Harlan n’aurait pas pensé que rien de ce qu’aurait dit Twissell à ce moment-là pût le surprendre. Il avait tort. « Mallansohn. Il… », fit-il.
Twissell, ayant fumé sa cigarette jusqu’au bout, en sortit une autre et dit : « Oui, Mallansohn. Voulez-vous un rapide aperçu de la vie de Mallansohn ? Le voici. Il est né au 78e siècle, a passé quelque temps dans l’Éternité et est mort au 24e. »
La petite main de Twissell se posa légèrement sur le coude d’Harlan et son visage de gnome s’élargit en son sourire habituel tout entouré de rides. « Voyons, mon garçon, le physio-temps passe même pour nous et nous ne sommes pas encore complètement maîtres de nous-mêmes. Voulez-vous m’accompagner dans mon bureau ? »
Il montra le chemin et Harlan le suivit, sans bien faire attention aux portes qui s’ouvraient et aux rampes mobiles.
Il était en train d’intégrer la nouvelle information à son propre problème et à son plan d’action. Une fois passé le premier moment de désarroi, sa résolution s’affermit. Après tout, qu’est-ce que ça changeait, mis à part le fait que sa propre importance pour l’Éternité s’en trouvait accrue ainsi que sa valeur et que ses exigences avaient plus de chances d’être satisfaites et Noÿs de lui être rendue.
Noÿs !
Père Temps ! Ils ne devaient pas lui faire de mal ! Elle lui semblait la seule part réelle de sa vie. Toute l’Éternité à côté n’était qu’une fantaisie sans consistance et sans intérêt.
Quand il se trouva dans le bureau du Calculateur Twissell, il fut incapable de se rappeler clairement comment il avait fait pour parvenir jusque-là. Bien qu’il regardât autour de lui et essayât de se persuader de la réalité du lieu par la présence matérielle des objets qu’il contenait, il lui sembla qu’il s’agissait du décor d’un rêve qui aurait survécu à son utilité.
Le bureau de Twissell était une pièce vaste et nette comme un décor de porcelaine. Un des murs du bureau était encombré du sol au plafond et d’un mur à l’autre de micro-blocs ordinateurs qui, réunis, formaient le plus vaste Computaplex à usage privé de l’Éternité et, en fait, l’un des plus vastes qui soient. Le mur opposé disparaissait sous une masse de films de référence. Entre les deux, ce qui restait de la pièce n’était guère qu’un couloir occupé par un bureau, deux chaises, l’équipement d’enregistrement et de projection et un objet insolite dont la forme n’était pas familière à Harlan et dont l’usage n’apparut que lorsque Twissell y jeta les restes d’une cigarette.
Elle jeta un éclair silencieux et Twissell, avec son talent habituel de prestidigitateur, en tenait déjà une autre à la main.
Harlan pensa : « Venons-en au fait à présent. »
Il commença, d’une voix un peu trop haute et avec un peu trop de brutalité : « Il y a une fille au 482e… »
Twissell fronça les sourcils, agita vivement une main comme pour écarter une affaire déplaisante. « Je sais, je sais. Elle ne sera pas inquiétée, ni vous. Tout ira bien. J’y veillerai.
— Voulez-vous dire… ?
— Je vous dis que je suis au courant. Si vous en avez conçu quelque inquiétude, soyez à présent rassuré. »
Stupéfait, Harlan regarda le vieil homme en ouvrant de grands yeux. Était-ce là tout ? Bien qu’il eût longuement réfléchi à l’immensité de son pouvoir, il ne s’était pas attendu à une démonstration si évidente.
Mais Twissell n’avait pas fini de parler.
« Laissez-moi vous raconter une histoire », dit-il d’abord avec presque le ton qu’il aurait pris pour s’adresser à un Novice nouvellement instruit. « Je n’avais pas pensé que cela serait nécessaire, et peut-être ne l’est-ce pas encore, mais vos propres recherches et votre intuition le méritent. »
Il examina Harlan avec une expression railleuse et il poursuivit : « Vous savez, je n’arrive pas encore tout à fait à croire que vous ayez manigancé ça de vous-même.
« L’homme que l’Éternité connaît en général sous le nom de Vikkor Mallansohn a laissé le récit de sa vie lorsqu’il mourut. Ce n’était pas tout à fait un journal, pas tout à fait une biographie. C’était plutôt un guide, destiné aux Éternels qu’il savait devoir exister un jour. Il était enfermé dans un volume en stase temporelle qui ne pouvait être ouvert que par les Calculateurs de l’Éternité et qui, par conséquent, resta intact pendant trois siècles après sa mort, jusqu’à ce que l’Éternité fût établie et que le Premier Calculateur, Henry Wadsman, le premier des grands Éternels, l’ait ouvert. Le document a été transmis depuis, dans les meilleures conditions de sécurité, à toute une lignée de Premiers Calculateurs qui se termine avec moi. On le désigne sous le nom de mémoire de Mallansohn.
« Ce mémoire raconte l’histoire d’un homme nommé Brinsley Sheridan Cooper, né au 78e siècle, admis comme Novice dans l’Éternité à l’âge de vingt-trois ans, ayant été marié pendant un peu plus d’un an, mais n’ayant pas eu d’enfant jusqu’à présent.
« Après son entrée dans l’Éternité, Cooper fut instruit en mathématiques par un Calculateur nommé Laban Twissell et en Sociologie Primitive par un Technicien nommé Andrew Harlan. À la suite d’une formation approfondie dans ces deux disciplines, aussi bien que dans des matières telles que le génie temporel, il fut renvoyé au 24e siècle pour enseigner certaines techniques nécessaires à un savant Primitif nommé Vikkor Mallansohn.
« Une fois arrivé au 24e, il lui fallut un certain temps pour s’intégrer à la société de l’époque. En ceci, il profita beaucoup de la formation du Technicien Harlan et des conseils détaillés du Calculateur Twissell, qui paraissaient avoir une intuition peu banale de quelques-uns des problèmes auxquels il avait à faire face.
« Après deux ans écoulés, Cooper repéra un Vikkor Mallansohn, original vivant en ermite dans les forêts de Californie, sans relations et sans amis, mais doué d’un esprit hardi et sans préjugés. Cooper s’en fit peu à peu un ami, l’habitua progressivement à l’idée d’avoir rencontré un voyageur venu du futur et se mit à lui enseigner les mathématiques qu’il devait savoir.
« Avec le temps, Cooper adopta les habitudes de l’autre, apprit à assurer ses déplacements à l’aide d’un encombrant générateur à moteur Diesel doté d’un équipement électrique, qui les libérait de leur dépendance à l’égard des rayons d’énergie.
« Mais les progrès furent lents et Cooper découvrit qu’il n’était pas exactement ce qu’on pouvait appeler un pédagogue idéal. Mallansohn devint morose et refusa de coopérer, puis un beau jour mourut, d’une façon tout à fait imprévue, en tombant dans un canon de la contrée sauvage et montagneuse qu’ils habitaient. Cooper, après des semaines de désespoir, voyant échouer la tâche à laquelle il avait consacré sa vie – ce qui mettait en péril l’existence même de l’Éternité –, se lança dans une entreprise désespérée. Il ne fit pas de rapport sur la mort de Mallansohn. Au lieu de cela, il se mit patiemment à construire, à partir des matériaux dont il disposait, un Champ Temporel.
« Je n’entrerai pas dans les détails. Il réussit, malgré des difficultés et des obstacles sans nombre, et s’empara du générateur de l’Institut de Technologie de Californie, tout comme, des années auparavant, il avait attendu que le vrai Mallansohn le fasse.
« Vous connaissez l’histoire d’après vos propres études. Vous connaissez l’incrédulité et les rebuffades auxquelles il se heurta d’abord, sa période de mise en observation, sa fuite et la quasi-perte de son générateur, l’aide qu’il reçut de l’homme rencontré dans un restaurant et dont il ne sut jamais le nom, mais qui est maintenant un des héros de l’Éternité, et la démonstration finale pour le professeur Zimbalist au cours de laquelle une souris blanche se déplaça en avant et en arrière dans le Temps. Je ne vous fatiguerai pas avec tous ces détails.
« Cooper utilisa dans tout ceci le nom de Vikkor Mallansohn parce que cela lui donnait une base de départ et faisait de lui un authentique produit du 24e siècle. Le corps du véritable Mallansohn ne fut jamais retrouvé.
« Pendant le reste de sa vie, il fut aux petits soins pour son générateur, et coopéra avec les savants de l’Institut pour le reproduire. Il n’osa pas aller plus loin. Il ne pouvait leur apprendre les équations de Lefebvre sans esquisser trois siècles de développement mathématique encore à venir. Il ne pouvait ni n’osait faire allusion à sa véritable origine. Il n’osait faire plus que n’avait fait, à sa connaissance, le véritable Mallansohn.
« Les hommes qui travaillaient avec lui étaient déçus de voir qu’un homme qui pouvait accomplir de si brillants exploits était incapable d’expliquer le pourquoi de sa réussite. Et lui aussi était frustré parce qu’il prévoyait, sans être en aucune manière à même de les hâter, les travaux qui conduiraient petit à petit aux expériences classiques de Jan Verdeer et comment à partir de là le grand Antoine Lefebvre établirait les équations de base de la Réalité. Et comment, après cela, l’Éternité serait mise sur pied.
« Ce ne fut que vers la fin de sa longue vie que Cooper, les yeux fixés sur un coucher de soleil du Pacifique (il décrit la scène avec quelques détails dans son mémoire), en arriva à la grande révélation qu’il était Vikkor Mallansohn ! Il n’était pas un substitut, mais l’homme lui-même. Le nom pouvait bien ne pas être le sien, mais l’homme que l’Histoire appelait Mallansohn était réellement Brinsley Sheridan Cooper.
« Stimulé par cette pensée et par tout ce qu’elle impliquait, impatient de hâter de quelque manière l’établissement de l’Éternité, de l’améliorer et d’en accroître le coefficient de sécurité, il écrivit son mémoire et le plaça dans un étui en état de stase temporelle, dans le living-room de sa maison.
« Et ainsi le cercle fut fermé. Les intentions de Cooper-Mallansohn en écrivant le mémoire furent, bien entendu, ignorées. Cooper doit parcourir sa vie exactement comme il l’a parcourue. La Réalité Primitive ne permet pas de Changements. En ce moment, dans le physio-temps, le Cooper que vous connaissez n’a pas conscience de ce qui l’attend. Il croit que sa seule tâche est d’instruire Mallansohn et de revenir. Il continuera à croire cela jusqu’à ce que les années le détrompent et qu’il se mette à écrire son mémoire.
« L’intention du cercle dans le Temps est d’établir la connaissance du voyage temporel et la nature de la Réalité, de bâtir l’Éternité en avance sur son Temps normal. Laissée à elle-même, l’Humanité n’aurait pas appris la vérité sur le Temps avant que ses progrès technologiques dans d’autres domaines n’aient rendu le suicide de la race inévitable. »
Harlan écoutait intensément, pris par la vision d’un puissant cercle dans le Temps, refermé sur lui-même et traversant l’Éternité sur une partie de son parcours. Il fut aussi près d’oublier Noÿs, sur le moment, que cela lui était possible.
« Alors vous avez toujours su tout ce que vous alliez faire, tout ce que j’allais faire, tout ce que j’ai fait ? » demanda-t-il.
Twissell, qui semblait encore sous le charme de son propre récit, le regard perdu derrière l’écran bleuté de la fumée de sa cigarette, revint lentement à la réalité. Ses yeux, où se lisait toute la sagesse de l’âge, se fixèrent sur Harlan et il dit d’un ton de reproche : « Non, bien sûr que non. Il y eut un intervalle de plusieurs décennies de physio-temps entre le séjour de Cooper dans l’Éternité et le moment où il écrivit son mémoire. Il ne put se souvenir que de cela et seulement de ce qu’il avait vu lui-même. Vous devriez le comprendre. »
Twissell soupira et suivit d’un doigt noueux un mince filet de fumée, le brisant en petits tourbillons évanescents. « Ça s’est fait tout seul. D’abord, j’ai été découvert et amené dans l’Éternité. Quand, dans ma maturité (en termes de physio-temps), je devins Premier Calculateur, on m’a donné le mémoire et on m’a nommé à mon poste. On m’avait décrit comme l’occupant, aussi m’y a-t-on nommé. Alors que vous étiez parvenu vous-même à l’âge adulte, vous êtes apparu dans le Changement d’une Réalité (nous avions examiné avec soin vos homologues précédents), puis ce fut le tour de Cooper.
« J’ai complété les détails en utilisant mon bon sens et les services du Computaplex. Avec quel soin, par exemple, avons-nous formé l’Éducateur Yarrow à son rôle tout en ne trahissant rien de la vérité. Avec quel soin, à son tour, a-t-il stimulé votre intérêt pour le Primitif.
« Avec quel soin avons-nous dû empêcher Cooper de rien apprendre d’autre que ce que, en nous référant au mémoire, nous étions sûrs qu’il savait. » Twissell sourit tristement. « Sennor s’amuse avec des problèmes de ce genre. Il appelle cela le renversement de la cause et de l’effet. Connaissant l’effet, on ajuste la cause. Par bonheur, je ne suis pas le tisseur de toiles d’araignée qu’est Sennor.
« J’ai été heureux, mon petit, de trouver en vous un Observateur et un Technicien d’une telle valeur. Le mémoire n’avait pas mentionné cela puisque Cooper n’avait pas eu l’occasion d’observer votre travail ou de l’évaluer. Cela me convenait. Je pouvais vous utiliser à une tâche plus ordinaire qui rendrait moins visible votre tâche essentielle. Même votre stage récent auprès du Calculateur Finge concordait avec le reste. Cooper mentionnait une période de votre absence au cours de laquelle il était si avancé dans ses études mathématiques qu’il attendait votre retour avec impatience. Une fois cependant, vous m’avez effrayé. »
Harlan l’interrompit : « Vous voulez dire la fois où j’ai emmené Cooper dans les cabines temporelles.
— Comment êtes-vous arrivé à cette déduction ? demanda Twissell.
— Ça a été le seul moment où vous avez été réellement irrité contre moi. Je suppose maintenant que j’ai dû contrevenir à un certain point du mémoire de Mallansohn.
— Pas exactement. C’était simplement que le mémoire ne parlait pas des cabines. Il me semblait qu’éviter la mention d’un aspect si remarquable de l’Éternité signifiait qu’il en avait peu d’expérience. C’était donc mon intention de le tenir à l’écart des cabines autant qu’il serait possible. Le fait que vous l’ayez emmené dans l’avenir à bord de l’une d’elles m’inquiéta beaucoup, mais rien n’arriva par la suite. Les choses continuèrent comme elles le devaient, aussi tout est-il bien. »
Le vieux Calculateur frotta lentement une de ses mains sur le dos de l’autre en examinant le jeune Technicien d’un regard composé de surprise et de curiosité. « Et tout le temps, vous avez deviné cela. Cela me surprend vraiment. J’aurais juré que même un Calculateur ayant reçu une formation complète n’aurait pu faire les déductions qu’il fallait, avec les seules informations que vous aviez. Faire cela, pour un Technicien, voilà qui n’est pas banal. » Il se pencha en avant, tapota doucement le genou d’Harlan. « Le mémoire de Mallansohn ne dit rien de votre vie après le départ de Cooper, bien entendu.
— Je comprends, monsieur, dit Harlan.
— Par conséquent, nous serons libres, pour ainsi dire, de lui donner le cours que nous voudrons. Vous montrez un talent surprenant qui ne doit pas être gaspillé. Je pense que vous êtes fait pour être quelque chose de plus qu’un Technicien. Je ne vous promets rien maintenant, mais je présume que vous vous rendez compte que la place de Calculateur est une possibilité à envisager sérieusement. »
Il ne fut pas difficile à Harlan de garder son visage, naturellement austère, dénué d’expression. Il avait des années de pratique derrière lui.
Il pensa : « Une tentative de corruption de plus. »
Mais rien ne devait être laissé au hasard. Ses hypothèses, faites au hasard et sans que rien vienne les étayer au départ, formulées sous le coup de l’inspiration du moment au cours d’une nuit tout à fait inhabituelle et stimulante, s’étaient peu à peu vérifiées à la suite de recherches systématiques dans les Archives. Elles étaient devenues des certitudes maintenant que Twissell lui avait conté cette histoire. Pourtant, sur un point au moins, il avait fait fausse route. Cooper était Mallansohn.
Cela avait simplement amélioré sa position. Mais, se trompant sur un point, il pouvait se tromper sur un autre. Il ne devait donc rien laisser au hasard. Il devait tirer tout cela au clair ! Il fallait qu’il soit certain !
Il dit d’une voix égale, presque négligemment : « La responsabilité est grande pour moi, aussi, maintenant que je connais la vérité.
— Vous croyez ?
— Jusqu’à quel point la situation est-elle précaire ? Supposons que quelque chose d’inattendu arrive et que je vienne à manquer un jour où j’aurais dû enseigner à Cooper quelque chose de vital.
— Je ne vous comprends pas. »
(Était-ce un effet de son imagination ou une lueur d’inquiétude était-elle apparue dans les yeux fatigués de Twissell ?)
« Je veux dire, est-ce que le cercle peut se briser ? Laissez-moi présenter les choses de cette manière. Si un coup inattendu sur la tête me met hors d’état d’agir à un moment où le mémoire établit distinctement que je suis en bonne forme et actif, est-ce que le plan tout entier s’en trouve compromis ? Ou supposez que, pour une raison ou pour une autre, je choisisse délibérément de ne pas me conformer au mémoire. Que se passerait-il alors ?
— Mais qu’est-ce qui vous met tout cela dans la tête ?
— L’idée me paraît logique. Il me semble que, par une négligence ou un acte délibéré, je pourrais briser le cercle et ensuite ? Détruire l’Éternité ? Il le semble. S’il en est ainsi, ajouta tranquillement Harlan, il faudrait me le dire pour que je prenne bien soin de ne rien faire d’inconsidéré. Bien que j’imagine qu’il faudrait une circonstance plutôt inhabituelle pour m’amener à agir ainsi. »
Twissell rit, mais son rire sonna faux à l’oreille d’Harlan. « C’est purement académique, mon garçon. Rien de tout cela n’arrivera puisque ce n’est pas arrivé. Le cercle complet ne se brisera pas.
— Il le pourrait, dit Harlan. La fille du 482e…
— Est saine et sauve », l’interrompit Twissell. Il se leva d’un air impatient. Il n’y a jamais de fin dans ce genre de discussion et j’en ai plus qu’assez d’entendre ergoter l’arrière-ban du sous-Comité chargé du projet. En attendant, il me reste encore à vous dire, ce pour quoi, à l’origine, je vous ai convoqué ici et le physio-temps continue à passer. Voulez-vous venir avec moi ? »
Harlan était satisfait. La situation était claire et son pouvoir évident. Twissell savait qu’Harlan pouvait dire, quand l’envie lui en prendrait : « Je ne veux plus rien avoir à faire avec Cooper. » Twissell savait qu’Harlan pouvait à n’importe quel moment détruire l’Éternité en donnant à Cooper des renseignements révélateurs concernant le mémoire.
Harlan en avait su assez pour faire cela la veille. Twissell avait pensé le réduire à l’impuissance en lui révélant l’importance de son rôle, mais si le Calculateur avait cru le contraindre ainsi à marcher droit, il se trompait.
Harlan avait rendu sa menace très claire en ce qui concernait la sécurité de Noÿs et l’expression de Twissell quand il avait dit d’un ton sec : « Elle est sauve » montrait qu’il se rendait compte de la nature de la menace.
Harlan se leva et suivit Twissell.
Harlan n’était jamais allé dans la pièce où ils pénétraient maintenant. Elle était grande et, à la voir, on avait l’impression que les murs avaient été jetés à bas pour la préserver. Ils étaient entrés par un couloir étroit et s’étaient heurtés à un écran énergétique qui ne leur livra passage que lorsque le visage de Twissell eut été soigneusement contrôlé par un sélecteur automatique.
La plus grande partie de la pièce était occupée par une sphère qui atteignait presque le plafond. Une porte était ouverte, laissant apparaître quatre petites marches conduisant à une plate-forme intérieure brillamment éclairée.
Des voix résonnaient à l’intérieur et, au moment précis où Harlan regardait, des jambes apparurent à l’entrée et descendirent les marches. Un homme émergea et une autre paire de jambes apparut derrière lui. C’était Sennor, du Comité Pan-temporel, et derrière lui venait un autre membre du groupe avec qui il avait déjeuné.
Twissell n’eut pas l’air de trouver cela à son goût. Il parla néanmoins d’un ton mesuré. « Est-ce que le sous-Comité est encore là ? »
« Seulement nous deux, dit Sennor d’un ton neutre. Rice et moi. Un bel appareil que nous avons là. Il a le niveau de complexité d’un vaisseau spatial. »
Rice était un homme ventripotent au regard perplexe de quelqu’un qui est habitué à avoir raison et pourtant se trouve, sans pouvoir l’expliquer, du côté perdant d’une discussion. Il frotta son nez bulbeux et dit : « Sennor s’intéresse fort au voyage dans l’espace, ces temps-ci. »
La tête chauve de Sennor brilla à la lumière. « C’est un problème intéressant, Twissell, fit-il. Je vous le soumets. Est-ce que le voyage dans l’espace est un facteur positif ou un facteur négatif dans le calcul de la Réalité ?
— La question n’a pas de sens, répondit Twissell d’un ton impatienté. Quel genre de voyage spatial, dans quelle société et dans quelles circonstances ?
— Voyons, il y a sûrement quelque chose à dire sur le voyage spatial d’un point de vue théorique.
— Seulement qu’il constitue un tout, dure un certain temps et cesse faute de carburant.
— Alors il est inutile, dit Sennor avec satisfaction, et par conséquent, il est un facteur négatif. Tout à fait mon opinion.
— S’il vous plaît, reprit Twissell, Cooper va bientôt être ici. Vous voudrez bien nous céder la place.
— Je vous en prie. » Sennor passa un bras sous celui de Rice et l’entraîna. Il se mit à discourir avec emphase tandis qu’ils se retiraient. « Périodiquement, mon cher Rice, tout l’effort mental de l’Humanité se concentre sur le voyage dans l’espace, qui est condamné à une fin sans espoir par la nature des choses. Je vous referais bien les calculs si je n’étais certain que cela est évident pour vous. Axer tous les efforts sur les problèmes spatiaux, c’est négliger le domaine des recherches proprement terrestres. Je suis en train de préparer une thèse que je soumettrai au Comité, où je recommande de modifier les Réalités de façon à éliminer systématiquement toutes les époques s’occupant de voyages dans l’espace. »
La voix de soprano de Rice se fit entendre : « Mais vous ne pouvez être aussi catégorique. Le voyage spatial est une soupape de sûreté très utile dans quelques civilisations. Prenez la Réalité 54 du 290e siècle, pour prendre un exemple au hasard. Là… »
Les voix s’éteignirent et Twissell dit : « Un homme étrange, ce Sennor. Intellectuellement, il en vaut deux d’entre nous, et au-delà, mais sa valeur s’égare sur des voies de garage et il s’enthousiasme pour des problèmes sans intérêt.
— Pensez-vous qu’il puisse avoir raison ? Au sujet du voyage spatial ? demanda Harlan.
— J’en doute. Nous serions mieux à même d’en juger si Sennor voulait vraiment soumettre la thèse qu’il vient de mentionner. Mais il ne le fera pas. Il se passionnera pour un nouveau problème avant d’avoir fini et laissera tomber l’ancien. Mais peu importe… »
Il frappa du plat de la main contre la sphère qui résonna bruyamment, puis écarta sa main afin de pouvoir ôter sa cigarette de ses lèvres. « Pouvez-vous deviner ce que c’est, Technicien ? »
Harlan dit : « Cela a l’air d’une cabine de grande taille fermée en haut.
— Exactement. Vous avez raison. Vous avez trouvé. Venez à l’intérieur. »
Harlan suivit Twissell dans la sphère. Elle était assez grande pour contenir quatre ou cinq personnes, mais l’intérieur ne contenait absolument rien de particulier. Le plancher était lisse, la paroi courbe percée de deux ouvertures. C’était tout.
« Pas de système de commande ? demanda Harlan.
— Commande à distance », dit Twissell. Il passa la main sur la surface lisse de la paroi. « Double paroi. Un Champ Temporel autonome occupe tout l’espace intermédiaire. Cet appareil est une cabine qui n’est pas tributaire des puits de projection temporelle, mais qui peut remonter dans le Temps au-delà du point-limite de l’Éternité. Sa conception et sa réalisation ont été rendues possibles grâce à des indications précieuses du mémoire de Mallansohn. Venez avec moi. »
Le bloc de commande se trouvait dans un renfoncement de la vaste salle. Harlan y pénétra et examina d’un air sombre d’immenses barres omnibus.
Twissell dit : « Pouvez-vous m’entendre, mon garçon ? »
Harlan ouvrit de grands yeux et regarda autour de lui. Il ne s’était pas rendu compte que Twissell ne l’avait pas suivi à l’intérieur. Il se dirigea instinctivement vers le hublot et Twissell lui fit signe de la main. Harlan dit : « Je peux vous entendre, monsieur. Voulez-vous que je sorte ?
— Pas du tout. Vous êtes enfermé. »
Harlan bondit vers la porte et son estomac se noua en une crampe glacée. Twissell avait raison. Mais par le Temps, qu’est-ce que ça signifiait ?
Twissell reprit : « Vous serez soulagé d’apprendre que votre responsabilité est terminée. Vous vous faisiez du souci à ce propos ; vous posiez des questions anxieuses ; et je pense que je sais ce que vous vouliez dire. Il ne s’agit plus à présent de votre responsabilité, mais de la mienne seule. Malheureusement, nous devons vous garder dans la salle de contrôle puisqu’il est établi que vous étiez là et avez manipulé les commandes. Le mémoire de Mallansohn en porte mention. Cooper vous verra à travers le hublot et la question sera réglée.
« En outre, je vais vous demander d’établir le contact final selon les instructions que je vous donnerai. Si vous sentez que cela aussi est une trop grande responsabilité, vous pouvez vous détendre. Un second système de commande, en parallèle avec le vôtre, est confié à un autre homme. Si, pour une raison quelconque, vous êtes incapable d’actionner le dispositif, il le fera. En outre, j’interromprai la transmission radio venant de l’intérieur de la salle de contrôle. Vous serez à même de nous entendre, mais non de nous parler. Inutile d’avoir peur, par conséquent, que quelque exclamation involontaire venant de vous brise le cercle. »
Harlan regarda sans espoir par le hublot.
Twissell continua : « Cooper sera ici dans quelques instants et son voyage vers le Primitif aura lieu dans quelques physio-heures. Après cela, mon garçon, tout sera terminé et vous et moi nous serons libres. »
Saisi de vertige, Harlan avait l’impression d’étouffer et de vivre un cauchemar. Est-ce que Twissell l’avait trompé ? Tout ce qu’il avait fait avait-il eu pour seul but d’enfermer tranquillement Harlan dans une salle de contrôle ? Ayant appris que celui-ci connaissait sa propre importance, avait-il improvisé avec une intelligence diabolique, l’entraînant dans une conversation, endormant sa vigilance avec des mots, le menant ici, le menant là, attendant l’occasion favorable pour l’enfermer ?
Cette rapide et facile reddition au sujet de Noÿs. On ne lui fera pas de mal, avait dit Twissell. Tout ira parfaitement.
Comment avait-il pu croire cela ! S’ils ne lui faisaient pas de mal ou ne la touchaient pas, pourquoi la barrière temporelle bloquant les puits de projection au 100000e siècle ? Cela seul aurait suffi pour démasquer complètement Twissell.
Mais parce que lui (l’imbécile !) ne demandait qu’à le croire, il s’était laissé mener aveuglément à travers ces dernières physio-heures, s’était placé à l’intérieur d’une salle fermée où on n’avait plus besoin de lui, même pour établir le contact final.
D’un seul coup, il avait été dépouillé de son rôle essentiel. Les atouts qu’il avait en main avaient été proprement transformés en mauvaises cartes et Noÿs était définitivement perdue pour lui. Le châtiment qu’on lui réservait lui était indifférent. Noÿs était perdue pour lui définitivement.
Il ne lui était jamais venu à l’esprit que le projet était si près de sa fin. C’était là, bien entendu, ce qui avait réellement rendu sa défaite possible.
La voix de Twissell lui parvint assourdie : « Vous allez être coupé, maintenant, mon garçon. »
Harlan était seul, sans espoir, impuissant…