15 RECHERCHES À TRAVERS LES SIÈCLES PRIMITIFS

Twissell secouait Harlan par les épaules. La voix du vieil homme prononçait son nom avec insistance.

« Harlan ! Harlan ! Pour le salut du Temps, homme ! »

Lentement, très lentement, Harlan émergea de l’abîme. « Qu’allons-nous faire ?

— Certainement pas cela. Pas désespérer. Pour commencer, écoutez-moi. Oubliez que vous êtes Technicien et essayez de considérer l’Éternité à travers les yeux d’un Calculateur. C’est une optique plus sophistiquée. Quand vous changez quelque chose dans le Temps et créez un Changement de Réalité, ce Changement peut prendre place immédiatement. Comment cela se fait-il ? »

Harlan dit d’une voix tremblante : « Parce que votre altération a rendu le Changement inévitable ?

— Vous en êtes sûr ? Vous pourriez revenir en arrière et renverser votre altération, n’est-il pas vrai ?

— Je suppose que oui. Je ne l’ai jamais fait pourtant. Et je n’ai jamais entendu dire que quelqu’un l’ait fait.

— Exact. En principe, on ne désire pas renverser une altération et par conséquent elle se poursuit comme convenu. Mais ici, nous avons quelque chose d’autre. Une altération non intentionnelle. Vous avez envoyé Cooper dans un mauvais siècle et maintenant j’ai la ferme intention de renverser cette altération et de ramener Cooper ici.

— Par le Temps, comment cela ?

— Je n’en suis pas sûr encore, mais il doit y avoir un moyen. S’il n’y avait pas de moyen, l’altération serait irréversible ; le Changement se produirait d’un seul coup. Mais le Changement ne s’est pas produit. Nous sommes encore dans la Réalité du mémoire de Mallansohn. Cela signifie que l’altération est réversible et sera renversée.

— Quoi ? » Tout se brouillait et tourbillonnait dans sa tête. Il lui semblait s’enfoncer dans un cauchemar qui le submergeait peu à peu.

« Il doit exister un moyen de relier à nouveau le cercle du Temps. Nous devons le trouver et notre réussite doit présenter un coefficient de probabilité très élevé. Tant que notre Réalité existe, nous pouvons être certains que la solution demeure hautement probable. Si, à un moment donné, vous ou moi prenons la mauvaise décision, si la probabilité de réparer le cercle tombe au-dessous d’un certain seuil critique, l’Éternité disparaît. Comprenez-vous ? »

Harlan n’était pas sûr de bien comprendre. Il ne faisait pas beaucoup d’efforts dans ce sens. Lentement, il se mit sur ses pieds et trébucha jusqu’à une chaise, « Vous voulez dire que nous pouvons ramener Cooper…

— Et l’envoyer au bon endroit, oui. Qu’on le cueille au moment où il quitte la cabine et il a des chances de se retrouver à l’endroit convenu au 24e siècle, plus âgé de quelques physio-heures seulement, tout au plus de quelques physio-jours. Ce sera une altération, bien sûr, mais sans aucun doute une altération insuffisante. La Réalité sera ébranlée, mais non renversée, mon garçon.

— Mais comment mettrons-nous la main dessus ?

— Nous savons qu’il y a un moyen ou l’Éternité n’existerait pas en cet instant. Quant à ce qu’est ce moyen, c’est là que j’ai besoin de vous. Voilà pourquoi j’ai combattu pour que vous reveniez de mon côté. Vous êtes un spécialiste de l’Histoire Primitive. Répondez-moi.

— Je ne peux pas, gémit Harlan.

— Vous pouvez », insista Twissell.

Il n’y avait soudain plus aucune trace d’âge ou de fatigue dans la voix du vieil homme. Ses yeux brillaient d’ardeur combative et il brandissait sa cigarette comme une lance. Bien que sa faculté de perception ait été émoussée par le remords, Harlan s’aperçut que le vieil homme semblait éprouver une sorte d’excitation joyeuse maintenant que l’instant du combat approchait.

« Nous pouvons tout recommencer à zéro, dit Twissell. Voici le contrôle de poussée. Vous vous tenez devant, attendant le signal. Il vient. Vous mettez le contact et, en même temps, vous envoyez une décharge d’énergie en direction du passé. Jusqu’où ?

— Je ne sais pas, je vous dis. Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas ? Mais vos muscles savent. Mettez-vous là et saisissez les commandes. Allons, remettez-vous. Prenez-les, mon garçon. Vous attendez le signal. Vous me haïssez. Vous haïssez le Comité. Vous haïssez l’Éternité. Vous vous rongez les sangs pour Noÿs. Replacez-vous à ce moment-là. Essayez d’éprouver ce que vous éprouviez alors. Maintenant, je vais remettre le chronomètre en marche. Je vous donne une minute, mon petit, pour vous souvenir de vos émotions et les ramener de force dans votre thalamus. Puis, avant que l’aiguille soit sur zéro, laissez votre main droite s’abattre sur le contact comme elle l’a déjà fait. Puis enlevez-la ! Ne la remettez pas en place. Êtes-vous prêt ?

— Je ne pense pas que je puisse le faire.

— Vous ne pensez pas… Père Temps, vous n’avez pas le choix. Y a-t-il un autre moyen de retrouver votre fille ? »

Il n’y en avait pas. Harlan s’obligea à revenir près du tableau de commande et, ce faisant, l’émotion l’envahit de nouveau. Il n’eut pas à la rappeler. Répéter les mouvements physiques la fit renaître. La marque rouge du chronomètre commença à bouger.

Il pensa avec une sorte d’indifférence : « La dernière minute de vie ? »

Moins trente secondes.

Il pensa : « Cela ne fera pas mal. Ce n’est pas la mort. »

Il essaya de penser uniquement à Noÿs. Encore quinze secondes. Noÿs !

La main gauche d’Harlan bougea légèrement vers le contact.

Encore douze secondes.

Contact !

Sa main droite bougea.

Cinq secondes.

Noÿs !

Sa main droite bou-ZÉRO-gea spasmodiquement.

Il s’écarta d’un bond, haletant.

Twissell s’avança pour examiner le cadran : « 20e siècle, dit-il. 19,38 pour être exact. »

Harlan dit d’une voix étranglée : « Je ne sais pas. J’ai essayé de sentir la même chose, mais c’était différent. Je savais ce que j’étais en train de faire et cela a rendu les choses différentes.

— Je sais, je sais, répondit Twissell. Peut-être tout est-il faux. Appelons cela une première approximation. » Il s’arrêta un moment pour calculer, tira un ordinateur portatif de son étui et le remit vivement en place sans le consulter. « Au diable les décimales. Disons que la probabilité est de 0,99 que vous l’ayez renvoyé au second quart du 20e. Quelque part entre 19,25 et 19,50. Exact ?

— Je ne sais pas.

— Eh bien, maintenant, regardez. Si je prends la ferme décision de me concentrer sur cette partie du Primitif à l’exclusion de tout le reste, et si j’ai tort, il est probable que j’aurai perdu la chance que j’avais de maintenir le cercle en circuit fermé et synchronisé sur le Temps et que l’Éternité disparaîtra. La décision elle-même sera la point critique, le Changement Minimum Nécessaire, le C.M.N., qui provoquera l’altération. Je prends maintenant la décision. Je décide, irrévocablement… »

Harlan regarda autour de lui avec précaution, comme si la Réalité était devenue si fragile qu’un brusque mouvement de tête pouvait la réduire en miettes.

Harlan dit : « Je suis profondément conscient de l’Éternité. » (L’assurance de Twissell l’avait influencé au point que sa voix sonnait ferme à ses propres oreilles.)

« Alors l’Éternité existe encore », dit Twissell d’une manière brutale et terre à terre, « et nous avons pris la bonne décision. Nous n’avons plus rien à faire ici pour l’instant. Allons dans mon bureau. Nous pouvons laisser le sous-Comité envahir les lieux, si cela peut leur faire plaisir. En ce qui les concerne, le projet s’est terminé par un succès. Si c’est faux, ils ne le sauront jamais. Ni nous non plus. »

Twissell examina sa cigarette et dit : « La question qui se présente à nous maintenant est la suivante : que fera Cooper quand il se trouvera dans le mauvais siècle ?

— Je n’en sais rien.

— Une chose est évidente. C’est un garçon brillant, intelligent, imaginatif. N’êtes-vous pas d’accord ?

— Ma foi, il est Mallansohn.

— Exactement. Et il se demandait si rien ne clocherait. Une de ses dernières questions fut : « Qu’arrivera-t-il si je ne débarque pas au bon endroit ? » Vous souvenez-vous ?

— Eh bien ? » Harlan ne voyait pas du tout où l’autre voulait en venir.

« Donc il est mentalement préparé à être déplacé dans le Temps. Il fera quelque chose. Essayer de nous atteindre. Essayer de laisser des traces pour nous. Rappelez-vous-en, pendant une partie de sa vie, il a été un Éternel. C’est là un point important. » Twissell souffla un rond de fumée, le perça avec son doigt et le regarda s’enrouler et se briser. « Il est habitué à la notion de communication à travers le Temps. Il est peu probable qu’il accepte l’idée d’être abandonné dans le Temps. Il saura que nous le recherchons.

— Sans cabine et alors que l’Éternité n’existe pas au 20e siècle, comment s’y prendrait-il pour communiquer avec nous ?

— Avec vous, Technicien, avec vous. Utilisez le singulier. Vous êtes notre spécialiste de l’Ère Primitive. Vous avez inculqué vos connaissances à Cooper. Il pensera que vous êtes la seule personne capable de découvrir ses traces.

— Quelles traces, Calculateur ? »

Twissell leva les yeux sur Harlan ; des rides se creusèrent dans son visage usé mais rayonnant d’intelligence. « Le but était de laisser Cooper dans le Primitif. Il n’est pas protégé par une barrière énergétique l’entourant de son propre physio-temps. Il est plongé tout entier dans la structure temporelle de l’époque et il le restera jusqu’à ce que vous et moi renversions l’altération. De la même manière, tout objet, signe ou message, qu’il peut avoir laissé pour nous baigne dans le Temps. Il doit sûrement y avoir des sources particulières d’information que vous avez utilisées en étudiant le 20e siècle. Documents, archives, films, objets fabriqués, ouvrages de référence. Je veux dire des documents originaux datant du Temps lui-même.

— Oui.

— Et il les a étudiés avec vous ?

— Oui.

— Et y a-t-il un élément de référence particulier, dont vous ayez fait une analyse approfondie et qui pourrait vous permettre de remonter jusqu’à lui ?

— Je vois où vous voulez en venir, bien sûr », dit Harlan. Il s’absorba dans ses réflexions.

« Eh bien ? » demanda Twissell avec une pointe d’impatience.

Harlan répondit : « Mes revues d’information, presque certainement. Les revues d’information étaient un phénomène des premières années du 20e siècle. Celle dont j’ai la collection presque complète date du début du 20e et va jusqu’au 22e.

— Bon. Maintenant, y a-t-il quelque façon, selon vous, pour Cooper d’utiliser cette revue d’information pour transmettre un message ? Souvenez-vous, il doit savoir que vous liriez ce périodique, que vous seriez familiarisé avec, que vous sauriez vous y reconnaître.

— Je ne sais pas. » Harlan secoua la tête. « Le magazine affectait un style recherché. Il était sélectif plutôt qu’exhaustif et les sujets traités étaient tout à fait imprévisibles. Il serait difficile ou même impossible de confier à son impression quelque chose que vous voudriez faire paraître. Il serait difficile à Cooper de rédiger des informations et d’être sûr de leur parution. Même s’il s’est arrangé pour obtenir un poste dans son comité de rédaction, ce qui est fort improbable, il ne pouvait être certain que ses écrits seraient approuvés tels quels par les divers rédacteurs. Je ne le pense pas, Calculateur.

— Par le Temps ! dit Twissell, réfléchissez ! Concentrez-vous sur cette revue d’information. Vous êtes au 20e siècle et vous êtes Cooper avec son éducation et sa formation. Vous avez enseigné le garçon, Harlan. Vous avez moulé sa pensée. Maintenant, que feriez-vous ? Comment vous y prendriez-vous pour faire paraître quelque chose dans le magazine, exactement dans les termes qu’il désire ? »

Les yeux d’Harlan s’agrandirent : « Une petite annonce !

— Quoi ?

— Une petite annonce. Une notice payée qu’ils seraient obligés d’imprimer exactement selon la demande. Cooper et moi en avons discuté à l’occasion.

— Ah ! bon. Ils ont cette sorte de chose au 186e siècle, dit Twissell.

— Pas comme au 20e. Le 20e représente un sommet en cette matière. Le milieu culturel…

— Si nous considérons maintenant la petite annonce, l’interrompit hâtivement Twissell, à quoi ressemblerait-elle ?

— Je voudrais bien le savoir. »

Twissell examina le bout allumé de sa cigarette comme s’il y cherchait l’inspiration. « Il ne peut rien dire directement. Il ne peut dire : « Cooper du 78e, échoué au 20e et appelant l’Éternité. »

— Comment pouvez-vous en être sûr ?

— Impossible ! Donner au 20e des informations que nous savons qu’ils n’avaient pas serait aussi dangereux pour le cercle de Mallansohn qu’une erreur de notre part. Nous sommes encore ici, donc au cours de toute sa vie dans la Réalité originelle du Primitif, il n’a fait aucun dégât de cette sorte.

— D’autant plus », dit Harlan en s’éloignant du mode de raisonnement circulaire qui paraissait si peu préoccuper Twissell, « que la revue ne sera certainement pas d’accord pour publier quelque chose qui lui semble fou ou qu’elle ne peut pas comprendre. Ils suspecteraient une supercherie ou quelque forme d’illégalité et ne désireraient pas y être mêlés. Donc Cooper ne pourrait utiliser l’Intertemporel Standard pour son message.

— Il faudrait que ce soit quelque chose de subtil, dit Twissell. Il faudrait qu’il se serve d’un détour. Il faudrait qu’il mette une petite annonce qui semblerait parfaitement normale aux hommes du Primitif. Parfaitement normale ! Et pourtant quelque chose qui soit évident pour nous, une fois que nous savons ce que nous cherchons. Très évident. Évident au premier regard parce qu’il faudrait le trouver parmi des petites annonces sans nombre. Quelle longueur pensez-vous qu’elle aurait, Harlan ? Est-ce que ces petites annonces coûtent cher ?

— Très cher, je crois.

— Et Cooper devrait économiser son argent. En outre, pour éviter d’attirer une attention malsaine, il faudrait qu’elle soit petite de toute façon. Devinez, Harlan, quelle dimension ? »

Harlan écarta les mains. « Une demi-colonne ?

— Colonne ?

— C’était des magazines imprimés, comprenez-vous, sur papier. Avec les caractères disposés en colonne.

— Ah ! bon. Je crois que je suis incapable de faire la distinction entre la littérature et le film… Eh bien, nous avons une première approximation d’un autre genre, maintenant. Nous devons chercher une petite annonce d’une demi-colonne qui, pratiquement à première vue, donnera la preuve que l’homme qui l’a placée venait d’un autre siècle (dans la direction de l’avenir, bien sûr) et pourtant qui sera une petite annonce si normale qu’aucun homme de ce siècle ne verra rien de suspect en elle.

— Et si je ne la trouve pas ? dit Harlan.

— Vous la trouverez. L’Éternité existe, non ? Aussi longtemps qu’elle existera, nous serons sur la bonne piste. Dites-moi, pouvez-vous vous rappeler une petite annonce de cette sorte dans votre travail avec Cooper ? Quoi que ce soit qui vous ait frappé, même momentanément, comme bizarre, étrange, inhabituel, une sorte de fausse note à peine perceptible.

— Non.

— Je ne désire pas de réponse si rapidement. Prenez cinq minutes et réfléchissez.

— Inutile. À l’époque où je feuilletais les magazines avec Cooper, il n’avait pas été dans le 20e siècle.

— Je vous en prie, mon garçon, servez-vous de votre tête. Envoyer Cooper au 20e introduit une altération. Il n’y a pas de Changement. C’est une altération irréversible. Mais il y a eu quelques changements (avec un petit « c ») ou micro-changements comme on dit habituellement en sociologie appliquée. À l’instant où Cooper a été envoyé au 20e, la petite annonce a paru dans le numéro approprié du magazine. Votre propre Réalité a microchangé en ce sens qu’il se peut que vous ayez regardé la page qui porte la petite annonce plutôt qu’une qui ne la porte pas, comme vous l’avez fait dans la Réalité précédente. Comprenez-vous ? »

Harlan était une fois de plus abasourdi presque autant par la facilité avec laquelle Twissell trouvait son chemin à travers la jungle de la logique temporelle que par les « paradoxes » du Temps. Il secoua la tête : « Je ne me souviens de rien de semblable.

— Bon. Alors où gardez-vous les piles de ce périodique ?

— Je me suis fait construire une bibliothèque spéciale au Deuxième Niveau, en me servant de la priorité de Cooper.

— Parfait, dit Twissell. Allons-y. Maintenant. »

Harlan regarda Twissell examiner curieusement les vieux volumes reliés de la bibliothèque, puis en prendre un. Ils étaient si vieux que le papier fragile devait être traité par des méthodes spéciales et ils craquaient entre les mains de Twissell qui ne les manipulait pas avec suffisamment de délicatesse.

Harlan fit la grimace. En d’autres circonstances, il aurait ordonné à Twissell de s’écarter des livres, tout Premier Calculateur qu’il était.

Le vieil homme parcourut les pages qui craquaient et ses lèvres formèrent silencieusement les mots archaïques. « C’est là l’anglais dont les linguistes parlent toujours, n’est-ce pas ? demanda-t-il en frappant une page.

— Oui. De l’anglais », marmonna Harlan.

Twissell remit le volume en place. « Lourd et encombrant. »

Harlan haussa les épaules. Bien sûr, la plupart des siècles de l’Éternité étaient des ères de films. Une minorité respectable était des ères d’enregistrement moléculaire. Pourtant, l’imprimerie et le papier n’étaient pas ignorés.

« Les livres n’exigent pas une technologie aussi coûteuse que les films », dit-il.

Twissell se frotta le menton. « Très juste. Alors, on commence ? »

Il prit un autre volume sur l’étagère, l’ouvrant au hasard et regardant la page avec une curieuse intensité.

Harlan pensa : « Est-ce que ce type s’imagine qu’il va trouver la solution par un coup de chance ? »

Il ne devait pas être loin de la vérité car Twissell, croisant le regard scrutateur d’Harlan, rougit et remit le livre en place.

Harlan prit le premier volume de 19,25 centisiècle et commença à tourner les pages d’un mouvement régulier. Seuls sa main droite et ses yeux bougeaient. Le reste de son corps gardait une attention raide.

À des intervalles qui lui semblaient durer des éternités, Harlan se levait en grognant pour prendre un autre volume. Tous deux profitaient alors de l’occasion pour boire un café, manger un sandwich ou prendre un instant de répit.

Harlan dit d’un ton décidé : « Il est inutile que vous restiez.

— Est-ce que je vous dérange ?

— Non.

— Alors je reste », murmura Twissell. De temps à autre, il se dirigeait vers les rayons de livres, examinant avec impuissance les reliures. Il fumait une cigarette après l’autre et les étincelles lui brûlaient parfois le bout des doigts, mais il n’y faisait pas attention.

Un physio-jour s’acheva.

Leur sommeil fut bref et entrecoupé. Vers le milieu de la matinée, entre deux volumes, Twissell s’attarda sur sa dernière goutte de café et dit : « Je me demande parfois pourquoi je n’ai pas jeté aux orties ma place de Calculateur après l’affaire de ma… vous savez. »

Harlan hocha la tête.

« J’en avais envie, continua le vieil homme. J’en avais envie. Pendant des physio-mois, j’ai souhaité désespérément qu’on ne me demande plus de m’occuper d’un Changement. Ça me rendait malade. Je commençais à me demander si les Changements étaient justes. Bizarre, les tours que la sensibilité peut vous jouer.

« Vous connaissez, vous, l’Histoire Primitive, Harlan. Vous savez à quoi elle ressemble. Sa Réalité se déroulait inconsciemment suivant la ligne de probabilité maximale. Si cette probabilité maximale comprenait une épidémie ou dix siècles d’économie basée sur l’esclavage, un arrêt dans les progrès technologiques ou même un… un… – voyons voir, quelque chose qui soit réellement mauvais – même une guerre atomique si cela avait été possible alors, eh bien, par le Temps, cela arrivait. Il n’y avait rien pour l’empêcher.

« Mais là où l’Éternité existe, cela a été arrêté. En allant vers le futur à partir du 28e siècle, des choses comme cela n’arrivent pas. Père Temps, nous avons élevé notre Réalité à un niveau de bien-être bien au-dessus de tout ce que les Temps Primitifs pouvaient imaginer ; à un niveau auquel, sans l’intervention de l’Éternité, il aurait été bien improbable qu’on atteigne. »

Harlan pensa avec un certain sentiment de honte : « Qu’est-il en train d’essayer de faire ? Me faire travailler plus dur ? Je fais de mon mieux. »

Twissell reprit : « Si nous ratons notre chance maintenant, l’Éternité disparaît, et probablement pendant tout le physio-temps. Et en un seul vaste Changement, toute la Réalité revient à une probabilité maximale avec, j’en suis convaincu, la guerre atomique et la fin de l’homme.

— Je ferais mieux de regarder le volume suivant », fit Harlan. Lors de la pause suivante, Twissell dit avec impuissance :

« Il y a tant à faire. N’y a-t-il pas un moyen plus rapide ?

— Trouvez-le, répliqua Harlan. Je pense quant à moi que je dois examiner chaque page séparément. Et en détail, qui plus est. Comment puis-je aller plus vite ? »

Méthodiquement, il tourna les pages. « À la fin, reprit-il, les lettres ont tendance à se brouiller et cela signifie qu’il est temps de dormir. » Un second physio-jour s’acheva.

À 22 h 22, en physio-temps Standard, du troisième physio-jour de ses recherches, Harlan examina une page avec un étonnement tranquille et dit : « Ça y est ! »

Twissell ne comprit pas tout de suite. « Quoi ? » fit-il.

Harlan leva les yeux, le visage déformé par l’étonnement. « Vous savez, je n’y croyais pas. Par le Temps, je n’y ai jamais vraiment cru, même quand vous débitiez votre tirade au sujet des périodiques d’information et des petites annonces. »

Twissell avait compris à présent : « Vous avez trouvé ! »

Il bondit vers le volume qu’Harlan tenait et voulut s’en emparer d’une main tremblante.

Harlan tint le livre hors de portée et le referma d’un coup sec. « Un instant. Vous ne le trouveriez pas, même si je vous montrais la page.

— Que faites-vous ? s’écria Twissell. Vous l’avez perdue !

— Pas du tout. Je sais où c’est. Mais d’abord…

— D’abord quoi ?

— Il y a un autre détail non résolu, Calculateur Twissell. Vous dites que je peux avoir Noÿs. Amenez-la-moi alors. Laissez-moi la voir. »

Twissell le regarda en ouvrant de grands yeux, sa mince chevelure blanche en bataille. « Est-ce que vous plaisantez ?

— Non, dit Harlan d’un ton sec. Je ne plaisante pas. Vous m’avez assuré que vous prendriez des mesures – est-ce que vous, vous plaisantez ? – Noÿs et moi, nous serions ensemble. Vous me l’avez promis.

— Oui, je l’ai promis. C’est une question réglée.

— Alors montrez-la-moi vivante, en bonne santé, saine et sauve.

— Mais je ne vous comprends pas. Je ne l’ai pas. Personne ne l’a. Elle est toujours dans le lointain avenir où Finge a déclaré qu’elle était. Personne ne l’a touchée. Grand Temps, je vous ai dit qu’elle était saine et sauve. »

Harlan regarda fixement le vieil homme et sa tension monta. Il dit, en s’étranglant : « Vous jouez sur les mots. D’accord, elle est dans l’avenir lointain, mais quel intérêt pour moi ? Abaissez la barrière au 100000e siècle…

— La quoi ?

— La barrière. La cabine ne peut pas la franchir.

— Vous ne m’en avez jamais rien dit, dit Twissell avec emportement.

— Je ne l’ai pas fait ? » dit Harlan stupéfait. N’avait-il rien dit ? Il y avait pensé assez souvent. N’en avait-il jamais dit un mot ? Il ne pouvait s’en souvenir à présent. Mais il serra les dents.

« D’accord, fit-il. Maintenant, je vous le dis. Abaissez-la.

— Mais la chose est impossible. Une barrière contre la cabine ? Une barrière temporelle ?

— Voulez-vous dire que vous n’en avez pas placé une ?

— Je n’en ai pas placé. Par le Temps, je le jure !

— Alors… alors… » Harlan se sentit pâlir. « Alors c’est le Comité qui l’a fait. Ils connaissent toute cette affaire et ils ont agi indépendamment de vous et… et il n’y a pas de Temps et de Réalité qui tiennent, ils peuvent toujours courir pour leur petite annonce et pour Cooper, pour Mallansohn et toute l’Éternité. Ils n’auront rien du tout. Rien du tout.

— Attendez ! Attendez ! » Twissell tira désespérément Harlan par le coude. « Gardez votre sang-froid. Réfléchissez, mon petit, réfléchissez. Le Comité n’a placé aucune barrière.

— Elle est là.

— Mais ils ne peuvent pas avoir placé une telle barrière. Personne ne l’a pu. C’est théoriquement impossible.

— Vous ne savez pas tout. Elle est là.

— J’en sais plus que n’importe qui au Comité et une telle chose est impossible.

— Mais elle est là.

— Dans ce cas… »

Et Harlan prit suffisamment conscience de ce qui l’entourait pour réaliser qu’il y avait une sorte de peur abjecte dans les yeux de Twissell ; une peur qui ne s’était pas trouvée là même quand il avait appris pour la première fois l’erreur de destination concernant Cooper et la fin imminente de l’Éternité.

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