsqu’il parlait. Il était plus pratique de dire : « Je vous vois demain » ou « je vous ai manqué hier » ou « je vous verrai la semaine prochaine », comme s’il y avait un demain ou un hier ou une semaine précédente qui ait une signification autre que physiologique. Et l’on avait fait en sorte de satisfaire les instincts biologiques de l’être humain en répartissant les activités des Éternels selon un arbitraire « physio-jour » de vingt-quatre heures et en conservant rituellement les notions de « jour », de « nuit », d’« aujourd’hui » et de « demain ».

Finge reprit : « Au cours des deux physio-années qui se sont écoulées depuis votre départ, le 482e siècle a traversé une crise qui a atteint un point critique. Une crise assez particulière. Une crise délicate. Pour ainsi dire, sans précédent. Jamais encore le besoin d’une Observation extrêmement précise ne s’était fait pareillement sentir.

— Et vous désirez que je m’en charge ?

— Oui. D’une certaine façon, c’est gâcher du talent que de demander à un Technicien de faire un travail d’Observation, mais vos Observations précédentes, pour la clarté et l’intuition, étaient parfaites. Nous avons de nouveau besoin de ça. Je vais maintenant vous donner quelques détails… »

Ce qu’étaient ces détails, Harlan ne devait le découvrir que plus tard. Finge parlait, mais la porte s’ouvrit et Harlan ne l’entendit pas.

Il regarda fixement la personne qui venait d’entrer.

Ce n’était pas qu’Harlan n’eût jamais vu de fille dans l’Éternité auparavant. Jamais était un mot trop fort. Rarement, oui, mais non jamais.

Mais une fille comme celle-ci ! Et dans l’Éternité.

Harlan avait vu de nombreuses femmes dans ses passages à travers le Temps, mais dans le Temps elles n’étaient que des objets pour lui, comme les murs et les ballons, les barres et les mares, les petits chats et les petits tas. Elles étaient des faits destinés à être Observés.

Dans l’Éternité, une fille, c’était autre chose. Et une fille comme celle-ci !

Elle était vêtue dans le style des classes supérieures du 482e, c’est-à-dire d’un fourreau transparent qui ne couvrait pas grand-chose au-dessus de la taille et d’un mince collant qui lui descendait jusqu’aux genoux et qui, bien que suffisamment opaque, moulait délicatement des courbes d’un galbe exquis.

Sa chevelure était d’un noir brillant et lui arrivait aux épaules, sa bouche d’un rouge vif était dessinée au pinceau : la lèvre supérieure s’amincissait tandis que la lèvre inférieure se gonflait en une moue un peu trop accentuée. Ses paupières et le lobe de ses oreilles étaient teintés de rose pâle et le reste de son visage juvénile (presque enfantin) était d’un blanc laiteux étonnant. Des pendentifs ornés de brillants descendaient jusqu’à mi-épaules et faisaient entendre un tintement argentin qui attirait l’attention sur une poitrine faite au moule.

Elle s’assit à une petite table dans un coin du bureau de Finge après que ses yeux sombres se furent posés l’espace d’un instant sur le visage d’Harlan.

Quand Harlan fit de nouveau attention à Finge, le Calculateur était en train de dire : « Vous trouverez tous les détails dans un rapport officiel et en attendant, vous pouvez occuper votre ancien bureau et votre chambre. »

Harlan se retrouva dehors sans bien se rendre compte de ce qui s’était passé. Il avait dû sortir sans s’en apercevoir.

L’émotion qui dominait en lui était la colère. Par le Temps, Finge ne devrait pas avoir le droit de faire cela. C’était moralement condamnable. C’était une provocation…

Il s’arrêta, cessa de serrer les poings et relâcha la crispation de ses mâchoires. Voyons voir, maintenant ! Ses pas résonnaient nettement à sa propre oreille tandis qu’il se dirigeait d’un pas décidé vers le préposé aux Communications assis derrière son bureau.

L’homme leva les yeux, sans oser franchement rencontrer son regard et s’enquit d’un ton circonspect : « Oui, monsieur ? »

Harlan dit : « Il y a une femme installée dans le bureau du Calculateur Finge. Est-elle nouvelle ici ? »

Il avait voulu s’enquérir d’un ton négligent, presque avec une indifférence ennuyée. Au lieu de cela, sa question sonna comme un coup de cymbales.

Elle agit comme un stimulant sur le préposé. Dans ses yeux s’alluma cette lueur qui rapproche tous les hommes. Son regard parcourut Harlan et se fit presque amical. Il répondit : « Vous voulez dire la belle gosse ? Tudieu ! Elle est bâtie comme un fuselage de champ de force, hein ? »

Harlan répliqua d’une voix quelque peu embarrassée : « Contentez-vous de répondre à ma question. »

L’homme le regarda et un peu de son excitation tomba. Il dit : « Elle est nouvelle. C’est une Temporelle.

— Quel est son travail ? »

Un lent sourire envahit le visage du préposé et se fit égrillard. « Elle est censée être la secrétaire du patron. Son nom est Noÿs Lambent. »

« Bien. » Harlan tourna les talons et s’en fut.

Son premier voyage d’Observation au 482e siècle eut lieu le jour suivant, mais il ne dura que trente minutes. Il s’agissait évidemment d’une simple mise en train destinée à le familiariser avec l’époque. Le lendemain, son incursion dura une heure et demie, et le troisième jour, il ne bougea pas.

Il occupait son temps en essayant de s’y retrouver dans ses premiers rapports ; il devait se remettre en mémoire ce qu’il avait appris jadis, revoir le système linguistique de l’époque, se familiariser à nouveau avec les coutumes locales.

Le 482e siècle avait subi un Changement de Réalité, mais il était insignifiant. Le clan politique qui était au pouvoir en avait été chassé, mais à part cela, il semblait n’y avoir rien de changé dans les structures sociales.

Sans bien se rendre compte de ce qu’il faisait, il se mit à rechercher dans ses anciens rapports des renseignements sur l’aristocratie. Il avait sûrement dû faire des Observations.

Il les retrouva. Mais comme il avait procédé avec un certain recul, elles lui parurent impersonnelles. Les éléments qu’il avait recueillis concernaient une classe sociale et non des individus.

Bien entendu, ses diagrammes spatio-temporels ne l’avaient jamais mis dans l’obligation d’observer l’aristocratie de l’intérieur (il n’en aurait même pas eu la possibilité). Quelles qu’en fussent les raisons, un Observateur n’avait pas à les connaître. La curiosité qu’il éprouvait à ce sujet l’emplissait à présent d’une certaine impatience.

Pendant ces trois jours, il avait entrevu Noÿs Lambent à quatre reprises. Au début, il n’avait été conscient que de ses vêtements et de sa parure. Maintenant, il remarquait qu’elle mesurait un mètre soixante-dix, une demi tête de moins que lui, mais sa minceur et l’élégance de sa démarche la faisait paraître plus grande. Elle était plus âgée qu’elle ne le paraissait au premier abord ; elle avait sûrement plus de vingt-cinq ans et devait approcher de la trentaine.

Elle était calme et réservée et lui sourit une fois quand il la croisa dans le couloir, puis baissa les yeux. Harlan s’écarta pour éviter de la toucher et, toujours irrité, il continua son chemin.

Vers la fin du troisième jour, Harlan commença à se dire que son devoir en tant qu’Éternel ne lui laissait qu’une seule ligne de conduite. Il était évident que cette fille jouissait d’une position enviable. Il était non moins évident que Finge suivait le règlement à la lettre. Cependant son manque de discrétion et sa négligence en trahissaient certainement l’esprit et il fallait faire quelque chose à cet égard.

Harlan conclut qu’en fin de compte il n’y avait personne dans l’Éternité qu’il détestait autant que Finge. Les excuses qu’il lui avait trouvées quelques jours plus tôt seulement lui parurent dérisoires.

Le matin du quatrième jour, Harlan demanda et obtint l’autorisation de voir Finge en privé. Il entra d’un pas décidé et, à sa propre surprise, dit immédiatement ce qu’il avait à dire : « Calculateur Finge, je suggère que Miss Lambent soit renvoyée dans le Temps. »

Les yeux de Finge se rétrécirent. Il fit signe à Harlan de s’asseoir, appuya son menton lisse et rond sur ses mains jointes et entrouvrit les lèvres. « Eh bien, asseyez-vous. Asseyez-vous. Vous estimez que Miss Lambent est incompétente ? Qu’elle ne fait pas l’affaire ?

— Le fait qu’elle soit incompétente ou inapte n’est pas de mon ressort, Calculateur, et je ne saurais me prononcer. Cela dépend des tâches qu’on lui confie et je ne lui ai rien donné à faire. Mais vous devez vous rendre compte que, du point de vue de la morale, sa présence dans cette Section est regrettable. »

Finge l’observa avec une froideur détachée comme si son esprit de Calculateur jonglait avec des abstractions qui dépassaient le niveau de compréhension d’un Éternel ordinaire. « En quoi choque-t-elle la morale, Technicien ?

— Je ne crois pas qu’il soit vraiment nécessaire de le demander, dit Harlan sentant croître sa colère. Elle s’exhibe dans une tenue plus que légère. Sa…

— Attendez, attendez. Un instant, Harlan. Vous avez été Observateur dans cette zone temporelle. Vous n’ignorez pas qu’elle est vêtue selon la mode du 482e siècle.

— Dans son propre entourage, dans son propre milieu culturel, je n’aurais rien à lui reprocher, bien que je m’empresse de dire que son costume est particulièrement audacieux même pour l’époque. Vous me permettrez d’être juge en la matière. Ici, dans l’Éternité, une personne comme elle n’est certainement pas à sa place. »

Finge hocha la tête lentement. Il paraissait vraiment s’amuser. Harlan se raidit.

« Elle est ici dans un but précis, répliqua Finge. Elle remplit une fonction essentielle. Ce n’est que provisoire. Essayez de la supporter en attendant. »

Harlan serra les mâchoires. Il avait protesté et on le renvoyait à ses affaires. Au diable la prudence ! Il dirait ce qu’il avait sur le cœur. Il attaqua : « Je puis imaginer ce qu’est la « fonction essentielle » de cette femme. On ne vous autorisera pas à l’afficher de la sorte. »

Il se détourna avec raideur et se dirigea vers la porte. La voix de Finge l’arrêta.

« Technicien, vos rapports avec Twissell vous ont peut-être donné une idée quelque peu erronée de votre propre importance. Tâchez de corriger ça. Et en attendant, dites-moi, Technicien, avez-vous jamais eu une… (il hésita, semblant choisir ses mots) petite amie ? »

Avec une précision appliquée et insultante, le dos toujours tourné, Harlan récita : « Pour éviter des interférences temporelles d’ordre affectif, un Éternel ne doit pas se marier. Pour éviter de nouer des liens affectifs d’ordre familial, un Éternel ne doit pas avoir d’enfants. »

Le Calculateur dit d’un ton grave : « Ma question n’avait trait ni au mariage ni aux enfants. »

Harlan cita encore : « Des liaisons temporaires peuvent être établies avec des Temporelles seulement après demande au Bureau Central de Planification du Comité Pan-Temporel pour un bio-diagramme en bonne et due forme de la Temporelle intéressée. À la suite de quoi, les liaisons ne seront autorisées que si elles sont conformes aux exigences d’un diagramme spatio-temporel déterminé.

— Tout à fait exact. Avez-vous jamais fait une demande pour une liaison temporaire, Technicien ?

— Non, Calculateur.

— En avez-vous l’intention ?

— Non, Calculateur.

— Peut-être vaudrait-il mieux. Cela vous donnerait une plus grande largeur de vue. Vous vous intéresseriez moins aux détails de la toilette d’une femme, vous seriez moins troublé à l’idée de ses relations possibles avec d’autres Éternels. »

Harlan se retira, muet de rage.

Il lui fut presque impossible d’effectuer ses expéditions presque quotidiennes dans le 482e siècle (la durée maximale étant d’environ deux heures).

Il se sentait troublé et il savait pourquoi. Finge ! Finge et ses idées choquantes sur les liaisons avec les Temporelles.

Des liaisons existaient. Chacun savait cela. L’Éternité avait toujours été consciente de la nécessité qu’il y avait à établir un compromis avec les appétits humains (ces simples mots causaient à Harlan un frisson de dégoût), mais les restrictions apportées dans le choix des maîtresses étaient telles que ce compromis n’était certes pas inspiré par la générosité et qu’il était rien de moins qu’un encouragement à la licence. Et on attendait de ceux qui avaient la chance de bénéficier d’une pareille mesure qu’ils fassent preuve d’une grande discrétion, par décence et par égard pour la majorité.

Parmi les Éternels préposés aux emplois subalternes, en particulier dans le Service d’Entretien, des rumeurs (où se mêlaient à doses égales l’espoir et l’envie) ne cessaient de circuler qui parlaient de femmes amenées sur une base plus ou moins permanente pour les raisons qu’on imagine. Le bruit courait que ce privilège était réservé aux Calculateurs et aux Bio-programmateurs. Eux seuls en effet étaient à même de décider quelles femmes il était possible de soustraire au Temps sans risquer de provoquer un Changement de Réalité révélateur.

Moins sensationnelles (et donc ne méritant guère qu’on s’y attarde) étaient les histoires concernant les employés Temporels que chaque Section engageait temporairement (quand l’analyse spatio-temporelle le permettait) pour accomplir les tâches fastidieuses de la cuisine et du nettoyage et les gros travaux.

Mais une Temporelle, surtout avec une pareille allure, employée comme secrétaire, ça ne pouvait signifier qu’une chose : c’est que Finge traitait par-dessus la jambe les idéaux qui faisaient de l’Éternité ce qu’elle était.

Même en ne tenant pas compte de certaines règles de vie ne nécessitant des Spécialistes de l’Éternité qu’une obéissance de pure forme, il n’en restait pas moins que l’Éternel idéal était un homme consacrant son existence à la mission qu’il avait à accomplir et à l’amélioration de la Réalité et œuvrant tout au long des âges au bonheur de l’Humanité. Harlan aimait à penser que l’Éternité était comme les monastères de l’ancien Temps.

Il rêva cette nuit-là qu’il parlait de l’affaire avec Twissell et que Twissell, l’Éternel idéal, partageait son horreur. Il rêva d’un Finge brisé, déchu de son rang. Il se voyait portant l’insigne jaune de Calculateur, instituant un nouveau régime au 482e siècle et d’un air digne nommant Finge à un nouvel emploi dans le Service d’entretien. Twissell était assis à côté de lui, souriant d’admiration, tandis qu’il mettait sur pied un nouveau statut administratif, clair, méthodique, bien conçu, et demandait à Noÿs Lambent d’en distribuer des exemplaires.

Mais Noÿs Lambent était nue et Harlan s’éveilla, tremblant et honteux.

Il rencontra un jour la jeune fille dans un couloir et s’écarta en détournant les yeux pour la laisser passer.

Mais elle s’arrêta et resta là à le regarder jusqu’à ce qu’il se décidât à lever les yeux et à rencontrer son regard. Elle était toute couleur et toute vie et Harlan perçut le délicat parfum qui émanait d’elle.

Elle parla la première : « Vous êtes le Technicien Harlan, n’est-ce pas ? »

Son premier mouvement fut de l’ignorer et de passer outre, mais après tout, se dit-il, elle n’était pour rien dans tout cela. Il serait d’ailleurs obligé de la frôler pour la dépasser.

Aussi hocha-t-il brièvement la tête : « Oui.

— On m’a dit que vous étiez spécialisé dans l’histoire de notre Temps ?

— J’y suis allé.

— J’aimerais en parler avec vous un de ces jours.

— Je suis très occupé. Je n’aurais pas le temps.

— Mais monsieur Harlan, vous pouvez sûrement arriver à le trouver. »

Elle lui sourit.

Harlan dit dans un murmure désespéré : « Voulez-vous passer, s’il vous plaît ? Ou voulez-vous vous écarter pour me laisser passer ? Je vous en prie ! »

Elle s’écarta avec un lent balancement des hanches qui lui mit le feu au visage.

Il était irrité contre elle à cause de l’embarras où elle l’avait mis, irrité contre lui-même à cause de l’embarras qu’il éprouvait, et irrité surtout, pour quelque raison obscure, contre Finge.

Finge le convoqua deux semaines plus tard. Sur son bureau, il y avait une mince feuille de papier perforé et Harlan comprit immédiatement, à voir les dimensions du document et la complexité des symboles, que cela ne concernait pas une incursion d’une demi-heure dans le Temps.

« Veuillez vous asseoir, Harlan, et examiner ceci tout de suite. Non, pas directement. Utilisez la machine. »

Harlan leva les sourcils d’un air indifférent et inséra soigneusement la feuille dans la fente du décodeur qui se trouvait sur le bureau de Finge. Elle fut lentement absorbée par la machine et la traduction en clair des perforations symboliques apparut au fur et à mesure sur le rectangle grisâtre de l’écran de lecture.

À mi-lecture à peu près, Harlan débrancha le décodeur d’un geste brusque. Il arracha la mince feuille de cellulose avec une telle violence qu’elle se déchira.

Finge dit calmement : « J’en ai un autre exemplaire. »

Mais Harlan tenait les restes entre le pouce et l’index comme si cela pouvait exploser. « Calculateur Finge, il doit y avoir une erreur. On n’attend sûrement pas de moi que j’effectue un séjour d’une semaine dans le Temps en utilisant comme base d’opérations la maison de cette femme. »

Le Calculateur serra les lèvres. « Pourquoi pas, si telles sont les exigences spatio-temporelles. S’il y a un problème personnel entre vous et Miss Lam…

— Pas le moindre problème personnel, interrompit vivement Harlan.

— Il doit bien y avoir quelque chose. Dans ces conditions, j’irai jusqu’à vous expliquer certains aspects de l’Observation dont il s’agit. Bien entendu, cela ne doit pas être considéré comme un précédent. »

Harlan resta assis sans souffler mot. Il se livrait à un intense travail de réflexion. En temps ordinaire, l’orgueil professionnel aurait dû l’obliger à refuser toute explication. En l’occurrence, un Observateur ou un Technicien faisait son travail sans poser de questions. Et un Calculateur n’aurait jamais songé à fournir d’explications.

Cette fois pourtant, il y avait quelque chose d’inhabituel. Harlan s’était plaint de cette fille, la prétendue secrétaire. Finge avait peur que la plainte n’allât plus loin. (« Le coupable est dénoncé par sa fuite avant même qu’il n’y ait poursuite », songea Harlan avec une sombre satisfaction et il essaya de se rappeler où il avait lu cette phrase.)

Les intentions de Finge étaient évidentes. En obligeant Harlan à résider chez la jeune femme, il serait en mesure de riposter à ses accusations si les choses allaient trop loin. Dès lors le témoignage d’Harlan serait sans valeur.

Et bien entendu, Finge allait devoir lui fournir quelque explication spécieuse pour justifier le choix d’une telle résidence. Harlan s’apprêta à l’écouter avec un mépris à peine déguisé.

« Comme vous le savez, reprit Finge, les divers siècles sont au courant de l’existence de l’Éternité. Ils savent que nous avons la haute main sur le commerce intertemporel. Ils considèrent cela comme notre principale fonction, ce qui est une bonne chose. Ils savent vaguement que notre présence a également pour but d’empêcher la catastrophe de frapper l’Humanité. Il s’agit plus d’une superstition que d’une notion précise, mais c’est plus ou moins exact et c’est là aussi une bonne chose. Les générations successives nous doivent le concept rassurant d’une sorte de tutelle paternelle et un certain sentiment de sécurité. Vous savez tout cela, n’est-ce pas ? »

Harlan pensa : « S’imagine-t-il que je suis encore un Novice ? »

Mais il eut un bref hochement de tête.

« Il y a certaines choses toutefois, continua Finge, qu’ils n’ont pas à connaître. Vient évidemment en premier lieu la manière dont nous altérons la Réalité quand cela est nécessaire. Une telle connaissance constituerait un facteur d’insécurité d’une exceptionnelle gravité. Aussi est-il nécessaire de supprimer tout élément de la Réalité susceptible de mettre les gens sur la voie et nous n’avons jamais eu d’ennuis de ce côté-là. Toutefois, il y a toujours d’autres croyances indésirables sur l’Éternité qui surgissent de temps en temps dans un siècle ou un autre. Habituellement, les croyances dangereuses sont celles que l’on rencontre surtout dans les classes dirigeantes de telle ou telle époque ; les classes qui ont eu le plus de contacts avec nous et qui portent la lourde responsabilité de ce qu’on appelle l’opinion publique. »

Finge s’arrêta comme s’il s’attendait à ce qu’Harlan fasse quelque commentaire ou pose quelque question. Mais celui-ci ne souffla mot.

Finge continua : « Jamais depuis le Changement de Réalité 433-486, Série Numéro F-2, qui eut lieu il y a environ un an – une physio-année – on a eu la preuve de l’implantation dans la Réalité d’une telle croyance indésirable. Je suis arrivé à certaines conclusions sur la nature de cette croyance et je les ai présentées au Comité Pan-temporel. Le Comité hésite à les accepter du fait qu’elles dépendent de la réalisation d’une structure de rechange d’une probabilité extrêmement réduite.

« Avant de prendre une décision dans le sens que j’ai indiqué, ils exigent une confirmation par Observation directe. C’est un travail des plus délicats, ce qui explique pourquoi je vous ai rappelé et pourquoi le Calculateur Twissell vous a laissé venir. J’ai en outre découvert un membre de l’aristocratie régnante (il s’agit d’une femme) qui pensait qu’il devait être passionnant de travailler dans l’Éternité. Je l’ai fait venir dans ce bureau et je l’ai surveillée de près pour voir si elle faisait l’affaire… »

Harlan pensa : « Surveillée de près ! Bien sûr ! »

De nouveau sa colère se concentra sur Finge plutôt que sur la jeune femme.

Finge parlait toujours. « Elle répond à toutes les conditions.

Nous allons maintenant la renvoyer dans le Temps. En utilisant sa demeure comme base d’Observation, vous serez à même d’étudier la vie sociale de son milieu. Comprenez-vous maintenant la raison de sa présence ici et pourquoi je veux que vous alliez vous installer chez elle ? »

Harlan dit avec une ironie à peine dissimulée : « Je comprends très bien, je vous prie de le croire.

— Alors vous allez accepter cette mission. »

Harlan se retira la rage au cœur et bien décidé à ne pas se laisser faire. Finge n’allait pas le posséder ainsi. Il n’allait pas le manœuvrer comme un imbécile.

C’était sûrement cette détermination farouche de déjouer les intentions de Finge et de le battre à son propre jeu qui lui causait une sorte d’excitation joyeuse à l’idée de sa prochaine incursion dans le 482e siècle.

C’était sûrement cela et rien d’autre.

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