CHAPITRE VIII La fin des haricots

Voilà quelques années il m’est arrivé une aventure curieuse. Plusieurs nuits de suite j’ai rêvé que je roulais sur les quais en direction de la gare de Lyon et qu’un petit monsieur barbu surgissait de ma gauche au volant d’une Dyna Panhard et m’emboutissait. Or, un matin, comme je me rendais précisément à la gare de Lyon pour y accueillir Félicie qui revenait de chez une parente, une Dyna Panhard surgit de la place du Châtelet et percuta mon aile avant. Pendant les premières secondes qui suivirent l’accident, je sus ce qu’était la quatrième dimension. Heureusement, ce n’était pas un petit barbu qui pilotait l’auto, mais une dame à qui un examinateur étourdi avait donné par mégarde le permis de conduire.

En constatant la mort de M.-T., j’éprouve cette même impression bizarre de libération absolue. Je vagabonde dans une région comateuse, sans attache avec notre planète et ses réalités.

Avec des mouvements de somnambule rhumatisant, je referme la portière et me dirige vers l’auto de Pâquerette.

Celle-ci est vide. Sur la banquette ne demeurent qu’un tube de Symphoryl et des enveloppes de cellophane ayant recelé des cachets. Pas plus de Pâquerette que de lapin blanc dans le chapeau haut de forme du duc d’Édimbourg.

— Pâquerette ! Pâquerette !

On dirait que j’entonne une ronde enfantine. Une Lancia dans laquelle se trouvent un monsieur et une dame stoppe à ma hauteur, et le conducteur me demande si j’accepterais de prendre un pot avec eux. Je lui réponds sobrement d’aller se faire considérer chez les Grecs, et il me traite de goujat.

Je décide alors de ne pas laisser moisir Alfredo dans les parages. Inutile de lui donner le spectacle affligeant de mon affolement. Je reviens à la Prairie. À l’aide d’une seconde paire de menottes, j’attache Alfredo au strapontin arrière.

— Embarque le client à la Maison-mère, Mathias, fais-je rudement. Tu le boucles au secret dans le petit cabanon spécial. Ensuite tu reviens avec une ambulance. Le tout au triple galop.

Son impressionnant démarrage me prouve qu’il est fermement disposé à m’obéir.

Je me mets alors en devoir d’examiner les lieux. J’aime bien le mystère, à la condition cependant qu’il ne ridiculise pas trop. Or, jusqu’à preuve du contraire, votre adorable San-Antonio, mesdames, est en train de jouer les conards de grand style. Je m’occupe de deux gonzesses au cours de cette damnée soirée, et toutes deux se font buter presque à mon nez ! Ça ne peut plus durer comme ça, sinon ce serait la fin des haricots ! (Ouf ! je me demandais comment j’allais justifier le titre de ce chef-d’œuvre !)

Le mystère le plus pressant pour le quart de plombe, c’est celui de Pâquerette volatilisé. J’examine sa chignole et je n’y découvre pas la moindre trace suspecte. Je reviens à la 203 et, à l’aide de mon stylo électrique j’inspecte soigneusement la carrosserie. Je découvre alors deux petites taches de sang sur le montant de la portière avant.

Je promène le mince rayon lumineux sur l’asphalte de la route. Une espèce de serpent inerte gît sous le véhicule. Il s’agit du cache-nez de l’inspecteur disparu. Voilà qui me trouble. Aurait-on kidnappé mon valeureux gobeur de cachets ? Je vois à peu près comment les choses ont pu se produire : cette nuit, le sadique rôdait dans le bois. Voyant une voiture abandonnée, il s’en est approché. Une femme endormie, c’était une proie rêvée pour ses instincts morbides. Il avait déjà fait un collier de phalanges à Mlle Marie-Thérèse lorsque mon Pâquerette s’est pointé. Seulement avec le savon que je venais de lui passer, l’inspecteur s’est abstenu de tirer. Du coup, mal lui en a pris, car l’agresseur lui a sauté sur le colbak et tout porte à croire que le chétif poulet n’a pas dû avoir le dessus…

Je continue de sonder les abords. Bien m’en prend : une boîte de suppositoires gît dans le gazon que le gel rend craquant comme des biscottes[1].

Je joue au Petit Poucet. Grâce à ses chers produits pharmaceutiques, je vais peut-être découvrir où l’ogre a entraîné le frêle policier.

Je parcours une douzaine de mètres en direction d’un bocage et j’avise une masse sombre dans l’herbe, au ras d’un buisson. Pâquerette dans le gazon ! Tableau allégorique. Je palpe sa poitrine de jeune fille nubile. Son palpitant répond présent à l’appel. Le faisceau de ma lampe me permet d’évaluer le désastre. Le sadique n’y est pas allé avec l’intérieur de l’écrin du dos de la cuiller ! Je ne sais pas avec quoi il a cogné mon subordonné, toujours est-il que le pauvre chéri a le pare-brise en marmelade.

Il a sûrement le nez cassé. La partie inférieure de son visage est pleine de sang. Le raisin a dégouliné sur son plastron. Un vrai gâchis.

Je soulève la pauvre frite de ma mauviette.

— Eh ! Pâquerette ! fais-je. Comment vous sentez-vous, mon petit vieux ?

Mais il est groggy. La haute dose, je vous dis.

Vous parlez d’une pommade ! Si j’ai le malheur de faire au Vieux un rapport détaillé, il va tellement se foutre en rogne que le cuir de son sous-main en aura la chair de poule.

Vous ne lui trouvez pas mauvaise mine, à votre San-A., mes toutes belles ? Il pose des pièges à loup dont les mâchoires se referment sur lui. Bilan de l’expérience : deux filles clamsées, un inspecteur de qualité grièvement blessé et la réputation du célèbre San-A. aussi souillée qu’un couvre-lit d’hôtel de passe.

L’arrivée opportune de l’ambulance met fin à mes sombres pensées. Le gars Mathias radine avec un ambulancier porteur d’un brancard.

Je lui désigne Pâquerette.

— Embarquez notre petit camarade à l’hosto avant de porter la fille à la morgue.

— Que lui est-il arrivé ?

— Il a dû prendre le criminel en flagrant délit et l’autre lui a porté un coup de goumi en pleine poire. Il va pouvoir gober des pilules, le pauvre gars. Lorsque tu auras achevé de véhiculer ces clients, viens me rejoindre à la Taule. Ne manque pas de dire à l’hôpital qu’on m’alerte dès que Pâquerette aura retrouvé ses esprits.

— S’il les retrouve ! murmura Mathias en faisant la grimace.

J’adresse une supplique au ciel, en urgent et avec accusé de réception, pour lui demander d’épargner Pâquerette. Ensuite de quoi je grimpe dans l’auto de celui-ci pour rallier le burlingue.


Le petit cabanon spécial est situé au sous-sol de la maison Purodor. Il plairait beaucoup à Louis XI, ce doux monarque qui transformait son bitos en chapelle ardente et les chênes de son parc en figuiers de Barbarie.

Il n’a, en fait d’ouverture, que la porte dans laquelle les services d’hygiène ont percé une ouverture format carte postale pour permettre au locataire de renifler l’air du large.

Dans le noir de ce cachot, l’honorable Alfredo a eu le temps de se recueillir et le loisir d’évoquer la mémoire de Marie-Thérèse.

J’actionne le commutateur extérieur. La lumière blanche d’une grosse ampoule fait ciller le truand. Il me considère à travers l’éblouissement de ses prunelles.

— Eh bien, Fredo ? soupiré-je, en refermant la porte, on se la paie, cette petite explication amiable ?

Il hausse les épaules.

— Qu’est-ce que je peux vous dire ! grogne le zigomard. J’ai l’impression de devenir maboul. On me fauche ma pompe, puis on m’arrête et on me montre le cadavre de ma môme dans la voiture volée. Et j’y comprends balpeau !

Il a les poignets entravés par les poucettes que le sage Mathias a volontairement omis de lui ôter. Il y a rien qui abat le moral d’un homme que de porter ce genre de bracelet.

— Tu veux que je te dise, Alfredo ? Et si c’était toi, le sadique ?

Le julot se met à ricaner.

— Pardine ! C’est l’évidence même !

— Si j’insiste dans cette direction je peux fort bien te faire porter le bada. Tu veux parier ?

Il me regarde froidement.

— Je me demande où vous voulez en venir, m’sieur le commissaire.

L’éclat de ses yeux sombres me gêne un peu, pourtant je ne me laisse pas démonter.

— Tu vas passer aux assiettes, mon joli. Et je suis prêt à jurer qu’un jour prochain tu te découvriras un point commun avec Louis XVI.

Il a dû piocher l’Histoire de France, car il blêmit.

— Dites, charriez pas !

— T’as un alibi entre dix heures moins le quart et dix heures et demie ?

— Eh bien…

— Je t’écoute, mets-y de l’huile de langue, ça fonctionnera mieux !

— J’étais au bistrot de l’avenue Junot. Je suis sorti pour aller relever ma bergère : plus de voiture ! Je m’ai dit que c’était peut-être une blague, alors je me suis tapé un bahut jusqu’à la rue Godot. Elle y était pas, j’ai cru qu’elle était au charbon et j’ai attendu. Au bout de vingt minutes je suis allé me rencarder à l’hôtel. On m’a appris qu’elle s’y trouvait pas. J’en ai déduit qu’elle s’était fait ramener par un clille, des fois ça arrivait. Elle s’en faisait à la frissonnante, la pauvre môme, une bonne gagneuse, vous savez, consciencieuse, saine et tout. Elle épongeait des hommes qui la prenaient à la chouette et jouaient les galantins. Donc, j’ai retourné à mon club. Le temps de constater qu’elle y était pas, votre rouquin me sautait en douceur en m’annonçant que vous vouliez me causer rapport à Marie-Thé. Je l’ai suivi sans bavure, il peut vous le dire…

Je ricane, comme un Méphisto d’opéra :

— Présentée sur ce plateau-là, ta version paraît comestible, Alfredo. Seulement il y a un petit quelque chose qui foutra tout par terre, je te l’annonce.

— Ah oui ?

— Oui. Lorsque les jurés sauront que t’étais en cheville avec Boilevent, ils mordront à ton hameçon comme un brochet à une sucette au miel !

Cette fois il est poinçonné. J’ai manœuvré comme un chef, le laissant reprendre confiance. Maintenant faut l’opérer à chaud.

— Ta gagneuse est morte dans ta voiture, à un moment où tu n’as pas plus d’alibi qu’un pet dans le métro aux heures de pointe. Compte sur moi et sur le juge d’instruction pour rendre l’évidence évidente aux jurés.

Il ne répond pas.

— Maintenant on jette les brêmes sur le tapis, Alfredo. Je te dis ce que je sais, tu me dis ce que tu sais et on voit ce qu’on peut faire pour ta santé. D’ac ?

Il ne répond pas, mais j’en conclus que son silence est une sorte d’espèce d’acquiescement.

— Ce matin, j’étais à Saint-Denis quand tu es allé rendre visite à Bergeron.

Voilà. Pas la peine de lui broder des napperons, il a compris. Cet homme secret qui ne l’aurait pas ouverte en d’autres circonstances se sent happé par une toile d’araignée impitoyable, visqueuse, astringente.

Il hausse les épaules.

— Écoutez, c’est trop crêpe, ce qui arrive. Je suis pas un petit Jésus, d’accord, mais dans tout ce pataquès j’ai le nez propre.

— N’écris pas la préface, Alfredo, ça fait trop m’as-tu-vu. Balance du consistant, je suis pressé.

— J’ai connu Boilevent en Indochine, au moment où le gouvernement français se grouillait de dételer la carriole. J’avais une occupation là-bas.

— Ah oui ?

— Oh ! c’était pas le Pérou…

— Non, mais c’était l’Indochine, pays du riz et des piastres, pas vrai, bonhomme ?

— Enfin, bref…

— Oui, bref, ensuite ?

— Donc, j’ai fait la connaissance de Boilevent. Il était sous-off. On a sympathisé.

— Il trempait dans tes combines ?

— Oh ! non. Une relation de bar.

Il vaut mieux ne pas insister.

— Enchaîne !

— De retour en France on est restés un bout d’années sans se revoir. Et puis un jour on s’est rencontrés en pleins Champs-Élysées. Une coïncidence.

— Alors ?

— On a bu le pot du souvenir ensemble.

— Près de la Flamme sacrée, c’était tout indiqué.

— Il venait de monter une petite affaire de je ne sais pas quoi à Saint-Denis. Paraît que ça marchait, il était content. On s’est quittés en se jurant de se revoir. Il m’avait refilé son adresse, moi je lui avais indiqué le bar où je tiens mes assises.

— Prononce pas ce mot, il risque de te porter la cerise !

Alfredo croise deux de ses doigts pour conjurer le sort et poursuit :

— On est encore restés sans se voir quelque temps, et voilà qu’un soir, la veille de sa mort, Boilevent rapplique à mon troquet avec une mine qu’on aurait dit celle d’un déterré. Il regardait autour de lui comme s’il aurait eu quinze diables au panier… Moi je lui fais boire un coup de remontant et je lui demande de s’expliquer, mais cézigue reste bouche cousue. Pas moyen de lui en arracher une. La seule chose qu’il consent à me dire, c’est qu’il venait de lui arriver un grand malheur, qu’il courait un danger terrible, et que la seule manière qu’il voyait de se planquer c’était de se faire enchrister par les matuches sous un prétesque assez grave pour qu’on le fourre dare-dare au ballon.

Ce que me bonnit l’aimable truand me surprend au plus haut point. Avouez que ce n’est pas banal ! Un honnête industriel qui rêve de se faire emballer !

— D’où l’attentat contre ta gerce ?

— Exact. L’idée est de moi. Avec cette histoire de sadique baladeur, c’était tout indiqué. Boilevent faisait semblant de molester une fille et on l’arrêtait, mathématique, non ?

— Encore fallait-il que les flics fussent là.

— Vous croyez que j’avais pas remarqué la planque de la rue Godot ? L’inspecteur Pâquerette, on ne connaît que lui et ses cache-nez tricotés main.

— Ensuite ?

— Tout de suite ça n’a pas emballé Boilevent, ce coup de passer pour un maniaque. Il trouvait la combine un peu trop forte, trop dangereuse. J’y ai fait observer qu’il aurait pas de mal à se disculper quand il voudrait : lui suffirait de produire des alibis pour les meurtres antérieurs… (On voit qu’il a eu maille à partir avec la justice, Alfredo son vocabulaire s’est enrichi. « Il n’y a que maille à partir qui m’aille » comme disait un quidam à qui la moutarde montait au nez.)

— D’accord, cher scénariste, mais pour celui-ci ?

— C’est ce qu’il m’a fait remarquer, et alors c’est lui qui a eu l’idée…

— Laquelle ?

— Il a voulu que Marie-Thé lui écrive un mot disant que cette agression était bidon, etc.

— Parce qu’elle était dans la combine ?

— Naturlich ; vous pensez pas qu’elle aurait été assez patate pour suivre un zig en bagnole avec ce qui se passait dans Paris ?

— Elle a bien caché son jeu.

— Dame, quand elle a vu que vous assaisonniez le gars Boilevent, elle a eu les jetons.

L’affaire se corsait vachement, vous comprenez ?

— Dis-moi, ce mot, elle l’a écrit ?

— Oui.

— Elle risquait de graves ennuis. Insulte à magistrat, pour une radeuse, ça mouille !

Il hausse les épaules.

— Dans la vie faut savoir prendre des risques. Et puis Boilevent avait lâché une petite pincée.

— Le chiffre ?

Il hésite.

— Cinq cents pions !

— Mince, fallait que ça urge, son cinéma. T’es sûr qu’il ne t’a pas dit de quoi il retournait ?

— Je le jure sur la mémoire de Marie-Thérèse.

Un nouveau silence nous sépare. Chacun fait le petit bilan provisoire de la situation.

— Maintenant, chapitre deux, Alfredo. Tes rapports avec Bergeron ?

Il se racle le gosier.

— Quand j’ai vu que la petite combine avait tourné au caca, moi aussi j’ai eu des vapeurs.

— À cause ?

— Bédame, à cause de la fameuse lettre que ma nana avait pondue à Boilevent. Je m’ai dit : « Si la Poule met la main dessus, ça risque de chauffer pour les plumes de ma fille et pour moi si ses nerfs flanchent. » En plus que Boilevent était mort, y avait cette mystérieuse affaire qui le tracassait. J’ai pensé que les gonzes qui le cernaient au point qu’il veuille se planquer au château des Cauchemars pour messieurs seuls penseraient que j’avais été son complice et ça me défrisait.

— Oui ?

— Oui. Hier, lorsque vous vous êtes rabattu à mon bar, je me suis dit : « Ton numéro vient de sortir, fils. Les bourres ont dégauchi cette lettre. Ils y vont à la sournoise pour essayer d’en apprendre davantage, mais le moment où que les Athéniens s’atteignirent approche. »

— Bref, tu as cru que je te menais en barlu avec mon projet d’assistance mutuelle ?

— Xactement. Il faisait si peu sérieux…

Je me mords les lèvres. Dire que j’étais sincère ! Verserais-je dans l’utopie ?

— Après ?

— J’ai gambergé à tout ça dans ma petite tronche, j’ai consulté des potes qualifiés et ils m’ont conseillé de ne pas rester à attendre l’averse.

— Et tu as compté sur Bergeron pour qu’il te prête un parapluie ?

— Dans un sens, oui.

— Aboule ton raisonnement, fils.

— Je me suis rencardé sur la vie de Boilevent. J’ai su qu’il avait un associé et je me suis dit que ce monsieur saurait peut-être quel si grave danger courait mon pote.

« Alors j’y ai demandé un rembour. »

— Il te l’a accordé sans histoire ?

— Je lui ai dit au bigophone que j’étais un ancien ami à Boilevent et que j’avais des choses à lui parler sur Jérôme.

— Comment s’est déroulé l’entretien ?

— Pas mal. J’ai joué banco et j’ai tout expliqué au daron comme je viens de vous l’expliquer.

— Quelle attitude a-t-il eue ?

— Il a semblé intéressé, mais juste ce qu’il fallait.

— Tu as eu l’impression qu’il ne te croyait pas ?

Alfredo réfléchit. Je sens qu’il pèse le pour et le contre en toute objectivité. À la fin il secoue sa belle tête méditerranéenne.

— Impossible à dire. Il se comportait comme s’il me croyait, mais j’avais idée que c’était par politesse.

— Ensuite, qu’a-t-il dit ?

— Il chiquait au méprisant. Il m’a fait comme ça : « J’espère pour vous que la police n’est pas en possession de ce pacte insensé. »

« — Et si elle y est ? je lui réponds.

« Il s’est levé pour me montrer qu’il m’avait assez visionné.

« — En ce cas voyez quelqu’un de compétent, je ne suis pas avocat. »

La réaction de Bergeron me semble bonne.

— Tu ne lui as pas demandé s’il avait une idée du fameux danger couru par son associé ?

— Si, bien sûr.

— Sa réponse ?

— Il s’est tapé le front avec le doigt comme pour me faire croire que le gars Jérôme était frapadingue, et entre nous, m’sieur le commissaire, je me demande si ça serait pas ça la vérité. J’en ai vu, des potes de la colonie qui devenaient jojos une fois de retour.

— En somme, votre entrevue s’est terminée par un non-lieu ?

— C’est ça.

— Vous vous êtes quittés comment ?

— Assez sèchement. Ma visite l’emballait pas. Il a dû avoir peur que je lui compose une chansonnette.

Je balance une bourrade à Alfredo.

— Et dans le fond, voyou, c’est pas un peu ça que tu étais allé renifler ? Si Bergeron n’avait pas eu cette attitude ferme, tu te mettais aux grandes orgues et tu lui jouais ton grand morcif intitulé « Passez la mornifle », non ?

Il a une réponse évasive.

— Faut toujours que vous vous montiez le job, les flics !

J’ai la certitude intime que Monsieur m’a dit tout ce qu’il savait.

— Je vais te faire conduire dans une cellote plus confortable, décidé-je.

Il se rembrunit, ce qui est un exploit, vu la teinte de ses crins.

— Parce que vous me conservez au mitard ?

— Ben alors, qu’est-ce que tu croyais, bonhomme ? Qu’on allait te faire reconduire chez toi dans une voiture de maître ?

— Si vous me bouclez, je veux un bavard !

— Demain on prendra les dispositions. Il est très tard, tu sais. Même les vrais barbeaux font dodo.

Je le fais driver à l’étage supérieur, dans la cage à poule. Là, au moins, il y a de la lumière, de la chaleur et un banc pour s’allonger.

— T’auras qu’à dire ce que tu prends au petit déjeuner, plaisanté-je, on est à ta disposition.


Mathias rentre avec des flocons de neige dans ses crins incandescents. On s’étonne que sa tignasse rousse ne les fasse pas fondre aussitôt.

— Saloperie de temps, rouspète-t-il. Le froid a cessé d’un seul coup et voilà qu’il s’est mis à en tomber des paquets !

— Comment va Pâquerette ?

— Pas mal. Il a repris connaissance à l’hosto et j’ai pu enregistrer une première déclaration.

Mathias s’ébroue, pose son imper doublé et tire de ses profondes un petit carnet à brochure spirale.

Il parcourt ses notes de son regard d’aigle.

— Voilà. Pâquerette surveillait l’autre voiture depuis la sienne. À un moment donné, il a vu une silhouette sortir d’un fourré. Il est formel, l’assassin n’était pas en auto, s’il en avait une il l’avait laissée autre part.

J’interromps Mathias.

— Lui as-tu demandé s’il avait remarqué une bagnole en train de draguer dans l’allée avant l’apparition du meurtrier ?

— Oui. Il m’a répondu qu’il y avait beaucoup d’autos rôdeuses dans ce coin. C’était l’heure des partouses. Il n’en a pas remarqué une spécialement.

— Continue.

— L’homme en question s’est approché une première fois de la 203 et a jeté un regard à l’intérieur.

« Il s’est éloigné, et Pâquerette a cru qu’il partait pour de bon. Mais quelques secondes plus tard, l’homme est revenu sur ses pas. Il a regardé autour de lui, puis, d’un bond il a ouvert la portière et s’est penché dans l’auto, sans y monter pourtant. »

Il raconte bien, le gars Mathias. Je parie qu’il devait avoir de bonnes notes en compo-fran au lycée.

— Tu me passionnes, ensuite ?

— Pâquerette est alors intervenu. Seulement, il n’a pas pris son revolver, car, affirme-t-il…

— Je sais, tranché-je, je l’ai enguirlandé à ce sujet ; passons.

— L’homme ne l’a pas entendu venir. Il était presque couché sur la fille et il l’étranglait. Il paraît que Pâquerette a eu toutes les peines du monde à lui faire lâcher prise.

L’autre se trouvait dans un état second, quoi !

« Tout à coup il s’est redressé et a fait front. Pâquerette affirme que l’autre avait une telle expression qu’il a eu peur. »

— Dieu soit loué ! m’écrié-je, enfin quelqu’un qui l’a vu de près. Son signalement ?

— Tout de suite, m’sieur le commissaire, je l’ai enregistré à part. Je suppose que…

— En effet, tu vas le faire diffuser partout. Dès demain, qu’un dessinateur du labo aille au chevet de Pâquerette pour faire de l’homme un portrait robot. Je t’écoute.

— Taille moyenne.

— Ça commence mal.

L’autre continue, avec la voix impersonnelle d’un huissier :

— Très brun. Le regard sombre. Il aurait une paupière un peu tombante, les lèvres minces, plusieurs dents en or. Il portait un pardessus assez léger.

Mathias cherche dans son gousset et dépose quelque chose sur mon bureau. Ce quelque chose est un bouton de corozo, beige, avec des moirures grisâtres.

— Dans la lutte il a arraché ce bouton à son agresseur. C’est l’interne de nuit qui l’a trouvé dans la main crispée de Pâquerette. Le pauvre vieux ne l’avait pas lâché !

— Merveilleux, assuré-je. Le hasard est vraiment étonnant, Mathias. Depuis des semaines, tous les flics de France et de Navarre traquent le sadique. On met sur pied un dispositif du feu de Dieu. Et c’est au moment où on dresse un piège pour un autre gibier que ce fauve vient bouffer l’appât !

— Oui, c’est curieux.

— La suite de la bagarre ?

— Oh ! ç’a été rapide. Pâquerette est un bon tireur, mais pour ce qui est des prises de catch il vaut mieux aller chercher Duranton. L’autre l’a mis K.O. d’un coup de tête, Ensuite il l’a chopé par les cheveux et lui a cogné la boule contre le montant de la portière afin de le finir. Puis, sans doute pour éviter que l’alarme ne fût donnée trop vite, l’agresseur l’a traîné dans les taillis où vous l’avez trouvé.

Je ne peux m’empêcher de sourire. On devient cynique dans la profession, surtout lorsqu’on a passé une journée pareille, aussi riche en émotions fortes et en coups fourrés.

— Pauvre Pâquerette ! On dirait un dessin de Peynet dans son genre. Il a beaucoup de bobo ?

— Le toubib pense qu’il a le nez cassé, mais il ne peut se prononcer avant de lui avoir fait une radio.

— Eh bien, attendons la suite. Je crois qu’on peut aller se coucher.

Je décroche le tubophone :

— Pas de nouvelles de Bérurier ?

— Aucune, m’sieur le commissaire. Il a dû prendre un train, non ?

— C’est probable, merci. S’il appelait, prévenez-moi à mon domicile.

— Entendu.

Je raccroche.

— Allons boire le dernier de la journée, proposé-je à Mathias, je crève de soif depuis le temps que je m’aiguise la menteuse sans mouiller la meule.

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