Bien qu’à proximité de l’une des plus grandes villes du siècle, la demeure de Noÿs Lambent était assez isolée. Harlan connaissait bien cette ville ; il la connaissait mieux que ne pouvait le faire aucun de ses habitants. Au cours de ses Observations et des incursions qu’elles avaient nécessitées dans cette Réalité, il avait visité chaque quartier de la ville et chaque décennie entrant dans le cadre des attributions de la Section.
Il connaissait la ville à la fois dans l’Espace et dans le Temps. Il pouvait en assembler les éléments, la considérer comme un organisme vivant en plein développement, avec ses crises et ses périodes de calme, ses joies et ses peines. Il était à présent dans cette ville à un certain moment du temps ; il y resterait toute une semaine prise hors de la durée de cette lente vie minérale de béton et d’acier.
Et qui plus est, lors de ses incursions préliminaires, il avait de plus en plus porté son attention sur les « périœciens{Périœciens (du grec nzpi, autour, et oixetv habiter ; c’est-à-dire ceux qui « habitent autour (de l’axe du Pôle) ». Ce terme désigne les habitants du même parallèle terrestre, donc sous la même latitude, mais sous une longitude différente. (Note du Traducteur.)} », les habitants les plus en vue de la cité, qui vivaient cependant à l’extérieur dans un isolement relatif.
Le 482e siècle était un des nombreux siècles dans lesquels la fortune n’était pas également répartie. Les Sociologues désignaient ce phénomène par une équation (qu’Harlan avait eue sous les yeux, mais qu’il ne comprenait pas très bien). Elle permettait, pour tout siècle donné, d’établir trois relations, et pour le 482e siècle, ces relations étaient proches de la limite de sécurité. Les Sociologues hochaient la tête à ce sujet et Harlan avait entendu l’un d’eux dire un jour que toute nouvelle détérioration due à de nouveaux Changements de Réalité rendrait nécessaire « une Observation minutieuse ».
Il y avait cependant une chose qui limitait le côté défavorable que pouvait présenter la résolution de cette équation sur la répartition des richesses. C’était l’existence d’une société oisive et par là le développement d’un mode de vie non dénué d’attraits qui, et ce n’était pas le moindre de ses avantages, favorisait la culture et les arts. Tant qu’à l’autre bout de l’échelle sociale les conditions de vie n’étaient pas trop misérables, tant que les classes oisives ne négligeaient pas entièrement leurs responsabilités pour mieux jouir de leurs privilèges, tant que leur culture ne sombrait pas dans des formes trop visiblement décadentes, les Éternels avaient toujours tendance à ne pas tenir compte de l’écart existant entre l’équation idéale et la répartition réelle des richesses et à chercher d’autres signes, moins spectaculaires, de déséquilibre.
Bien malgré lui, Harlan commençait à se rendre compte de la situation. D’habitude, lorsqu’il devait séjourner dans un siècle donné, il passait la nuit à l’hôtel, dans les quartiers les plus pauvres, où un homme pouvait facilement passer inaperçu, où les étrangers étaient ignorés, où une présence de plus ou de moins n’avait aucune importance et ne provoquait donc dans la trame de la Réalité qu’une distorsion minime. Mais même cela était imprudent ; quand il y avait une forte chance pour que la distorsion dépasse le point critique et fasse s’écrouler une part non négligeable du château de cartes qu’était la Réalité, il n’était pas rare qu’il soit obligé de dormir à la belle étoile, derrière une haie.
Et il lui arrivait souvent d’en passer plusieurs en revue avant de trouver celle près de laquelle il risquait le moins d’être dérangé par les fermiers, les vagabonds ou même les chiens égarés au cours de la nuit.
Mais maintenant Harlan, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, dormait dans un lit fait d’une matière traversée par un champ de force – une combinaison particulière de matière et d’énergie qui n’était utilisée qu’aux niveaux économiques les plus élevés de cette société. Tout au long du Temps, c’était moins fréquent qu’une technologie basée sur la seule matière, mais ça l’était davantage que l’utilisation de l’énergie pure. Quoi qu’il en soit, ce « matériau » alliait la souplesse à la fermeté, s’adaptant aux mouvements de son corps dès qu’il bougeait ou se retournait.
De mauvaise grâce, il devait reconnaître l’attrait d’un tel confort, mais il faisait sienne la sagesse avec laquelle chaque Section de l’Éternité choisissait de vivre dans le siècle qui lui était assigné selon le niveau de vie moyen plutôt que dans le luxe des classes dirigeantes. Les Éternels étaient ainsi à même de comprendre les problèmes et « l’esprit » de l’époque et ne risquaient pas de s’identifier trop étroitement avec une minorité privilégiée que constituait sociologiquement un extrême.
« Il est facile, pensa Harlan ce premier soir, de vivre avec des aristocrates. »
Et juste avant de s’endormir, il pensa à Noÿs.
Il rêva qu’il siégeait au Comité Pan-temporel, les doigts croisés devant lui d’un air digne. Il regardait de haut un Finge qui se faisait tout petit, écoutant avec terreur la condamnation qui le chassait de l’Éternité et lui confiait l’Observation perpétuelle de l’un des siècles inconnus du lointain, très lointain avenir. Les mots glacés de la sentence d’exil tombaient de la propre bouche d’Harlan et, immédiatement à sa droite, était assise Noÿs Lambent.
Il ne l’avait pas remarquée tout d’abord, mais ses yeux ne cessaient de glisser vers la droite et son verbe s’embarrassa.
Est-ce que personne d’autre ne la voyait ? Le reste des membres du Conseil regardaient calmement devant eux, à l’exception de Twissell. Il se tournait pour sourire à Harlan, regardant à travers la fille comme si elle n’était pas là.
Harlan voulait ordonner à celle-ci de s’en aller, mais il était incapable d’émettre un son. Il essaya de battre la fille, mais son bras se déplaça en un geste lent et elle ne bougea pas. Sa chair était froide.
Finge riait… de plus en plus fort…
Puis ce fut Noÿs Lambent qui se mit à rire.
Harlan ouvrit les yeux dans la lumière du matin et regarda la fille avec horreur avant de se rappeler où elle était et où lui-même se trouvait.
« Vous étiez en train de gémir et de frapper l’oreiller, dit-elle. Vous faisiez un mauvais rêve ? »
Harlan ne répondit pas.
« Votre bain est prêt, reprit-elle, ainsi que vos vêtements. Je me suis arrangée pour que vous assistiez à la réunion de ce soir. Je me suis sentie toute drôle de revenir dans ma vie ordinaire après un si long stage dans l’Éternité. »
Harlan éprouva un vif sentiment de malaise devant l’aisance avec laquelle elle s’exprimait. « Vous n’avez pas dit qui j’étais, j’espère, demanda-t-il.
— Bien sûr que non. »
Bien sûr que non ! Finge avait dû prendre toutes les précautions voulues en la soumettant à une suggestion hypnotique légère, s’il l’avait jugé nécessaire. Toutefois, il avait peut-être pensé que ça ne l’était pas. Après tout, il l’avait « observée de près ».
Cette pensée l’ennuya. Il dit : « Je préférerais être laissé à moi-même autant que possible. »
Elle le regarda un instant d’un air hésitant et sortit.
Harlan accomplit le rituel matinal de la toilette et de l’habillement avec mauvaise humeur. Il n’espérait guère passer une soirée passionnante. Il lui faudrait parler le moins possible, ne prendre aucune initiative et s’efforcer de passer inaperçu. Tout ce qu’il avait à faire, c’était d’ouvrir les yeux et les oreilles. Son esprit – et strictement parlant, il n’avait pas d’autre fonction – ferait ensuite la synthèse des informations ainsi recueillies.
Habituellement, il lui était égal, en tant qu’Observateur, de ne pas savoir ce qu’il cherchait. Un Observateur, lui avait-on appris quand il était Novice, ne devait pas avoir de notions préconçues ; il devait tout ignorer du genre d’informations désiré en haut lieu ainsi que des conclusions attendues. Cette connaissance, disait-on, déformerait automatiquement sa vision, quelque consciencieux qu’il essaie d’être.
Mais vu les circonstances, l’ignorance était irritante. Harlan soupçonnait fort qu’il n’y avait rien à observer et que, d’une certaine manière, il jouait le jeu de Finge. Entre cela et Noÿs…
Il regarda d’un œil irrité sa propre image projetée par le Réflecteur tridimensionnel à deux pas devant lui. Les vêtements étroitement ajustés du 482e siècle, sans coutures et aux couleurs vives, lui donnaient, pensait-il, un aspect ridicule.
Noÿs Lambent vint le trouver en courant juste après qu’il eut fini un déjeuner solitaire que lui avait apporté un Mekkano.
Elle dit sans reprendre sa respiration : « Nous sommes en juin, Technicien Harlan.
— N’utilisez pas ce titre ici, répliqua-t-il d’un ton sec. Quelle importance que ce soit juin ?
— Mais nous étions en février quand j’ai rejoint – elle hésita une seconde – l’endroit d’où nous venons et il n’y a de cela qu’un mois. »
Harlan fronça les sourcils : « Quelle année sommes-nous maintenant ?
— Oh ! c’est la bonne année.
— En êtes-vous sûre ?
— Absolument. Y a-t-il eu quelque erreur ? »
Elle avait l’habitude gênante de se tenir très près de lui pour lui parler et son léger zézaiement (qui était plus une caractéristique de l’époque qu’un défaut personnel) lui donnait un air enfantin et un peu perdu. Harlan ne s’y laissa pas prendre. Il s’écarta.
« Il ne s’agit pas d’une erreur. On vous a amenée ici parce que c’était ce qu’il y avait de mieux à faire. En fait, dans le Temps, vous avez toujours été ici.
— Mais comment est-ce possible ? » Elle eut l’air encore plus effrayée. « Je ne me souviens de rien à ce sujet. Y a-t-il une autre moi-même ? »
Les circonstances ne justifiaient pas l’irritation d’Harlan. Comment pouvait-il lui expliquer l’existence de micro-changements, produits lors de chaque interférence avec le Temps, qui pouvaient altérer les vies individuelles sans effet appréciable sur le siècle ? Même les Éternels oubliaient parfois la différence entre les micro-changements (avec un petit « c ») et les Changements (avec un grand « C ») qui modifiaient profondément la Réalité.
« L’Éternité sait ce qu’elle fait. Ne posez pas de questions », répliqua-t-il. Il dit cela avec un certain orgueil comme s’il était lui-même un Premier Calculateur et qu’il ait personnellement décidé que juin était le meilleur moment et que le micro-changement provoqué en sautant trois mois ne risquait pas d’aboutir à un Changement.
« Mais alors j’ai perdu trois mois de ma vie », fit-elle.
Il soupira : « Vos déplacements dans le Temps n’ont rien à voir avec votre âge physiologique.
— Voyons, est-ce vrai ou pas ?
— Quoi donc ?
— Que j’ai perdu trois mois.
— Par le Temps, jeune fille, c’est ce que je suis en train de vous dire aussi clairement que possible. Vous n’avez pas perdu une seconde de votre durée de vie. La chose est impossible. »
Elle recula en l’entendant crier, puis soudain eut un rire nerveux. « Vous avez un drôle d’accent. Surtout quand vous vous mettez en colère. »
Elle se dirigea vers la porte et il fronça le sourcil en la regardant s’éloigner. Quel accent ? Il parlait la langue du cinquantième millénaire aussi bien qu’aucun de ses collègues de la Section. Et même mieux.
Stupide fille !
Il se retrouva devant le Réflecteur, en train d’examiner son image, qui lui rendait son regard, des sillons verticaux profondément creusés entre les yeux.
Il détendit son visage pour les effacer et pensa : « Je ne suis pas beau. Mes yeux sont trop petits et mes oreilles décollées et j’ai le menton trop gros. »
Jusque-là, il ne s’était jamais préoccupé particulièrement de son apparence, mais il lui vint soudain à l’esprit qu’il devait être agréable d’être beau.
Tard dans la nuit, Harlan ajouta ses notes aux conversations qu’il avait enregistrées, pendant que tout était encore frais dans son esprit.
Comme toujours en pareil cas, il utilisa un enregistreur moléculaire fabriqué au 55e siècle. Il avait la forme d’un mince cylindre d’aspect banal, d’environ dix centimètres de long sur un centimètre de diamètre. Il était d’un brun foncé qui ne renseignait en rien sur son usage. Il pouvait tenir aisément dans une manchette, une poche ou la doublure d’un chapeau – cela dépendait de la façon de s’habiller –, on pouvait aussi le suspendre à la ceinture, à un bouton ou à un bracelet.
Quel que soit l’endroit où on le mettait ou la manière dont on le tenait, il était capable d’enregistrer quelque vingt millions de mots sur chacun de ses trois niveaux d’énergie moléculaire. Avec une des extrémités du cylindre connectée à un transcripteur en résonance de phase avec l’écouteur d’Harlan, et le générateur de champ fixé à l’autre extrémité relié à un petit microphone portatif, Harlan pouvait écouter et parler sur la même fréquence.
Chaque son émis au cours de la réunion, qui avait duré des heures, lui était retransmis à présent et, tout en écoutant, les mots qu’il prononçait s’enregistraient sur un second niveau, coordonné avec le premier, mais différent de celui sur lequel il avait enregistré. Sur ce second niveau, il décrivait ses impressions, dégageait l’importance de tel mot, soulignait telle corrélation. Finalement, quand il utiliserait l’enregistreur moléculaire pour écrire son rapport, il aurait non seulement un enregistrement son pour son, mais une reconstitution annotée.
Noÿs Lambent entra. Elle le fit avec une discrétion telle qu’aucun bruit ne signala sa présence.
Avec un sentiment d’ennui, Harlan ôta le micro et l’écouteur, les attacha à l’enregistreur moléculaire, mit le tout dans un étui et le referma.
« Pourquoi faites-vous preuve d’une telle irritation à mon égard ? » demanda Noÿs. Ses bras et ses épaules étaient nus et le plastoderme qui gainait ses jambes était légèrement luminescent.
« Je ne suis pas en colère, répondit-il. Je n’éprouve aucun sentiment particulier. » Sur le moment, il fut intimement persuadé que c’était là l’exacte vérité.
« Travaillez-vous encore ? reprit-elle. Vous devez sûrement être fatigué.
— Je ne peux pas travailler si vous êtes là, répondit-il d’un ton maussade.
— Vous êtes en colère contre moi. Vous ne m’avez pas adressé la parole de toute la soirée.
— J’ai parlé le moins possible. Je n’étais pas là pour discuter. » Il attendit qu’elle s’en aille.
Mais elle dit : « Je vous ai apporté un autre verre. Vous avez paru en apprécier un à la réunion et un ne suffit pas. Surtout si vous devez travailler. »
Il remarqua le petit Mekkano derrière elle, entrant en glissant sur un champ de force de faible intensité.
Il n’avait presque rien mangé ce soir-là, piquant par-ci par-là dans des plats sur lesquels il avait fait des rapports détaillés lors de ses Observations passées, mais que (à l’exception de quelques bouchées prélevées à titre « documentaire ») il s’était abstenu de toucher jusqu’alors. À contrecœur, il avait dû reconnaître que ça lui avait plu. Bien malgré lui, il avait apprécié la boisson mousseuse, d’un vert léger, à parfum de menthe (pas exactement alcoolisée, quelque chose d’autre plutôt) qui était d’un usage courant. Elle n’existait pas deux physio-années auparavant, avant le dernier Changement de Réalité.
Il prit le second verre que lui tendait le Mekkano et remercia Noÿs d’un bref signe de tête.
Mais pourquoi un Changement de Réalité qui n’avait eu virtuellement aucun effet physique sur le siècle avait-il amené une nouvelle boisson à l’existence ? De toute façon, il n’était pas Calculateur et il était inutile qu’il s’interroge là-dessus. Les calculs les plus poussés ne permettraient d’ailleurs jamais d’éliminer toute incertitude et toute interférence fortuite. S’il n’en avait pas été ainsi, il n’y aurait pas eu besoin d’Observateurs.
Ils étaient seuls, Noÿs et lui, dans cette grande demeure. Les Mekkanos étaient au faîte de leur popularité depuis deux décennies et le resteraient pendant une dizaine d’années encore dans cette Réalité-ci, aussi n’y avait-il aucun serviteur humain.
Bien entendu, étant donné que la femelle était, économiquement parlant, aussi indépendante que le mâle et qu’elle était à même de procréer, si elle le désirait, sans avoir à supporter les inconvénients de la grossesse, il n’y avait rien d’« indécent », pour l’époque du moins, dans le fait qu’ils fussent seuls.
Pourtant, Harlan se sentait dans une situation délicate.
La jeune fille était étendue, appuyée sur un coude, sur un sofa situé de l’autre côté de la pièce. La housse ornée de motifs s’enfonçait sous elle comme pour une étreinte. Elle avait ôté d’un geste vif les chaussures transparentes qu’elle portait et ses orteils jouaient librement dans le souple tissu de plastoderme – on eût dit d’un chat rentrant et sortant voluptueusement ses griffes.
Elle secoua la tête, défaisant ainsi sa coiffure qui s’étageait en encorbellements compliqués et dégageait les oreilles. Sa chevelure sombre croula sur son cou, mettant en valeur le grain adorablement ambré de ses épaules.
Elle murmura : « Quel âge avez-vous ? »
Il n’avait certainement pas à répondre à cela. C’était une question personnelle et la réponse ne la regardait en rien. Il aurait dû dire alors avec une fermeté polie : « Voulez-vous me laisser à mon travail ? » Au lieu de cela, il s’entendit dire : « Trente-deux ans. » Il voulait dire physio-années, bien sûr.
Elle reprit : « Je suis plus jeune que vous. J’ai vingt-sept ans. Mais j’imagine que je n’aurai pas toujours l’air plus jeune que vous. Je suppose que vous serez comme vous êtes en ce moment quand je serai une vieille femme. Pourquoi avez-vous choisi d’avoir trente-deux ans ? Pouvez-vous changer si vous le désirez ? N’aimeriez-vous pas être plus jeune ?
— De quoi parlez-vous ? » Harlan se frotta le front pour s’éclaircir les idées.
Elle dit doucement : « Vous ne mourrez jamais. Vous êtes un Éternel. »
Était-ce une question ou une constatation ?
« Vous êtes folle. Nous vieillissons et nous mourons comme tout le monde.
— Vous pouvez me dire la vérité. » Sa voix était basse et cajoleuse. La langue du cinquantième millénaire, qu’il avait toujours trouvée dure et déplaisante, paraissait harmonieuse après tout. Ou était-ce simplement qu’un estomac plein et l’air parfumé avaient émoussé sa sensibilité auditive ?
« Vous pouvez voir tous les Temps, reprit-elle, visiter tous les lieux. Je désirais tellement travailler dans l’Éternité. J’ai longtemps attendu avant qu’on me prenne. Je pensais qu’on ferait peut-être de moi une Éternelle et puis j’ai découvert qu’il n’y avait que des hommes. Certains d’entre eux ne voulaient même pas me parler parce que j’étais une femme. Vous ne vouliez pas me parler.
— Nous sommes tous très occupés, murmura Harlan, luttant contre un sentiment de contentement inavoué. J’étais très occupé.
— Mais pourquoi n’y a-t-il pas plus de femmes parmi les Éternels ? »
Harlan ne se sentait pas suffisamment maître de lui pour se risquer à répondre. Que pouvait-il dire ? Que les membres de l’Éternité étaient choisis avec un soin tout particulier du fait que deux conditions devaient être remplies. Ils devaient d’abord être intellectuellement aptes ; et leur retrait du Temps ne devait pas avoir de conséquences fâcheuses sur la Réalité.
La Réalité ! C’était là le mot qu’il ne devait mentionner en aucune circonstance. Il éprouvait une sensation de vertige qui allait croissant et il ferma les yeux un moment pour tâcher de la dissiper.
Combien de configurations temporelles particulièrement favorables avaient-elles été laissées intactes, car leur transfert dans l’Éternité aurait signifié qu’un certain nombre d’événements (naissances, morts, mariages…) ne se seraient pas produits, non plus que tel ou tel concours de circonstances, ce qui aurait fait dévier la Réalité dans des directions que le Comité Pan-temporel ne pouvait permettre.
Pouvait-il lui dire cela ? Bien sûr que non. Pouvait-il lui dire que les femmes n’étaient presque jamais admises dans l’Éternité parce que, pour une raison qu’il ne comprenait pas, (ce ne devait pas être le cas des Calculateurs, mais lui en était incapable), leur retrait du Temps risquait de provoquer une distorsion de la Réalité avec un coefficient de probabilité dix à cent fois plus élevé que lorsqu’il s’agissait d’un homme.
(Toutes ces pensées s’entremêlaient et tourbillonnaient dans sa tête, se succédant dans un ordre qui n’avait rien à voir avec la logique ; ce qui donnait des résultats bizarres, presque absurdes, mais pas tellement déplaisants. Noÿs s’était approchée de lui, souriante.)
Il entendit sa voix comme un souffle de vent dans les arbres : « Oh ! vous autres Éternels, vous êtes si secrets. Vous ne voulez rien partager. Faites de moi une Éternelle. »
À présent, sa voix n’émettait plus de mots distincts, mais juste un son délicatement modulé qui s’insinuait dans son esprit.
Il éprouvait l’envie irrésistible de lui dire : « L’Éternité n’est pas un amusement, madame. Nous travaillons ! Nous travaillons pour mettre au point tous les détails de chaque moment du Temps depuis le début de l’Éternité jusqu’à ce que la Terre ne soit plus qu’un globe sans vie, et nous essayons de déterminer avec précision le nombre infini des configurations temporelles possibles et d’en choisir une meilleure que celle existante. Nous décidons alors à quel point du Temps nous pouvons opérer une modification minime pour supprimer cette dernière et la réintégrer parmi les probabilités. Et nous continuons ainsi « éternellement », cherchant ce-qui-pourrait-être et le substituant à ce-qui-est. Il en est ainsi depuis que Vikkor Mallansohn a découvert le Champ Temporel au 24e siècle, ce qui a permis de faire démarrer l’Éternité au 27e siècle. Tout cela grâce à ce mystérieux Mallansohn que personne ne connaît et qui a donné l’Éternité à l’homme, mettant pour toujours à sa disposition le champ infini du possible… »
Il secoua la tête, mais ses pensées continuaient de tourner en une folle sarabande quand soudain surgit une illumination qui dura le temps d’un éclair avant de s’évanouir.
Cela calma un peu son agitation, mais il tenta vainement de retrouver cette illuminante certitude.
La boisson à la menthe ?
Noÿs s’était encore rapprochée et son visage lui apparaissait un peu flou. Il pouvait sentir sa chevelure contre sa joue, la pression légère et chaude de sa poitrine. Il aurait dû se reculer, mais – et c’était une impression étrange – il se rendit compte qu’il ne le désirait pas.
« Si je devenais une Éternelle… » murmura-t-elle dans un souffle tout près de son oreille, bien que les mots fussent à peine plus audibles que le battement de son cœur. Sa bouche s’entrouvrait, humide et chaude : « Cela vous déplairait-il tellement ? »
Il ne savait pas ce qu’elle voulait dire, mais soudain cela n’eut plus aucune importance. Tout son être brûlait. Il tendit maladroitement les bras, d’un geste incertain d’aveugle. Elle ne résista pas, mais s’abandonna et vint se fondre à lui.
Tout cela arriva comme en rêve, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre.
C’était loin d’être aussi répugnant qu’il avait toujours imaginé que ce devait l’être. Ce fut comme un choc pour lui, une révélation et il s’aperçut que ce n’était pas du tout désagréable.
Plus tard même, quand elle s’appuya contre lui avec un sourire et un regard noyé de tendresse, il tendit spontanément une main tremblante et caressa lentement ses cheveux soyeux.
Il la voyait à présent d’un œil neuf et elle lui paraissait tout autre. Ce n’était plus une femme, un être distinct. Elle était soudain, d’une manière étrange et inattendue, un autre aspect et comme une autre partie de lui-même.
Le diagramme spatio-temporel était muet là-dessus et pourtant Harlan ne se sentait pas coupable. C’était seulement la pensée de Finge qui suscitait en lui une émotion violente. Et cela n’était pas un sentiment de culpabilité. Loin de là.
C’était un sentiment de satisfaction, et même de triomphe !
Allongé sur son lit, Harlan ne pouvait trouver le sommeil. L’impression de légèreté ressentie tout d’abord s’était atténuée, mais il y avait encore le fait inhabituel que, pour la première fois de sa vie adulte, une femme partageait son lit.
Il pouvait entendre son souffle léger, et dans la lueur diffuse qui avait remplacé l’éclairage cru irradiant des murs et du plafond, son corps ne lui apparaissait plus que comme une ombre reposant près de lui.
Il lui suffisait de bouger la main pour sentir la chaleur et la douceur de sa chair et il n’osait le faire de peur de l’éveiller et de troubler le rêve qu’elle était peut-être en train de faire. C’était comme si elle rêvait pour eux deux, rêvant d’elle-même et de lui et de tout ce qui était arrivé, et comme si son réveil devait renvoyer tout cela au néant.
Les pensées qui l’habitaient à présent semblaient prolonger celles, si étranges et si inhabituelles, dont il venait juste de faire l’expérience…
C’avait été là des pensées vraiment étranges, qui lui étaient venues dans une sorte d’état intermédiaire entre la lucidité et l’inconscience. Il essaya, sans succès, de les retrouver. Pourtant, il avait soudain la certitude qu’il était très important qu’il y parvienne car, bien qu’il ne pût se souvenir des détails, il se rappelait que, l’espace d’un instant, il avait compris quelque chose.
Il ne savait pas exactement de quoi il s’agissait, mais il y avait eu l’aveuglante clarté du demi-sommeil, quand l’œil et l’esprit humains semblent percevoir comme un message venu d’ailleurs.
Son anxiété grandit. Pourquoi ne pouvait-il pas se rappeler ? L’espace d’un instant, il avait eu accès à tant de choses.
Pour l’heure, même la jeune femme endormie à ses côtés s’estompait à l’arrière-plan de sa conscience.
Il pensa : « Si je pouvais retrouver le fil… J’étais en train de penser à la Réalité et à l’Éternité… oui, et à Mallansohn et au Novice ! »
Il marqua un temps d’arrêt. Pourquoi le Novice ? Pourquoi Cooper ? Il n’avait pas pensé à lui.
Mais dans ce cas, pourquoi fallait-il qu’il pense à présent à Brinsley Sheridan Cooper ?
Il fronça les sourcils. Quel était le fil conducteur de tout ceci ? Que cherchait-il au juste ? Qu’est-ce qui lui donnait la certitude qu’il y avait quelque chose à trouver ?
Harlan sentit un froid soudain le pénétrer. Car à force de s’interroger, il lui semblait percevoir tout au fond de son esprit comme un reflet lointain de cette illumination qu’il avait ressentie tout d’abord. Il touchait presque au but. Il allait savoir.
Il retint sa respiration, faisant le vide dans son esprit. Et il attendit.
Que la révélation vienne d’elle-même.
Et dans le calme de la nuit, une nuit qui avait déjà revêtu une importance unique dans sa vie, surgirent une explication et une interprétation des événements qu’il venait de vivre qu’en temps ordinaire il eût été incapable de concevoir, ne fût-ce qu’un instant.
Il laissa la pensée grandir et prendre forme en son esprit, jusqu’à ce qu’elle lui permît d’expliquer une centaine de points apparemment dépourvus de signification et qui, sans cela, seraient restés obscurs.
Il lui faudrait approfondir celui-ci, vérifier tel autre quand il serait de retour dans l’Éternité, mais au fond de son cœur, il était déjà convaincu qu’il connaissait un secret terrible qu’il n’avait pas à connaître.
Un secret qui embrassait toute l’Éternité !