7 LE PRÉLUDE AU CRIME

Harlan entra dans la cabine au 2456e siècle et regarda en arrière pour s’assurer que la barrière énergétique qui la séparait de l’Éternité était vraiment sans faille, que le Sociologue Voy n’était pas en train de l’observer. Durant ces dernières semaines, c’était devenu chez lui une habitude, un geste automatique, de lancer un rapide coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer qu’il n’y avait personne derrière lui dans les puits d’accès aux cabines.

De plus, bien que déjà dans le 2456e siècle, ce fut vers l’avenir qu’Harlan régla les commandes de la cabine. Il regarda défiler les chiffres sur le cadran du chronoscope. Malgré la rapidité – qui les rendait illisibles – avec laquelle ils passaient devant ses yeux, il aurait largement le temps de réfléchir.

Les découvertes du Bio-programmateur avaient singulièrement modifié la situation ! Jusqu’à la nature même de son crime qui avait changé !

Et tout cela avait tourné autour de Finge. La phrase s’imposa à lui avec ses assonances ridicules et son rythme lourd, elle tournait dans son crâne jusqu’à lui donner le vertige : tout tournait autour de Finge. Tout tournait autour de Finge…

Harlan avait évité tout contact personnel avec Finge depuis son retour dans l’Éternité, après ces journées passées au 482e siècle avec Noÿs. De même que l’Éternité s’était refermée sur lui, de même le sentiment de son crime le possédait tout entier. Un serment professionnel trahi, ce qui semblait une chose insignifiante au 482e siècle, était une faute énorme dans l’Éternité.

Évitant de se présenter, il avait envoyé son rapport par tube pneumatique et était rentré chez lui. Il avait besoin de réfléchir à tout cela, de gagner du temps pour analyser le changement qui s’était produit en lui et s’y habituer.

Finge ne l’avait pas permis. Il s’était mis en communication avec Harlan moins d’une heure après que le rapport avait été adressé au service intéressé et inséré dans le tube pneumatique.

Le virage du Calculateur apparut sur l’écran de la vidéo. « Je m’attendais à ce que vous fussiez dans votre bureau, fit-il.

— J’ai remis le rapport, monsieur. Peu importe l’endroit où me parviendra ma nouvelle affectation, répondit Harlan.

— Ah ! bon ? » Finge parcourut le rouleau de documents qu’il tenait à la main, le rapprocha de ses yeux au point d’en loucher et en examina la structure perforée.

« Il est à peine complet, continua-t-il. Puis-je visiter votre appartement ? »

Harlan hésita un instant. L’homme était son supérieur et refuser cette auto-invitation à ce moment frôlerait l’insubordination. Cela révélerait sa culpabilité, semblait-il, et il avait la conscience trop chargée pour oser se le permettre.

« Vous serez le bienvenu, Calculateur », dit-il avec raideur.

L’urbanité raffinée de Finge et son épicurisme introduisirent une note discordante qui ne cadrait pas avec le logement tout en angles d’Harlan. Le 95e siècle, son Temps d’origine, penchait vers une austérité toute Spartiate dans le choix du mobilier et la décoration et Harlan n’avait jamais complètement perdu son goût pour ce style. Les chaises en métal tubulaire étaient recouvertes d’un simple placage qui avait reçu artificiellement le grain et l’apparence du bois (bien que sans grand succès). Dans un des coins de la pièce, il y avait un petit meuble qui représentait un écart encore plus grand des coutumes du temps.

Cela frappa l’œil de Finge presque tout de suite.

Le Calculateur y posa un doigt boudiné comme pour en éprouver la texture. « Quel est ce matériau ?

— Du bois, monsieur, dit Harlan.

— Du bois réel ? Du vrai bois ? Étonnant ! Vous utilisiez du bois dans votre époque d’origine, je crois ?

— C’est exact.

— Je vois. Cela n’a rien d’illégal, Technicien. » Il essuya le doigt avec lequel il avait touché l’objet sur la jambe de son pantalon. « Mais je ne sais s’il est sage de se laisser influencer par la culture de son époque d’origine. Le véritable Éternel adopte n’importe quelle culture dans laquelle il se trouve plongé. Je ne crois pas, par exemple, m’être servi plus de deux fois en cinq ans d’un ustensile énergétique pour manger – il soupira – et pourtant, on a toujours considéré comme malpropre de mettre la nourriture en contact avec la matière. Mais je n’abandonne pas. Je n’abandonne pas. »

Son regard se porta à nouveau sur l’objet de bois, mais maintenant il avait mis les mains derrière son dos et il dit : « Qu’est-ce que c’est ? À quoi ça sert ?

— C’est une bibliothèque », répondit Harlan. Il eut l’impulsion de demander à Finge comment il se sentait maintenant que ses mains s’appuyaient fermement derrière son dos. Ne pensait-il pas que ce serait plus « propre » si ses vêtements et son corps lui-même étaient constitués uniquement de faisceaux d’énergie que ne viendrait souiller aucun contact matériel ?

Finge haussa les sourcils. « Une bibliothèque. Alors ces objets qui reposent sur les rayons sont des livres. Je ne me trompe pas ?

— Oui, monsieur.

— Des exemplaires authentiques ?

— Parfaitement, Calculateur. Je les ai rapportés du 24e siècle. Le petit nombre que j’ai ici datent du 20e. Si… si vous désirez les examiner, je vous demanderai d’en prendre soin. Les pages ont été restaurées et ont subi un traitement préservateur, mais ce n’est pas du métal. Elles doivent être manipulées avec précaution.

— Je n’y toucherai pas. Je n’ai pas l’intention d’y toucher. La poussière originelle du 20e siècle les recouvre, j’imagine. De vrais livres ! – il rit. – Des pages de cellulose aussi ? D’après ce que j’ai cru comprendre. »

Harlan hocha la tête. « De la cellulose modifiée par un traitement spécial en vue de la conserver, oui. » Il ouvrit la bouche pour prendre une profonde inspiration, se forçant à rester calme. Il était ridicule de l’identifier avec ces livres, de sentir qu’une critique contre eux était une critique contre lui-même.

« J’ose dire, dit Finge, toujours sur son sujet, que le contenu de ces livres tiendrait tout entier sur deux mètres de film et ce dernier sur le bout d’un doigt. Quel en est le sujet ? »

Harlan dit : « Ce sont des volumes reliés d’un magazine de nouvelles du 20e siècle.

— Vous lisez cela ? »

Harlan dit avec orgueil : « C’est là quelques volumes de la collection complète que je possède. Aucune bibliothèque de l’Éternité ne possède la même.

— Je sais, c’est votre marotte. Je me souviens à présent que vous m’avez fait part une fois de votre intérêt pour le Primitif. Je suis étonné que votre Éducateur vous ait jamais permis de vous intéresser à une telle chose. Un tel gaspillage d’énergie. »

Harlan serra les lèvres. Cet homme, se dit-il, était délibérément en train d’essayer de l’irriter et de le mettre hors de lui pour qu’il ne soit plus en état de raisonner calmement. S’il en était ainsi, il ne fallait pas lui permettre de réussir.

Harlan y alla carrément : « Je pense que vous êtes venu me voir au sujet de mon rapport ?

— Oui, c’est exact. » Le Calculateur regarda autour de lui, choisit un siège et s’assit avec précaution. « Il n’est pas complet, comme je vous l’ai dit par le communicateur.

— Dans quel sens, monsieur ? » (Du calme ! Du calme !) Finge grimaça un sourire. « Qu’est-ce qui est arrivé que vous n’avez pas mentionné, Harlan ?

— Rien, monsieur. » Et bien qu’il l’eût dit fermement, il se sentait mal à l’aise.

« Allons, Technicien. Vous avez passé plusieurs périodes de temps dans la société de la jeune femme. Ou vous l’avez fait si vous avez suivi les instructions spatio-temporelles. Vous les avez bien suivies, je suppose ? »

La culpabilité d’Harlan l’envahit au point qu’il se rendit à peine compte de cette attaque directe contre sa compétence professionnelle.

Il ne put que dire : « Je les ai suivies. »

« Et que s’est-il produit ? Vous ne dites rien de vos relations privées avec la jeune femme.

— Il ne s’est rien passé d’important, dit Harlan, la bouche sèche.

— C’est ridicule. À votre âge et avec votre expérience, je n’ai pas à vous dire que ce n’est pas à un Observateur déjuger de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas. »

Les yeux de Finge transperçaient Harlan. Ils étaient plus durs et plus aigus que ne semblait l’exiger le ton modéré qu’il avait adopté pour le questionner.

Harlan s’en rendit parfaitement compte et ne se laissa pas abuser par la voix aimable de Finge, pourtant l’habitude du devoir le tracassait. Un Observateur devait tout rapporter. Un Observateur était simplement un pseudopode aux sens perceptifs jeté hors de l’Éternité dans le Temps. Il testait ce qui l’entourait et était retiré. Dans l’accomplissement de sa tâche, un Observateur n’avait pas d’individualité propre ; ce n’était pas réellement un homme.

Presque automatiquement, Harlan commença la narration des événements qu’il avait omis dans son rapport. Il le fit avec la mémoire exercée de l’Observateur, rapportant les conversations avec une exactitude littérale, mimant les attitudes et les intonations. Il le fit avec amour car, en le racontant, il le vivait de nouveau et oubliait presque, ce faisant, que l’attitude inquisitoriale de Finge, jointe à son propre sens du devoir, l’amenait à admettre sa culpabilité.

Ce fut seulement quand il approcha de la conclusion de cette première longue conversation qu’il hésita et que l’armure de son objectivité d’Observateur montra quelques failles.

Il n’eut pas à donner de plus amples détails car Finge leva soudain la main et dit de sa voix perçante et aiguë :

« Merci. C’est assez. Vous alliez me dire que vous avez fait l’amour avec la femme. »

Harlan se sentit gagner par la colère. Ce que disait Finge était la vérité littérale, mais le ton de voix de Finge la faisait paraître lubrique, grossière et, plus que tout, un lieu commun.

Quoi que ce fût, ou pût être, ce n’était pas un lieu commun.

Harlan s’expliquait l’attitude de Finge, son interrogatoire anxieux, le fait qu’il ait interrompu le rapport verbal au moment où il l’avait fait : Finge était jaloux ! Cela du moins Harlan aurait juré que c’était évident. Harlan avait réussi à séduire une fille que Finge était décidé à avoir.

Harlan goûta la saveur de sa victoire et la trouva douce. Pour la première fois de sa vie, il avait un but qui avait plus de signification pour lui que sa froide besogne d’Éternel. Finge serait jaloux longtemps puisque Noÿs Lambent allait être à lui de façon permanente.

Dans sa soudaine exaltation, il se risqua à formuler une requête qu’il avait décidé tout d’abord de présenter après un prudent délai de quatre ou cinq jours.

Il dit : « J’ai l’intention de demander la permission de contracter une union avec une Temporelle », dit-il.

Finge sembla soudain sortir de sa rêverie. « Avec Noÿs Lambent, je présume ?

— Oui, monsieur. En tant que Calculateur responsable de la Section, ma demande devra passer par vous… »

Harlan voulait qu’il en soit ainsi. Pour faire souffrir Finge. S’il désirait la jeune fille, qu’il le dise et Harlan pourrait insister pour qu’on permette à Noÿs de choisir elle-même. Il sourit presque à cette idée. Il espérait qu’on en viendrait là. Ce serait le triomphe final.

Habituellement, un Technicien ne pouvait certes espérer, en pareilles circonstances, passer outre aux désirs d’un Calculateur, mais Harlan était persuadé qu’il pouvait compter sur l’appui de Twissell et Finge avait beaucoup de chemin à faire avant de pouvoir rattraper Twissell.

Finge, cependant, ne semblait pas ému. « Il semblerait, dit-il, que vous ayez déjà illégalement pris possession de la fille. »

Harlan rougit et éprouva instinctivement le besoin de se défendre. « Le plan spatio-temporel insistait sur le fait que nous devions rester ensemble et seuls. Vu que rien de ce qui est arrivé n’était spécifiquement interdit, je ne me sens nullement coupable. »

Ce qui était un mensonge et, d’après l’expression à demi amusée de Finge, on pouvait voir qu’il n’était pas dupe. « Il va y avoir un Changement de Réalité, dit-il.

— S’il en est ainsi, je transformerai ma requête pour demander une liaison avec Miss Lambent dans la nouvelle Réalité, répliqua Harlan.

— Je ne pense pas que ce serait sage. Comment pouvez-vous être sûr d’avance ? Dans la nouvelle Réalité, elle peut être mariée, elle peut être difforme. En fait, je peux vous dire ceci : dans la nouvelle Réalité, elle ne voudra pas de vous. Elle ne voudra pas de vous. »

Harlan tressaillit : « Vous n’en savez rien.

— Ah ? Vous pensez que votre grand amour est une affaire de contact d’âme à âme ? Qu’il survivra à tous les changements extérieurs ? Avez-vous lu des romans venant du Temps ? »

Piqué, Harlan fit montre de quelque impudence. « Pour commencer, je ne vous crois pas. »

Finge dit d’un ton froid : « Je vous demande pardon ?

— Vous mentez. » Harlan perdait à présent toute retenue. « Vous êtes jaloux. Voilà le fin mot de l’affaire. Vous êtes jaloux. Vous aviez vos propres plans pour Noÿs, mais c’est moi qu’elle a choisi.

— Vous rendez-vous compte… commença Finge.

— Je me rends compte de beaucoup de choses. Je ne suis pas un idiot. Il se peut que je ne sois pas Calculateur, mais je ne suis pas non plus un ignare. Vous dites qu’elle ne voudra pas de moi dans la nouvelle Réalité. Comment le savez-vous ? Vous ne savez même pas encore ce que sera la nouvelle Réalité. Vous ne savez pas s’il doit vraiment y avoir une nouvelle Réalité. Vous avez simplement reçu mon rapport. Il doit être analysé avant qu’un Changement de Réalité puisse être calculé, sans compter qu’il faut qu’il soit soumis pour approbation. Aussi quand vous prétendez connaître la nature du Changement, vous mentez. »

Finge aurait pu réagir de bien des manières. L’esprit surexcité d’Harlan en pouvait imaginer plusieurs. Il n’essaya pas de choisir parmi elles. Finge pouvait affecter de monter sur ses grands chevaux ; il pouvait faire appel à un membre de la Sécurité et faire mettre Harlan sous bonne garde pour insubordination ; il pouvait s’emporter et se mettre à hurler avec autant de colère qu’Harlan ; il pouvait lancer un appel immédiat à Twissell et déposer une plainte en bonne et due forme ; il pouvait… il pouvait…

Finge ne fit rien de tout cela.

Il dit avec douceur : « Asseyez-vous, Harlan. Nous allons discuter de tout ça. »

Et parce que cette réaction était complètement inattendue, la mâchoire d’Harlan s’affaissa et il s’assit plein de confusion. Sa résolution faiblit. Qu’est-ce que ça signifiait ?

« Vous vous souvenez certainement, dit Finge, que je vous ai dit que le problème concernant le 482e siècle impliquait une attitude indésirable des Temporels de la Réalité en cours envers l’Éternité. Vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? » Il parlait avec la douce fermeté d’un maître d’école envers un élève quelque peu arriéré, mais Harlan croyait bien déceler une sorte de dureté dans son regard.

— Bien sûr, répondit-il.

— Vous vous souvenez aussi que je vous ai dit que le Comité Pan-temporel hésitait à accepter mon analyse de la situation sans Observations spécifiques qui la confirment. Dès lors ne vous semble-t-il pas évident que j’avais déjà calculé le Changement de Réalité nécessaire ?

— Mais mes propres Observations en constituent la confirmation virtuelle ?

— C’est exact.

— Et il faudrait du temps pour les analyser correctement.

— Absurde. Votre rapport ne signifie rien. La confirmation se trouvait dans ce que vous m’avez dit oralement il y a quelques instants.

— Je ne vous comprends pas.

— Écoutez, Harlan, laissez-moi vous dire ce qui ne va pas au 482e siècle. Parmi les classes supérieures, en particulier chez les femmes, s’est développée la notion que les Éternels sont réellement éternels, littéralement parlant ; qu’ils vivent à jamais… Grand Temps, mon vieux, Noÿs Lambent vous l’a bien dit. Vous m’avez répété ses propos il n’y a pas vingt minutes. »

Harlan regarda Finge d’un air stupéfait. Il se rappelait la voix douce et caressante de Noÿs tandis qu’elle se penchait vers lui et cherchait son regard de ses yeux adorables : Vous vivez à jamais. Vous êtes un Éternel.

Finge poursuivit : « Or une croyance telle que celle-ci est mauvaise, mais, en elle-même, pas trop mauvaise. Elle peut entraîner des inconvénients, accroître les difficultés pour la Section, mais le Calcul révélerait qu’un Changement ne s’impose que dans une minorité de cas. Pourtant, si un Changement est nécessaire, ne vous semble-t-il pas évident que les habitants du siècle qui doivent subir la modification la plus profonde sont ceux qui sont sujets à la superstition ? En d’autres termes, l’aristocratie féminine. Noÿs.

— Il se peut, mais je courrai ma chance, dit Harlan.

— Vous n’avez pas la moindre chance. Pensez-vous que votre fascination et votre charme ont persuadé la douce aristocrate de tomber dans les bras d’un Technicien sans importance ? Allons, Harlan, soyez réaliste sur ce point. »

Harlan serra les lèvres d’un air buté. Il ne dit rien.

Finge reprit : « Ne voyez-vous pas que ces gens, déjà persuadés qu’un Éternel vit « éternellement », ont ajouté à cela une superstition supplémentaire ? Grand Temps, Harlan ! La plupart des femmes croient que l’intimité avec un Éternel permettra à une mortelle (comme elles se qualifient elles-mêmes) de vivre à son tour éternellement. »

Harlan vacilla. Il croyait entendre encore la voix de Noÿs : Si j’étais rendue Éternelle…

Puis ses baisers.

Finge continua : « L’existence d’une telle superstition était difficile à croire, Harlan. C’était sans précédent. Cela faisait partie des erreurs comprises dans la marge d’incertitude, si bien qu’une vérification des Calculs concernant le précédent Changement ne donna aucun renseignement à ce sujet. Le Comité Pan-temporel désirait une preuve solide, une expérimentation directe. J’ai choisi Miss Lambent comme parfaitement représentative de sa classe. Je vous ai choisi comme second sujet… »

Harlan se dressa d’un bond : « Vous m’avez choisi, moi ! Comme sujet !

— Je suis désolé, dit Finge avec raideur, mais c’était nécessaire. Vous faisiez un très bon sujet. »

Harlan le regarda fixement.

Finge poussa la condescendance jusqu’à prendre un air confus devant ce regard muet : « Ne comprenez-vous pas ? Non, vous continuez à ne pas comprendre. Écoutez, Harlan, vous êtes un produit frigide de l’Éternité. Vous ne regardez jamais une femme. Vous considérez les femmes et tout ce qui les concerne comme contraire à l’éthique. Non, il y a un mot meilleur. Vous les considérez comme pécheresses. Cette attitude éclate dans tout ce que vous faites et pour n’importe quelle femme vous auriez le sex-appeal d’un maquereau mort depuis un mois. Pourtant, voilà que nous avons une femme, un beau produit mitonné d’une culture hédoniste, qui s’empresse de vous séduire lors de votre première soirée ensemble, mendiant pratiquement vos caresses. Ne comprenez-vous pas que cela est ridicule, impossible, à moins… eh bien, à moins que ce ne soit la confirmation de ce que nous cherchons. »

Harlan parvint péniblement à dire : « Vous avez dit qu’elle s’est vendue elle-même…

— Pourquoi cette expression ? Il n’y a pas de honte attachée au sexe dans ce siècle. La seule chose étrange est qu’elle vous ait choisi comme partenaire. Et ça, elle l’a fait pour vivre éternellement. C’est clair. »

Et Harlan, les bras dressés, les mains tendues comme des griffes, toute raison et tout sentiment abolis, se jeta instinctivement en avant dans le seul but de saisir Finge à la gorge et de l’étrangler.

Finge recula d’un bond. Il sortit un pistolet d’un geste rapide et mal assuré. « Ne me touchez pas. Arrière ! »

Harlan recouvra juste assez de lucidité pour bloquer son élan. Ses cheveux étaient emmêlés. Sa chemise était tachée de sueur. Ses narines pincées et blêmes laissaient passer une respiration sifflante.

Finge dit d’une voix altérée : « Je vous connais très bien, vous voyez, et j’ai pensé que votre réaction risquait d’être violente. Maintenant, je vais tirer s’il le faut. »

Harlan dit : « Sortez.

— C’est ce que je vais faire. Mais d’abord, vous allez m’écouter. Pour avoir attaqué un Calculateur, vous pouvez être déclassé, mais oublions cela. Vous comprendrez, toutefois, que je ne mentais pas. La Noÿs Lambent de la nouvelle Réalité, en mettant de côté toute autre considération, n’aura plus cette superstition. Tout le but du Changement aura été d’effacer toute trace de celle-ci. Et sans elle, Harlan – sa voix était presque un grognement – comment une femme comme Noÿs voudrait-elle d’un homme tel que vous ? »

Le petit Calculateur recula vers la porte d’entrée, l’arme toujours braquée.

Il s’arrêta pour dire, avec une sorte de gaieté sinistre : « Bien sûr, si elle était là maintenant, Harlan, si elle était là, vous pourriez jouir d’elle. Vous pourriez poursuivre votre liaison et la régulariser. Si elle était près de vous. Mais le Changement va se produire bientôt, Harlan, et après cela, vous ne l’aurez plus. Quel dommage, l’instant présent ne dure pas, même dans l’Éternité, n’est-ce pas, Harlan ? »

Harlan ne le regardait plus. Finge avait finalement gagné et il partait en décochant la flèche du Parthe. Harlan regardait sans le voir le bout de ses chaussures et, quand il leva les yeux, Finge était parti, depuis quelques secondes ou depuis un quart d’heure, il n’aurait su le dire.

Les heures avaient passé comme un cauchemar et Harlan se sentait pris au piège de ses propres pensées. Tout ce que Finge avait dit était si vrai, d’une vérité si évidente. Avec la lucidité de son esprit d’Observateur, Harlan voyait avec un certain recul les relations qu’il y avait eues entre Noÿs et lui et qui avaient été très brèves et inhabituelles, et elles prenaient une tout autre signification. Il ne s’agissait pas d’un engouement soudain. Comment avait-il pu croire une chose pareille ? Tomber amoureuse d’un homme comme lui ?

Bien sûr que non. Les larmes lui piquaient les yeux et il se sentait honteux. Il était tellement évident que tout avait été froidement calculé. La fille avait certains atouts physiques indéniables et aucun principe de morale pour l’empêcher d’en user. Aussi s’en servait-elle et cela n’avait rien à voir avec Andrew Harlan en tant qu’individu particulier. Il incarnait seulement l’idée erronée qu’elle se faisait de l’Éternité, avec ce que cela impliquait.

D’un geste machinal, les longs doigts d’Harlan caressèrent les volumes de sa petite bibliothèque. Il en prit un et l’ouvrit sans le voir.

Les lettres lui parurent brouillées. Les couleurs fanées des illustrations étaient des taches horribles et sans signification.

Pourquoi Finge avait-il pris la peine de lui dire tout cela ? Au sens le plus strict, il n’aurait pas dû le faire. Un Observateur, ou quiconque agissant comme Observateur, ne devait jamais connaître le but de son Observation. Cela l’éloignait par trop de son rôle idéal, celui d’un outil objectif, non humain.

C’était pour l’écraser, bien sûr ; pour prendre une revanche mesquine inspirée par la jalousie.

Harlan passa le doigt sur la page ouverte du magazine. Il se surprit à examiner une reproduction, d’un rouge agressif, d’un véhicule terrestre semblable autant aux véhicules caractéristiques du 45e, du 182e, du 584e et 590e siècle qu’à ceux des Temps Primitifs tardifs. C’était une sorte d’engin très commun avec un moteur à combustion interne. Dans l’Ère Primitive, la source d’énergie était un carburant provenant de la distillation du pétrole et du caoutchouc naturel entourait les roues. Bien entendu, dans aucun des siècles ultérieurs, il n’en était de même.

Harlan avait montré cela à Cooper. Il avait particulièrement insisté là-dessus et maintenant son esprit y revenait inconsciemment comme s’il cherchait à oublier l’instant présent. Des images sans rapport avec la situation venaient l’obséder comme pour le distraire de sa souffrance intérieure.

« Ces photos publicitaires, avait-il dit, nous en disent plus sur les Temps Primitifs que les prétendus articles de fond du même magazine. Les articles supposent une connaissance de base du monde dont ils parlent. On y trouve des termes que les auteurs ne jugeaient pas devoir expliquer. Qu’est-ce qu’une « balle de golf », par exemple ? »

Cooper avait de bonne grâce avoué son ignorance.

Harlan continua du ton didactique qu’il avait bien du mal à éviter en semblables circonstances : « Nous pourrions déduire que c’était une sorte de petite boule d’après certaines indications fournies par le contexte. Nous savons qu’on l’utilisait dans un jeu par le simple fait qu’elle est mentionnée dans un article portant en titre « Sport ». Nous pouvons même faire des déductions supplémentaires et dire qu’on tapait dessus avec une espèce de longue canne et que l’objet du jeu était d’amener la balle dans un trou du sol. Mais pourquoi se casser la tête avec des déductions et des raisonnements ? Regardez cette réclame ! Son but est seulement de pousser les lecteurs à acheter la balle, mais ce faisant, on nous présente une excellente reproduction grandeur nature de la balle, avec une coupe verticale pour montrer sa structure. »

Cooper, qui venait d’une ère où la publicité n’avait pas subi un développement aussi envahissant que dans les derniers siècles des Temps Primitifs, avait du mal à comprendre tout cela. « Ne trouvez-vous pas plutôt révoltant la façon dont ces gens entonnaient leurs propres louanges ? Qui pouvait être assez idiot pour croire les vantardises de quelqu’un sur ses propres produits ? En reconnaissait-il les défauts ? Est-ce qu’à un certain degré d’exagération il jugeait bon d’arrêter les frais ? »

Harlan, par le fait que la publicité se pratiquait sur une assez vaste échelle à son époque d’origine, leva des sourcils tolérants et se contenta de dire : « Il faudra que vous acceptiez la chose. Ça fait partie des mœurs du temps et nous n’intervenons jamais dans quelque culture que ce soit tant qu’elle ne porte pas préjudice, par tel ou tel de ses aspects, à l’Humanité considérée dans son ensemble. »

Mais l’esprit d’Harlan revint brusquement à l’instant présent et il se vit en train de regarder les réclames tapageuses du magazine. Il se demanda avec une soudaine excitation : les pensées qui venaient de lui traverser l’esprit étaient-elles vraiment sans rapport ? Ou était-il en train de trouver un moyen tortueux pour se tirer du mauvais pas où il était et pour rejoindre Noÿs ?

La publicité ! Un truc pour forcer ceux qui n’en avaient pas envie à suivre la norme. Était-il important pour un constructeur de véhicules que tel individu éprouvât un désir spontané pour son produit ? N’était-il pas tout aussi bien d’amener les gens au but (c’était le mot qui convenait) cherché en les incitant par un conditionnement venu de l’extérieur à désirer tel ou tel objet et en les persuadant d’agir en conséquence ? Dans ce cas, qu’est-ce que cela pouvait faire si Noÿs l’aimait par passion ou par calcul ? Qu’ils soient ensemble assez longtemps et elle se mettrait à l’aimer. Il la ferait l’aimer et, en définitive, ce qui comptait, c’était l’amour et non sa motivation. À présent, il regrettait de n’avoir pas lu quelques-uns de ces romans venus du Temps que Finge avait mentionnés avec mépris.

Il pensa soudain à une chose qui lui fit serrer les poings. Si Noÿs était venue à lui, Harlan, pour acquérir l’immortalité, cela ne pouvait signifier qu’une chose : c’est qu’elle n’avait pas encore rempli les conditions requises pour cela. Elle n’avait donc pas couché avec un Éternel auparavant. Et ses relations avec Finge n’avaient été rien de plus que celles de secrétaire à employeur. Autrement quel besoin aurait-elle eu d’Harlan ?

Pourtant Finge devait sûrement avoir essayé, il devait avoir tenté… (Harlan était incapable de poursuivre même dans le secret de son être.) Finge avait pu faire lui-même l’expérience de cette superstition. Il était impossible qu’il en soit autrement étant donné la tentation toujours présente que représentait Noÿs. Alors elle avait dû se refuser à lui. Il s’était donc servi d’Harlan et celui-ci avait réussi. C’est pour cette raison que Finge avait été amené à se venger par jalousie et à torturer Harlan en lui révélant que Noÿs avait agi par intérêt et qu’il ne pourrait jamais l’avoir.

Pourtant, Noÿs avait refusé Finge malgré la vie éternelle comme enjeu et avait accepté Harlan. Elle avait au moins ce choix-là et elle l’avait fait en faveur d’Harlan. Aussi n’avait-elle pas agi uniquement par calcul. L’émotion jouait un rôle.

Ses pensées se brouillaient dans sa tête et devenaient incohérentes et Harlan sentait croître son exaltation de minute en minute.

Il devait l’avoir, et maintenant. Avant tout Changement de Réalité. Qu’est-ce que Finge lui avait dit avec ironie : L’instant présent ne dure pas, même dans l’Éternité.

Était-ce bien vrai, en fait ? Était-ce bien vrai ?

Harlan savait exactement ce qu’il devait faire. Les reproches sarcastiques et irrités de Finge l’avaient piqué et mis dans un état d’esprit tel qu’il était prêt au crime et la raillerie finale de Finge lui avait, à tout le moins, inspiré la nature de l’acte qu’il devait commettre.

Il n’avait pas perdu un moment après cela. Ce fut avec une excitation presque joyeuse qu’il quitta son appartement d’un pas hâtif, pour commettre un crime majeur contre l’Éternité.

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